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La gloire

« Sachez pour toujours qu’en fait de royaume on prend quand on peut et qu’on a jamais tant quand on n’est pas obligé de rendre. »

FRÉDÉRIC II.

Le réveil de l’Europe

L’Europe de 1805 souffre d’un handicap ancien dans sa confrontation avec la France impériale : sa division. Les vieilles rivalités entre Etats sont réapparues après l’alliance des têtes couronnées au dernier quart d’heure de la monarchie française. L’Autriche et la Prusse ont repris leur lutte pour la domination des Allemagne ; l’Angleterre se satisfait de sa supériorité navale ; la Russie regarde toujours vers l’Orient. Seuls quelques rares pionniers comme Pitt et Metternich comprennent d’emblée le danger que fait peser l’établissement du nouvel Empire. Une nouvelle Rome est en marche, estime par exemple Metternich dans une note qu’il adresse au Prussien Hardenberg le 11 janvier 1805. En conséquence : « Le sort de l’Europe dépend de la détermination des Souverains de l’Autriche, de la Russie et de la Prusse ; de la sincérité, de l’énergie qu’ils mettront dans leur union ; du point de vue élevé qu’ils donneront à leur concert. Le maintien de la paix ne saurait exister sans l’union des grandes puissances. »

La situation actuelle « ne saurait être considérée comme un état de paix ; c’est au contraire un état de guerre d’autant plus dangereux, que la partie attaquante est la seule à employer les armes, à s’assurer des conquêtes sans coup férir, pouvant braver ainsi, sans aucun danger de résistance isolée ou tardive, jusqu’à l’époque où même la réunion des puissances affaiblies ne suffirait plus pour arrêter le torrent. » Ces « faucons » tentent d’unir l’ensemble des monarchies contre l’expansionnisme français. L’Europe, à les entendre, doit comprendre qu’en faisant mine de se rapprocher d’elle par l’instauration de l’hérédité, l’Empire figure un concurrent bien plus redoutable que la République, déconsidérée par la Terreur et ridiculisée par son instabilité. Napoléon est d’autant plus redoutable qu’il a su tirer le meilleur de la Révolution pour fonder un despotisme éclairé, d’essence démocratique et de réalité monarchique, alliant la vigueur de l’une à l’ordre de l’autre. Centralisé, efficace et puissant, le nouvel Etat garantit l’égalité des droits, démembre la grande propriété par le Code civil, offre par la guerre un vaste champ d’émulation ouvert à la gloire et aux talents. Que peuvent en face ces vieilles monarchies, bâties par les âges sur la noblesse et les privilèges ou assises sur le servage comme la Russie des tsars ? La dissémination des valeurs de 1789, qui gagne déjà les élites rhénanes et italiques, la facilité avec laquelle la France s’est emparée de l’Italie et de la Belgique sont autant de signes avant-coureurs. Pourtant, l’Europe demeure passive, indécise, oscillant entre neutralité hostile et neutralité tout court. A défaut de relever la tête, elle se venge par des calembours et sobriquets contre le parvenu couronné, sa famille et sa cour de malandrins.

 

 

Dernière venue dans le concert européen, la Russie d’Alexandre Ie décide la première de se rapprocher d’Albion. Jusqu’alors dominée par son conflit contre l’Empire ottoman552, qui l’a amenée à se rapprocher de l’Autriche, elle s’est contentée dans un premier temps de financer l’émigration, sans pour autant rejoindre la croisade contre la « jacobinière ». Cette politique de soutien sans participation lui permet de mettre à profit les guerres de la coalition pour s’étendre sans risques.

Monté sur le trône en 1801, Alexandre Ie reste d’abord confiné dans une prudente neutralité. Mais semblable en cela à notre pays, l’Empire russe demeure porté vers la conquête553. « Durant les trois cents ans d’existence de la dynastie Romanov, l’empire de Russie s’agrandit à la vitesse de cent quarante kilomètres carrés par jour, écrit Michel Heller. Par leurs dimensions, les conquêtes territoriales de Catherine II surpassent celles de Pierre le Grand. » Il lorgne depuis trois siècles vers Constantinople dont Moscou, se revendiquant la troisième Rome, s’affirme l’héritière. Mais il convoite également la Baltique et la Pologne dont il vient d’arracher une partie substantielle lors des trois partages de 1772, 1793 puis 1795 : « La Russie ne pouvait respirer, prospérer et croître qu’en s’ouvrant les routes de la civilisation et les routes du commerce. La route du commerce, c’était la Baltique, et les Suédois la fermaient. La route de la civilisation, c’était la vieille Europe, et la Pologne en occupait tous les passages. De là, pour la Russie, un antagonisme primordial avec les Suédois et les Polonais aussi bien qu’avec les Turcs », précise Albert Sorel.

