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L’élévation par la force
« Je traite la politique comme la guerre ; j’endors une aile pour battre l’autre. »
Propos de BONAPARTE à BOURMONT,
tenus au début du Consulat.
Le nœud coulant
L’installation de Bonaparte aux Tuileries, quelques semaines après Brumaire, indique une volonté précoce d’incarner le pouvoir et de ressusciter son aura abolie depuis la chute de la monarchie. Le jour J, Bourrienne, alors son principal collaborateur, le réveille comme tous les matins à sept heures. A sa surprise, le Premier consul dort profondément, « et ce jour-là fut un de ceux où il me pria de le laisser dormir un peu plus longtemps. J’ai remarqué, ajoute-t-il, qu’en général Bonaparte était beaucoup moins ému au moment de l’exécution des choses qu’il avait projetées qu’au moment de leur conception, tant il avait de facilité à regarder ce qu’il avait arrêté dans sa pensée comme déjà exécuté ». Retournant auprès de son maître, celui-ci lui dit avec « un air de satisfaction très marqué : Eh bien ! Bourrienne, c’est donc enfin aujourd’hui que nous allons coucher aux Tuileries. Vous, vous êtes bien heureux, vous n’êtes pas obligé de vous donner en spectacle ; vous irez de votre côté. Moi, il faut que j’aille avec un cortège ; cela m’ennuie, mais il faut parler aux yeux ; cela fait bien pour le peuple371 ».
La marche à l’Empire s’insère entre deux attentats : complot de la machine infernale fin 1800, complot royaliste de 1804 qui entraîne l’exécution du duc d’Enghien et la transformation du Consulat en monarchie héréditaire. La peur de voir disparaître le sauveur prend un caractère obsessionnel dont il profite pour légitimer l’accroissement de son pouvoir au détriment des chambres, Tribunat et Corps législatif, réduites à la figuration. Préméditation ou mise à profit des circonstances ? Le choix héréditaire n’aurait été décidé qu’à la veille de la proclamation de l’Empire, presque à regret si l’on en croit Bonaparte. Mais il est impossible qu’il n’y ait pas songé depuis longtemps tant la magie de l’histoire, notamment romaine, n’a cessé de le poursuivre. Certes, le principe héréditaire venait d’être rejeté par ceux qui avaient guillotiné Louis XVI, mais Napoléon savait que le fondateur d’une dynastie – Auguste ou Charlemagne par exemple – pouvait légitimement prétendre à l’immortalité. Il y avait aussi l’exemple à méditer de César, peut-être l’homme d’Etat dont Napoléon s’est senti le plus proche, frappé à mort aux ides de mars pour avoir voulu accomplir trop tôt le pas décisif. Nourri de ces exemples, le Premier consul n’avance que lentement, n’hésitant pas à reculer pour mieux franchir chaque étape au moment opportun. Celle-ci ne doit pas brusquer mais venir en conclusion d’une demande forte et être consacrée par le peuple souverain. Une victoire, Marengo, et un attentat, la machine infernale, ouvrent le bal ; la paix d’Amiens fonde le Consulat à vie, le complot de 1804 assure l’Empire.
En dépit de ses réussites, l’édifice demeure un château de cartes. Des minorités extrémistes rejettent toujours le Consulat et décident, faute de moyens légaux, de l’abattre en la personne de son chef. Les complots sont fomentés par les deux minorités, Jacobins et émigrés, qui refusent le ralliement. Si l’efficace présence de Fouché au ministère de la Police contient la « menace terroriste », comme on l’appelle alors pour désigner les Jacobins, il en va tout autrement pour les royalistes irréductibles qui orchestrent les deux tentatives dangereuses de la période, soit la machine infernale et le complot « Cadoudal-Moreau-Pichegru », du nom de ses principaux protagonistes. Se développe aussi une opposition « intérieure ». Déçus par la personnalisation du pouvoir, les brumairiens, à l’exemple de Sieyès, souffrent de leur marginalisation progressive et rêvent d’un retour aux affaires. Majoritairement régicides, ils ne peuvent que condamner la marche à l’Empire. L’Aigle contrecarre leur prépondérance en rappelant les émigrés et en dérivant vers la dictature alors qu’ils ne souhaitaient qu’un simple renforcement de l’exécutif. Or ces opposants de l’ombre conservent leurs bastions à l’Institut et dans les chambres. S’ils n’osent passer à l’acte, ils n’en animent pas moins un fond d’hostilité qui retarde, comme pour le Concordat et la Légion d’honneur, la mise en route des réformes.
Bonaparte, de son côté, doit les ménager comme il doit encore composer avec les ministres autonomes que sont Talleyrand aux Affaires étrangères et surtout Fouché à la Police, car ils gèrent les deux domaines sur lesquels le chef d’Etat, durant les premières années de son « règne », manque le plus d’expérience. Bonaparte a besoin d’eux, ce qui les met à l’abri pour le moment. Tel n’est en revanche pas le cas pour « le grand Carnot », dont la notoriété lui fait de l’ombre. Comme avec Barras, il n’aime pas être entouré d’hommes qui ont été ses supérieurs et connaissent son passé. Le ministre de la Guerre, dont le nom a circulé comme successeur possible, est donc écarté du gouvernement après Marengo372.
Lucien, son frère cadet, présente un autre type de danger. Bonaparte l’a placé au premier des ministères par ses attributions, l’Intérieur, six semaines après le coup d’Etat dont Lucien a été le principal acteur en lieu et place de son aîné défaillant. Cette mémoire immédiate oblige moins Bonaparte qu’elle ne le contrarie. Il y a des services qui étouffent et induisent de la gêne, presque de la rancune, au lieu de la gratitude attendue. En sauvant son aîné, Lucien s’est en quelque sorte perdu lui-même. Le rapport entre les deux frères a toujours été heurté, fruit de deux tempéraments autoritaires et tranchés, sur fond de guerre larvée les opposant depuis l’enfance pour obtenir la préférence de leur mère. Leur première rencontre à Brienne, de juillet à octobre 1784, s’est mal passée. Napoléon s’y montre froid et autoritaire, jouant au chef de famille avec son cadet qui espérait un frère et découvre un maître : « Je crois que c’est à ma première impression du caractère de ce frère que je dois la répugnance que j’ai toujours éprouvée à fléchir devant lui », constate Lucien dans ses Mémoires. Leur antagonisme féroce se retrouve sur le terrain politique. Chacun d’eux jalouse l’autre pour ce qu’il ne possède pas : le pouvoir et le génie militaire chez Napoléon, le charme et la réputation littéraire chez Lucien qui tient salon et versifie avec aisance, attirant autour de lui les sommités de la « république des lettres » comme Fontanes et La Harpe. Moins gracieux que son aîné – il est myope et possède un visage ingrat gâté par un nez proéminent et des oreilles décollées –, Lucien s’est hissé par une « fureur à se mêler de politique » que dénonce Napoléon. Jacobin farouche373, il est sorti de l’enfance en même temps que de l’anonymat en dénonçant Paoli en 1793 avant de se faire élire à la députation sous le Directoire. L’épisode, qui a clôt l’aventure corse, révèle beaucoup de l’inquiétante psychologie de Lucien. Egocentrique et vaniteux, donc ultra-susceptible, le jeune Bonaparte a trahi Paoli dont il était fanatique, car ce dernier l’a éconduit374. Chez Lucien, l’ingratitude se payait donc comptant et le passage de la haine à l’amour était sans transition.
En les élevant de concert, Brumaire a préparé leur rupture. Le cadet entend que l’aîné paye sa dette, le Consul que son jeune frère ne le compromette pas par ses foucades et surtout reste à sa place. Mais il se sent gêné, presque intimidé par ce frère acariâtre qui l’a vu défaillir et qu’il connaît mal, à la différence de Joseph avec lequel justement Lucien entretient un lien fort qui lui déplaît. Possessif avec les siens, dominateur et facilement suspicieux, Bonaparte redoute ce compagnon de route qui refuse de courber l’échine. En résumé, les deux frères sont deux caractères dominants, trop proches pour pouvoir s’entendre. Frustré au lendemain du coup d’Etat – il espère partager le pouvoir avec son aîné –, Lucien le sert pourtant loyalement. Il prépare la nomination des premiers préfets, falsifie les résultats du plébiscite de l’an VIII et monte bien la garde pendant la campagne d’Italie. Mais il se croit désormais indispensable au point de devenir envahissant. Il entre en guerre avec les autres ministres, notamment avec Fouché, qui jure dès lors de se débarrasser de lui à la première occasion. Le rusé ministre de la Police n’aura pas à attendre longtemps.
