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La légitimité introuvable

« C’est avec une affliction profonde que j’ai vu cet illustre guerrier porter le sceptre des rois. Tout me prédit que cet instrument de tyrannie causera sa perte et la ruine de la France. »

Baron LARREY, Mémoires.

Le crime

Le sort de Moreau provoque une émotion que reflètent tous les témoignages. Le 17 février, le chef de la police secrète Desmarets reçoit la missive suivante d’un informateur nommé Candide : « Aujourd’hui, on s’empresse d’annoncer que l’ex-général Morceau vient d’être arrêté. Cette arrestation marquante produit dans le public une sensation qu’il est difficile de rendre ; les troupes commencent à s’en apercevoir et les murmures sont fréquents. » Les protestations partent soit « du nombre de ses partisans, qui est incalculable », soit « de l’amitié et de la confiance que le peuple lui porte, et surtout des militaires ». Beaucoup pensent alors que le Premier consul a monté le complot de toutes pièces pour se débarrasser de son dernier rival d’envergure. « Je me souviens, confirme Marbot, que cette arrestation fit le plus mauvais effet dans le public, parce que Georges et Pichegru n’étant pas encore arrêtés, personne ne les croyait en France ; aussi disait-on que Bonaparte avait inventé la conspiration pour perdre Moreau. »

Refusant de se laisser abattre, Moreau nie tout en bloc avec d’autant plus de facilité que Pichegru, par loyauté, et Cadoudal, pour embarrasser le Premier consul, refusent de le mettre en cause. Les rares aveux obtenus sont démentis par les complices qui finissent par accuser la police de tortures.

Dans ce contexte, la mort de Pichegru, trouvé pendu dans sa cellule, jette encore de l’huile sur le feu. « La police déclara qu’il s’était étranglé ; tout Paris s’écria qu’il l’avait été par la police », résume Albert Sorel. Or, sauf si Pichegru détenait des preuves accablantes contre lui – on a parfois parlé de pièces établissant d’anciennes liaisons avec des royalistes –, Bonaparte n’avait aucun intérêt à faire disparaître le principal témoin à charge contre Moreau, dont de surcroît il se doutait bien qu’on lui attribuerait la disparition. Enfin, il le jugeait trop déconsidéré pour représenter un danger quelconque, comme le confirme le général Thiébault qui lui prête une phrase terrible : « On ne se salit pas les mains avec une pièce qui n’a plus cours. » Il n’empêche, dans l’opinion, Pichegru demeurait « le conquérant légendaire de la Hollande, le général qui prend les flottes avec de la cavalerie, sur les golfes glacés ». Pour la première fois depuis cinq ans, l’opinion semble basculer contre Bonaparte parce que, ignorant tout de la conspiration de 1795, elle rend le Premier consul responsable du suicide. L’opposition conjugue une large partie de l’armée, les Parisiens et la plupart des élites jacobines, royalistes et libérales. Le tout cumulé n’est pas sans rappeler la conjuration hétéroclite de Brumaire, même si Bonaparte peut compter sur un noyau dur de fidèles. Il n’empêche. La situation soumet le régime à une menace triple : attentat, pronunciamiento et révolution populaire qui constituent le répertoire de la crise politique depuis 1789. Le prédateur semble devenu une proie.

Ebranlé, Bonaparte se montre d’une irritabilité extrême qui rappelle ses mauvais moments de Brumaire. Il se défoule à de multiples reprises contre le mauvais esprit et l’ingratitude des Parisiens, se révolte de vivre dans une angoisse continuelle face à cet « ennemi qu’il ne pouvait devancer, envelopper, écraser ; dans le souci misérable des briseurs de serrure, des voleurs de papier, des assassins. A la lecture des rapports de Police, il s’emportait hors de lui-même, battant les buissons, frappant à l’aveugle, furieux et honteux, autant de sa fureur même que de son impuissance416 ». La révélation de la collusion entre les deux extrêmes, républicains et royalistes, la complicité évidente de l’Angleterre, le manque d’efficacité de sa police, tout lui prouve la fragilité de l’œuvre accomplie. D’un calme olympien dans un Conseil des ministres, il perd ses nerfs dès qu’il se trouve confronté à l’imprévu ou à l’hostilité physique. Il ne supporte pas le climat d’angoisse et d’incertitude indissociable d’un complot et semble gagné par la panique. Marie-Louise, peut-être pas aussi sotte que la légende a voulu le faire croire, a écrit qu’il « avait une sensibilité que lui donnait la peur, et une faiblesse de nerfs pardonnable dans une femme, mais non dans un homme417 ». Revenant inlassablement sur le sujet à Sainte-Hélène – ce qui prouve assez à quel point il l’a marqué –, il ne cesse de vouloir se justifier en plaidant la légitime défense : « J’étais assailli de toute part et à chaque instant, dira-t-il par exemple. C’étaient des fusils à vent, des machines infernales, des complots, des embûches de toute espèce. Je saisis l’occasion de leur renvoyer la terreur jusque dans Londres, et cela me réussit [...]. Le sang appelle le sang [...]. Malheur à qui le provoque. » A nouveau placé sur la défensive et sous l’emprise de la peur, il quitte le manteau du pacificateur pour chausser ses bottes de 93 et céder, comme la Convention, à la pente fatale de la violence préventive.

Il décide de riposter par une manœuvre en deux temps : « Terroriser les terroristes », passer à l’hérédité pour garantir son pouvoir et à travers lui les intérêts de la Révolution. Frapper puis rassurer, incarner cette dialectique bien française qui unit la peur avec le pouvoir, la violence avec la légitimité. Etrange inversion des rôles entre des royalistes devenus « régicides » et des « bonapartistes », le mot se répand depuis 1802, qui captent le principe monarchique pour barrer la route aux Bourbons.

 

L’antinomie semble toujours aussi insurmontable entre hérédité et révolution, deux mots qui s’excluent depuis 1793, posant depuis lors la question nodale de la légitimité qui n’a cessé de hanter Napoléon et demeure une des problématiques majeures de la politique contemporaine. L’Ancien Régime avait construit la sienne sur deux piliers complémentaires : la religion – le roi est représentant de Dieu sur terre – et la tradition, forgée au creuset d’une histoire partagée depuis Hugues Capet. Napoléon, on le sait, entend y substituer trois éléments : la réconciliation accomplie, la gloire, la volonté du peuple manifestée par plébiscite, soit trois facteurs strictement conjoncturels et qui peuvent donc à l’occasion se retourner contre lui. Aussi sa puissance n’autorise aucun droit à l’erreur.

Les biens nationaux, qu’il s’agit encore et toujours de garantir, augurent une nouvelle hérédité sociale à laquelle doit finalement correspondre une nouvelle hérédité monarchique. Le pacte de 1799 avec les nouvelles élites est scellé par ce « retour au passé pour garantir l’avenir418 ». Comme tout dynaste, Napoléon promet les avantages de l’hérédité du pouvoir. Ses laudateurs modernisent pour ce faire l’argumentaire des nombreux théoriciens de la monarchie, des légistes aux avocats du despotisme éclairé. En élevant le souverain au-dessus de ses semblables, l’hérédité dépassionne la politique en sanctuarisant son cœur. Placé à l’écart des débats, celui-ci sert d’ancre de salut, sa permanence offrant une stabilité d’autant plus nécessaire après le chaos révolutionnaire. Symbole de l’unité française, accomplie par la guerre et la centralisation, l’hérédité serait consubstantielle à une nation qui aurait le sentiment de sublimer ses divisions par l’incarnation dans un exécutif fort, à la fois arbitre et protecteur. Sans oser le dire, beaucoup espèrent que la couronne rendra Napoléon plus sage, calmera cette anxiété qui se traduit par une boulimie d’actions et une nervosité qui en inquiète plus d’un. En outre, elle couperait court aux complots en les rendant inutiles. Si Napoléon reste sans enfants, la couronne reviendra à Joseph, très apprécié des brumairiens pour son pacifisme affiché tandis que ses velléités libérales en font le souverain de cœur du groupe de Coppet. Entre enfin dans la décision la volonté de rassurer l’Europe par l’alignement de la « République viagère » sur les régimes en place, comme s’il n’y avait pas d’autre possibilité : « Je comptais garder encore le Consulat deux ans, quoique avec cette forme de gouvernement les mots jurassent avec les choses... Mais cette conspiration a pensé remuer l’Europe : il a donc fallu détromper l’Europe et les royalistes. J’avais à choisir entre une persécution de détail ou un grand coup. Mon choix ne pouvait être douteux. J’ai donc imposé silence pour toujours aux royalistes et aux jacobins. »

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Les interrogatoires des comploteurs ont révélé le prochain débarquement d’un prince. Plutôt que le comte d’Artois ou un de ses deux fils, les ducs de Berry et d’Angoulême, les soupçons de la police s’orientent rapidement vers le duc d’Enghien, réfugié depuis septembre 1801 à Ettenheim, dans le pays de Bade, à quelques kilomètres seulement de la frontière française. Petit-fils du prince de Condé, généralissime des émigrés, fils du médiocre duc de Bourbon, il a quitté la France en leur compagnie dès juillet 1789. Il n’a cessé depuis lors de jouer un rôle de premier plan au sein de l’émigration militaire, s’illustrant par sa bravoure et un humanisme qui l’a fait chérir par ses hommes. Contrairement aux autres princes de la maison, impotents comme Louis XVIII, trop âgés comme son grand-père ou discrédités par leur pusillanimité à l’instar de son propre père et du comte d’Artois, Enghien revendique l’héritage chevaleresque d’Henri IV, « Bourbon à cheval », galant et vaillant, modèle du prince français dont la notoriété fait de l’ombre à sa propre famille et... peut inquiéter le Premier consul avec lequel il partage jeunesse, obstination et courage. Pourtant, Enghien ne constitue plus un danger, tout juste une menace. A l’image de nombreux émigrés, il se sent depuis lors inutile. Interdit de France, paria de l’Europe, il souffre cruellement de l’isolement dans lequel il se trouve confiné, et qu’il exprime de manière poignante dans une lettre à son père, le 3 juin 1800 : « Bonaparte est sur le trône, respecté, craint, et admiré de tous les souverains, et le roi légitime est à peine toléré dans un coin de la Pologne obligé de témoigner sa reconnaissance au souverain qui veut bien lui accorder un asile ignoré. Qu’espérer après cela, il faut absolument se naturaliser étranger quelque part, devenir quelque chose car être émigré français n’est être rien. On n’est plus ni aimé ni estimé et l’on vous regarde comme un être dangereux, comme un pestiféré qui apporte avec lui le venin et la contagion du mal qui l’a frappé. »

Une enquête bâclée le présente multipliant les allées et venues suspectes, rencontrant de troubles émissaires et accueillant le général Dumouriez, ancien ministre de la Guerre, vainqueur à Jemmapes et réputé membre influent de la mouvance orléaniste. Que Dumouriez n’ait jamais été présent à Ettenheim – l’espion a déformé le nom d’un certain Thumery, un intime du prince –, que le petit-fils du prince de Condé se console de son inactivité forcée dans les bras de sa maîtresse Charlotte de Rohan, ce qui explique ses nombreux déplacements, tout cela importe peu. La psychose règne alors dans l’entourage consulaire, prêt à accueillir n’importe quel ragot pour convaincre l’opinion de la réalité du complot. Bouc émissaire de la raison d’Etat, Enghien devient la victime désignée d’une police débordée en quête de coupable pour faire pardonner ses erreurs et justifier la chape de plomb qu’elle fait peser sur le pays.

Arrêté le 15 mars par une escouade française qui n’a pas hésité pour l’occasion à violer un territoire neutre et indépendant, le duc est ramené séance tenante à Vincennes, devant une commission militaire qui le décrète coupable et le condamne, sentence exécutée immédiatement le 21 mars à trois heures du matin. « Qu’il est affreux de périr ainsi de la main des Français », déclare le malheureux avant de tomber, seulement pleuré par son chien dont la déchirante plainte près du cadavre de son maître résonne comme en écho funèbre à celle du quadrupède de Lodi.

 

Les conditions dans lesquelles l’acte a été décidé et accompli ont donné lieu à des centaines d’ouvrages et de mémoires justificatifs des principaux protagonistes. Sans doute l’insuffisance ou l’excès de zèle de certains des subordonnés, comme Savary, colonel de la gendarmerie, Réal, responsable de la police, ou Murat, alors gouverneur de Paris, ont-ils accéléré le processus, empêchant Bonaparte d’exercer son droit de grâce. Sans doute le rapport fautif des espions d’Ettenheim est-il à l’origine de l’erreur judiciaire. Bien sûr, Fouché et surtout Talleyrand ont poussé à l’exécution du prince de toute leur influence419. Comme l’a parfaitement vu Bourrienne, le premier mouvement de Bonaparte est toujours violent, le second plus réfléchi. En découle la nécessité d’avoir à ses côtés des collaborateurs le connaissant bien et capables d’inertie afin de freiner son emportement et lui laisser le temps de revenir sur sa décision initiale. Or, ce même Bourrienne ayant été renvoyé, le Premier consul serait encerclé de zélateurs dont l’empressement n’aurait d’égal que la soif de parvenir. Ces propos ne semblent pas qu’autojustifications, si l’on se tient à l’appréciation concordante de Desmarets, le chef de la police secrète, lui aussi convaincu que le Premier consul a réagi d’instinct et pris sa décision au reçu du rapport fautif mettant en cause le duc d’Enghien.