Pour avancer encore, notamment en Europe centrale, il lui faut des alliés. Tout pousse le tsar vers l’Angleterre, à commencer par la volonté – obsédante dans son cas – de ne pas subir le sort de son père assassiné, on s’en souvient, avec la bénédiction active de Londres. Principale puissance militaire du continent avec la France, la Russie a besoin de l’or anglais pour financer son expansion et soumettre le rival ottoman dont le pays de Pitt – toujours soucieux d’équilibre – favorise le maintien. Son immense empire, peuplé d’une moitié de serfs, dépourvu de bourgeoisie urbaine, s’appuie sur l’armée et la grande noblesse terrienne, les deux foncièrement hostiles à une révolution jugée satanique. Une forte colonie d’émigrés – parmi lesquels on distingue le futur général Langeron554 et le gouverneur d’Odessa, Emmanuel de Richelieu555 – y défend les intérêts des Bourbons. « Louis XVIII » se trouve ainsi recueilli par Alexandre en 1804. L’autocratie romanovienne se sent proche de la monarchie de droit divin des petits-fils de Saint Louis avec laquelle elle partage un même socle guerrier et religieux556. Le ferment des nationalités gangrène ses nouvelles provinces polonaises qui subissent le joug dans l’espoir de recouvrir leur indépendance perdue.

Pour toutes ces raisons, le tsar cherche à s’agréger à la nouvelle coalition. En échange d’une alliance, il espère recevoir la souveraineté complète sur la Pologne, soit absorber les provinces prussiennes et autrichiennes de l’ancien royaume. Au surplus, l’assassinat du duc d’Enghien a marqué un tournant décisif dans la relation franco-russe. A l’unisson de sa cour, Alexandre considère désormais Bonaparte comme un voyou. Seul en Europe, il fait prendre le deuil pour signifier son mécontentement.

En octobre 1804, les relations diplomatiques sont rompues avec la France. Le 6 novembre suivant, une convention anglo-russe s’oppose formellement à tout nouvel agrandissement de l’Empire républicain. Le 11 avril 1805, une alliance en bonne et due forme est enfin signée entre les deux puissances557. L’Angleterre n’est plus seule. Cependant, l’éloignement de la Russie et l’infériorité de son armée par rapport à la française l’obligent à trouver un autre partenaire d’envergure, qui ne peut être que la Prusse ou l’Autriche.

 

 

Le concours des Hohenzollern paraît peu probable. Si la Prusse s’est déjà opposée à la France durant la guerre de Sept Ans ou la première coalition, elle figure traditionnellement parmi nos partenaires, l’axe Paris-Berlin visant à contrer la mainmise de l’Autriche sur les Etats allemands. Napoléon l’a toujours ménagée. Dans la lignée de la quasi-totalité des philosophes et hommes d’Etat du siècle de Louis XV, il admire cette principauté guerrière devenue royaume puissant par le fer et le génie d’un homme, ce Frédéric II dont il a à la fois ausculté les batailles et le système de gouvernement. On se souvient qu’il l’a favorisée lors du recès de 1803, au détriment de la catholique Autriche, en renforçant les princes protestants dont la Prusse demeure le chef de file. Il est même allé, à plusieurs reprises, jusqu’à lui offrir une alliance en bonne et due forme, amenant en dot le Hanovre conquis sur l’Angleterre558. Alléché par l’offre, Frédéric-Guillaume a pourtant préféré rester neutre, augurant cette politique de louvoiement qui marquera son règne. Le grand choix – entre alliance russe et alliance française – divise sa famille, sa cour et son état-major en deux clans. Si un de ses conseillers, Lombard, le supplie dès 1800 de « détruire ce repaire de brigands559 », nombreux sont ceux qui poussent à l’entente avec le Consul, escomptant au passage des gains supplémentaires en Allemagne du Nord. Incapable d’arbitrer, le roi de Prusse tergiverse, espérant jouir le plus longtemps possible d’une neutralité à l’opposé de l’esprit de conquête de ses prédécesseurs.