En novembre 1800, Lucien publie sous le couvert de l’anonymat une brochure qui va précipiter sa perte. Rédigée avec la collaboration de deux de ses proches, Beugnot et Fontanes, Le Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte invite au rétablissement de l’hérédité en faveur du Premier consul. Un panégyrique ampoulé du sauveur375 prélude à la grande manœuvre proprement dite. « Il promet sans doute à la France un nouveau siècle de grandeur ; toutes les espérances s’attachent à sa gloire et à sa vie, clame le texte. Heureuse république, s’il était immortel ! Mais le sort d’un grand homme est sujet à plus de hasards que celui des hommes vulgaires. O nouvelles discordes ! O calamités renaissantes ! Si tout à coup Bonaparte manquait à la patrie ! Où sont ses héritiers, où sont les institutions qui peuvent maintenir son exemple et perpétuer son génie ? » Après avoir présenté la perspective hideuse d’un retour de la Terreur ou d’une restauration contre-révolutionnaire, Lucien sonne le tocsin : « A chaque instant, votre tranquillité peut disparaître... Vous dormez sur un abîme ! Et votre sommeil est tranquille !... Insensés ! ! ! » La conclusion est sans équivoque : « Heureuse la République si Bonaparte était immortel ! Où sont ses héritiers ? Le sort de trente millions d’hommes ne tient qu’à la vie d’un seul. »
Mais à travers Bonaparte, Lucien sert avant tout lui-même. En s’imposant à l’opinion comme le vizir du régime, il espère recueillir la succession d’un frère sans enfants et d’un Joseph sans ambitions. Mais sa manœuvre se révèle d’une lourdeur qui n’a d’égale que sa précipitation. Profitant de l’anonymat, Fouché fait saisir la brochure et la dénonce en termes cinglants auprès des préfets, humiliant Lucien et ridiculisant son frère, naturellement soupçonné d’avoir commandité l’opération. Bonaparte, furieux, se voit contraint de désavouer l’œuvre et l’auteur alors qu’il a approuvé la publication et corrigé les épreuves du manuscrit376. A l’issue d’une scène violente, Lucien se voit sèchement remercié, son renvoi étant cependant déguisé par sa nomination comme ambassadeur en Espagne. Si le Premier consul s’est débarrassé d’un rival encombrant, la marche vers l’Empire, engagée trop tôt, se trouve ajournée à la plus grande joie des Jacobins mais aussi d’une Joséphine qui craint déjà le divorce – faute de progéniture – et pousse Bonaparte, comme elle l’appelle toujours, à repousser la pourpre tentatrice. Le Premier consul lui donne alors raison : « Jamais l’hérédité n’a été instituée ; elle s’est établie d’elle-même. Elle est trop absurde pour être reçue comme une loi », confesse-t-il à Roederer, un des premiers partisans de sa royauté. Bonaparte sort affaibli de la passe d’armes. S’il a gagné en tranquillité, il n’en a pas moins perdu un soutien d’envergure. En renvoyant son propre frère, il reconnaît de facto qu’il a commis une erreur de jugement en l’appelant au ministère. Sa retraite discrédite tout le clan, ce qui suffit à frapper d’infamie l’idée même de restauration monarchique, sachant qu’il n’a toujours pas d’enfants et que Lucien vient en second dans l’ordre de succession virtuelle. L’épisode précipite également la première alliance entre Talleyrand et Fouché. En l’obligeant à frapper les « néoroyalistes », soit sa droite, elle le place momentanément en position d’otage des « néojacobins » téléguidés par son puissant ministre de la Police. Soumission insupportable dont il ne mettra pas deux mois à s’affranchir.
Le 24 décembre 1800, le Premier consul se rend à l’Opéra lorsqu’une bombe explose juste après son passage. La fameuse machine infernale souffle les vitres, tue ou blesse plusieurs membres de son escorte et des passants innocents dont une jeune fille de quatorze ans377. Arrivé sur ces entrefaites à l’Opéra, Bonaparte reçoit une ovation prolongée qu’il accueille avec un calme olympien378. L’émotion populaire, d’un avis général, se révèle immédiate et profonde : « Je ne puis assez parler de l’impression que fit alors cet attentat dans toute la France, révèle par exemple la duchesse d’Abrantès ; Bonaparte lui a des obligations. Il lui a fait voir qu’il pouvait tout demander à un peuple dont il était aimé à ce point. » Six mois après Marengo, la peur de le voir disparaître décuple sa popularité et découvre la fragilité d’un régime, désormais incarné par sa seule personne379. Plutôt que de châtier les royalistes, dont Fouché tente en vain de lui prouver la culpabilité380, le Premier consul décide de frapper massivement sur sa gauche en déportant les Jacobins les plus remuants. Plusieurs éléments expliquent son choix qui fut mal compris : souhait de briser le parti qu’il juge le plus redoutable et dont certains éléments radicaux viennent, quelques semaines auparavant, de tenter de le poignarder381 ; vengeance de Brumaire, désir d’humilier Fouché en l’obligeant à punir ses anciens compagnons de route. A l’unisson des thermidoriens, Bonaparte juge les Jacobins beaucoup plus dangereux que les royalistes : « La chouannerie et l’émigration sont des maladies de peau, et le terrorisme est une maladie de l’intérieur », dit-il notamment pour justifier sa vindicte. Joue également sans doute la volonté inavouée de rompre avec son passé. L’épopée italienne n’aurait pas été possible sans la protection des Robespierre, la publication du Souper de Beaucaire ni surtout le sang de Vendémiaire. Ce passé récent, il veut l’exorciser avant de l’ensevelir sous sa gloire ultérieure. Entre aussi en compte la volonté de rassurer l’Europe en cassant justement cette image jacobine dont Pitt par exemple ne cesse de l’affubler. En ostracisant le dernier carré révolutionnaire, il compte enfin marteler sa volonté de réconcilier la République avec l’ordre. Il n’y a donc pas une mais un faisceau de raisons qui le poussent à un passage à l’acte aussi rapide que spectaculaire.
Paraissant au Conseil d’Etat juste après l’attentat, il fait mine d’être hors de lui : « Il faut du sang, clame-t-il ; il faut fusiller autant de coupables qu’il y a eu de victimes, quinze ou vingt, en déporter deux cents, et profiter de cette circonstance pour en purger la République382. » Mais les parlementaires font de la résistance. Hantés eux aussi par leur passé, ils refusent d’entrer dans une logique de terreur et d’épuration qui rappelle les heures sinistres de la Convention. Sur les conseils avisés de Cambacérès, Bonaparte décide de les contourner en utilisant le Sénat, la chambre la moins nombreuse et la plus docile, celle sur laquelle il a le plus de prise avec le Conseil d’Etat. Or, d’après la Constitution de l’an VIII, la chambre haute veille, encore une idée de Sieyès, à la constitutionnalité des lois. Il suffit d’une simple extension de pouvoir pour la mettre en situation de changer les institutions, en accord avec le gouvernement. L’acte, baptisé sénatus-consulte, va devenir l’arme favorite pour occulter les chambres basses et servir de paravent légal à la marche vers le pouvoir absolu. Utilisé en janvier 1801 pour la première fois, il autorise la déportation d’une centaine de Jacobins. « Tous n’ont pas été pris le poignard à la main, mais tous sont universellement connus pour être capables de l’aiguiser et de le prendre », précise Fouché dans son rapport préliminaire afin de tenter de justifier la mesure. Dans la foulée, la loi du 18 Pluviôse an IX (7 février 1801) autorise le gouvernement à créer dans les départements de son choix – il y en aura trente-deux en tout – un tribunal criminel spécial, associant militaires et civils, qui condamne sans appel. Réplique aux attentats, la mesure marque un retour vers la justice expéditive de sinistre mémoire au nom de la raison d’Etat et du salut public, prétextes commodes à tous les abus de pouvoir, ce qui n’échappe pas à Benjamin Constant, lors de son discours au Tribunat : « Le projet est inconstitutionnel ; sa rédaction est obscure ; plusieurs articles sont inintelligibles ; il embrasse tous les délits ; il anéantit l’institution des jurés ; il livre les accusés pour toute espèce de crimes, à l’arbitraire du tribunal spécial et du commissaire du Gouvernement ; il n’offre aucun recours contre les informalités que le tribunal pourrait commettre. »
Comme toujours dans notre histoire, la peur de voir disparaître le héros est mise à profit pour mieux renforcer son pouvoir. Ceux qui ont cru l’abattre se font ainsi involontairement les complices de son élévation. Miot de Mélito rend parfaitement la conviction dominante de l’opinion en la matière : « Le besoin de repos et de stabilité était si pressant, l’avenir si inquiétant, la crainte du terrorisme si grande, le retour des Bourbons, ayant tant de vengeances à exercer, paraissait si redoutable qu’on saisissait avidement tout ce qui pouvait écarter des dangers contre lesquels on ne voyait aucun autre moyen de se prémunir. »
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Cette dérive autoritaire s’avère d’autant plus dangereuse qu’elle va de pair avec le renforcement de la police, orchestré de main de maître par Fouché. Véritable armée secrète, à la fois pieuvre et caméléon, elle s’infiltre à tous les étages de la société avec pour objectif de prévenir les complots et de briser l’opposition intérieure. Assisté par des collaborateurs de grand talent, comme Réal, Desmarets ou l’ancien bagnard Vidocq, le futur duc d’Otrante remporte rapidement d’importants succès, notamment dans la mise en œuvre de la pacification de la Vendée et la répression du brigandage, un des fléaux du Directoire, dont il vient à bout en quelques années. Mais la contrepartie s’avère lourde à payer en termes de libertés individuelles : ouverture systématique du courrier par le cabinet noir de Lavalette, arrestations arbitraires, espionnage et tortures jalonnent l’histoire secrète d’un ministère qui marie sur le modèle de Bonaparte la crainte avec la séduction ; la récompense dans une main, le châtiment dans l’autre.