Toujours est-il que Napoléon reste bel et bien le seul responsable d’un acte dont il a d’ailleurs toujours assumé la paternité jusqu’à son testament : « J’ai fait arrêter et juger le duc d’Enghien, parce que cela était nécessaire à la sûreté et à l’intérêt du peuple français, lorsque le comte d’Artois entretenait de son aveu, soixante assassins à Paris ; dans une semblable circonstance, j’agirais de même420. » A l’issue du conseil de gouvernement qui se tient le 10 mars dans l’après-midi, c’est lui seul qui ordonne l’arrestation et fixe le mode de procédure, sans appel et expéditif. Il refuse sa grâce à Joséphine, venue la réclamer à genoux421, exécute Cambacérès – qui le somme de ne pas commettre l’irréparable – d’un cinglant : « Vous êtes devenu bien avare du sang des Bourbons. »

 

Il n’y a pas une, mais trois raisons essentielles à cet acte : l’une passionnelle, la vengeance d’un homme aux abois contre le représentant de la famille qui a, selon lui, voulu le tuer ; les deux autres, politiques, contribuant pleinement à la réalisation de l’Empire : ôter toute espérance aux Bourbons, donner des gages aux Jacobins par un second régicide, pacte de sang qui le lie à la Convention et place sa nouvelle hérédité dans la droite ligne de la république.

Le complot de 1804 a atteint Bonaparte en lui prouvant que les royalistes et l’Angleterre ne désarment pas. On l’entend s’indigner : « Suis-je donc un chien que l’on peut assommer dans la rue tandis que mes meurtriers seront des êtres sacrés ? On m’attaque au corps ! Je rendrai guerre pour guerre422 ! » Face aux assassins, il réplique par une vendetta, Bonaparte contre Bourbons, famille contre famille dans la plus pure tradition corse. Ses confidences à Miot valent tous les commentaires : « Je ne serai tranquille sur le trône que lorsqu’il n’existera plus un seul Bourbon, et celui-ci en est un de moins. C’est le reste du sang du grand Condé, c’est le dernier héritier du plus beau nom de cette maison. Il était jeune, brillant, valeureux et, par conséquent, mon plus redoutable ennemi : c’était le sacrifice le plus nécessaire à ma sûreté et à ma grandeur. Que reste-t-il actuellement ? Deux fils du comte d’Artois, sans enfants, dont l’un n’est pas marié et l’autre ne trouvera pas de femme même parmi nos ennemis [...]. J’ai donc réduit autant que possible le nombre de chances qui étaient contre moi. Non seulement si ce que j’ai fait était à faire je le ferais encore, mais demain même si le hasard m’offrait pour les deux derniers rejetons de cette famille, une occasion favorable, je ne la laisserais pas échapper. »

En même temps, fidèle à l’esprit de 1793, Bonaparte tue parce qu’il s’estime en état de légitime défense politique : « Il a fallu faire voir aux Bourbons, au cabinet de Londres, à toutes les cours de l’Europe, que ceci n’est pas un jeu d’enfants. Les circonstances dans lesquelles nous nous sommes trouvés n’étaient point de nature à être traitées chevaleresquement. Cette manière, dans les affaires d’Etat, serait puérile », explique-t-il par exemple devant le Conseil d’Etat. En montrant sa résolution, il assure la sécurité du régime et évite de nouveaux complots : « J’ai versé du sang, je le devais, j’en répandrai peut-être encore, mais sans colère, et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. Je suis l’homme de l’Etat, je suis la Révolution française... », lance-t-il à Mme de Rémusat.

 

 

Fouché, qui s’était montré le principal opposant au Consulat à vie, devient dès lors le premier défenseur de cet empire fondé par le crime. Le rétablissement de l’hérédité passe d’autant mieux à ses yeux qu’elle s’inscrit en rupture absolue avec l’ancienne dynastie : « Vous et les vôtres, lui aurait dit Napoléon le 20 mars, n’avez-vous pas dit cent fois que je finirais par être le Monck de la France et par rétablir les Bourbons ? Eh bien ! il n’y aura plus moyen de reculer. Quelle plus forte garantie puis-je donner à la Révolution que vous avez cimentée du sang d’un roi ? Il faut d’ailleurs en finir : je suis environné de complots ; il faut inspirer la terreur ou périr. »

Comme lors du procès de Louis XVI, il s’agit de rendre tout retour en arrière impossible non seulement pour Napoléon, mais pour tous ceux qui vont poursuivre l’aventure à ses côtés, désormais complices d’un monarque dont la pourpre se teint du sang d’un innocent. Comme l’avait exprimé le conventionnel Bazire à la tribune, les régicides avaient fait un pacte avec la mort auquel Napoléon, avec dix ans de retard, venait de se rallier. Une anecdote rapportée par Albert Sorel fait bien ressortir l’importance de ce gage faustien dans le classement politique de l’époque. Elle se déroule sous le Directoire et prend la forme d’un dialogue entre Treilhard, régicide, et le royaliste modéré Mathieu Dumas. En quête de réconciliation, ce dernier interroge son collègue sur les garanties qu’il juge nécessaires pour faire montre de son ralliement aux thermidoriens :

« Montez à la tribune, lui répond Treilhard, et déclarez que si vous aviez été membre de la Convention, vous auriez, comme nous, voté la mort de Louis XVI.

— Vous exigez l’impossible.

— Non. La partie n’est pas égale ; nos têtes sont en jeu », conclut le « votant ».

Désormais, la tête de l’Aigle est suspendue au même crochet que celles des Treilhard, Sieyès, Carnot ou Fouché. La marche à l’Empire marque ainsi une inflexion à gauche, en grande partie tactique puisqu’elle lui permet de fonder son assise sur le groupe à la fois le plus dangereux et le plus puissant, ces « thermidoriens de gauche », régicides puis révisionnistes, qui l’ont porté en Brumaire et avec lesquels il sent la nécessité de sceller un nouveau bail : « Le Concordat, les radiations m’ont rapproché des émigrés, et tout à l’heure, je le serai complètement, car vous allez voir comment les allures de cour vont les attirer, précise-t-il à Mme de Rémusat. C’est avec le langage qui rappelle les habitudes qu’on gagne les nobles ; mais avec les Jacobins, il faut des faits. Ils ne sont pas hommes à se prendre aux paroles. Ma sévérité nécessaire les a contentés. » Il faut ajouter qu’il a eu largement l’occasion d’apprécier le sens de l’Etat d’un cénacle qui lui a fourni avec Fouché, Cambacérès ou Merlin de Douai ses meilleurs éléments. Napoléon doit alors songer avec amertume au destin d’un Henri IV qui, lui, était parvenu au trône grâce à la réconciliation religieuse. Comment dans de telles conditions bâtir une légitimité durable ?

 

Le crime de 1804 est le frère maudit de Brumaire. C’est pourtant lui qui a permis l’Empire en sacrant la Révolution. Toujours prudent, Napoléon s’évertue dans le même temps à rassurer sa droite en donnant au crime un caractère d’exception, indispensable pour terroriser les royalistes et calmer les Jacobins. Le châtiment vaut cependant avertissement pour tous les notables. S’ils l’abandonnent, il s’appuiera sur les terroristes et régnera par le fer et le sang. « Il se peut, conclut le diplomate Lucchesini fin mars, que Bonaparte connaisse les Français mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, et que l’exemple du cardinal de Richelieu lui ait prouvé qu’en France les coups d’Etat les plus hardis au lieu d’ébranler l’autorité suprême, la consolident. »

La crise

Prêt à tout pour retrouver son portefeuille, Fouché, décidément omniprésent, s’agite au Sénat pour lancer ce qu’il faut bien appeler une mascarade parlementaire eu égard à l’état de servilité auquel sont réduites les différentes chambres depuis la révision de 1802. Le 28 mars 1804, une semaine jour pour jour après l’exécution du duc d’Enghien, une adresse de la chambre haute invite explicitement au passage à l’acte : « Vous fondez une ère nouvelle mais vous devez l’éterniser : l’éclat n’est rien sans la durée. Nous ne saurions douter que cette grande idée ne vous ait occupé, car votre génie créateur embrasse tout et n’oublie rien. Mais ne différez point [...]. Grand homme, achevez votre ouvrage en le rendant immortel comme votre gloire. Vous nous avez tirés du chaos du passé, vous nous faites jouir des bienfaits du présent, garantissez-nous de l’avenir. »

Le message est aussitôt relayé par une vigoureuse campagne destinée à entretenir l’illusion d’une attente populaire incompressible. Bonaparte laisse passer un mois, prétend qu’il ne se décidera que « dans le seul but de l’intérêt de la nation » et qu’il n’a « plus rien à désirer ». Pendant ce temps, des centaines d’adresses enthousiastes des maires, généraux et corps constitués affluent aux Tuileries423, et le Premier consul laisse manœuvrer les chambres par ses frères et Fouché afin d’être sûr du résultat. Toute sa tactique vise à donner l’impression qu’il est forcé, n’accepte le trône qu’à son esprit défendant, par fidélité à la Révolution et afin de couper l’herbe sous le pied des royalistes. Le terrain déminé, il peut répondre au Sénat le 25 avril, avec une fausse humilité stupéfiante, de lui faire connaître sa pensée tout entière424.

On décide finalement de sortir du formol le Tribunat, réputé plus indépendant, pour offrir à l’opinion l’illusion d’un débat. Comme le révèle Miot de Mélito, le choix des orateurs est soigneusement pesé : un ancien régicide, le bien-nommé Curée, dépose le 30 avril une motion « tendant à ce que Napoléon Bonaparte, actuellement Premier consul, fût déclaré Empereur des Français et à ce que la dignité impériale fût déclarée héréditaire dans toute sa famille ». Un ancien royaliste fructidorisé, Siméon, la soutient à son tour, donnant l’illusion de l’union sacrée, si nécessaire alors devant la dégradation récente de l’opinion. Seul Carnot a le courage de se prononcer contre, son plaidoyer surnageant dans l’océan de flagornerie qui caractérise les autres discours425 : « On propose de faire à Bonaparte une propriété absolue et héréditaire d’un pouvoir dont il n’avait reçu que l’administration. Est-ce là l’intérêt bien entendu du Premier consul lui-même ? Je ne le crois pas... Tout ce qui a été dit jusqu’à ce jour sur le pouvoir absolu prouve seulement la nécessité d’une dictature momentanée dans les crises de l’Etat mais non celle d’un pouvoir permanent et inamovible ».

Le vœu, adopté le 3 mai, est transmis au Sénat qui renchérit par la voix de l’ancien ministre et directeur François de Neufchâteau, celui-ci rappelant que la chambre haute a donné l’impulsion en la matière. Le « débat » ne vaut que par le discours hostile de Grégoire dont le vote négatif rejoint celui de deux brumairiens d’envergure, Volney et Sieyès, tandis que deux des plus illustres idéologues, Cabanis et Choiseul-Praslin, choisissent de s’abstenir. Ainsi, une poignée d’irréductibles a encore le courage de défendre la République, le reste court après les honneurs et justifie son apostasie au nom de la nécessité de barrer la route aux Bourbons et de garantir les biens nationaux. Toutefois, le don n’est pas gratuit. Pour prix de leurs services, les sénateurs multiplient les exigences et susurrent leurs premières doléances. Sous prétexte de fortifier l’Empire naissant, ils réclament plus de pouvoir et de considération, à commencer par l’extension de l’hérédité en leur faveur. Napoléon s’y oppose vertement devant le Conseil d’Etat, prononçant à l’occasion ces paroles prophétiques : « Quelque jour le Sénat profitera de la faiblesse de mes successeurs pour s’emparer du gouvernement. On sait ce que c’est que l’esprit de corps, cet esprit le poussera à augmenter, par tous les moyens, ses pouvoirs. Il détruira, s’il le peut, le corps législatif, et si l’occasion s’en présente, il pactisera avec les Bourbons aux dépens des libertés de la nation. »

 

Le 18 mai 1804, un nouveau sénatus-consulte ratifie la métamorphose en confiant le destin de la République à un empereur. Comme en 1802, un nettoyage constitutionnel en 142 articles renforce encore les pouvoirs du souverain, notamment sur le Sénat dont il nomme dorénavant seul les membres et en nombre illimité. Pour complaire aux vœux discrets émis par les chambres en faveur d’un plus grand libéralisme, Napoléon désormais Ier, ex-Premier consul, consent à créer deux commissions sur la liberté de la presse et la liberté individuelle qui ne joueront aucun rôle significatif. Dans le même ordre d’idées, le Corps législatif, éperdu de reconnaissance, retrouve le droit à la parole, avec d’autant plus de facilité qu’il ne sera presque plus jamais convoqué et qu’il délibérera en comité secret. En revanche, le Tribunat voit ses dernières marges de manœuvre anéanties puisqu’il perd le droit d’élire son président et de discuter les lois en séance plénière.