 

En octobre 1804, il paraît pourtant sur le point de rompre avec Napoléon. L’enlèvement par la France du chargé d’affaires anglais à Hambourg, un nommé Rumboldt, manque de mettre le feu aux poudres. La Prusse exige réparation d’un acte contraire aux usages diplomatiques et qui rappelle les agissements détestables contre Enghien. Son principal ministre Hardenberg déclare alors à l’ambassadeur d’Autriche, un certain Metternich : « [...] que le fou qui se trouve à la tête du plus puissant Empire du continent tend à une monarchie universelle ; il veut nous accoutumer tous à nous regarder comme faisant partie de son domaine et devant nous plier au gré de toutes ses conceptions extravagantes. » Auprès de Paris, la Prusse fait beaucoup moins la fière afin de ménager Napoléon... qui s’empresse de remettre Rumboldt en liberté. La crise se termine aussitôt au plus grand bonheur du roi de Prusse qui peut prétendre avoir fait reculer le monstre d’un froncement de sourcils. Sa vanité satisfaite, Frédéric-Guillaume retourne à son attentisme, ce qui oblige les Anglo-Russes à lorgner du côté de l’Autriche.

 

 

L’empire des Habsbourg, en revanche, n’a subi que des humiliations depuis 1789. Le sentiment antifrançais s’y est nourri de l’exécution de Marie-Antoinette et des récentes défaites subies pour prendre un caractère phobique. La Révolution et le Consulat l’ont déjà chassé de la Belgique et ont réduit son poids en Allemagne et en Italie. Son armée exsangue et son trésor ruiné l’empêchent longtemps de réagir. Principal victime du tourbillon napoléonien lors des campagnes d’Italie, il craint de perdre ses derniers bastions s’il défie à nouveau le géant français. Le titre d’empereur décerné à Napoléon constitue un nouveau camouflet pour François II, empereur de papier d’un Saint Empire romain germanique rayé de la carte par le recès de 1803. Humilié, il réplique en reconnaissant tardivement Napoléon puis en se proclamant lui-même empereur... d’Autriche le 10 août 1804, réaction très controversée puisqu’elle consiste à inventer une dignité impossible – l’Autriche est province d’un empire – pour espérer se hisser à la hauteur d’un « roi de comédie, d’un régicide, d’un parvenu », selon Gentz. Autant dire qu’il accueille avec transport la perspective d’une alliance avec « l’ami russe » financée par l’or britannique.

 

La motivation diplomatique de l’hérédité – rassurer l’Europe – aboutit ainsi à l’inverse du résultat escompté par Napoléon. C’est pourtant un Empereur serein qui s’exprime devant Chaptal auquel il annonce la reprise imminente des hostilités : « Cinq ou six familles se partagent les trônes de l’Europe, et elles voient avec douleur qu’un Corse est venu s’asseoir sur l’un d’eux. Je ne puis m’y maintenir que par la force ; je ne puis les accoutumer à me regarder comme leur égal qu’en les tenant sous le joug ; mon empire est détruit, si je cesse d’être redoutable. Je ne puis donc laisser rien entendre sans le réprimer. Je ne puis pas permettre qu’on me menace sans frapper. Ce qui serait indifférent pour un roi de vieille race est très sérieux pour moi. »

*

Surmontant sa peur, l’Autriche se rapproche donc du duo anglo-russe, décidé à intervenir contre la prochaine usurpation de « Buonaparte ». Ce dernier ne les fait pas attendre longtemps et procède par une série de provocations calculées560. Sur les refus de Joseph puis de Louis561, il se couronne le 26 mai 1805 roi d’Italie à Milan562, plaçant Eugène à ses côtés comme vice-roi. Désormais, à l’image des Habsbourg, l’Aigle est à la fois empereur et roi, détenteur de la légendaire couronne de fer qu’il ceint avec autorité après avoir prononcé les paroles rituelles : « Dieu me l’a donnée, gare à qui la touche. » Dans la foulée, il annexe Gênes, les duchés de Parme et Plaisance, ainsi que la principauté de Lucques, cette dernière attribuée à Elisa comme fief d’Empire.

La francisation de l’Italie lève les derniers scrupules de l’Autriche : « Si nous ne nous opposons pas à ses projets, affirme son principal ministre Cobenzl, nous cessons d’exister563. » Le 9 août 1805, elle adhère à la coalition qui regroupe également la Suède de Gustave IV, fer de lance de la contre-révolution depuis l’origine564, et les Bourbons de Naples, inquiets de perdre leur trône. L’ensemble groupe des forces supérieures aux Français même si elles possèdent l’inconvénient d’être trop dispersées565.