Fouché joue de la peur comme d’une arme tactique dissuasive. Aussi préfère-t-il obliger plutôt que sévir383. Protecteur naturel des Jacobins, il n’hésite pas à se transformer en saint-bernard de nombreux émigrés. Le boucher de Lyon métamorphose par là même son image, se faisant passer pour un modérateur dont la sagesse contraste avec l’agressivité de son maître. Double, triple jeu qui lui apporte un réseau impressionnant et fait de lui le pivot indispensable de toutes les combinaisons politiques ultérieures. Il n’empêche : la sécurité retrouvée satisfait la majeure partie de la nation. Le ministre s’attire bientôt une réputation et une fortune immenses.
La poigne de fer gouvernementale s’exerce particulièrement à l’encontre des journaux dont l’ambition de représenter la nation constitue pour le Premier consul une menace redoutable. Comme lecteur assidu des libelles de la fin des Lumières puis comme rédacteur des proclamations et des journaux d’Italie et d’Egypte, il a pu tout à loisir apprécier la force d’impact de la presse sur l’opinion. Plus agréable et rapide que le livre, à la fois incisive et informative, elle permet de contester n’importe quel pouvoir en temps réel et a joué un rôle majeur dans la mobilisation des masses révolutionnaires. Si la liberté d’imprimer a subi de nombreux accrocs depuis 1792, la pluralité des opinions – hormis durant la Terreur – est restée la règle. A peine parvenu au sommet, Bonaparte avertit Bourrienne : « Si je lâche la bride à la presse, je ne resterai pas trois mois au pouvoir. » Sur l’impulsion de Fouché, un arrêté du 17 janvier 1800 réduit le nombre de journaux à treize, soixante-treize titres étant supprimés. Le texte de sa circulaire, écrite pour justifier la mesure, est demeuré célèbre : « Les journaux ont toujours été le tocsin des révolutions ; ils les annoncent, les préparent et finissent par les rendre indispensables. Leur nombre étant diminué, ils seront plus facilement surveillés et dirigés plus sûrement vers l’affermissement du régime constitutionnel. » Aucune feuille nouvelle ne peut désormais paraître sans avoir reçu l’autorisation du ministère de la Police. Il est également interdit de publier des articles sur les grands problèmes politiques.
Mais le régime est trop habile pour se cantonner à la répression. Le meilleur moyen de faire taire ses adversaires consiste à prendre soi-même la parole. Tandis que la censure tait les bavures, la propagande célèbre avec emphase les succès, n’hésitant pas à falsifier l’information pour parvenir à ses fins. Telle est la tâche du Moniteur universel. Placé sous l’autorité directe de Maret, il célèbre la politique du gouvernement, ce qui lui vaut d’être surnommé « le menteur universel » par les opposants. Napoléon y compose lui-même de nombreux articles, en particulier ceux tournés contre l’Angleterre. Avec un art consommé, le gouvernement parvient à préserver l’illusion de la liberté d’expression. Elle est entretenue par le ton nerveux des articles, ceux-ci autorisés à polémiquer sur des sujets secondaires, et le maintien de sensibilités divergentes au sein des journaux survivants, ce que Mme de Staël appelle la « tyrannie bavarde ».
En quelques mois, la presse est ravalée au même rang que le Parlement. Divisée, épiée et sous contrôle, elle se cantonne au rôle d’auxiliaire docile. Là comme ailleurs, le triomphe d’Amiens autorise la mise en chantier d’une nouvelle étape384. Le 27 septembre 1803, un arrêté précise que « pour assurer la liberté de la presse [sic], aucun libraire ne pourra vendre un ouvrage avant de l’avoir présenté à une commission de révision, laquelle le rendra s’il n’y a pas lieu à censure ». Cette compression de la liberté d’opinion n’épargne même pas le théâtre, lui aussi soumis à la pression du gouvernement qui utilise souvent les ciseaux, mutilant les répliques suspectes quand il n’interdit pas purement et simplement les pièces sulfureuses385. On assiste dès lors au spectacle consternant d’une presse servile, réduite à camoufler ce qui lui reste d’autonomie en utilisant le biais des critiques littéraires. Les ouvrages de Chateaubriand et Mme de Staël font ainsi l’objet de polémiques virulentes où l’on retrouve, cachée sous les injures, la cicatrice toujours suppurante entre révolution et contre-révolution. Les « écrivains » sont vite condamnés à la louange absurde, faute d’être réduits au silence, bannis ou enfermés dans un asile comme Sade ou le médiocre Joseph Desorgues placé à Charenton pour ses gras calembours : « Je n’aime pas l’écorce [les Corses]. » Quitte à trousser des vers de mirliton, mieux vaut encenser le nouveau César, comme sait si bien le faire le Journal de Paris de l’obséquieux Roederer :
« Mais quel prodigieux et quel vaste génie
A chassé le chaos, recréé une patrie ?
Tout renaît, tout s’anime à sa puissante voix ;
Il marche environné de ses nombreux exploits.
C’est lui, c’est Bonaparte ; il vaut tous ces grands hommes.
Il est l’honneur du monde et du siècle où nous sommes ;
Et l’Etat qui soutient le bras de ce héros,
Lui doit la Paix, son Dieu, sa gloire et son repos. »
Juste récompense, le nombre des abonnés fond de moitié, de 60 000 en janvier 1800 à 30 000 à la naissance de l’Empire.
En 1805, après une nouvelle vague de suppressions, Napoléon boucle la boucle en dotant chaque titre d’un censeur particulier. Le Consul-Empereur s’inspire d’une certaine façon de son propre cas pour éviter qu’il ne se reproduise. Cet enfant des Lumières veut éviter toute émergence d’une nouvelle philosophie critique dont il connaît mieux les effets que quiconque pour les avoir éprouvés. Au bout du compte, il aspire à expulser les écrivains de la sphère politique pour les cantonner à leur spécialité. « Dans les idées de Napoléon, résume Norvins, la littérature était une mésalliance avec les affaires. »
Le « roi de la République » n’hésite plus à dauber sur son cher Jean-Jacques :
« Il eût mieux valu pour le repos de la France que cet homme n’eût pas existé, avoue-t-il un jour à Stanislas de Girardin.
— Et pourquoi citoyen Consul ? réplique son interlocuteur.
— C’est lui qui a préparé la Révolution française.
— Je croyais, citoyen Consul, que ce n’était pas à vous de vous plaindre de la Révolution.
— Eh bien !, conclut Napoléon, l’avenir apprendra s’il n’eût pas mieux voulu pour le repos de la terre, que ni Rousseau, ni moi, n’eussions jamais existé... »
Désormais, Bonaparte loue Voltaire, conseiller des princes et intellectuel organique, adepte du despotisme éclairé à l’inverse de l’auteur du Contrat social, catalogué comme faux et dangereux. « Plus je lis Voltaire et plus je l’aime, confie-t-il par exemple à Roederer en janvier 1803. C’est un homme toujours raisonnable ; point charlatan, point fanatique [...]. Voltaire est fort pour les gens mûrs. Jusqu’à seize ans, je me serais battu pour Rousseau contre tous les amis de Voltaire. Aujourd’hui, c’est le contraire. Je suis surtout dégoûté de Rousseau depuis que j’ai vu l’Orient. L’homme sauvage est un chien. »
*
Dès les premières semaines, Bonaparte juge intolérables les rares velléités d’opposition manifestées par la minorité du Tribunat. « Le gouvernement actuel est le représentant du peuple souverain, et il ne peut pas y avoir d’opposition contre le souverain », tranche-t-il. « Les institutions populaires ne lui paraissaient que des obstacles, les corps représentatifs que des empêchements à la marche du gouvernement, constate Thibaudeau. Sénat, Corps législatif, Tribunat, tout cela n’était pour lui que des instruments qui devaient rendre fidèlement ses sons, des presses destinées à reproduire exactement les pensées qu’il leur transmettait, à leur donner le type légal et à les mettre en circulation. » Pourtant, le Tribunat n’émet en deux ans que sept vœux défavorables contre... quatre-vingt-sept en faveur des projets du gouvernement. C’en est tout de même trop pour Bonaparte qui s’impatiente à la lecture des discours de la minorité libérale, entre 20 et 30 voix selon les circonstances, dont les figures de proue se nomment Benjamin Constant, Daunou, les oubliés Chazal et Garat-Mailla ou l’économiste Jean-Baptiste Say386. Edifiée pour relayer les doléances et discuter les projets de loi, cette chambre l’inquiète d’autant plus qu’elle regroupe en son sein l’élite politique du temps, soit une majorité d’anciens parlementaires de la Révolution et d’idéologues, « ces phraseurs » qu’il n’a jamais pu supporter. Sans pouvoirs, elle n’en demeure pas moins prestigieuse donc influente, notamment dans les salons frondeurs par essence et avides de retrouver leur puissance perdue.