Le même jour, le bureau du Sénat se rend à Saint-Cloud en grandes pompes complimenter le nouveau souverain. Cambacérès l’y appelle « Sire » pour la première fois, enterrant du même coup son propre Consulat qui lui avait pourtant été déféré à vie deux ans plus tôt. Le régicide entonne l’éloge de la monarchie avec l’emphase qui sied aux circonstances. « J’accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation, lui répond Napoléon. Je soumets à la sanction du peuple la loi d’hérédité. J’espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille. Dans tous les cas, mon esprit ne serait plus avec ma postérité, le jour où elle cesserait de mériter l’amour et la confiance de la grande nation. » Phrases cruellement prémonitoires quand on connaît la suite de l’aventure. Le sang-froid dont Napoléon fait montre durant la cérémonie impressionne les contemporains : « Il paraissait le moins gêné de tous », résume Miot de Mélito qui dépeint l’embarras des assistants commençant leurs phrases par l’ancien « citoyen Premier consul » avant de tenter de rattraper la gaffe en braillant le « Sire » ou « Votre Majesté » désormais en vigueur. Toujours aux avant-postes, le valet de chambre Constant dépeint une journée heureuse : « Tout le monde était ivre de joie dans le château, chacun se faisait l’effet d’être monté subitement en grade, précise-t-il dans ses Mémoires. On s’embrassait, on se complimentait, on se faisait mutuellement part de ses espérances et de ses plans pour l’avenir ; il n’y avait si mince subalterne qui ne fût saisi d’ambition : en un mot l’antichambre, sauf la différence des personnages, offrait la répétition exacte de ce qui se passait dans le salon. »

Et pourtant, cet enthousiasme de façade le dispute chez beaucoup à l’amertume ou à l’indignation. Commentant la cérémonie, le général Macdonald, réputé républicain et proche de Moreau, écrit ainsi au frère rebelle : « Qu’avez-vous fait Lucien, ou plutôt qu’avons-nous laissé faire ? » avant de prédire la reprise de la guerre qui mènera « à la perte de nos libertés politiques et peut-être individuelles achetées si chèrement ». Décidément bon prophète, le futur maréchal, déplorant le caractère du maître, redoute son intoxication par le « flux et reflux des courtisans avides des faveurs nouvelles d’un nouveau pouvoir absolu ». Avant de conclure : « C’en est donc fait ; nous n’avons plus, au lieu de chamarrer nos uniformes, qu’à porter le deuil de nos libertés. » Le député Biot, écrivant au même Lucien, précise qu’une partie des « républicains purs » ont échangé « de biens singuliers regards », oscillant du rire aux larmes.

 

 

Le titre d’empereur, en lieu et place de celui de roi, vise avant tout à établir le caractère original du nouveau régime, enfant naturel de Rome et de Charlemagne plutôt qu’héritier des Capétiens. Rome antique à laquelle on emprunte l’aigle comme emblème426 et ce titre d’imperator, soulignant la puissance de son détenteur et annonçant de nouvelles conquêtes. Mais Charlemagne n’est pas oublié, conquérant et législateur, père de cet empire d’Occident auquel aspire le maître de la France. La magie du titre doit également faire rêver et oublier la médiocre extraction du parvenu couronné. Encore humain, celui-ci se confie alors souvent à Mme de Rémusat : « Talleyrand voulait que je me fisse roi ; c’était le mot de son dictionnaire. Il se serait cru tout de suite redevenu grand seigneur sous un roi ; mais je ne veux de grands seigneurs que ceux que je ferai ; et puis le titre de roi est usé, il porte avec lui des idées reçues, il ferait de moi une espèce d’héritier ; je ne veux l’être de personne. Celui que je porte est plus grand, il est encore un peu vague, il sert l’imagination. Voici une révolution terminée, et doucement, je m’en vante. Savez-vous pourquoi ? C’est qu’elle n’a déplacé aucun intérêt et qu’elle en éveille beaucoup. » Et le nouveau César d’ajouter ces phrases terribles sur notre peuple : « Il faut toujours tenir vos vanités en haleine à vous autres ; la sévérité du gouvernement républicain vous eût ennuyés à mort. Qu’est-ce qui a fait la Révolution ? C’est la vanité. Qu’est-ce qui la terminera ? Encore la vanité. La liberté est un prétexte. L’égalité, voilà votre marotte, et voilà le peuple content d’avoir pour roi un homme pris dans les rangs des soldats. »

En élevant l’ancien lieutenant famélique au rang suprême, la nouvelle France se couronne par procuration et conserve l’illusion de demeurer maîtresse de son destin. En ce sens, elle légitime une Révolution qui prouve à travers son ascension qu’elle a changé la face du monde en créant une nouvelle société fondée non plus sur la naissance mais sur le mérite. Ambigu de bout en bout, l’Empire demeure d’ailleurs une république comme l’attestent les premiers en-têtes officiels : « République française. Napoléon Ier empereur. » Pour beaucoup, la véritable rupture est intervenue avec le Consulat à vie et la possibilité pour le chef de l’Etat de choisir son successeur. Seule une minorité comprend que la césure fondamentale se joue alors, dans ce passage forcé du pouvoir viager à la naissance d’une dynastie. Contrairement aux apparences, 1804 ne marque pas le prolongement mais plutôt la fin d’un cycle ; donc le prologue d’un nouveau cycle qui n’aura plus la France mais le monde pour cadre. En clair, l’Empire annonce l’impérialisme.

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L’avènement est paradoxalement salué par une importante baisse de la Bourse, la rente passant de 59 à 52. La chute du baromètre de la confiance prouve que les notables s’inquiètent, le malaise persistant depuis l’arrestation de Moreau. Selon Barante, le sénatus-consulte est accueilli avec morosité tandis qu’une pièce sur Pierre le Grand de Carrion-Nisas, louange à peine déguisée du souverain, doit être retirée de l’affiche au bout de deux jours tant le public la siffle, empêchant même le grand Talma de la jouer. L’assassinat du duc d’Enghien indigne toujours des élites qui, pourtant, n’osent déjà plus protester ouvertement. « Paris ; sauf le Paris encore révolutionnaire fut en deuil », note Norvins, pourtant un inconditionnel de Napoléon avant de préciser : « Chacun disait “Bonaparte a flétri sa vie.”427 »

Il a ruiné cette confiance patiemment conquise... par sa modération : « La tragédie européenne amorcée en 1793 se noua en 1804 », écrit Marc Fumaroli dans sa préface à la Vie de Napoléon par Chateaubriand, avant d’ajouter : « Le centaure Napoléon vient du monde héroïque par le génie ; mais par le cynisme qui l’allie à Fouché, il participe du monde moderne, il le prépare. »

 

Le complot de 1804 lui a confirmé la précarité de son pouvoir, sujet à la rivalité des autres généraux, à la pusillanimité des élites et à la volatilité du peuple. La dégradation de l’esprit public renforce son mépris pour Paris, éternelle capitale de la fronde, des sarcasmes et de la frivolité. Ulcéré par sa bouderie, il envisage même de la dégrader au rang de métropole régionale pour s’installer à Lyon, jugeant la capitale des Gaules plus centrale et surtout plus fidèle. Le charme est rompu. Il a perdu dans l’affaire bien des partisans sur sa droite comme sur sa gauche. Comme Chaptal ou Roederer, Miot de Mélito commence à se détacher de lui : « Tant de sang versé, tant de fortunes détruites, de sacrifices... n’avaient abouti qu’à nous faire changer de maître, qu’à substituer une famille inconnue il y a dix ans, et qui, au moment où commença la révolution était à peine française, à la famille qui régnait depuis huit siècles sur la France », écrit-il dans ses Mémoires. Rouget de Lisle, le célèbre auteur de la Marseillaise, lui adresse une note touchante et prémonitoire : « Bonaparte ! Vous vous perdez et ce qu’il y a de pire, vous perdez la France avec vous [...]. Quels que soient vos projets, ils vous traînent à une catastrophe d’autant plus terrible qu’elle sera méritée. » Une anagramme circule alors : « Napoléon empereur des Français. Ce fol empire ne durera pas un an. »

 

Révulsé par l’exécution du duc d’Enghien, Chateaubriand démissionne du corps diplomatique et rejoint dans l’opposition Benjamin Constant et Mme de Staël. La république des lettres, hormis les folliculaires de circonstance et autres poètes de pacotille avides de pension, se tait, faute de pouvoir critiquer : « J’ai pour moi la petite littérature, et contre moi la grande », déplore l’auteur du Souper de Beaucaire. Ce divorce avec l’Empereur de la littérature s’avère d’autant plus regrettable que Napoléon et Chateaubriand partagent beaucoup : mêmes origines aristocratiques, éducation philosophique, refus des contingences, traumatisme de la Terreur, génie visionnaire, orgueil incommensurable. Flambeau du « parti clérical », qui était aussi celui de l’hérédité puisqu’il groupait Fontanes et Lucien Bonaparte, l’auteur d’Atala personnifiait le ralliement des royalistes, acté par l’amnistie et la nouvelle alliance de l’Etat et de l’Autel428. René aurait pu être le Bossuet d’un Empire qui n’aura pas davantage de Corneille ou de La Fontaine tant la censure et la stérilisation de la pensée ont tué toute transcendance et liberté de juger. L’Empereur a beau ironiser – « Mon embarras n’est point d’acheter M. de Chateaubriand, mais de le payer ce qu’il s’estime429 » –, il ne lui reste qu’à vitupérer : « Nous n’avons pas de littérature, c’est la faute du ministère de l’Intérieur. »

 

Autre conséquence néfaste, l’assassinat l’a brouillé avec la Russie, la seule puissance à avoir fait montre de son indignation en prenant le deuil et en exigeant crânement des explications. Mandaté par son maître qui juge l’ingérence scandaleuse, Talleyrand adresse une réponse cinglante d’ironie quand on sait le rôle trouble joué par le tsar Alexandre Ier lors de l’assassinat de son père : « On se demandera si lorsque l’Angleterre méditait l’assassinat de Paul Ier, on eût connaissance que les auteurs de ce complot se trouvaient à une lieue des frontières, on n’eût pas été empressés de les faire saisir. » Le tsar blêmit devant l’insulte et entame les conversations tous azimuts qui aboutiront sous peu à la formation d’une nouvelle coalition. Quant aux autres cours, comme la Prusse et l’Autriche, elles gardent un silence gêné mais n’en pensent pas moins. Toutes perçoivent la naissance de l’Empire comme une menace et redoutent la dérive conquérante du maître de la France.

Louis XVIII, qui a renvoyé sa Toison d’or au roi d’Espagne, alors notre allié, fulmine une proclamation à la nouvelle de l’établissement de l’Empire430. Pour la première fois, le prétendant s’y montre conciliant, annonce d’une révolution culturelle qui mettra plus de dix ans à porter ses fruits431. Dans l’immédiat, elle ne rencontre aucun écho, pas plus que les dizaines de pamphlets et chansons hostiles qui circulent sous le manteau. L’une d’entre elles est d’autant plus intéressante qu’elle démontre bien la connexion nouvelle entre les deux extrêmes opposants, les royalistes tendant la main aux républicains pour abattre celui qu’on commence à appeler « l’usurpateur » :

 

L’indivisible citoyenne

Qui ne devait jamais périr

N’a pu supporter sans mourir

L’opération césarienne.

Grands-Parents de la République

Grands raisonneurs de politique

Dont je partage la douleur

Venez assister en famille

Au grand convoi de votre fille

Morte en couches d’un Empereur.