 

Sous l’influence de l’Angleterre, les alliés entérinent des buts de guerre qui ne varieront pas : retour de la France à ses anciennes limites, érection d’Etats tampons à ses frontières du Nord et de l’Est, renversement de l’Ogre et restauration des Bourbons, répartition des territoires reconquis par un congrès général en constituent le tronc commun. Alexandre entend cependant profiter de la victoire pour fixer le droit international sur des bases originales puisqu’il subordonne les questions territoriales à un impératif moral combinant le respect des « droits sacrés de l’humanité » et les principes d’équilibre européen par le nécessaire concert des puissances. Pour garantir la paix, Alexandre entend notamment « fixer sur des principes clairs et précis les prescriptions du droit des gens » et propose d’« insérer l’obligation de ne jamais commencer la guerre qu’après avoir épuisé les moyens qu’une tierce médiation peut offrir ». Esquisse de la future Sainte-Alliance, le projet russe constitue un schéma de type napoléonien où la diplomatie et le respect revendiqué du droit des gens habillent l’ambition expansionniste566.

Pour séduire l’opinion française, la diplomatie européenne joue d’entrée double jeu en cantonnant les dispositions spoliatrices dans des articles secrets tandis qu’elle se contente de publier les conditions les plus conciliantes et affiche sa volonté de paix. Ainsi, dès le départ, l’Europe prétend faire la guerre au seul Napoléon, soulignant sa volonté de préserver la France, dans l’espoir évident de séparer la nation de l’Empereur. Sauf qu’ils commettent l’erreur de lui déclarer la guerre et permettent à Napoléon de se présenter en état de légitime défense comme de faire oublier ses provocations.

 

Manque cependant toujours à l’appel la Prusse, en dépit des efforts pressants d’Alexandre qui va jusqu’à se rendre à Berlin pour jurer avec le couple royal amitié éternelle sur la tombe du Grand Frédéric. Or, si la reine Louise s’avoue gagnée à la croisade contre « le Corsicain », Frédéric-Guillaume freine toujours des quatre fers, appuyé par la majorité de son état-major qui considère l’armée prussienne inapte à entrer en campagne. Sa volonté de dominer l’Allemagne, et par conséquent sa rivalité avec l’Autriche, l’emporte sur son envie d’éradiquer la puissance montante et à travers elle la révolution régicide. En outre, Frédéric-Guillaume se souvient des cuisantes défaites essuyées lors de la première coalition et n’a guère envie de sortir de l’attentisme qui lui a déjà valu de substantiels agrandissements territoriaux. Mieux vaut donc laisser la France et l’Autriche se déchirer entre elles, quitte à se vendre ensuite au plus offrant.

Après avoir tergiversé durant de longs mois, il se rapproche cependant de la coalition à la suite de la violation d’une partie de son territoire par les troupes de Bernadotte567. De concert avec le tsar, il offre sa médiation, prélude à l’entrée en guerre en cas de refus prévisible de Napoléon. Marbot rapporte dans ses Mémoires qu’il fut contraint de jouer la comédie afin de circonvenir Haugwitz, envoyé en mission au quartier général de Napoléon. Pour l’impressionner, l’Empereur lui demanda de rapporter à haute voix – car le Prussien était en partie sourd – la nouvelle de la défaite d’un corps autrichien alors que l’événement datait de plusieurs jours. Outrageant son propos, Marbot réussit à déprimer Haugwitz, ce qui eut pour effet de calmer les velléités guerrières à Berlin. Les victoires françaises achèveront de le faire rentrer dans le rang, suscitant les sarcasmes de l’Aigle : « Voilà un compliment dont le destinataire a changé d’adresse », dira-t-il en accueillant l’émissaire prussien au lendemain d’Austerlitz.