Aussi escompte-t-il réduire l’opposition à néant à la première occasion. Son antiparlementarisme foncier s’inscrit dans sa vision unitaire du pouvoir et traduit, une nouvelle fois, sa peur de la chute héritée de son expérience révolutionnaire. Pour avoir vu les parlements ébranler la monarchie et la Constituante l’abattre, Napoléon connaît leur pouvoir de nuisance et redoute la force que confère l’esprit de corps galvanisé par la certitude de représenter la nation. Entre aussi dans son jugement son mépris pour les régicides. Enfin, le parlementarisme évoque chez lui le libéralisme anglo-saxon qui l’horripile par sa prétention à incarner la morale et le juste milieu. Arguant des exemples de la Constituante et du Directoire, il le juge contraire à l’intérêt national, à la fois incapable de freiner les pulsions populaires et producteur de division, donc facteur de crises. Parlementaires pour parlementaires, il préfère encore la Convention, soit l’assemblée qui a vidé la liberté de discussion et la représentativité de toute substance en confisquant le pouvoir au sein des comités. Elle, au moins, estime-t-il, a su conduire la guerre et gouverner le pays.
« Si j’ai le bonheur de mettre le pied en France, le règne du bavardage est fini », promettait-il avant de partir d’Egypte. Le Consul a pris d’emblée, on l’a vu, ses précautions en coupant le représentant de l’électeur et en divisant le pouvoir législatif en quatre entités distinctes. Dès janvier 1800, il a réduit les marges de manœuvre du Tribunat en limitant le temps de discussion des lois et en le dotant d’un règlement intérieur coercitif. Il n’en demeure pas moins aux aguets, redoute une coalition de ses opposants à l’image du 9 Thermidor qui avait vu gauche et droite conventionnelles s’unir contre Robespierre. Il sait aussi la force d’attraction du parlementarisme sur des élites davantage tentées par le partage du pouvoir que par la tyrannie du sauveur. Le retour de la paix, en le rendant moins nécessaire, réveille les appétits et confirme ses doutes. Thermidoriens et libéraux s’allient fin 1801 pour rendre aux parlementaires leur statut de contre-pouvoir effectif.
La crise monte d’un cran lorsque les deux premiers titres du Code civil sont repoussés par la première chambre. Un anticlérical notoire, Charles François Dupuis, auteur d’un ouvrage oublié sur l’origine des cultes, est élu à la présidence du Corps législatif le 22 novembre, ce que tous les esprits interprètent comme une censure du Concordat. La fronde semble même gagner le Sénat qui élit en décembre suivant Grégoire, candidat du Corps législatif, plutôt que le général Jourdan, créature du Premier consul. Le modéré Daunou, ennemi personnel de Bonaparte depuis Brumaire, se présente à la chambre haute et semble à son tour sur le point d’être élu. Plutôt que de laisser faire, Bonaparte contre-attaque sans attendre en commençant par l’intimidation :
« Je vous déclare que si vous nommez M. Daunou, sénateurs, je prendrai cela pour une injure personnelle et vous savez que je n’en ai jamais souffert aucune », menace-t-il à une poignée d’interlocuteurs choisis à dessein le 2 janvier 1802. Il met ensuite les chambres, comme il le dit, à la « diète », en retirant tous les projets de loi en discussion. « C’est une vermine que j’ai sur mes habits, fulmine-t-il au sujet de l’opposition. Il ne faut pas croire que je me laisserai faire comme Louis XVI. Je suis soldat, fils de la Révolution, et je ne souffrirai pas qu’on m’insulte comme un roi. »
Le Concordat signé, la paix d’Amiens en vue, l’assurent de l’appui de l’opinion. Les succès consulaires ont renforcé l’antiparlementarisme, ancré dans les consciences qui assimilent toujours les représentants du peuple à la Terreur et à l’anarchie. Aussi les appels de la minorité libérale ne sont-ils que cris dans le désert. Reste à se débarrasser de Constant et de ses coryphées. Cambacérès, comme souvent, trouve la parade légale. Mandaté par Bonaparte en janvier 1802, il utilise l’article 38 de la Constitution en vertu duquel un cinquième du Tribunat et du Corps législatif doit être prochainement renouvelé. Plutôt que d’opérer un tirage au sort, procédure la plus équitable qui avait prévalu durant le Directoire, il le fait désigner par le Sénat, naturellement télécommandé par les Consuls pour éliminer qui de droit. Bonaparte triomphe auprès de Bailleul : « Vous avez élevé une opposition intempestive : on a prétendu me tenir la dragée haute. Je suis homme et je n’ai pas la prétention d’être parfait. Je ne suis pas d’humeur à souffrir qu’on me brave. J’ai toujours attaqué le premier, et je m’en suis bien trouvé. C’est ce que j’ai fait. » En mars 1802, le Tribunat se voit ainsi « écrémé », selon le mot adéquat de Mme de Staël, et un nouveau règlement, voté dans la foulée, interdit quasiment la publicité de ses débats. Il est suivi un mois plus tard par le Corps législatif bien que celui-ci ait déjà été privé du droit à la parole. « Dès lors, constate Thibaudeau, s’évanouit l’ombre du gouvernement représentatif que la constitution avait conservée dans le Tribunat, et la dernière trace du caractère essentiel de ce gouvernement, la discussion libre et politique des lois. »
Le Consulat à vie
On peut logiquement considérer, à peine plus de deux ans après son accession au pouvoir, que Bonaparte a réduit l’opposition à néant en supprimant tous les contre-pouvoirs. Pour gouverner, il s’appuie exclusivement sur le Conseil d’Etat et le Sénat ainsi que sur ses ministres, placés sous le contrôle du secrétaire d’Etat Maret387. Chef d’état-major civil, celui-ci concentre entre ses mains les projets des ministres, qui lui remettent leurs portefeuilles, et dont il rend compte quotidiennement à son chef. Maître de l’amont, il dirige également l’aval en expédiant les minutes des décrets à ses collègues. A travers ce double contrôle – enregistrement et promulgation –, le Premier consul ne laisse aucune autonomie à ses ministres388. Ployant sous le labeur, soumis à une pression quotidienne, ils sont instamment priés de ne faire preuve d’aucune initiative, ce qui les ravale au rang de commis.
Le printemps d’Amiens ayant levé ses dernières inhibitions, Bonaparte commence à prêter une oreille favorable aux conseils de sa « droite brumairienne », ces Fontanes, Roederer, Lucien, Talleyrand, Fiévée ou Regnaud de Saint-Jean-d’Angély qui le somment de couronner son œuvre, dans tous les sens du terme, en rétablissant l’hérédité à son profit. Une campagne publique est en outre orchestrée depuis plusieurs mois. En 1801, un certain Chas publie un Tableau historique et politique des opérations militaires et civiles de Bonaparte qui appelle clairement à un renforcement des pouvoirs du premier magistrat de la République. Hagiographie pesante, l’ouvrage s’échine à séparer Bonaparte des « terroristes jacobins », insiste sur son humanité, sa modération et son respect de l’adversaire, ce qui le conduit à passer sous silence les massacres d’Egypte ou à rejeter la responsabilité d’Aboukir sur le seul amiral Brueys. Brumaire devient sous sa plume un acte de légitime défense accompli pour sauver la République de la conspiration des poignards : « Bonaparte terminera la révolution par ses travaux politiques : l’amour, la reconnaissance et les bénédictions du peuple français ; voilà sa récompense », affirme le texte. Après une divertissante apologie de la Constitution de l’an VIII – modèle d’équilibre entre les pouvoirs... puisqu’elle établit la suprématie de l’exécutif –, le publiciste à gages récapitule les bienfaits consulaires, en occultant la part véritable de Desaix à Marengo ou le rôle consultatif des autres Consuls. L’auteur, et ce n’est pas un hasard, termine sur la machine infernale. Devant l’émotion populaire, Bonaparte « a dû sentir toute l’importance de ses devoirs, et tout ce qu’il doit faire pour consolider le bonheur d’un peuple si digne de son amour et de sa sollicitude ». Et de conclure : « La France, heureuse de tant de bienfaits, élèvera un monument éternel à la gloire de son premier magistrat ; elle comprendra qu’il est de son intérêt et de sa reconnaissance de lui décerner une grande rémunération, digne de ses exploits guerriers et de ses travaux politiques. »
En dépit de ces approches, Bonaparte demeure longtemps dans l’expectative. Il écoute encore Joséphine et Fouché qui s’opposent au projet comme contraire à l’esprit d’une révolution assise sur le régicide. Pris entre deux feux, le Premier consul décide finalement d’approcher les sénateurs pour qu’ils procèdent à l’extension de ses pouvoirs, fixés à dix ans par la Constitution de l’an VIII. A défaut de la royauté, il adopte le pouvoir viager comme le juste milieu adapté aux circonstances. Cela lui permet de préserver l’avenir et de consolider encore son pouvoir. César, pour des raisons similaires, avait fait de même, passant du Consulat décennal à la dictature à vie. L’hérédité, confie-t-il alors à Thibaudeau, reste décidément « absurde, non pas dans ce sens qu’elle n’assure pas la stabilité de l’Etat, mais parce qu’elle est impossible en France. Elle y a été établie pendant longtemps, mais avec des institutions qui la rendaient praticable, qui n’existent plus et qu’on ne peut ni ne doit rétablir ». Surtout, le clivage entre néoroyalistes et républicains, Talleyrand et Fouché pour simplifier, fait toujours passer la fracture révolutionnaire à travers le personnel politique consulaire. Il ne peut prendre le risque de restaurer en donnant raison à un parti contre l’autre. En un mot comme en cent, il est encore trop tôt.