 

Autre production typique de l’époque, le pamphlet connaît une nouvelle jeunesse. Maîtres dans ce genre qu’ils pratiquent en orfèvre depuis la Fronde, les « aristocrates » surpassent la pesante armada officielle par la vigueur de leurs traits et leur sens des formules assassines. Un certain abbé Coulon publie de Londres un Discours sur le couronnement de Buonaparte qui contient déjà tous les ingrédients de la légende noire : « parjure, apostat, homicide, distributeur de rapines », l’usurpateur, « né dans la poussière et la misère », de surcroît « sorti d’une nation dont les anciens Romains ne voulaient pas même tirer leurs esclaves », fonde sur la violence et le crime une tyrannie militaire qui ajoute à sa souillure fondatrice « tous les excès du luxe et de la débauche ». Mais son règne n’est qu’éphémère, tout comme celui de la cohorte de parvenus qui l’accompagne. Le roi reviendra, « l’ordre sera rétabli ; et la confusion ne laissera plus que le souvenir de ses horreurs et l’horreur de son souvenir ». L’auteur conclut par l’apologétique de ce paradis blanc qui succédera à l’apocalypse impériale comme « le soleil vient dissiper l’orage ». Sécurité et confiance renaîtront « sous les rayons bienfaisants de votre majesté, ramenant avec elles la douce jouissance du calme et de la concorde que la sagesse de nos lois laissait aux esprits ; de toute part on s’écriera avec les sentiments d’une sincère et mutuelle félicitation : que le ciel qui l’a rendu à nos vœux, ce digne fils de nos rois, le conserve pour notre bonheur ! »

*

Le procès de la conspiration intervient juste après la proclamation de l’Empire dans ce climat troublé. Quarante-sept accusés, dont Moreau et Cadoudal, comparaissent du 25 mai au 9 juin. La bravoure crâne du chef chouan impressionne d’entrée l’auditoire. Le président Thuriot, ancien régicide, l’interpellant sur le portrait de Louis XVI qu’il gardait en sa possession, Cadoudal lui répond du tac au tac : « Et toi, Tue-Roi, qu’est-ce que tu as fait de l’original ? » Assumant ses responsabilités, le géant de la Vendée est naturellement condamné à mort. Il refuse la grâce que lui propose discrètement le nouvel empereur sous réserve qu’il en fasse la demande : « Ce bougre-là voudrait m’avilir », dit-il pour tout commentaire. Le 12 juin, il monte sur l’échafaud, partageant son sort avec une dizaine de complices. Fier jusqu’au bout, il exige d’être guillotiné le premier : « Et maintenant, dit-il à ses compagnons avant de quitter la Conciergerie, il s’agit de montrer aux Parisiens comment meurent des chrétiens, des royalistes et des Bretons. »

 

Quoique couvert par les conjurés royalistes et rassuré par la mort de Pichegru, Moreau apparaît après le duc d’Enghien comme la victime annoncée de la vendetta impériale. Conforté par l’absence de preuves de l’accusation, le vainqueur d’Hohenlinden incarne pour tous les opposants l’idéal républicain sacrifié sur l’autel de l’Empire. « Il y eut, rapporte Bourrienne, une séance dont l’effet électrique fut prodigieux. » Le général Lecourbe, vieil ami de Moreau, entre dans la salle d’audiences portant un enfant. « Il le prend, l’élève dans ses bras, et s’écrie d’une voix forte mais émue : soldats, voilà le fils de votre général ! A ce moment imprévu, tout ce qu’il y avait de militaires dans la salle se leva spontanément et lui présenta les armes, et en même temps, un murmure flatteur parcourt tout l’auditoire. Certes, si en ce moment Moreau eût dit un mot, l’explosion était telle en sa faveur que le tribunal s’en allait être renversé et les prisonniers libres. » Or « Moreau garda le silence et seul parut ne pas prendre part à ce mouvement ». L’alerte n’en a pas moins été chaude. Comme le résume Desmarets, chef de la police secrète : « Le procès devient plus menaçant que la conjuration. » « Je n’ai jamais vu, confirme Roederer, de dispositions plus sinistres pour le gouvernement ; j’ai suivi tous les mouvements, du barreau et du peuple ; l’esprit n’en était pas plus farouche. »

Ecartelé entre les objurgations répressives de l’Empereur432 et l’absence de preuve, le tribunal opte pour une solution médiane en condamnant finalement Moreau à deux ans de prison, « comme un voleur de mouchoirs », s’indigne Napoléon. Après avoir envisagé de casser le jugement et faire exécuter le général, il décide finalement de jouer la carte de l’indulgence et le bannit le 24 juin433 : « Que voulez-vous que j’en fasse ? dit-il à ses confidents. Le garder ? ce serait encore un point de ralliement. Qu’il vende ses biens et quitte la France ! Que ferais-je de lui au Temple ? J’en ai assez de lui. » De même, il prononce la grâce de plusieurs condamnés à mort issus de la haute noblesse royaliste, à commencer par les frères Polignac et Rivière, proches du comte d’Artois. Maintenant en position de force, il pratique la clémence d’Auguste. Il tue ainsi dans l’œuf les rumeurs naissantes sur sa folie néronienne et paraît renouer avec la pacification consulaire. La fièvre populaire retombe d’ailleurs aussitôt.

Les sacres

Tout au long de cette incroyable année 1804, Napoléon s’efforce de façon désespérée de croiser les légitimités pour mieux conjurer la fragilité de son nouvel édifice. Bonaparte devenu Napoléon fait feu de tout bois. Il châtie les complots, frappe sur sa gauche et sa droite, se fait appeler par les notables, en appelle au peuple.

Prolongement naturel du sacre parlementaire, le rituel plébiscitaire marque un infléchissement certain par rapport à celui de 1802. « Réduite à mettre au monde un être qu’elle n’avait pas conçu » selon l’expression du général Thiébault, la France réelle peine à se rendre aux urnes. Manipulations diverses et gonflement massif des votes de l’armée permettent seuls d’atteindre à nouveau trois millions et demi de oui434.

 

« Je n’ai détrôné personne Monsieur, disait Napoléon à Ségur ; j’ai trouvé, j’ai relevé la couronne dans le ruisseau et le peuple l’a mis sur ma tête : qu’on respecte ses actes. » Au défunt droit divin, il substitue la souveraineté du peuple comme fondatrice d’une légitimité héréditaire. Alchimie inédite mais contradictoire. Si la vox populi est bien la vox dei, rien ne lui interdit de renverser ce qu’elle a élu. L’Empire passe en force mais l’Empereur se sait dépendant de la volatilité de l’opinion. Au point que l’on peut se demander si Napoléon, en rétablissant la royauté, ne va pas à contre-courant de l’histoire. Sa soif d’éternité jure avec l’esprit du temps, caractérisé par le rejet de l’hérédité, la passion de l’égalité, l’émergence de l’individualisme, le refus des contingences et le dégoût de la guerre ; autant de sentiments antinomiques avec l’édification d’un Empire autoritaire qui soumet l’individu à l’Etat, répudie l’égalité au profit des nouveaux notables, muselle la liberté d’expression par la conjonction d’une police active et d’une presse aux ordres. Pour l’instant, la fracture n’apparaît pas car Napoléon a gouverné dans le sens de l’opinion et demeure extrêmement populaire. Il n’en est pas moins menacé à brève échéance, sachant qu’il a réalisé ses promesses et accompli sa mission ; perdant sa raison d’être par l’ampleur même de ses succès, sommé de trouver un nouvel élan sous peine de décliner par la coalition de l’ennui et du conservatisme qui menace tout pouvoir installé. Dans l’immédiat et à l’instar de Brumaire, il sort de la crise plus faible qu’à son commencement.

 

A défaut d’une solidarité de cœur, Napoléon se rabat sur une servilité de cour, exclusivement assise sur l’intérêt. Les honneurs pleuvent pour mieux acheter les âmes et les consciences : désignation de six grands dignitaires ; des grands officiers militaires et civils435, mais aussi octroi de sénatoreries, titres et gratifications en tout genre. L’ensemble des élites – politiques, civiles et militaires – doit être intéressé dans la partie qui se joue, non seulement les fidèles qu’il veut récompenser mais aussi les opposants qu’il faut promouvoir pour les rendre solidaires du régime. Institué en mai, le maréchalat récompense bien sûr les amis et les fidèles – Murat, Lannes, Berthier – mais n’oublie pas ces « Spartiates de l’armée du Rhin » (Ségur) qui s’affichent républicains, demeurent proches de Moreau et dont il s’agit de payer le silence comme Augereau, Ney ou Bernadotte. Couronnement du mérite, la nouvelle institution militaire demeure fidèle à l’esprit consulaire mais instaure un ferment de vanité, ver rongeur manifeste dans les prérogatives honorifiques qui l’accompagnent : le bâton étoilé, le titre de monseigneur, la place élevée dans la nouvelle hiérarchie régie par la fraîche étiquette actée par un décret sur les honneurs et préséances.

 

Le sacre militaire, pendant du sacre civil, en appelle lui aussi aux notabilités et aux ilotes, aux officiers supérieurs et aux soldats. Rassemblés pour l’occasion, ils reçoivent la Légion d’honneur lors d’une somptueuse cérémonie orchestrée au camp de Boulogne le 16 août 1804 au nez et à la barbe de la flotte anglaise436. La grande parade réunit une centaine de milliers d’hommes déployés en éventail autour du trône, adossé à la Manche. Puisées dans le casque de Du Guesclin et le bouclier de Bayard, les décorations récompensent les plus grands comme les plus simples, établissent l’égalité dans la bravoure, rendent hommage à l’ancienne chevalerie dont il entend ressusciter l’esprit au profit du nouvel Empire. L’héroïque cohabite ainsi avec le politique comme l’Aigle menaçant avec la pacifique abeille.

 

Bonaparte ne se satisfait pas de ce bric-à-brac, de cet enchevêtrement de cérémonies et d’adresses qui scandent le printemps et l’été. Le doute transparaît dans son recours permanent à la justification, publique ou privée : « Avant la révolution, l’autorité était tombée en quenouille, nous avions un roi imbécile, il a été pendu, on a chassé sa famille. Nous relevons le trône et nous fondons l’Empire. J’ai une force et des avantages que mes successeurs ne pourront conserver. Il faut que j’en profite pour établir un bon gouvernement, un bon système d’administration. » A l’exception de l’armée, dont il enregistre l’adhésion massive avec enthousiasme, il ressent le caractère factice de sa « monarchie de huit jours », comme il la qualifie lui-même.

Il lui faut quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus inouï qui le délivrera du poids de l’assassinat du duc d’Enghien, comme Marengo, le Concordat ou la paix d’Amiens ont su faire oublier Brumaire. Il se décide alors à franchir le pas. Il ose le sacre, ce mariage religieux avec la France dont le plébiscite a été le préambule civil. Charlemagne ayant été couronné par le pape en 800, soit mille ans auparavant, il veut renouveler le précédent, plus fort que les rois, plus grand même que l’Empereur à la barbe fleurie qui s’était déplacé jusqu’au souverain pontife. Cette fois, c’est le pape qui viendra à lui, soulignant la reconnaissance du chef de l’Eglise pour le restaurateur du culte, inclinant sa puissance spirituelle devant le nouveau maître de la France. Elu du peuple, élu de Dieu, détenteur des deux légitimités, populaire et monarchique, il fusionne la république et la royauté par une nouvelle alchimie surpassant le passé, déjà portée vers la postérité. Mais il entend aussi subjuguer l’Europe comme il le confesse en son Conseil d’Etat, réticent devant la venue du pontife : « Messieurs, leur dit-il, vous délibérez à Paris, aux Tuileries. Supposez que vous délibériez à Londres dans le cabinet britannique, que vous soyez les ministres du roi d’Angleterre et que l’on vous apprenne que le pape passe en ce moment les Alpes pour sacrer l’empereur des Français, regarderiez-vous cela comme une victoire pour l’Angleterre ou pour la France ? » Napoléon est donc poussé au sacre par sa quête de légitimité. Plutôt que d’avouer sa faiblesse, il tente de forcer le destin en fondant – après les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens – cette quatrième dynastie annoncée par Brumaire, consacrée le 2 décembre 1804 par le successeur de saint Pierre.

 

Chaque acte de la cérémonie est l’objet d’une âpre négociation avec le pape. Le temps proprement religieux (le sacre) sera suivi d’un couronnement comprenant un serment de fidélité à la Révolution. Toute la journée conjugue rite, mythe et représentation, mariant histoire et magie des souvenirs avec l’esprit du temps. Le rôle du souverain pontife a été limité autant que faire se peut. Le 22 novembre, Pie VII arrive à Fontainebleau où Napoléon vient ingénument à sa rencontre pour le conduire dans sa voiture jusqu’à la capitale. Accouru « comme un aumônier que son maître appelle pour dire la messe », il accepte in fine de procéder à une bénédiction plus qu’à un véritable sacre437.

Tout est en effet calculé, pesé, pour éviter d’affaiblir Napoléon devant le chef de l’Eglise. Le pape accepte ainsi d’abandonner le pontifical romain, qui assurait la soumission du roi au représentant de Dieu, au profit d’un cérémonial spécial concocté par Portalis et l’omniprésent Cambacérès. Ce dernier prévoit par exemple deux onctions, sur la tête et les mains, au lieu des neuf traditionnellement pratiquées sur l’élu prosterné au sol438. Napoléon, lui, ne se prosterne pas. Tout au plus consent-il à s’agenouiller pour recevoir la bénédiction. Mais il ne communiera pas, ce qui ôte, comme le note justement Frédéric Masson, toute valeur religieuse à la cérémonie et donc invalide le sacre pour un catholique. Enfin, geste spectaculaire entre tous, Napoléon se couronnera lui-même avant de sacrer l’impératrice. « Ainsi, récapitule le même historien, les jours qui précédèrent le sacre furent marqués par une petite guerre protocolaire avec pour résultat de soumettre la légitimité pontificale à la volonté impériale. » Indigné, Joseph de Maistre s’élève avec vigueur contre ce « pape régicide » : « Les forfaits d’un Alexandre Borgia sont moins révoltants que cette hideuse apostasie de son faible successeur », écrit-il. A l’autre bout de l’échiquier politique, Stendhal dénonce dans son journal intime « cette alliance si évidente de tous les charlatans, la religion venant sacrer la tyrannie et tout cela au nom du bonheur des hommes ».

Pie VII obtient seulement satisfaction sur deux points : Talleyrand, nouveau grand chambellan mais toujours évêque apostat pour le pape, n’essuiera pas les onctions apposées avec le saint chrême comme le cérémonial le prévoyait. Surtout, et l’élément aura son importance pour la suite, Napoléon doit épouser religieusement Joséphine, ce qu’il s’est abstenu de faire jusqu’alors. Manœuvrant avec astuce, la belle Créole s’en était ouverte au pape qui refuse naturellement d’officier dans ces conditions et impose le mariage devant Dieu. Il est célébré en catimini la veille du grand jour.