Le soleil d’Austerlitz

Le plan de campagne de la coalition, inspiré par le général Mack, prévoyait de profiter de la concentration de la Grande Armée à Boulogne pour la surprendre en attaquant, sans attendre l’armée russe. Début septembre, les 75 000 hommes du général autrichien envahissent notre allié bavarois tandis que les 90 000 soldats de l’archiduc Charles attaquent l’Italie568. Napoléon a anticipé l’événement : « L’Autriche arme, je veux qu’elle désarme, écrit-il le 12 août à Cambacérès ; si elle ne le fait pas, j’irai avec 200 000 hommes lui faire une bonne visite dont elle se souviendra longtemps569. » A la fin août, il fait pivoter de Boulogne ses « sept torrents570 » et les jette vers le Rhin, atteint un mois plus tard. La première proclamation aux troupes révèle une agressivité diplomatique nouvelle : « Nous ne ferons plus de paix sans garantie. Notre générosité ne trompera plus notre politique. » Tandis qu’il fixe Mack par une diversion, ses gros le débordent sur sa gauche afin de l’encercler. Ney le bat à Elchingen le 14 octobre, l’obligeant à s’enfermer dans Ulm où il capitule piteusement six jours plus tard. Napoléon, radieux, reçoit la reddition de près de trente mille hommes. « Votre maître, dit-il aux officiers autrichiens, a voulu me faire ressouvenir que j’étais un soldat ; j’espère qu’il conviendra que la pourpre impériale ne m’a point fait oublier mon ancien métier. » Le défilé, qui dure cinq heures, enivre les soldats de fierté : « On se fera difficilement une idée des sentiments qui nous animaient dans ce moment et de l’enthousiasme que nous éprouvions en voyant cette armée si considérable défiler devant nous, déposer ensuite ses armes, nous abandonner ses chevaux, son artillerie, ses drapeaux. Quel est l’homme qui n’aurait pas été fier d’être Français dans un si beau moment », écrit par exemple Béchet de Léocour dans ses souvenirs. En moins d’un mois, la principale armée autrichienne a été réduite à néant, ses débris étant facilement capturés les jours suivants par la cavalerie de Murat. L’événement bloque les velléités guerrières de la Prusse et oblige l’armée autrichienne d’Italie, contenue par les 50 000 hommes de Masséna, à retraiter.

 

 

Parcourant quarante kilomètres par jour en moyenne, la nouvelle Grande Armée571 bénéficie de l’entraînement continu accompli au camp de Boulogne depuis la rupture de la paix d’Amiens. « Cette armée, la plus belle qu’on ait jamais vue, était moins redoutable encore par le nombre de ses soldats, que par leur nature : presque tous avaient fait la guerre et remporté des victoires, explique Marmont, alors chef du 2e corps. Il y avait un reste du mouvement et de l’exaltation des campagnes de la Révolution : mais ce mouvement était régularisé ; depuis le chef suprême, les chefs de corps d’armée, et les commandants de division jusqu’aux simples officiers et soldats, tout le monde était aguerri. Le séjour de dix-huit mois dans de beaux camps avait donné une instruction, un ensemble qui n’a jamais existé depuis au même degré, et une confiance sans bornes. Cette armée, conclut-il, était probablement la meilleure et la plus redoutable qu’aient vue les temps modernes. » La parfaite synchronisation entre les corps lui permet de dérouter les « autres chiens572 » en conservant de bout en bout l’initiative. Heureuse d’échapper à l’embarquement pour l’Angleterre, qu’elle appréhende comme une sorte de captivité et redoute en raison de la réputation de la Navy, « l’armée s’ébranla et marcha vers l’Allemagne, comme on va à la noce573 ». Face à elle, les régiments des Habsbourg, disciplinés mais trop lents et commandés par des chefs routiniers, font piètre figure : « Ce sont de beaux chiens, mais ils ne mordent pas », persifle un témoin auprès du baron de Comeau, émigré français passé au service de la Bavière.

*

Napoléon caracole maintenant vers l’est afin d’empêcher la jonction redoutée des Autrichiens avec les Russes. Réussissant là où les Ottomans ont échoué, il entre à Vienne le 15 novembre. C’est, avant Berlin, Madrid et Moscou, la première occupation par ses armes d’une capitale européenne, de surcroît symbole du Saint Empire et réputée imprenable.

Lannes et Murat, par un mensonge savant – ils n’ont pas hésité à dire que la paix était en voie de conclusion –, se sont assurés par surprise des ponts sur le Danube dont la destruction aurait compromis la poursuite. Néanmoins, les 40 000 Russes de Kutusov, usant d’un stratagème similaire, ont pu s’échapper des griffes de Murat et joindre leurs renforts commandés par Buxhowden. Les derniers corps autrichiens se rallient également dans la seconde quinzaine de novembre en Moravie. Murat, en laissant échapper Kutusov, a risqué de tout compromettre, car Napoléon n’a plus en cet instant que 75 000 hommes sous la main. Le rapport de force, déjà défavorable, risque de devenir insupportable, sachant que les alliés attendent de nouveaux régiments et que les Prussiens paraissent sur le point d’entrer en lice. Trop éloigné de ses bases, en nette situation d’infériorité numérique, l’Aigle ne peut prendre le risque d’une campagne d’hiver. C’est alors qu’il décide de transformer ses handicaps en atout. En exposant sa faiblesse, il provoque l’ennemi et prend le pari d’engager la bataille décisive autour du plateau de Pratzen qu’il a préalablement inspecté. Afin de parvenir à ses fins, le lion sait se faire renard. Il sonde Alexandre en faveur de la paix et simule même un début de retraite. Alléché, le tsar lui dépêche un émissaire, Dolgorouki, qui lui confirme que Napoléon s’apprête au repli. Ce freluquet, dont l’arrogance a exaspéré Napoléon574, convainc l’état-major allié d’attaquer en dépit de l’avis contraire de Kutusov, trop expérimenté pour ne pas flairer le piège.