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La proclamation de la paix d’Amiens donne l’occasion au Tribunat, poussé par Cambacérès, d’affirmer le 7 mai 1802 vouloir donner « un gage éclatant de la reconnaissance nationale au Premier consul ». Le vœu est déféré au Sénat qui prépare un sénatus-consulte en ce sens le lendemain389. C’est alors que Fouché entre en scène. Il agite sa clientèle qui circonvient les hésitants en jurant que Bonaparte ne veut qu’une prolongation de dix années. Comme dans une mauvaise comédie de boulevard, Roederer, ayant appris les menées du ministre de la Police, se rue à la chambre haute pour tenter de corriger le tir pendant qu’il en est encore temps. Mais le mal est déjà fait et l’imbroglio complet entre ce Sénat dupé par le ministre et un Premier consul furieux et qui fait mine dans un premier temps de refuser le vote. C’est encore Cambacérès, appâté par la perspective de devenir lui aussi Consul à vie, qui trouve la parade constitutionnelle. Bonaparte, susurre-t-il, ne peut accepter un tel présent sans consulter son seul souverain : le peuple, dont il ne saurait être question de brider la volonté en circonvenant un mandat à une période donnée. S’il veut toujours de son chef, ce dont personne ne doute, ce n’est pas seulement pour dix années supplémentaires. Un plébiscite sur le Consulat à vie doit en conséquence être organisé au plus vite. Il sera d’autant plus apprécié que, pour la première fois, la nation ne sera plus seulement amenée à ratifier un texte mais à faire œuvre constituante en corrigeant la résolution d’une assemblée et en investissant directement le chef de l’Etat. Pour briser les hésitations des notables, Napoléon investit le peuple du pouvoir souverain comme le fera le général de Gaulle en 1962390.
Une fois la tactique fixée, Bonaparte n’a plus qu’à laisser entrer la délégation sénatoriale et à prononcer le discours convenu : « Le suffrage du peuple m’a investi de la suprême magistrature. Je ne me croirais pas assuré de sa confiance, si l’acte qui m’y retiendrait n’était encore sanctionné par son suffrage. [...] L’intérêt de ma gloire et celui de mon bonheur sembleraient avoir marqué le terme de ma vie publique au moment où la paix du monde est proclamée. Mais la gloire et le bonheur du citoyen doivent se taire quand l’intérêt de l’Etat et la bienveillance publique l’appellent. Vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice ; je le ferai si le vœu du peuple me commande ce que votre suffrage autorise. » Roederer fait ensuite adopter par les trois autres conseils – Tribunat, Corps législatif, Conseil d’Etat – ce plébiscite en l’occurrence anticonstitutionnel puisque seul le Sénat, puni pour sa maladresse en se voyant écarté de la délibération, pouvait l’ordonner. Mais la sacralité du peuple souverain couvre tout391. Sur la pression de la famille, on ajoute au Consulat à vie la possibilité pour Bonaparte de désigner son successeur.
Comme prévu, le plébiscite est un triomphe : trois millions cinq cent mille oui, ce qui s’avère supérieur d’environ deux millions aux chiffres réels de la consultation de 1800. Vote emblématique de la réconciliation nationale : la Vendée n’enregistre que 6 non contre 17 079 oui.
Rares sont ceux qui osent encore relever la tête, ces 8 394 non venus du dernier carré des libéraux ou des républicains intransigeants. La Fayette écrit directement au Premier consul pour justifier son refus : « Il est impossible que vous, général, le premier dans cet ordre d’hommes qui, pour se comparer et se placer, embrassent tous les siècles, vouliez qu’une telle révolution, tant de victoires et de sang, de douleurs et de prodiges, n’aient pour le monde et pour vous d’autre résultat qu’un régime arbitraire. » Thibaudeau lui adresse de même une note courageuse dans laquelle il le met en garde dans des termes prophétiques sur les dangers d’une « fausse situation » qui brise non seulement la république, mais surtout les hommes et l’esprit de la Révolution, laissant le champ libre aux royalistes392. Mais sa voix, comme celle de Camille Jordan, auteur d’une brochure audacieuse immédiatement saisie, sombre dans l’indifférence, la presse ne leur accordant aucun écho.
Le 16 août, le plébiscite achevé, Bonaparte rebondit sur la nouvelle en faisant adopter une révision constitutionnelle d’envergure. Comme il le dit sans ambages au Conseil d’Etat : « Une constitution doit être faite de manière à ne pas gêner l’action du gouvernement, et à ne pas le forcer à la violer. Aucune institution n’est restée telle qu’elle a été faite ; sa marche est toujours subordonnée aux hommes et aux circonstances. » Le « toilettage » conduit à une nouvelle extension de ses pouvoirs qui s’accompagne du renforcement du Sénat au détriment surtout du Tribunat, qui, châtié pour sa témérité, se trouve réduit à 50 membres. Le Corps législatif perd quant à lui le droit de fixer la durée de ses sessions. En conséquence, ses débats s’amenuisent jusqu’au ridicule : cinquante jours par an en moyenne. Les deux chambres perdent enfin le droit de présenter des candidats au Sénat et de discuter les traités de paix ou d’alliance. Autant dire qu’elles ne pèsent plus rien.
Bonaparte accroît en regard ses pouvoirs de nomination et de décision. Seul maître à bord en matière extérieure, il nomme désormais les juges de paix, qui cessent donc d’être élus, les maires et adjoints ou les membres du Tribunal de cassation. La suppression des listes de confiance de Sieyès au profit de nouveaux collèges électoraux lui bénéficie pleinement puisqu’il en nomme là encore les présidents et peut ajouter dix membres supplémentaires dans chaque collège d’arrondissement et vingt dans ceux de département393. Il hérite à nouveau du droit de grâce, disparu avec Louis XVI, acte qui en dit long sur la monarchisation en cours des mœurs et la personnalisation du pouvoir qui l’accompagne. Est également créé un conseil privé, sur le mode de l’Ancien Régime, dont il nomme les membres à l’exception des deux Consuls, « commis d’office ». Cet organisme l’aide notamment pour la préparation des sénatus-consultes et la discussion des traités, ce qui entraîne un recul sensible du rôle du Conseil d’Etat.
L’accroissement des pouvoirs du Sénat fonctionne comme un trompe-l’œil démocratique. Certes, la chambre haute peut dissoudre les autres chambres, suspendre les lois dans un département tandis qu’elle continue à nommer tribuns et députés. Surtout, elle a désormais la haute main sur les sénatus-consultes organiques qui corrigent ou complètent la Constitution. Mais les sénateurs sont dans la main du maître de l’heure, sans doute échaudé par le faux pas du printemps précédent. D’abord, il se réserve dorénavant la présentation des candidats à la chambre haute, trois par poste vacant, auxquels il ajoute la possibilité de nommer directement quarante membres supplémentaires venant s’ajouter aux quatre-vingts existants394. Ensuite, il convoque la chambre qu’il préside ou, à défaut, Cambacérès ou Lebrun, ce qui n’était pas le cas auparavant. Enfin, il conserve l’initiative de ces fameux sénatus-consultes, interdisant également aux « gardiens de la Constitution » de les amender, ce qui équivaut à ravaler le Sénat au rang de chambre d’enregistrement395. Ce nettoyage institue de fait une dictature au sens antique du terme : le pouvoir d’un seul homme.
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Reste à franchir la dernière marche vers l’hérédité. Elle n’en demeure pas moins la plus difficile à grimper, la plus contraire en apparence non seulement à l’esprit de la Révolution, mais à l’image même de Bonaparte, travailleur acharné méprisant la vanité des honneurs et les costumes d’apparat, amoureux d’une femme dont il ne peut pas avoir d’enfants, assorti d’une famille de médiocres qui figurent de biens piètres héritiers. L’homme des masses de granit a pour habitude de bâtir à partir d’un terrain solide. Or comment construire une monarchie sans noblesse, pilier indispensable dont l’hérédité conforte celle du trône ? Certes, la mode des pantalons en coton « démocratique » cède le pas au retour des bas de soie et des souliers à boucle, mais cela ne suffit pas à monarchiser les mœurs d’un pays, comme le constate Miot de Mélito, de retour à Paris en novembre 1802 après deux ans d’absence : « La gaucherie des uns, inaccoutumés à ces modes de cour, chez quelques autres l’irrégularité d’une partie de leur vêtement, où se démêlaient encore quelques traces de celui qu’on venait de quitter, présentaient un coup d’œil assez bizarre », ironise-t-il. La passion égalitaire semble toujours interdire, même au profit de Bonaparte, tout retour rapide vers la royauté.