 

Le dernier débat porte sur le lieu de la cérémonie. En dépit de sa détestation pour les Parisiens, Napoléon finit par se résoudre à se faire sacrer dans sa capitale. Reims aurait passé pour un plagiat de la royauté ; Lyon, un temps envisagé, comme une parodie. Car Paris a fait la Révolution, domine la France et concentre tous les pouvoirs, l’Aigle n’a en réalité pas le choix. En revanche, il se montre intransigeant sur l’emplacement. Plusieurs de ses conseillers prônent le Champ-de-Mars car il a été le cadre de la fête de la Fédération et sied bien, ne serait-ce que par son nom, au caractère militaire du nouveau régime. Or c’est justement cette filiation que Napoléon veut faire oublier comme il l’explique devant son entourage : « On a songé au Champ-de-Mars par réminiscence de la Fédération mais les temps sont bien changés : le peuple alors était souverain, tout devait se faire devant lui : gardons-nous de lui donner à penser qu’il en est toujours ainsi. Le peuple aujourd’hui est représenté par les pouvoirs légaux. Je ne saurais voir d’ailleurs le peuple de Paris, encore moins le peuple français, dans vingt ou trente mille poissardes, ou autres gens de cette espèce qui envahiraient le Champ-de-Mars : je n’y vois que la populace, ignare et corrompue d’une grande ville. Le véritable peuple en France, ce sont les présidents de canton et les présidents de collèges électoraux ; c’est l’armée dans les rangs de laquelle sont des soldats de toutes les communes de France. »

Pas question donc d’une cérémonie populaire. Le peuple sera spectateur et non acteur du couronnement qui aura pour cadre l’édifice religieux le plus prestigieux de la capitale – Notre-Dame – et rassemblera les seuls notables dont l’emplacement et le rôle seront déterminés par le protocole spécialement concocté pour l’occasion par Ségur, le nouveau grand maître des cérémonies.

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Paris, dimanche 2 décembre 1804, 11 Frimaire an XIII de l’ancien calendrier révolutionnaire encore en vigueur. A neuf heures du matin, le cortège du pape s’ébranle et quitte le Carrousel. Après avoir revêtu ses ornements à l’archevêché, Pie VII pénètre à Notre-Dame au son du Tu es Petrus de Lesueur vers dix heures et demie. L’homme en blanc y attend l’Empereur pendant près de deux heures, recueilli « dans l’attitude d’un pontife qui médite profondément sur les choses du ciel et pour le bonheur de la terre439 ». De son côté, le maître de la France a quitté les Tuileries à dix heures pour offrir aux 500 000 Parisiens, présents en dépit du froid très vif, le spectacle de sa puissance.

Huit escadrons de carabiniers et de cuirassiers en grand uniforme ouvrent la marche, suivis du régiment des chasseurs à cheval de la garde et du déjà légendaire escadron de mamelouks. Suit une série de voitures à six chevaux, « toutes d’or glacé de vert et de rose ». Elles transportent les grands dignitaires, ministres et princesses. Vient enfin le carrosse impérial dessiné par l’architecte Fontaine. « C’est un monde qui roule, écrit Frédéric Masson ; le corps de la voiture, tout doré, est décoré de frises à médaillons représentant les départements de l’Empire que lie un chaînon de palmettes ; sur les portières, les grandes armoiries. Quatre figures allégoriques soutiennent le ciel, qui est tendu de velours vert brodé de branches d’olivier et de laurier, et cerné par une guirlande de lauriers en bronze doré arrêtée par des aigles d’or. L’intérieur est tendu de velours blanc brodé en or ; sur le plafond, foudre ailé, entouré d’une double couronne d’oliviers et de lauriers ; au fond et devant, branches de lauriers autour d’un N couronné ; au bas des portières, sous les glaces, guirlandes de chêne, enfermant une couronne de seize étoiles, avec au centre l’étoile de la légion teintée de la lettre N. Partout, lauriers et semis d’abeilles, et les grandes armoiries ciselées et dorées au mont... » Autour de l’écrin volent des nuées de pages et d’aides de camp. Une nouvelle série de voitures, escortées par les grenadiers, gendarmes d’élites de Savary et cuirassiers à cheval, ferme la marche fantastique.

 

Il faut trois quarts d’heure à l’Empereur et à l’impératrice pour se changer à l’archevêché. Napoléon délaisse sa « petite tenue » du matin pour revêtir son « grand costume » de cérémonie : manteau de velours pourpre doublé d’hermine et parsemé d’abeilles d’or, écharpe de satin blanc « brodée et garnie de torsades en or », robe de satin blanc brodée d’or, cravate et col de chemise en dentelle, couronne de lauriers, cothurnes de soie elles aussi brodées d’or. A ses côtés l’épée sertie du Régent, le plus gros diamant du monde. A son cou le grand collier de la Légion d’honneur. Napoléon, qui déteste l’apparat, croule sous les broderies, mal à l’aise. Encore lucide, il craint à juste titre ce ridicule qui côtoie à tout moment le sublime dans cette journée pas comme les autres. A cet instant, il semble à mi-chemin entre César et un acteur de boulevard : « Quand vous m’emmailloterez dans tous ces habits-là, j’aurai l’air d’un magot, a-t-il dit à son entourage. Avec vos habits impériaux vous n’en imposerez pas au peuple de Paris qui va à l’Opéra où il en voit de plus beaux à Laïs à Chéron qu’ils portent mieux que moi. » L’accumulation des honneurs, placés dans les mains des maréchaux, frise le trop-plein. Rome, Clovis, Charlemagne, les Bourbons : toutes ces références et ces emprunts contiennent trop d’or et trop d’emblèmes, comme si Napoléon tentait d’étouffer la fragilité de sa situation par la surcharge des symboles. Le globe du Saint Empire tenu par Berthier440, le sceptre de Charlemagne441, la couronne de laurier copiée sur César, le saint chrême des Bourbons. Trop de légitimité n’étouffe-t-elle pas une légitimité si jeune, qui n’a pas besoin de tant d’apparat puisqu’elle est assise sur la gloire et la pacification442 ?

 

Heureusement, l’acteur principal se révèle à la hauteur de l’enjeu et sauve la journée par la qualité de sa prestation. Depuis Marengo, le Bonaparte frêle et maladif au teint cireux du Directoire s’est assagi sans s’alourdir. Les portraits consulaires d’Ingres ou de Gros443 soulignent la métamorphose que reflète le célèbre tableau de David. Napoléon arbore le visage dominateur et serein quand il pénètre peu avant une heure dans la cathédrale par la galerie de bois, récemment aménagée par l’architecte Fontaine. « Je vois encore, écrira Thiébault, la figure éternellement imposante de cet homme au puissant regard et qui ne semblait plus homme que par la forme. » Tous les invités l’y attendent, offrant un panorama chamarré et luxueux, mis en valeur par la majesté des lieux. La duchesse d’Abrantès, sans doute aidée par la plume de Balzac, se souvient de « ces milliers de plumes flottantes qui ombrageaient le chapeau des sénateurs, des conseillers d’Etat, des tribuns, ces cours de judicature avec leur costume riche et sévère à la fois, et ces uniformes brillants d’or, puis ce clergé dans toute sa pourpre, tandis que dans les travées de l’étage supérieur de la nef et du chœur, des femmes jeunes, belles, étincelantes de pierreries et vêtues en même temps avec cette élégance qui n’appartient qu’à nous, formaient une guirlande ravissante au coup d’œil ». Au son de la musique composée par Lesueur, Paesiello et l’abbé Roze, la cérémonie se déroule à un rythme lent, adapté à la solennité de l’instant444.

Quand Napoléon s’empare de la couronne et la place majestueusement sur sa tête, l’assistance passe du recueillement protocolaire à l’émotion : « Ce geste, il sut le rendre si noble et si grand que tous les assistants sentirent qu’il appartenait à l’histoire », résume Jacques Bainville avant d’ajouter : « Là encore se manifestait ce système de conciliation des contraires sur lequel avait reposé le Consulat et reposait la nouvelle monarchie. L’élu de la volonté populaire devenait l’élu de Dieu, il appelait à lui les forces spirituelles du catholicisme sans renier celles de la révolution445. »

Vient enfin le couronnement de Joséphine. Rajeunie par un maquillage habile, elle irradie dans sa robe de satin blanc, décorée d’abeilles d’or et surmontée d’un majestueux manteau de velours rouge. Amie de longue date, Laure « d’Abracadabrantès » (Dumas) ressuscite l’instant de grâce unissant le couple : « Il jouissait en regardant l’Impératrice s’avancer vers lui et lorsqu’elle s’agenouilla, lorsque les larmes, qu’elle ne pouvait retenir, roulèrent sur ses mains jointes qu’elle élevait bien plus vers lui que vers Dieu, dans ce moment où Napoléon, ou plutôt Bonaparte, était pour elle sa véritable providence, alors il y eut entre ces deux êtres une de ces minutes fugitives, uniques dans toute une vie et qui comblent le vide de bien des années. » Quand Pie VII prononce la formule rituelle, Vivat Imperator in aeternam, ce sont des milliers de voix qui s’élèvent en écho pour lui répondre.

 

Comme convenu, le pape se retire, laissant le champ libre au dernier acte de la cérémonie. Napoléon délaisse le « petit trône » proche de l’autel pour « le grand trône » aménagé près du parvis et surélevé afin d’être vu par tous. Après Dieu, l’Empereur prend à témoin la France446 devant laquelle il s’engage par serment : « Je jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République, de faire respecter les lois du Concordat et de la liberté des cultes ; l’égalité des droits ; la liberté politique et civile ; l’irrévocabilité des ventes de biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n’établir aucune taxe en vertu de la loi ; de maintenir l’institution de la Légion d’honneur ; de gouverner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. »

Il est quatre heures de l’après-midi quand la cérémonie s’achève par un Te Deum. Par un long trajet, passant successivement devant le Palais de Justice, le Châtelet puis empruntant la rue Saint-Denis et la place de la Concorde, le cortège regagne enfin les Tuileries vers six heures et demie du soir447. Le Moniteur et la presse officielle présentent une foule nombreuse, acclamant le cortège à la lueur des flambeaux. Garant des intérêts de la Révolution et de l’intégrité du territoire, le nouvel empereur juge sans doute accomplie la promesse faite au lendemain de Brumaire : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie. »

*

La postérité n’a pas eu conscience de la faiblesse originelle du nouveau régime. Conquise par le lyrisme du Mémorial, la magie des images d’Epinal, les flamboyances de Léon Bloy ou la caméra d’Abel Gance, elle assimile la cérémonie au tableau de David dont la célébrité a fini par occulter les centaines de témoignages écrits laissés sur cette journée sans pareille. L’imaginaire a vampirisé la vérité de l’événement, sanctuarisé par la mémoire collective sous le jour faste et serein qui transparaît dans la toile. Luxe des costumes, douceur du visage de Pie VII, sérénité de celui de Napoléon, voisinent avec l’émotion ressentie à la contemplation de Joséphine agenouillée. Une grande toile ne vaut pas seulement par ce qu’elle représente mais surtout par ce qu’elle suggère. En dehors du trio central, pénétré par la majesté de l’instant, l’agrégat des figures forme un ensemble raide et figé. Comme si tous les acteurs se sentaient mal à l’aise et que la cérémonie n’était qu’une mascarade. Cette impression de gêne diffuse se confirme si l’on passe à l’étude de détail. Parmi la galerie des illustres figurants, un visage se détache, celui de Talleyrand qui contemple la scène d’un sourire narquois. Mirant les courtisans avec mépris, il semble aussi rire de lui-même. Sans doute se souvient-il du sacre de Louis XVI en 1775, si différent de celui-ci alors qu’une génération seulement s’est écoulée. Mais cette génération compte pour dix. Entre-temps se sont accomplis la Révolution, la Terreur, Thermidor, le Directoire, le 18 Brumaire et le Consulat ; soit trois types de régime, quatre constitutions, huit coups d’Etat et grandes journées révolutionnaires. Tour à tour évêque, constituant, émigré et ministre, « le diable boiteux » synthétise à lui seul l’extraordinaire des temps et la sinuosité de la plupart des itinéraires448.

Personne ne connaît mieux que lui ce passé proche dont la démence, la fièvre et la peur hantent encore les mémoires. Terreur et Empire, feu révolutionnaire et immobilité du sacre, le contraste habite alors tous les esprits et nourrit le doute sur la viabilité de l’expérience. Personne ne connaît encore la suite de l’histoire mais tout le monde s’interroge sur les paradoxes et ambiguïtés de cette étrange cérémonie qui prétend terminer la Révolution par la mort de la république.

 

En dépit des comptes rendus officiels présentant le spectacle de foules enthousiastes, les historiens penchent plutôt pour une assez large indifférence de la nation. Certes, on recense des acclamations mais pas d’adhésion massive et spontanée, sauf chez la garde et la poignée d’idolâtres du Grand Homme. Chez Napoléon, le recours à la propagande de masse joue toujours un rôle compensatoire, sachant qu’elle sert également à fausser le regard d’une postérité qui – travaillant sur les matériaux qu’il a façonnés – aura tendance à prendre pour argent comptant les seules sources qu’il aura bien voulu lui laisser.