 

La « bataille des trois Empereurs575 » consacre la réussite, rare à ce point, du plan de l’Empereur. Ce dernier dégarnit volontairement sa droite, qui couvre la route de Vienne, afin que les alliés y livrent leur attaque principale. En agissant de la sorte, ils affaiblissent leur centre qu’il compte, fidèle à sa méthode, perforer avant de se rabattre sur les ailes. Le 1e décembre, observant les manœuvres de son adversaire, il devine qu’il a gagné : « C’est un mouvement honteux, ils se livrent. Avant demain soir, cette armée est à moi », proclame-t-il. La veillée le découvre disert, aimable, déjà sûr de la victoire. Ses aides de camp l’entendent disserter sur Corneille et la tragédie : « C’est la politique, affirme-t-il, qui doit être le grand ressort de la tragédie moderne » et « remplacer, sur notre théâtre, la fatalité antique » tant elle fournit une foule de sujets potentiels par les choix qu’elle engendre576. Comme ceux de devoir vaincre et tuer pour ne pas mourir, de livrer une course éperdue contre le temps et l’espace, fatalité du destin qui l’entraîne vers les plaines de Moravie pour protéger Paris.

 

L’aube du 2 décembre revêt une solennité bien rendue par le grognard Barrès, ancêtre de l’écrivain : « Ce calme si extraordinaire, après une soirée aussi bruyante, aussi folle, avait quelque chose de solennel, d’une majestueuse soumission aux décrets de Dieu », écrit-il dans ses Mémoires. Bénéficiant d’une nappe de brouillard propice à la manœuvre, les forces de Soult se massent silencieusement à l’abord du plateau de Pratzen, centre névralgique du dispositif ennemi. « On n’eût jamais pensé, écrira Savary, qu’il y avait autant de monde et de foudres enveloppés dans un si petit espace. » Les préparatifs à peine achevés, le brouillard se dissipe comme par enchantement pour laisser apparaître un soleil radieux dont le caractère inattendu – on est en décembre et à l’Est – contribuera à la mythification de l’Aigle et baptisera la journée pour la postérité. L’apparition donne l’impression que celui-ci commande aux éléments comme aux hommes. Le soleil surgit en effet au moment stratégique nécessaire, donnant à l’Empereur une parfaite visibilité pour lire le champ de bataille. Le fait qu’il se lève le premier jour anniversaire du sacre renforce la foi en son étoile et la confiance des hommes. L’astre du Premier Empire se lève sur l’hiver des monarchies.

Tolstoï dans La Guerre et la Paix dépeint l’Empereur aux aguets, prêt à fondre sur sa proie : « Vêtu de la capote bleue qu’il portait au cours de la campagne d’Italie, il se tenait un peu en avant de ses maréchaux sur un petit cheval arabe gris et examinait en silence les collines qui semblaient émerger de la mer de brouillard et où se déplaçaient au loin les régiments russes, et il prêtait l’oreille à la fusillade dans le ravin. Pas un muscle de son visage encore maigre ne bougeait, ses yeux brillants fixaient un seul point. Ses suppositions se trouvaient justifiées : une partie des troupes russes était déjà descendue dans le ravin, se dirigeant vers les étangs et le lac ; une autre partie abandonnait ces hauteurs de Pratzen qu’il avait l’intention d’attaquer, les considérant comme la clef de la position. [...] Les renseignements qu’il avait reçus la veille au soir, les bruits de roues et de pas entendus la nuit aux avant-postes, les mouvements désordonnés des colonnes russes, tout lui montrait clairement que les alliés le supposaient bien loin devant eux, que les colonnes en marche près de Pratzen constituaient le centre de l’armée russe et que ce centre était déjà suffisamment affaibli pour qu’on pût l’attaquer avec succès. Cependant, il n’engageait pas encore le combat. Ce jour était pour lui un jour solennel ; l’anniversaire de son couronnement. Vers le matin, il avait dormi quelques heures d’un sommeil léger, et reposé, joyeux, il était monté en selle dans cette heureuse disposition d’esprit où tout paraît possible et où tout réussit. Immobile, il tenait les yeux fixés sur les hauteurs qui dominaient le brouillard et son visage froid reflétait cette assurance, cette confiance en un bonheur bien mérité qu’on voit à des adolescents amoureux et comblés. Les maréchaux derrière lui n’osaient distraire son attention. Il regardait tantôt le plateau de Pratzen et tantôt le soleil qui sortait de la brume. Quand le soleil, complètement dégagé, éclaboussa d’une lumière aveuglante les champs et le brouillard, Napoléon (comme s’il n’attendait que cet instant) retira son gant de sa belle main blanche, l’agita dans la direction des maréchaux et donna l’ordre d’engager le combat577. »