« Comment, résume le chef de l’Etat, concilier l’hérédité de la première magistrature avec le principe de la souveraineté du peuple ? Comment persuader que cette magistrature est une propriété ? Lorsque la couronne était héréditaire, il y avait grand nombre de magistratures qui l’étaient aussi. Cette fiction était une loi générale ; il n’en reste plus rien396. » En outre, le personnel politique de la Révolution n’est, à l’entendre, pas encore à la hauteur :
« Des hommes sortis de la fange n’auront jamais la considération et l’éclat dont il faut que de pareils corps soient environnés. Je comprends bien comment le fils du Premier consul héritera de son pouvoir en héritant de son nom. Mais je ne puis concevoir comment les enfants de ces marauds que j’ai faits sénateurs pourront leur succéder. [...] J’ai rétabli la religion, parce qu’elle existait encore. Je ne puis refaire une noblesse qui n’existe plus. Dans cette position, je suis obligé de tenter des essais divers afin d’arriver peu à peu à mes fins. C’est dans cette vue que je me suis déterminé à donner le dernier sénatus-consulte. Mon but principal a été d’assurer et d’augmenter ma puissance. Si cela ne réussit pas à mon gré, j’y substituerai autre chose. Je veux cependant bien consentir à mettre quelques barrières au pouvoir absolu, mais après moi seulement. Tant que j’y serai, je prétends être le maître397. »
Il décide en conséquence d’attendre encore avant de franchir le Rubicon. La peur a fait Brumaire, la gloire de Marengo l’a consacré. La paix, civile et extérieure, a permis le Consulat à vie. Reste à attendre l’occasion qui permet le passage à l’Empire.
L’attente stratégique
Pendant toute l’année 1803, Bonaparte veille à ne progresser qu’à coup sûr en continuant à travailler l’opinion : « Dans l’espace immense qui séparait son point de départ de celui auquel il allait parvenir [...] l’écueil du ridicule était surtout celui qu’il voulait éviter aux yeux des autres cours et à ceux de la nation française », écrit Mollien avant de préciser qu’il « craignait plus les sarcasmes que les injures398 ». 1803 occupe ainsi une sorte d’entre-deux : d’un côté, le Premier consul teste ses hypothèses dynastiques dans des conversations particulières ; d’un autre côté, il laisse filtrer informations et confidences dans le public : « Sa tactique en pareil cas, note Molé, était de laisser l’opinion se fatiguer, s’épuiser d’avance en conjectures et en critiques, de manière que l’événement le trouvât pour ainsi dire amorti et indifférent. »
Cette année-là, sa dotation personnelle est multipliée par douze, passant de 500 000 francs à 6 millions. L’étiquette ressuscite par à-coups avec la réapparition des livrées dès 1802 à l’occasion de la proclamation du Concordat. Quant à Joséphine, elle reçoit des dames du palais et passe protocolairement devant les deux autres Consuls399. Autre signe qui ne trompe pas, le Premier consul oblige tous ses serviteurs à prendre le deuil pour la mort du général Leclerc, son beau-frère400, victime de la tragique expédition de Saint-Domingue. La mise en circulation du franc germinal voit apparaître son effigie, à l’image des défunts rois. Aussitôt de mauvais plaisants tracent une raie sur son cou, lui promettant la guillotine.
Méditant sur le discrédit de la royauté des Lumières – coupée de la nation car enfermée à Versailles –, Bonaparte entend se montrer à son peuple et il entreprend un voyage à partir de juin 1803, visitant quatre-vingts villes et dix-sept départements. Le ministre des Cultes fait modifier le cérémonial des prières publiques pour l’occasion. Au lieu de la mention collective du triumvirat consulaire, seul Bonaparte reçoit désormais l’hommage des fidèles. « Ce changement n’étonna personne. Il était la suite du plan arrêté pour nous conduire au but que l’on voulait atteindre », constate Cambacérès, visiblement amer. A Compiègne, Abbeville, Amiens, Boulogne, Dunkerque, Lille, Sedan, Bruxelles ou Anvers, il reçoit un accueil euphorique qui lui confirme qu’il peut tout oser.
La mise aux normes d’un pouvoir autocratique s’achève parallèlement. Le Corps législatif, jusqu’alors préservé, connaît une réforme de ses statuts. Il perd le droit d’élire son président, ce dernier est maintenant désigné par le Consul sur une liste de cinq noms. Amant d’Elisa, sœur de Napoléon, orateur fécond et courtisan-né, Fontanes est désigné pour la présidence. La curialisation du Sénat se poursuit avec l’institution des sénatoreries le 4 janvier 1803. Il s’agit de véritables fiefs dont l’octroi, naturellement réservé au Premier consul, entraîne d’importants revenus et privilèges. En limitant leur nombre à une vingtaine, soit un cinquième des sénateurs, Bonaparte entend à la fois créer une émulation dans la servilité et poser le premier jalon d’une aristocratie future. La république des lettres n’échappe pas à la purge : l’Académie des sciences morales est supprimée en janvier 1803 et ses membres dispersés dans les autres académies. Mme de Staël – qu’il déteste comme personne et redoute comme symbole – subit à son tour ses foudres401, après la publication par Necker de ses Dernières vues de politique et de finances. Dans ce testament politique, l’ancien ministre de Louis XVI se livre à un réquisitoire policé contre le dérapage dictatorial en cours, celui-ci favorisé par la Constitution de l’an VIII contre laquelle il dresse ses batteries avant de défendre son cher modèle anglais. « [...] On a oublié le temps pour la circonstance, et la sagesse de la loi, pour l’homme dont la France avait besoin. »
En découvrant l’ouvrage, que l’ancien ministre a eu l’impudeur ou la naïveté de lui adresser, Napoléon sursaute. Quoi, Necker, ce « régent de collège, bien lourd et bien boursouflé402 », s’autorise à lui donner des leçons alors qu’il s’est montré incapable de pousser la monarchie dans la voie des réformes nécessaires puis de canaliser la Révolution ? Le Premier consul orchestre d’abord une vigoureuse campagne de presse contre Necker avant d’expulser sa fille. Celle-ci vient justement de publier Delphine, son nouveau roman, en décembre 1802. Toujours en quête d’effet, elle s’adresse dans sa préface à « la France silencieuse mais éclairée », ce qui est interprété comme une déclaration de guerre. Apprenant qu’elle s’apprête à revenir dans la capitale, Bonaparte écrit le 3 octobre 1803 à Régnier403 : « L’arrivée de cette femme, comme celle d’un oiseau de mauvais augure, a toujours été le signal de quelque trouble. Mon intention n’est pas qu’elle reste en France. »
D’abord reléguée à la campagne, elle sera à l’automne 1810 sommée de quitter le territoire404. Le sort de Germaine vaut pour tous les écrivains. Bonaparte ne supporte plus la contradiction, comme le constate également Charles Nodier, incarcéré en décembre 1803 pour son pamphlet en vers intitulé La Napoléone.
Bonaparte ne rencontre plus maintenant de résistance sérieuse : il a fait le vide autour de lui. Rentré dans la capitale après seize mois d’absence, Norvins a l’impression de ne plus vivre dans le même pays : « J’avais retrouvé en velours toutes les carmagnoles, écrit-il dans ses Mémoires. Les chemises sanglantes des régicides et des proconsuls étaient garnies de dentelles : Fouché, le mitrailleur de Lyon, avait le faubourg Saint-Germain dans ses salons. On allait à la cour chez le citoyen et la citoyenne Bonaparte. » Miot de Mélito, admis en audience un dimanche à Saint-Cloud405, confirme cette curialisation galopante. Devant les notables, généraux, ministres ou évêques rangés dans la grande galerie, Bonaparte se rend à la messe avant, à son retour, d’adresser la parole à la plupart d’entre eux et de recevoir des pétitions : « Tout se passa avec la plus scrupuleuse étiquette et les second et troisième consuls y étaient soumis comme les autres : ils étaient dans cette galerie, non comme collègues du premier, mais comme courtisans. Nulle suite ne les distinguait de la foule, leur habit neuf seul les faisait reconnaître, tandis que Bonaparte, entouré d’aides de camp, de préfets du palais, d’officiers de ses gardes, rassemblait sur lui seul toute la représentation. »
Selon Joseph, sa décision est prise : « Le projet de régner seul et de prendre un titre qui soit en harmonie avec ceux que portent les chefs des Etats de l’Europe est arrêté dans la tête de mon frère », confie-t-il à l’un de ses intimes. Toute sa politique forme « la suite d’un calcul pour familiariser l’opinion et la plier au changement qu’il prépare ». Et l’aîné d’ajouter : « Il pense que, pour lui, la meilleure marche à suivre est d’obtenir de la docilité et de la faiblesse d’une population qu’il méprise au fond de son âme pour sa servilité [...] persuadé que, lorsqu’on a acquis une fois la réalité du pouvoir, le pas à faire pour obtenir la dénomination qui l’exprime est bien facile. »
Le vaste complot de 1804, financé par Londres, va lui offrir le moyen, convoité en vain depuis quatre ans, de couronner son œuvre en s’élevant à l’Empire.