Un mois de fêtes ininterrompues – bals populaires, carnaval, feux d’artifice, lâchers de ballons – doivent faire oublier les soubresauts du passé pour offrir une image joyeuse et pacifique, associer l’avènement de l’Empire à une nouvelle ère de bonheur et de prospérité. Comme à Rome, il faut du pain et des jeux, des sons et des lumières, de la joie et des fêtes pour donner le change et nourrir l’illusion. Le 3 décembre, des héraults d’armes distribuent un peu partout des pièces d’or et d’argent tandis que le soir un immense feu d’artifice illumine la Concorde449.

 

La remise des aigles, le 5 décembre 1804, complète le sacre et prélude au nouvel âge de la conquête. La dernière grande cérémonie se déroule devant l’Ecole militaire, permettant à Napoléon de mesurer l’ampleur du chemin parcouru en vingt ans : « Ces Aigles d’or étaient des dieux, comme ceux de Rome, des dieux sortis de l’homme et nourris de sang humain ; c’étaient des êtres que chaque soldat animait du souffle de son âme », s’enflamme Albert Sorel. David a encore peint la scène. Napoléon en grand costume de cérémonie pointe la main droite, désignant d’autorité la foule d’officiers et de soldats qui gravissent les marches avec fougue en portant les aigles en triomphe. Entre les deux, les maréchaux chamarrés élèvent leur bâton en signe de joie et de fidélité. Berthier, avec une emphase qui frise le ridicule, porte la main droite sur son cœur dans un geste théâtral, ce qui lui vaut un regard méprisant de Bernadotte.

La cérémonie, imprégnée de mémoire romaine, souligne bien entendu la prépondérance de l’armée et le caractère militaire de l’Empire. Elle ambitionne à la fois de galvaniser les troupes et d’impressionner l’Europe en lui révélant la puissance de la France armée, unie derrière son chef. Il s’agit enfin d’enterrer le souvenir des divisions récentes, d’oublier Moreau et la république, pour sceller un nouveau pacte qui a la gloire comme ciment et la conquête comme appât. En ce sens, la cérémonie, qui conclut la marche à l’Empire, incarne le passage de témoin entre le temps de la réforme consulaire et l’esprit guerrier qui dominera la décennie à venir. Naturellement occulté par David, le temps calamiteux qui préside au spectacle et le gâche fait pourtant figure de mauvais présage, comme si le ciel déchaînait ses foudres pour faire rentrer sous terre les aigles déployées450.

Les virus

Ce qui frappe le plus, dans l’établissement de la nouvelle hérédité, est d’abord l’absence d’héritier. Atteignant le cap fatidique de la quarantaine, il est de notoriété publique que Joséphine ne peut plus avoir d’enfants. Drôle de monarchie si l’on considère que le souverain n’est que le cadet, obligé d’inverser l’ordre de succession en plaçant son aîné à sa suite. Drôle de monarchie où le souverain reste pour le moment le seul à bénéficier de l’hérédité, toutes les grandes dignités demeurant alors viagères. Drôle d’empire qui n’en est pas un puisque la France demeure cantonnée dans ses frontières naturelles. Drôle de monarchie enfin si l’on regarde de plus près l’état de la famille Bonaparte, inconnue hier, déchirée par les querelles internes et critiquée en raison de ses frasques et de son goût ostentatoire pour le luxe et les dépenses somptuaires451. Napoléon se trouve écartelé entre exaspération et solidarité, volonté de régner sans entrave et nécessité d’élever les siens afin de renforcer sa propre légitimité, maintenant indissociable de celle de sa famille. Or il s’avère incapable de tenir un juste équilibre entre fermeté et tendresse, sans laquelle il n’y a pas d’autorité réelle.

Intelligente et plutôt discrète, Elisa a joué un rôle non négligeable dans le ralliement des néoroyalistes au régime. Pauline, en dépit de dépenses immodérées et d’une consommation d’amants préjudiciable, illumine par sa beauté la cour impériale. Veuve du général Leclerc, elle a été remariée avec le prince Borghèse, première union de prestige conclue par le clan et dont s’enorgueillit Napoléon, même s’il méprise son beau-frère qu’il considère comme un parfait imbécile. Reste enfin Caroline qui a conclu un mariage d’amour avec le fringant Murat. Comme Elisa, elle est d’une grande intelligence mais elle surpasse sa sœur par une ambition frénétique. Elle a obtenu pour son mari une des dignités les plus convoitées, en l’occurrence celle de grand amiral, alors même que Murat n’a jamais mis les pieds sur un bateau. Amusé, l’Aigle cède, croyant bien à tort pouvoir compter sur les liens du sang.

 

Autant de problèmes d’intendance, au fond secondaires au regard des contentieux avec ses quatre frères. Au moment du sacre, Napoléon se trouve brouillé avec deux d’entre eux et semble en passe de l’être avec les deux autres. Lucien et Jérôme sont écartés de la succession, tous deux pour avoir osé braver l’autorité du maître en contractant à son insu un mariage qu’il juge indigne.

Si le sort de Jérôme, marié avec une Américaine, une certaine Mlle Patterson, n’intéresse personne – il finit d’ailleurs par divorcer afin de rentrer en grâce –, il en va tout autrement pour Lucien, l’autre illustration de la famille qui vient de claquer la porte et est parti se réfugier à Rome, en avril 1804, après une altercation avec son frère. Veuf de son premier mariage, le sauveur de Brumaire avait épousé le 26 octobre 1803 Alexandrine de Bleschamp. Réputée à tort de mœurs légères, sa nouvelle femme est divorcée, ce qui contrarie à la fois les ambitions de bon genre de la fraîche dynastie et la stratégie matrimoniale de Bonaparte, lequel avait prévu de le marier avec une princesse européenne. Après avoir passé ses nerfs sur le notaire qui avait conclu le contrat de mariage sans son autorisation, il décrète l’omerta envers le couple. Hortense, sa belle-fille, et sa sœur, Caroline, coupables d’être allées leur rendre visite, subissent une scène terrible. « Il nous reprocha d’avoir appelé du nom de sœur une femme dont la réputation n’était pas digne, nous dit que non seulement nous avions manqué à ce que nous devions à lui, comme chef de la famille, mais aussi à ce que nous nous devions à nous-mêmes, rapporte sa belle-fille. “Comment ! disait-il dans le salon sans même nous regarder, je veux rétablir les mœurs et l’on m’amène une telle femme dans ma famille ! Je suis le chef d’une nation à laquelle je dois compte non seulement de mes actions, mais des exemples que je lui donne : je ne souffrirai pas qu’elle ait à s’irriter des vices au lieu des vertus qu’elle a le droit d’attendre de ceux qu’elle élève et qu’elle place à sa tête. Le peuple français est moral. Ses chefs doivent l’être aussi. Assez longtemps la France a été gouvernée par des grands qui se croyaient tout permis. Qui ne marche pas avec moi est contre moi. J’ai des devoirs et je les remplirai. Je serai inexorable. En vérité, je regrette de ne pas être bâtard. Je devrais l’être, moi, car personne ne me comprend” et il sortit sans nous dire adieu452. »

 

Sommé de renvoyer sa femme, Lucien se cabre. Napoléon lui ayant reproché les facéties galantes de son épouse, le rebelle rétorque qu’au moins la sienne est jeune et jolie. Selon la duchesse d’Abrantès, Lucien aurait vitupéré contre la métamorphose monarchique en cours et serait allé jusqu’à piétiner sa montre en annonçant à son aîné : « Vous serez brisé comme ceci. » Partant « la haine dans le cœur », comme il l’écrit à Joseph, il quitte aussitôt le territoire pour aller se réfugier à Rome. Le fossoyeur du Directoire colore sa disgrâce d’une hypocrite fidélité à la république, lui qui n’a cessé de militer pour la marche à l’Empire. Convaincu de l’avoir élevé au trône par son énergie en Brumaire, il se répand un peu partout en invectives contre l’ingratitude de son frère, dénonce son despotisme tracassier et l’instabilité de son caractère. Madame Mère, qui, contrairement à ce qu’expose David, n’assiste pas au sacre, est la seule à prendre publiquement sa défense.

 

Un vent de révolte secoue le clan Bonaparte, frères et sœurs réunis pour défendre leurs « droits » à la Couronne et évincer le clan Beauharnais, cette Joséphine et ses deux enfants qui focalisent leur haine, haine d’autant plus incompréhensible que la stérilité de l’impératrice favorise leur position. Il faut reconnaître que les privilèges dont jouissent Hortense et Eugène, comparés au traitement sévère infligé à la famille de sang, n’arrangent rien. Entraîné par Madame Mère, le clan n’a jamais désarmé contre la Créole légère dont les infidélités multiples ont selon eux souillé l’honneur de la famille et failli compromettre la carrière de « Nabulione ». Dès 1799, Joseph et surtout Lucien ne cessent de pousser au divorce, harcelant la pauvre Joséphine de questions odieuses sur son infécondité tandis qu’ils pressent leur frère de jeter « la vieille », comme ils la surnomment entre eux. Pour se défendre, Joséphine fait courir le bruit que son illustre mari est stérile. Un mot court, attribué à la femme infidèle : « Bonaparte n’est bon à rien », injure suprême pour Madame Mère qui fera de son éviction une affaire personnelle.

La marche à l’Empire provoque un regain de tension qui se focalise autour de leur statut particulier et du couronnement de Joséphine, précédé ne l’oublions pas d’un mariage religieux qui semble condamner le divorce. Titrés princes et princesses français, dotés d’une maison et de revenus considérables, les sept autres enfants Bonaparte n’ont de cesse de faire pression sur Napoléon afin qu’il renonce à ce droit d’adoption, cette soupape de sécurité qu’il s’est réservée pour choisir son successeur453. « Ne dirait-on pas que je frustre ma famille de l’héritage de feu roi notre père ? » ironise un empereur moitié agacé, moitié amusé par les prétentions légitimistes du clan. Il commence à ne plus sourire du tout quand Louis, marié à Hortense en 1802, refuse fermement de lui laisser adopter leur fils, ce qui a toujours été le plus cher de ses désirs454. Autoritaire et irritable, le futur roi de Hollande, élevé par son aîné et longtemps son préféré, a contracté avec la fille de Joséphine un mariage forcé qui ne lui laisse que de la rancœur. C’est pourtant le mariage du cœur selon Bonaparte puisque les enfants à naître seront ainsi, à l’image du futur Napoléon III, petits-fils de Joséphine et neveux de Napoléon Ier. Jusqu’alors soumis, Louis se rebelle avec d’autant plus de véhémence qu’une rumeur infecte, vulgarisée par la presse anglaise, fait de Napoléon le père du fils d’Hortense, mortifiant un peu plus le père légitime qui craint de devenir la risée de l’Europe. Par vengeance, il mène une vie impossible à sa femme, l’éloigne du monde et lui inflige une surveillance tracassière qu’elle supporte de plus en plus mal. A la demande de Joséphine Napoléon intervient ; il morigène plusieurs fois Louis qui s’empresse de le faire payer à Hortense par un redoublement d’interdits et de colères.

 

Derrière Louis, c’est bien sûr Joseph qui tire les fils de ce complot de famille. Le sacre de Joséphine, événement dans l’événement puisque aucune reine n’a bénéficié d’un tel honneur depuis Marie de Médicis, entraîne une dispute vigoureuse à la limite de la rupture. Napoléon ne pardonne pas à son aîné d’avoir fait montre de son opposition dans un conseil privé. Joseph, déjà ulcéré par les tentatives d’adoption du fils de Louis et d’Hortense, semble décidé à aller jusqu’au bout. Roederer et Miot de Mélito, tous les deux proches conseillers du futur roi d’Espagne, ont laissé des témoignages précieux de la colère impériale. Elle est jupitérienne. Devant Roederer, l’Empereur attaque ce frère, jusqu’alors si proche qui « ose me dire que ce couronnement est contraire à ses intérêts » puisque les enfants de Louis seraient favorisés plutôt que les siens455.