 

Entraînant ses colonnes au pas de charge, Soult prend l’ennemi de flanc, « en flagrant délit », et s’empare de la position. Au son de la musique militaire et des tambours, qui battent la charge « à rompre les caisses », l’armée culbute l’adversaire et se trouve maître du plateau en fin de matinée578. Kutusov jette la magnifique garde russe, laissée en réserve, dans la bataille pour colmater les trous. Mais elle ne compte que 10 000 hommes alors que Napoléon a conservé un tiers de ses forces, soit environ 25 000 hommes, pour créer l’événement. Entraînée par Rapp, la cavalerie impériale massacre en un quart d’heure le corps des « chevaliers-gardes », élite de l’élite du tsar.

La charge se conclut par l’attaque des grenadiers à cheval de Bessières. A treize heures, comme convenu, le front ennemi se trouve coupé en deux. Bagration, à droite de l’armée austro-russe, entame sa retraite dans l’urgence, de peur d’être écrasé, tandis que Napoléon concentre ses efforts sur la gauche commandée par Buxhowden qui s’épuise toujours à entamer notre droite, composée des dix mille hommes de Davout et de Friant qui, en contenant l’adversaire au sacrifice de leurs vies, jouent un rôle décisif dans la victoire. Craignant à son tour l’encerclement, la gauche russe se débande enfin, une partie empruntant un étang gelé sur lequel Napoléon fait tirer par l’artillerie, perçant la glace et transformant la retraite en déroute. Dans son Histoire du XIXe siècle, Michelet rapporte une anecdote peu connue qu’il tient directement du page de l’Empereur : celui-ci était juste derrière Napoléon « lorsqu’il vit l’ennemi [...] s’engouffrer dans les glaces. C’est ce qu’il avait prévu. Et, comme il arrive au chasseur qui voit le gibier lui venir, il eut un excès de sauvage hilarité. Dans ces moments, Napoléon avait un tic désagréable : il chantonnait. Cette fois, il lui revint un certain air d’opéra-comique, où un sot tombe de lui-même au piège préparé ; on chante : “Ah ! comme il y viendra !” Le désaccord si choquant de cette chanson vulgaire, chantée par une voix fausse, dans ce moment effroyable, frappa l’enfant de manière à ne l’oublier jamais ». A neuf heures du soir, les Austro-Russes comptent plus de 15 000 tués ou blessés, le double des Français, et laissent environ 20 000 prisonniers, 180 canons et 40 drapeaux entre nos mains. C’est une des plus grandes déroutes de l’histoire militaire : l’Autriche n’a plus d’armée, ce qui reste de la russe se replie en désordre vers ses frontières579.

 

Napoléon triomphe. La troisième coalition a été anéantie en un temps record580. Diplomate chevronné formé par Choiseul, d’Hauterive confesse son admiration à Talleyrand dont il est devenu le principal collaborateur : « Vous allez, lui écrit-il, faire une négociation de quelques heures pour mettre fin à une guerre de quelques jours, la guerre la plus grande et la plus courte, la plus étonnante et la plus simple, la plus méthodique et la plus rapide, la plus décisive et la moins meurtrière dont il soit fait mention dans l’histoire581. » La « bataille des trois empereurs » laisse l’Aigle sans rival sur le continent et fait oublier Trafalgar. C’est alors qu’il rédige la célèbre proclamation pour commémorer l’événement. Elle commence par le légendaire : « Soldats, je suis content de vous. Vous avez, à la journée d’Austerlitz, justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire. » Après avoir récapitulé les différentes phases de la bataille et vanté la supériorité de notre armée sur la russe, il conclut sur la sacralité du lien qui l’unit à ses troupes : « Soldats, lorsque le peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale, je me confiais à vous pour la maintenir toujours dans ce haut état de la gloire qui seul pouvait lui donner du prix à mes yeux. Mais dans le même moment nos ennemis pensaient à la détruire et à l’avilir [...]. Projets téméraires et insensés que, le jour même de l’anniversaire du couronnement de votre Empereur, vous avez anéantis et confondus ! Vous leur avez appris qu’il est plus facile de nous braver et de nous menacer que de nous vaincre. Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de la patrie sera accompli, je vous ramènerai en France ; là vous serez l’objet de mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire, “j’étais à la bataille d’Austerlitz”, pour que l’on réponde : “voilà un brave”. » En témoignage de reconnaissance, il fait adopter tous les enfants des militaires tués au combat et verser des pensions à leurs veuves582.