La dernière marche
En voulant abattre le Consul pour restaurer Louis XVIII, Cadoudal et ses complices vont, selon le mot du principal intéressé, faire un empereur. Leur tentative révèle à la France entière la fragilité du régime, poussant dès lors à l’hérédité, moyen paradoxal de garantir la Révolution en couronnant son fils. « Ce que nous entreprenons, ce capital que nous risquons, cette maison que nous bâtissons, ces arbres que nous plantons, que deviendraient-ils s’il allait finir ? » interroge Roederer avant d’en tirer la conclusion suivante : « On est [...] presque épouvanté de sa grandeur, car elle demande une barrière au-devant du gouffre, un soutien, un appui au sommet de sa gloire. »
Le Consulat ne tient qu’à un fil : cette conviction est partagée par les cours étrangères. Celles-ci portent alors un regard mitigé sur Bonaparte. Si son ambition les inquiète, tout le monde lui sait gré de contenir un jacobinisme dont le prosélytisme idéologique menace de mort la vieille Europe monarchique. Mais la digue, eu égard aux menaces diverses qui l’assaillent, paraît bien fragile, interdisant toute perspective d’alliance. « Le grand aventurier, une fois mort, qui peut prévoir les suites qui en résulteront ? Et qui peut garantir, dans ce moment, l’existence d’un être doué d’une mauvaise santé, accablé par le travail, rongé par l’ambition et entouré d’assassins ? » écrit par exemple le diplomate russe Rostopchine. La survie de Bonaparte obsède décidément tout le monde. Et pour cause. Depuis son élévation, il ne se passe pas une année sans qu’il ne faille démanteler un complot sérieux. Grâce à la vigilance de Fouché et à son infiltration dans son milieu d’origine, les tentatives jacobines ont été facilement muselées. Il en va tout autrement pour les royalistes, pour la plupart réfugiés dans les fins fonds du bocage ou émigrés, donc difficilement logeables par les agents du ministre auxquels ils opposent de surcroît leur propre expérience du réseau et du secret, acquise à la rude école de dix ans d’épreuves et de clandestinité.
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Les ponts entre Louis XVIII et Bonaparte ont été rompus depuis l’automne 1800. Jusqu’alors, le Premier consul avait laissé flotter une certaine ambiguïté sur ses intentions futures. Les royalistes, encouragés par les premières mesures pacificatrices, espéraient qu’il serait un nouveau Monck. Joséphine passait pour sensible à leur cause tout comme le troisième consul Lebrun. Pendant plusieurs mois, Bonaparte avait laissé planer le mystère en différant sa réponse à la belle lettre que lui avait adressée le prétendant juste après Brumaire : « Depuis longtemps, mes yeux sont fixés sur vous. Depuis longtemps, général, vous devez savoir que mon estime vous est acquise. Si vous doutiez que je fusse susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis français, clément par caractère, je le serai encore par raison. Non, le vainqueur de Castiglione et d’Arcole, le conquérant de l’Italie, de l’Egypte ne peut pas préférer à la gloire une vaine célébrité. [...] Général, l’Europe vous observe, la gloire vous attend et je suis impatient de rendre la paix à mon peuple. »
Conforté par Marengo, Bonaparte lève enfin l’ambiguïté par une réponse cinglante, formulée comme « un roi à un sujet » selon la juste expression de Bourrienne : « J’ai reçu, Monsieur, votre lettre ; je vous remercie des choses honnêtes que vous m’y dites. Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous faudrait marcher sur 100 000 cadavres. Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France. L’histoire vous en tiendra compte. Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite. »
En janvier 1803, Napoléon tente une démarche audacieuse, preuve qu’il songe déjà fortement à la couronne. Par l’intermédiaire du gouvernement prussien, il fait sonder le frère de Louis XVI sur la possibilité d’une renonciation à ses droits, moyennant compensation. Louis XVIII, comment s’en étonner, refuse avec superbe. Prenant l’Europe à témoin, il publie son point de vue en des termes qui lui font honneur : « Je ne confonds pas M. Bonaparte avec quelques-uns de ceux qui l’ont précédé. J’estime sa valeur et ses talents militaires, je lui sais gré de plusieurs actes d’administration, car le bien qu’on fait à mon peuple me sera toujours cher. Mais il se trompe, s’il croit m’engager à transiger sur mes droits ; loin de là, il les établirait lui-même s’ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu’il fait en ce moment. » La suite est de la même valeur : « J’ignore quels sont les desseins de Dieu sur ma race et sur moi ; mais je connais les obligations qu’il m’a imposées par le rang où il lui a plu de me faire naître. Chrétien, je remplirai ces obligations jusqu’à mon dernier soupir ; fils de Saint Louis, je saurai, à son exemple, me respecter jusque dans les fers ; successeur de François Ier, je veux du moins pouvoir dire comme lui : tout est perdu, fors l’honneur ! »
La guerre des légitimités se trouve dès lors déclarée. Des deux côtés, la même foi en son destin, tranquille chez Louis XVIII, ardente chez le fils de ses propres œuvres angoissé par la fragilité des temps. La même haine froide, traduction d’une évidente jalousie réciproque. Le « roi » rêve de posséder un peu du génie créatif de Bonaparte. Plus âgé406, presque obèse et déjà impotent – la goutte le cloue au lit de plus en plus souvent –, il envie sa gloire et sa santé. Le prétendant n’a ni bilan à présenter, ni succès à revendiquer. Oublié par l’Europe, ignoré par la France, il n’est plus qu’un symbole auquel Talleyrand donnera un nom : « la légitimité ». C’est pourtant ce symbole que le Consul envie car il incarne un principe qui défie le temps, car il se confond avec notre histoire, comme le résume la fameuse formule : « Le roi ne meurt jamais. » Bonaparte contemple avec rage cette légitimité ancienne, fortifiée par le malheur et qu’il sait ne pas pouvoir évoquer. Il n’ignore pas davantage combien son autorité, privée de cette assise, serait exposée à la concurrence redoutable d’une dynastie dépouillée de sa morgue contre-révolutionnaire et prête à la réconciliation.
Heureusement pour lui, le royalisme demeure à l’époque intransigeant et vengeur, incapable de tendre la main, ce qui lui a pourtant coûté assez cher depuis le manifeste de Brunswick qui a précipité la chute de Louis XVI en août 1792, et la proclamation de Vérone, en 1795, qui fustigeait tous les « complices » de la Révolution, menaçait d’exécution les régicides et annonçait la volonté de rétablir l’Ancien Régime « moins les abus ».
Division en chapelles rivales et radicalisation idéologique ont pavé la voie à de multiples échecs politiques et militaires. En adoptant systématiquement la politique du pire, la royauté s’est engagée dans une impasse où le miracle consulaire va achever de l’enfermer. La cause royale, pâtissant de la pacification de la Vendée, du Concordat et des retours massifs d’émigrés engendrés par l’amnistie de 1802, perd l’essentiel de ses partisans. Son histoire depuis dix ans nourrit les accusations d’intolérance et d’inconséquence prodiguées à son encontre. Militairement vaincue, politiquement esseulée, elle n’a même plus d’armée à son service depuis que le corps du prince de Condé, salarié par la Russie, a été dissous en 1801. La même année, Louis XVIII est expulsé de Mittau par le fantasque Paul Ier. Devenu le paria de l’Europe407, il est à peine toléré à Varsovie, dans les Etats du roi de Prusse, sous réserve de prendre un nom d’emprunt : comte de Lille408.
Ecœurés par les fautes commises, ostracisés par les « purs », les modérés sont les premiers à quitter le navire royal en perdition. En butte à la rivalité des futurs ultras, l’agence royaliste de Paris, dirigée par Royer-Collard, préfère cesser ses activités faute d’espérer être entendue. La légitimité demeure en conséquence défendue par les plus durs, ces faucons qui n’ont plus rien à perdre, ne jurent plus que par l’exécution du Corsicain et l’éradication de tout ce qui a été accompli depuis 1789 et se regroupent autour du comte d’Artois. Premier émigré d’envergure – il a quitté la France au lendemain du 14 Juillet –, le prince cadet a structuré l’émigration à son image. Prototype du prince jouisseur, joueur invétéré, aimant les femmes et le luxe, perclus de dettes, il incarne jusqu’à la caricature l’Ancien Régime dans ce que la nouvelle France révolutionnaire a toujours détesté : la vanité, l’arrogance, la légèreté et le privilège. Comme tout courtisan, Artois a hérité de Versailles le goût de l’intrigue et la manie des complots. Sauf qu’on ne renverse pas la Révolution comme on a chassé Turgot ou Necker. Le prince a déjà pu le constater à ses dépends. En 1792, il a participé à la piteuse équipée de l’armée des princes qui s’est immobilisée dans les boues du Nord et de la Champagne avant de faire retraite dans la panique après Valmy. Trois ans plus tard, il a porté un coup fatal à sa cause en refusant de débarquer à Quiberon pour diriger le corps anglo-émigré comme il s’y était engagé. Sa dérobade a flétri sa réputation et frappé d’infamie une légitimité dont la bravoure forme une des valeurs centrales. Pourtant, Artois n’a pas renoncé. Il ne renoncera d’ailleurs jamais. A ses yeux, ce n’est pas l’intransigeance mais l’excès de faiblesse qui a perdu la royauté et précipité l’exécution de son malheureux frère. Son entourage rassemble des hommes de main formés à la lutte par la guerre de Vendée et la guérilla chouanne. Bonaparte admire en eux la fidélité à une cause perdue, cette mystique royaliste de l’engagement qui place l’honneur et l’esprit chevaleresque avant toute chose. N’ayant pu les séduire, il se résout à les détruire, notamment ce colosse de Cadoudal qui devient l’ennemi public numéro un, la cheville ouvrière de tous les complots, et qui ne manque pas à l’appel du lys en 1804.