 

Joseph subit à son tour directement la foudre. D’homme à homme, Napoléon le somme de se soumettre. Pour qui se prend-il ? Pour qui le prend-il ? Les mots prononcés sont terribles : « Tout vous manque et je vous anéantirai. Car enfin vous serez obligé de paraître aux Tuileries : je vous verrai et je vous dirai : bonjour, prince Egalité ! – et ce mot vous tuera. » Que l’aîné change d’attitude avant qu’il soit trop tard : « Placez-vous dans une monarchie héréditaire et soyez mon premier sujet ! C’est un assez beau rôle à jouer, que d’être le second homme de la France, peut-être de l’Europe. Tout se justifie alors par l’importance du résultat, et ce résultat – vous ne le connaissez pas encore tout entier. Je suis appelé à changer la face du monde ; je le crois du moins. Quelques idées de fatalité se mêlent peut-être à cette pensée, mais je ne la repousse pas ; j’y crois même, et cette confiance me donne les moyens du succès. »

 

La fronde contre Joséphine aboutit à l’inverse du résultat escompté. Non seulement elle a été sacrée mais ses belles-sœurs ont dû soutenir sa traîne en signe de soumission456. « Si Madame Joseph ne veut pas porter la robe de l’Impératrice, Madame Girardin, veuve d’un duc et pair dira qu’elle ne veut pas porter la robe d’une bourgeoise de Marseille457. » Le sacre de Joséphine est acte d’amour autant que de reconnaissance, quel qu’en soit le prix à payer : « Ils disent que ma femme est fausse, et que les empressements de ses enfants sont étudiés. Eh bien ! je le veux, ils me traitent comme un vieil oncle ; cela fait toujours la douceur de ma vie ; je deviens vieux, j’ai trente-six ans, je veux du repos. [...] Ma femme est une bonne et douce femme qui ne leur fait point de mal. Elle se contente de faire un peu l’Impératrice, d’avoir des diamants, de belles robes, les misères de son âge. Je ne l’ai jamais aimée en aveugle. Si je la fais Impératrice, c’est par justice. Je suis surtout un homme juste. Si j’avais été jeté dans une prison, au lieu de monter au trône, elle aurait partagé mes malheurs. Il est juste qu’elle participe à ma grandeur. Dernièrement, elle s’est humiliée jusqu’à s’excuser avec Joseph. Oui, elle sera couronnée ! Elle sera couronnée, dût-il m’en coûter 200 000 hommes. »

 

Tout finit par rentrer dans le rang, mais les blessures laissent des traces indélébiles. A l’indignation des Bonaparte, Eugène est élevé en février 1805 à la dignité de vice-roi d’Italie, après que Joseph eut refusé de ceindre la couronne des Lombards... par peur de perdre son statut d’héritier de l’Empire458. Pauvre Joseph ! Napoléon, encore et toujours, vitupère ce clan insatiable : « Tous les sentiments d’affection cèdent actuellement à la raison d’Etat, dit-il à Miot de Mélito. Je ne reconnais pour parents que ceux qui me servent. Ce n’est point au nom de Bonaparte qu’est attachée ma fortune, c’est au nom de Napoléon. C’est avec mes doigts et ma plume que je  fais des enfants. Je ne puis aimer aujourd’hui que ceux que j’estime. » A travers les premières difficultés avec sa famille, il rencontre déjà un obstacle à ses ambitions, une opposition sourde qui empoisonne l’existence de la plupart des dynastes. S’il se fait craindre, il ne parviendra jamais tout à fait à se faire obéir. Comme le remarque Hortense dans ses Mémoires, il humilie trop mais ne punit pas assez.

*

A cela s’ajoute le virus naissant de l’esprit de cour, poison et fléau des monarchies qui, après les Bourbons, le menace à son tour. Fasciné par l’exemple du Roi-Soleil avec lequel il partage le culte de l’Etat, le mépris des hommes et l’obsession de la gloire, Napoléon profite du passage à l’Empire pour orchestrer la résurrection d’une cour. Comme Louis XIV, il entend par là même tout à la fois accroître son pouvoir, renforcer son prestige et mieux surveiller ses proches. Marqué par l’épreuve de la Fronde, qui lui avait révélé la précarité de son pouvoir, le fils de Louis XIII n’avait eu de cesse de marginaliser la noblesse, dont l’effacement politique s’était concrétisé par son regroupement à Versailles tandis que le pouvoir réel était transféré à l’Etat par le canal des intendants. Coupée de ses racines provinciales, l’aristocratie perdait son autonomie pour devenir l’esclave du monarque, seul dispensateur des places et des honneurs. La métamorphose du pouvoir avait en conséquence laissé place à la chasse aux privilèges, soulignant la dégénérescence du guerrier en courtisan avec pour corollaire la transformation progressive de la monarchie en absolutisme. L’étiquette et les différents rites curiaux, décryptés par Norbert Elias459, mettaient en scène la solennité du monarque en majesté et la soumission de ses entours. Etonnante leçon de pouvoir que professent notamment les célèbres Mémoires du roi qui devaient, et ce n’est pas un hasard, être imprimés en 1806 pour la première fois.

En multipliant les dignitaires, son « successeur » croit de même s’assurer une clientèle fidèle, servile et d’autant plus dévouée que son existence dépend de la survie du nouvel édifice. Au premier regard, le pouvoir impérial paraît même plus puissant que celui du Roi-Soleil, limité par les coutumes, la vénalité des charges et une plus grande opacité de l’espace ; autant de freins qui ont lâché après la vague révolutionnaire et avec le développement des routes. La destruction de l’aristocratie et des corps intermédiaires profite pleinement à Napoléon qui a réalisé à son avantage l’unité du pouvoir : verticalité politique par la centralisation et la mise au pas des chambres, unité de la loi par le Code civil, uniformité religieuse par le Concordat.

Maître de l’élévation sociale, Napoléon dispose librement de centaines de places à attribuer, avec leurs intitulés prestigieux, leurs costumes d’apparat et leurs rémunérations somptuaires ; l’ensemble tient les vanités en haleine. « Il joue plus encore qu’aucun roi du passé sur la passion nationale des places, assure François Furet. Cette transfiguration démocratique des pratiques absolutistes a été le dernier secret du gentilhomme corse ; elle réintégrait dans la nation, à sa manière, l’héritage de cour que la Révolution avait détesté et voulu abolir. »

 

Dans ses Dix années d’exil, Mme de Staël fustige ce travers national, source de notre fragilité politique et de notre fracture sociale : « La grande force des chefs de l’Etat en France, c’est le goût prodigieux qu’on y a pour occuper des places ; la vanité les fait encore plus désirer que le besoin d’argent. Tout ce qui distingue un homme d’un autre est particulièrement agréable aux Français », écrit-elle pour mieux en déduire leur inaptitude à l’égalité : « Ils l’ont proclamée pour prendre la place des anciens supérieurs ; ils voulaient changer d’inégalité, mais non se résigner au seul code politique possible, digne d’être admiré, celui qui rend tous les hommes égaux devant la loi. » L’esprit de cour ou le cœur du mal français, l’incarnation d’une obsession du pouvoir qui ferme la porte à la méritocratie et contrebat l’idéal révolutionnaire d’une société libre, égale en droit et fraternelle. En devenant démocratique, le mal n’a pas disparu mais s’est métamorphosé, le virus infectant les nouvelles élites avant de contaminer la société entière460. A l’aristocratie fermée s’est substituée une oligarchie en réseau, encore plus conservatrice car fragile et marquée par les purges en cascade de la régénération robespierriste. La peur de perdre engendre une dérive suspicieuse qui banalise la pratique du complot, arme de cour par excellence au profit de la conservation des hommes et des mentalités voulue par la minorité consanguine accrochée au pouvoir. La vanité, la jalousie, le lucre sont ses mobiles ; la flatterie, l’intrigue et la corruption ses moyens ; le courage, la sincérité et l’esprit de service ses ennemis. Bonaparte, qui prend les hommes tels qu’ils sont, escompte mettre leurs défauts à son profit en jouant des rivalités et des divisions, quitte à les aviver pour mieux préserver sa suprématie.

 

« Nec pluribus impar », « A nul autre pareil ». La devise de Louis XIV semble parfaitement appropriée au nouvel empereur des Français. Mais, à la différence du Roi-Soleil, l’Empereur n’est pas un porphyrogénète, né dans un siècle où la légitimité du souverain était ancrée dans les consciences. Il va lui falloir en conséquence user d’une rigueur accrue afin de mieux marquer les distances461. Exercice difficile eu égard à l’évolution des mœurs, à l’absence de culture curiale de ses nouvelles élites, et surtout à la force du sentiment égalitaire encore très présent chez les militaires. Là comme ailleurs, il lui faut s’inspirer de l’Ancien Régime tout en s’en démarquant avec ostentation, persuader le peuple qu’il s’agit encore de consacrer la Révolution en distinguant ses plus illustres défenseurs. La marge de manœuvre reste étroite entre la vindicte égalitaire d’un côté, le mépris des anciennes élites de l’autre. Ces dernières, rassemblées dans les salons du faubourg Saint-Germain, s’échinent à frapper de ridicule la nouvelle cour, contrefaçon de Versailles, à coups de bons mots, saillies et quolibets, provoquant la rage de Bonaparte, d’autant plus furieux qu’il est impuissant à les interdire.

Le Consulat a permis de préparer les esprits. On « procéda pas à pas mais sans relâche », constate Thibaudeau. L’installation aux Tuileries en 1800, l’instauration de dames du palais en 1802, la restauration de livrées et la messe dominicale contemporaine du Concordat, l’élaboration de règles protocolaires toujours plus strictes, l’abolition du tutoiement et la prise du deuil officiel, à l’occasion de la mort de Leclerc en 1803, contribuent progressivement à élever le Premier consul au-dessus du commun des mortels et à inspirer le respect pour l’homme autant que pour la fonction.

Préparé par l’instauration des grands dignitaires et des maréchaux, la restauration d’une cour est officialisée par le décret sur les préséances et l’étiquette du 13 juillet 1804. L’Empereur demeure alors le seul pouvoir héréditaire, ce qui renforce d’autant son poids. S’il tient en haleine par l’intérêt, il compte subjuguer par l’étiquette, celle-ci « rabaissant » chaque élévation en l’encadrant dans un maillon réglementaire destiné à mieux établir la supériorité du monarque. Napoléon revient souvent sur le sujet dans la logorrhée du Mémorial : « Je sortais de la foule ; il me fallait, de nécessité, me créer un extérieur, me composer une certaine gravité, en un mot, une étiquette, autrement l’on m’eût journellement frappé sur l’épaule. En France, nous sommes naturellement enclins à une familiarité déplacée, et j’avais à me prémunir surtout contre ceux qui avaient sauté à pieds joints sur leur éducation. Nous sommes très facilement courtisans, très obséquieux au début, portés d’abord à la flatterie, à l’adulation ; mais bientôt arrive, si on ne la réprime, une certaine familiarité qu’on porterait très aisément jusqu’à l’insolence. »

 

L’appel à de nombreux membres de l’ancienne noblesse procède de cette éternelle quête de légitimité. Napoléon la favorise ouvertement, ce qui prouve encore son mépris pour le personnel politique révolutionnaire et sa fascination inavouable pour la royauté défunte. « Eux seuls savent servir », dira-t-il souvent pour justifier sa prédilection pour les descendants des plus illustres familles de la vieille France. Joue aussi une vanité un peu puérile, l’orgueil d’être secondé « comme » les Bourbons par les mêmes noms et selon les mêmes règles. Entre enfin en ligne de compte cette angoisse de la chute qui le pousse à vouloir fortifier le présent par l’appel aux illustrations du passé. Chaque ralliement oblige à la solidarité, donc à la rupture avec les Bourbons et l’ordre ancien462. Reste à passer de la théorie à la pratique.

Or les premières manifestations de la Cour en majesté révèlent les dégâts causés par la Révolution. Menés à la baguette comme un régiment, les courtisans ne supportent pas la comparaison avec leurs prédécesseurs, pliés par une longue expérience aux charmes de la civilité et à la grâce de la représentation. « La caque sent toujours le hareng », tranche l’Empereur, qui, toujours pressé, ne facilite pas, c’est le moins que l’on puisse dire, la tâche des maîtres de cérémonies. Lui-même dépareille tant il semble mal à l’aise : « On imaginerait difficilement plus de gourderie dans la tenue que Napoléon n’en avait dans un salon », raille Metternich463. En réalité, la comédie des apparences l’exaspère, même s’il la juge indispensable. Claire de Rémusat, observatrice avisée de l’époque, multiplie dans ses passionnants Mémoires les récits drolatiques de ces cérémonies durant lesquelles l’impatience de l’Empereur bouleverse sans cesse le ballet prévu et péniblement exécuté. Ainsi ce croquis de la première parade impériale : « Au jour donné, l’Empereur se plaça donc sur son trône avec l’impératrice à sa gauche, les princesses, la dame d’honneur sur des tabourets, et les grands officiers debout des deux côtés. Les dames du palais, les femmes des maréchaux, les grands officiers, des ministres, défilèrent lentement en habit de cour très pompeux, et vinrent jusqu’aux pieds du trône faire leur silencieuse révérence. Les hommes suivirent après. La cérémonie fut très longue. Elle charma d’abord l’Empereur qui, par vanité, se complaisait alors dans l’étiquette, surtout, parce qu’elle était de son invention ; mais cela finit par l’ennuyer mortellement. On pressa tout le monde vers la fin ; on eut assez de peine à lui demander de demeurer sur son trône jusqu’au bout et peu s’en fallut qu’il ne prît de l’humeur contre nous de l’obligation qu’il nous avait pourtant imposée, assurément par le fait de sa seule volonté464. » Tous les témoins décrivent à l’unisson cette cour compassée, oppressée, ennuyeuse à mourir, vivant dans la terreur du maître dont le caractère difficile accentue la dérive servile. « Galère où l’on ramait à l’ordonnance », résume Chaptal pour décrire le climat ambiant.

 

Pour l’heure, cette cour consacre encore le mérite, renouvelle les élites et regroupe les illustrations essentiellement militaires de la nouvelle France. Augereau est fils de domestique, Murat fils d’aubergiste, Ney avait un père tonnelier, celui de Lannes était paysan. A travers leur exemple, chaque Français peut espérer accéder à l’élite administrative et militaire. Substitut à l’absence de lien social, la jeune cour mêle les conditions et rapproche les caractères dans une représentation somptueuse qui flatte le pays et stimule l’économie par la largesse de ses commandes, comme si Napoléon « se trouvait lui-même conduit à croire que le luxe des fêtes pouvait devenir aussi un moyen d’indemnité pour le commerce, et d’encouragement pour l’industrie », précise Mollien. Reflet de l’alchimie impériale, comprimée par la poigne de fer du maître, elle demeure pour l’instant au service de l’Empereur, « un des seuls pouvoirs qui aient réussi à subjuguer, à discipliner les vanités », constate alors Rémusat, responsable des théâtres. Ainsi, Bonaparte veille à ce qu’il n’y ait jamais de favori et ne tolère pas les cabales qui ont tant contribué à discréditer la monarchie465. Aucune coterie n’ose apparaître, même si, déjà, rivalités personnelles et manque de sincérité faussent le regard du pouvoir, troublent ou déforment le jugement de l’Empereur qui n’aime pas entendre ce qui lui déplaît : « L’atmosphère des cours est trop nébuleuse pour que, quoi qu’on fasse, il soit possible de rester constamment dans la bonne route. Le bon choix est une véritable loterie pour le souverain, l’intrigue trouve sans relâche à miner la route sous les pas du mérite », confessera-t-il à Montholon.

 

Derrière la Cour souffle déjà l’esprit de cour. Attachée à sa conservation, elle est prête à tout pour rester dans l’orbite du pouvoir, obsédée par son seul intérêt. Les courtisans d’hier et de toujours ne reculent devant aucun sacrifice, à commencer par celui de leur amour-propre, afin de s’élever dans la hiérarchie. A l’image de leur maître, les nouveaux dignitaires se sentent mal à l’aise. Ils se jugent déjà trop nombreux pour se partager les honneurs et prébendes. Plutôt que d’inclure, ils vont exclure, pressés de refermer sur eux les portes du temple, odieux avec les nouveaux entrants, préférant la médisance à la saine émulation466. C’est cette peur de perdre, démultipliée par la guerre et la Révolution, qui suscite l’esprit de conservation, inhérent au sommet et qui a pour corollaire l’exclusion et l’immobilisme. Il se traduit par un conformisme réducteur, ce « despotisme doux » redouté par Tocqueville, car il s’impose par petites touches, composite invisible entre l’uniformisation des mœurs, du langage et des attitudes qui finit par atrophier la pensée.

Un tel détournement explique le rapport si difficile entre la France et ses élites, la rancœur de la première suscitant le repli des secondes, cet esprit de caste qui, après avoir été l’apanage de la noblesse, caractérise la bourgeoisie conquérante du XIXe siècle. Dans ce contexte, les élites ne se renouvellent guère et repoussent toute velléité de réforme comme un prélude à une nouvelle révolution. Voilà pourquoi, en dépit des bonnes intentions et du volontarisme de l’Empereur, la cour impériale se congélera aussi vite que sa devancière, avant de participer au blocage général de la société.

Autour de Napoléon, peu de vrais fidèles, seulement des clients qui dissimulent leur trahison future derrière un flot d’encens. Là comme ailleurs, Marengo a donné le la d’un style « Empire » sur lequel il n’est pas nécessaire de s’étendre tant il est dégradant pour ceux qui le prodiguent. On l’associe souvent à la figure de Fontanes, président du Corps législatif qui a commencé son ascension fulgurante par un hommage à Washington, empli de basses flatteries à l’endroit du Premier consul. Son homologue du Sénat François de Neufchâteau ne demeure pas en reste : « Son esprit nous entend ; son génie nous devine et son cœur nous répond », s’est-il émerveillé dans un discours prononcé en 1804 pour synthétiser les qualités de l’Empereur.

Des écrivains emboîtent honteusement le pas, célébrant le nouveau César sans la moindre retenue, sans la moindre dignité. On souffre notamment en lisant la poésie officielle qui mérite le mot terrible formulé par Rivarol sur son compte : « Prose où les vers se sont mis. » Roederer, dans son Eloge de Bonaparte publié un an après Brumaire, pousse encore plus loin l’hyperbole. A le lire, « il y a plus de savoir dans cette tête et plus de grandes œuvres réunies dans dix ans de cette vie, que dans toute une dynastie de rois de France ». Et aussi : « On le trouve toujours plus grand que soi, quand il parle, quand il pense, quand il agit. [...] S’il parle, on l’écoute, parce qu’il parle en homme instruit, en homme supérieur. S’il se tait, on respecte son silence même. » Le clergé franchit à son tour les bornes de la décence quand le vicaire général Jalabert salue dans Napoléon la « providence visible » ou lorsque le pasteur Marron distingue en lui « le messie qu’attendaient les juifs ». Le général-préfet La Chaise peut conclure sereinement : « Dieu fit Napoléon et se reposa. » Le mensonge est la rançon de l’absolutisme. Avec le temps, plus personne n’ose lui dire la vérité en face. Même les bulletins de police, censés refléter l’opinion du pays réel, sont volontairement maquillés par Fouché qui a tout intérêt, pour préserver sa situation, à présenter l’image d’un pays pacifié, quitte de temps en temps à manipuler l’information à des fins personnelles. Ainsi, Napoléon se trouve progressivement coupé du peuple, ce d’autant plus que la guerre le privera bientôt de la possibilité de multiplier les voyages, seul moyen direct pour le chef de l’Etat de percevoir l’évolution de l’opinion.

Napoléon est trop averti pour se laisser encore duper complètement : « Je vous dispense de me comparer à Dieu », écrit-il à son ministre Decrès qui avait, après tant d’autres, salué en lui le nouveau messie. L’esprit de cour lui cache pourtant une partie de la société, ses peurs, ses souffrances et surtout ses doutes sur la suite de l’aventure. Seul le dernier carré des fidèles comme Lannes ou Rapp peut encore faire contrepoids au paravent des égoïsmes et à cette enflure de la grandiloquence qui reflète la bassesse de l’âme. Dépendants de la survie du régime, Talleyrand et Fouché, quand leur intérêt immédiat n’est pas en cause, donnent encore quelques utiles conseils, en se gardant d’aller trop loin, sous peine de tout perdre comme l’amiral Bruix, disgracié pour avoir commenté le énième projet de statue en faveur du sauveur d’un définitif : « Faites-le tout nu ; vous aurez plus de facilité à lui baiser le derrière. »

La courtisanerie galopante s’avère enfin dramatique par les conséquences qu’elle engendre sur le caractère de l’Empereur, chaque jour plus autoritaire, déjà à la limite de l’insupportable467. Comme bien des politiques, Napoléon prétend aimer la rude franchise et entendre les vérités qui blessent. En réalité, l’homme demeure un angoissé, gangrené par le doute, obsédé par la chute, uniquement soucieux d’entendre ce qui lui plaît et le rassure. Quand elle ne l’abuse pas, la flatterie l’écœure et renforce encore son mépris des hommes. L’encens d’un côté, l’anxiété de l’autre, conspirent à le pousser à la dictature. Celle-ci a pour corollaire une suspicion tracassière qui se traduit dans le rétablissement symbolique du ministère de la Police en faveur de Fouché, rentré en grâce pour son rôle actif dans les derniers événements. Cette mesure s’accompagne de nouvelles restrictions de la liberté de la presse468. En soumettant les hommes, Napoléon contribue à les dégrader et à en faire des médiocres, sans idées ni initiatives. L’autoritarisme refuse l’originalité et décourage la fidélité. Bientôt son entourage ne comportera plus, sauf exception, qu’une cohorte d’incompétents ou de traîtres potentiels. L’Aigle porte ainsi une lourde part de responsabilité dans ses malheurs ultérieurs. « Jupiter-Scapin » (Pradt) croit tenir par l’intérêt en poussant les siens à s’endetter pour mieux les contrôler. Il oublie simplement que ces proches, une fois arrivés, s’appliquent à oublier qu’ils sont ses obligés et que la faveur, surtout prodiguée sans délicatesse, génère immanquablement l’ingratitude. L’or et les titres sécrètent infailliblement cet esprit de conservation qui engendre un pacifisme inconciliable avec le mouvement impérial. A l’image de l’Ancien Régime, la Cour, servile, deviendra hostile quand la politique suivie remettra en cause ses intérêts, critiquant à mots couverts la « guerromanie » insatiable du maître. La soif de jouissances s’enracine dans le goût du lucre, bien loin des rudesses de la guerre et de la volonté de conquête qui sont au cœur de l’élévation napoléonienne. Malgré la création de la Légion d’honneur, une caste prend déjà la place de l’autre, le notable détrône le noble.

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Le malentendu entre Napoléon et les élites est déjà palpable, comme l’a révélé la teneur des adresses parlementaires. Toutes réclament un surcroît de pouvoir et la garantie des libertés. Incapables d’exiger, les notables quémandent l’ordre et la paix mais Napoléon ne veut pas partager, ce qui l’oblige à entretenir la peur pour demeurer le sauveur. Les masses de granit peuvent se lasser de lui et orchestrer sa chute au profit d’une oligarchie, d’une nouvelle famille régnante ou, qui sait, du placide Joseph. Leurs intérêts garantis, elles entendent maintenant récupérer le pouvoir dont elles ont été privées et risquent de secouer l’édifice si elles parviennent à se fédérer. Tel est par exemple le cas du Sénat, à propos duquel Roederer redoute dès 1804, anticipant de dix ans sur les événements, qu’« après avoir servi longtemps à autoriser des volontés arbitraires », il « pourra bien se croire en droit d’avoir ses volontés propres ; un corps qui aura tout autorisé se croira tout permis ; après avoir été employé par le prince à détruire les pouvoirs constitutionnels, il pourra bien se croire en droit de détruire le prince469 ».

 

La dialectique infernale entre la gloire et la chute piège déjà l’Empereur. Il n’y a pas d’entente possible entre l’Europe et l’Empire comme il n’existe pas de synthèse durable entre l’hérédité et la passion égalitaire. Usurpateur de la Révolution pour les républicains et de l’Ancien Régime pour les royalistes, le « parvenu couronné » vit en permanence sur le fil du rasoir, obligé à un dangereux numéro d’équilibriste qui le précipitera dans le vide à la première fausse manœuvre. Toute pause, toute concession risque d’agiter les ambitions et de l’obliger à lâcher du lest. Justifiée par la peur, la dictature ne peut logiquement survivre qu’en suscitant de nouvelles peurs. Ayant soigné les maux intérieurs, elle doit en conséquence faire dériver l’angoisse vers les champs de bataille, puiser dans la guerre cette légitimité de relais qui lui donnera les moyens d’accroître son emprise de fer. L’insécurité consulaire trouve ainsi son prolongement naturel dans la conquête. Elle présente l’avantage de donner un second souffle à l’épopée de la Grande Nation en exportant le virus révolutionnaire, tout juste contenu en France, dans l’ensemble du continent ; elle maintient l’armée en activité, ranime l’ambition des généraux et leur évite de succomber à la tentation du complot. Sauf qu’en élargissant son cadre, de la France à l’Europe, le jeu devient encore plus complexe, donc dangereux. Il lui faut maintenant gérer la psychologie des peuples, les rivalités entre les puissances, connaître les forces et les faiblesses de chaque Etat, trouver le juste milieu entre force et séduction tout en veillant à conserver le soutien de son peuple. Le défi semble d’emblée impossible à relever.

 

Représentant du roi de Sardaigne auprès du tsar, Joseph de Maistre prophétise déjà l’apocalypse de l’usurpateur. L’Empire, écrit-il au moment du sacre, ne peut être qu’une parenthèse bénéfique : « Laissez faire Napoléon. Laissez-le frapper les Français avec sa verge de fer ; laissez-le emprisonner, fusiller, déporter tout ce qui lui fait ombrage ; laissez-le faire une Majesté et des Altesses Impériales, des maréchaux, des sénateurs héréditaires, et bientôt, n’en doutez pas, des chevaliers de l’ordre, laissez-le graver des fleurs de lys sur son écusson vide », écrit-il avant de conclure : « Rien ne pourra être plus utile que l’ascension passagère de Bonaparte qui hâtera sa propre chute et rétablira toutes les bases de la monarchie sans qu’il en coûte la moindre défaveur au prince légitime470. »

 

Napoléon semble à nouveau hanté par le doute : « Tout ceci durera autant que moi ; mais après moi, mon fils s’estimera heureux, peut-être s’il a quarante mille francs de rente », confesse-t-il en juillet 1804. Alors que, pour les contemporains, l’Empire paraît une fin, le principal intéressé n’y voit toujours qu’un commencement : la conquête, adaptée à un nouvel espace, l’Europe et peut-être demain le monde. Comment ne pas penser à Charles Quint et à ses deux devises successives : « nordum » (pas encore) s’effaçant devant « plus ultra ». La première pourrait être celle du Consulat, la seconde celle de l’Empire. Comme l’écrit André Suarès, sous l’inspiration de Clausewitz : « La guerre l’a mené à la politique ; et la politique le rend toujours à la guerre, dont elle est le dernier mot et la raison suprême. »