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Le personnage de Cadoudal, célèbre pour sa bravoure et la fermeté de ses convictions, n’a jamais cessé de faire l’objet d’un culte de la part de l’historiographie contre-révolutionnaire. D’origine modeste, cet hercule paysan prouve que la cause royale ne se limite pas à l’aristocratie arrogante de Coblentz, mais a su mobiliser les plus humbles. Comme tout personnage historique, l’homme se révèle complexe, composite de mystères et d’ambiguïtés. Son aspect massif, presque brutal, contraste avec la vivacité de son esprit et une capacité à l’intrigue dont témoigne par exemple le chef de l’espionnage anglais Windham : « Georges a le maintien, la voix et l’aspect d’un rustre ; mais il possède cette aisance et cette assurance naturelles qui sont la marque d’un esprit supérieur ; de tous ceux que j’ai vus engagés dans les affaires royalistes, précise-t-il, c’est lui qui me donne le plus la sensation qu’il est né pour devenir grand. » La reprise de la guerre avec l’Angleterre apporte au géant de la Vendée le soutien financier et logistique du gouvernement de Pitt. Ce dernier demeure partisan de l’assassinat : « Je vois toutes les grandes et toutes les petites passions fatales à la tranquillité publique réunies dans le sein d’un seul homme », déclare-t-il alors. Sans doute encouragé par le comte d’Artois409, « Monsieur Georges » fait passer plusieurs dizaines d’agents sur le sol français à partir d’août 1803410. Son objectif consiste à enlever Bonaparte sur la route de la Malmaison pour s’en défaire ou l’expédier en Angleterre. Le Consulat décapité, un gouvernement provisoire serait mis en place pour préparer le terrain à la restauration de Louis XVIII.
Le « géant de la Vendée » s’est associé le général Pichegru, ancienne gloire républicaine fructidorisé en 1797 et dont les liens avec les royalistes ont été alors rendus publics411. Or Pichegru est une vieille connaissance de Moreau, le rival de gloire de Bonaparte depuis sa victoire à Hohenlinden412. Il espère l’entraîner dans le complot, sa popularité pouvant constituer un atout majeur pour les conjurés qui rêvent de lui confier la succession du Premier consul dans l’attente prochaine de l’arrivée du roi. A la différence de Pichegru, déconsidéré depuis que sa trahison a été révélée, l’ancien chef de l’armée du Rhin jouit encore d’une immense popularité non seulement dans l’armée, mais aussi parmi les républicains dont il est resté proche en raison de son opposition à Bonaparte. Cette dernière est à l’époque de notoriété publique. A la rivalité militaire s’ajoute la jalousie politique suscitée par l’élévation au pouvoir du « vaincu d’Egypte ». S’y greffe une haine féminine entretenue par la mère et la femme de Moreau, issues d’une famille créole rivale des Tascher de La Pagerie. Quelques négligences protocolaires brochées sur le sentiment d’inutilité ressenti par le rival malheureux font le reste et précipitent Moreau dans la haine et la provocation frondeuse. Refusant de paraître aux Tuileries comme à la plupart des cérémonies, il commence par bouder avant de multiplier les propos de plus en plus violents contre le maître de l’heure. A partir du Concordat, il ne se contient plus. Pour ridiculiser la croix, qu’il fustige comme un retour déguisé à la noblesse, il « honore » par exemple son cuisinier du titre de « chevalier de la casserole ». L’extermination du corps expéditionnaire à Saint-Domingue, composé pour l’essentiel d’anciens de « son » armée du Rhin, est interprétée dans ce contexte comme un coup volontaire, porté par le tyran pour le priver de tout appui.
En résumé, la situation de Moreau présente des analogies avec celle de Bonaparte avant Brumaire. Il bénéficie d’accointances dans tous les partis, jouit d’un immense capital de gloire et passe pour intègre, son honnêteté contrastant avec la « débauche » du clan Bonaparte. Prudent, il s’est rapproché des royalistes depuis le Directoire sans jamais se compromettre avec eux. Comme le résume l’agence royaliste de Paris dès juillet 1802 : « Il était le point de mire de tous les mécontents. » Fouché, toujours bien informé en dépit de son éviction du ministère de la Police, écrit alors à Bonaparte : « L’air est rempli de poignards413. »
La mise en œuvre se révèle fatale au plan élaboré par Cadoudal. S’il déteste Bonaparte, Moreau refuse pourtant d’entrer dans le complot, sauf à travailler pour son propre compte. C’est ce qu’il dit sans ambages à Pichegru et Cadoudal qu’il rencontre secrètement à trois reprises, le 27 janvier puis les 1er et 6 février 1804. Le chef chouan, ulcéré, décide alors de revenir à son plan primitif. Il s’apprête à le mettre à exécution lorsque la machination s’écroule. Deux de ses comparses, capturés, ont en effet dévoilé le complot en février414.
En l’apprenant, Bonaparte tombe de haut. Surpris par la résolution des royalistes qu’il croyait hors d’état de nuire, il l’est encore plus par la révélation du rôle de son rival pour lequel il fait montre d’un profond mépris, le jugeant trop faible pour passer à l’acte : « Moreau ! s’écrie-t-il, quoi ! Moreau dans une conjuration semblable ! Lui, le seul qui eut des chances contre moi, se perdre aussi maladroitement ! J’ai une étoile415 ! » Décidément, pense-t-il, ces généraux sont tous les mêmes, prêts à accomplir un nouveau Brumaire à la première occasion. Pour couper court, il décide de frapper vite et fort. Certes, Moreau est arrêté le 15 février mais le 28, Bonaparte ordonne la mise en place de l’état de siège à Paris : « Paris se crut ramené au temps de la Terreur », écrit Barante qui juge cet effroi exagéré. « Ce qui est vrai, poursuit-il, c’est que les investigations de la police furent, pendant un mois, une cause de vexations pour tous. Il y avait sans cesse et partout des visites domiciliaires, exécutées sans discernement, avec une rigueur inutile et stupide. »
Pichegru appréhendé le 29 février, reste Cadoudal qui change de cache chaque jour, multiplie les fausses identités et semble longtemps insaisissable. Son signalement répandu dans tout Paris frappe encore par sa précision : « 33 à 34 ans, n’en paraissant pas davantage, 5 pieds 3 pouces. Extrêmement puissant. Très ventru. Beau teint, frais et blanc, coloré ; peau très unie, lisse et propre, yeux gris point expressifs. Cheveux châtains très clairs assez fournis à la Titus, les oreilles bien découvertes. Nez aplati du haut, assez large du bas, bouche bien. Dents très blanches, sourcils légèrement marqués et séparés, cheveux rabattus sur le front, la joue pleine sans rides, barbe pas très épaisse, favoris presque roux, assez fournis, mais n’étant pas larges, ni longs, menton renforcé et cou court. Parlant bien, sans accent, voix douce. Démarche en se balançant, les bras tendus de manière que la main soit en dehors. Habit bleu, boutons jaunes (cependant il en fait faire un autre dont on ignore la couleur), habit large à revers, collet de même, gilet noir de satin uni et des gilets blancs piqués ; cravate jaune ; portant une paire de pistolets. » Finalement localisé le 9 mars, il oppose une résistance farouche et n’est saisi qu’au prix d’une course-poursuite épique. Au total, près de cent personnes sont internées, Cadoudal échouant au Temple, soit dans le lieu même où avait été détenue la famille royale après la chute de la monarchie.
Bonaparte décide de profiter de l’occasion pour faire établir la monarchie par le canal des corps constitués. « Ils veulent tuer Bonaparte ; il faut le défendre et le rendre immortel », écrit alors son fidèle Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, résumant le sentiment dominant au sein de sa garde rapprochée. Or la manœuvre va s’avérer beaucoup plus difficile à exécuter que prévu, obligeant Bonaparte à surmonter un début de crise intérieure lié sur sa droite à l’assassinat du duc d’Enghien et sur sa gauche au sort particulier de Moreau, dont le procès tourne à l’épreuve de force. A l’instar des thermidoriens, Bonaparte demeure sous la menace d’un effet cymbale, conjugaison des oppositions royaliste et républicaine. Comme en Brumaire, la victoire annoncée risque de l’affaiblir à nouveau au lieu de le conforter.