 

Le 4 décembre, près de son bivouac, Napoléon rencontre un François d’Autriche rampant aux pieds de son vainqueur, jurant qu’il ne lui déclarerait jamais plus la guerre, suppliant au point que Napoléon lâche à ses officiers : « Nous allons revenir à Paris, la paix est faite. » Mais la ruse sert aussi aux vaincus. Même après Austerlitz, moins d’un an plus tard, la guerre recommence.

La paix manquée

Le « coup de tonnerre » d’Austerlitz foudroie Pitt. Il meurt le 23 janvier 1806 en murmurant : « Ma patrie ! Dans quel état je laisse ma patrie ! » Le grand argentier des coalitions est remplacé par un cabinet plus ouvert dirigé par Grenville, le francophile Fox héritant du ministère des Affaires étrangères, ce qui facilite l’ouverture des pourparlers avec la France. Entre-temps ont été conclus des traités avec l’Autriche et la Prusse ainsi qu’un armistice avec la Russie. Pour beaucoup de contemporains, on semble à la veille d’un nouvel Amiens. Sauf que rien ne va se dérouler comme prévu.

 

Comme sous le Consulat, Napoléon met à profit la paix retrouvée pour procéder à de nouvelles avancées stratégiques en direction de l’Allemagne, de la Hollande et de l’Italie. Cette fois, il n’y a plus d’ambiguïté : la provocation est de son fait, le choix diplomatico-stratégique revendiqué. Le Grand Empire, sa logique expansionniste et son déséquilibre en principe fédérateur, scelle l’adieu aux frontières naturelles. En profitant de la faiblesse de ses adversaires pour engranger des territoires, Napoléon vient en réalité de perdre la paix.

Le traité de Presbourg, signé le 26 décembre 1805 avec l’Autriche, lui apporte en dot la riche Vénétie mais aussi l’Istrie et la Dalmatie, les bouches du Cattaro et les îles de l’Adriatique, marquant sa volonté de contrôler l’ensemble des côtes. Le jeune roi d’Italie capitalise Austerlitz pour évincer les Habsbourg et les Bourbons de Naples de la « botte » : « Toute mon attention, précise-t-il au diplomate Lucchesini en 1806, est tournée vers l’Italie ; c’est une maîtresse dont je ne veux que personne ne partage les faveurs. Le Pape sera mon vassal, et je ferai la conquête de la Sicile. »

Napoléon n’avait d’ailleurs pas caché ses ambitions à la reine de Naples un mois jour pour jour après son sacre : « Que Votre Majesté écoute ma prophétie : à la première guerre dont elle serait cause, elle et ses enfants errants iraient mendier dans les différentes contrées de l’Europe des secours de leurs parents. » Promesse exécutée par la proclamation du 27 décembre 1805 qui chasse les Bourbons d’Italie comme des laquais : « La dynastie de Naples a cessé de régner. Son existence est incompatible avec le repos de l’Europe et l’honneur de ma couronne. » Pour la première fois, Napoléon décapite une dynastie de sa propre autorité. Joseph reçoit l’ordre d’occuper son nouveau royaume : « Je veux sur ce trône asseoir un prince de ma maison ; vous d’abord, si cela vous convient ; un autre si cela ne vous convient pas. » Et l’Aigle d’ajouter : « Vous m’aiderez puissamment à être maître de la Méditerranée, but principal et constant de ma politique. » Le promu conserve sa fonction de grand electeur en France, marque supplémentaire de sa vassalité envers son frère. Difficilement conquis par Masséna, son royaume lui est remis le 15 février 1806. Un mois plus tard, Pauline hérite du territoire de Guastalla tandis qu’Elisa arrondit sa principauté par l’acquisition de Massa et Carrare.

Demeure encore en dehors de sa sphère d’influence le petit royaume d’Etrurie, donné à l’infant d’Espagne par le traité de Saint-Ildefonse en octobre 1800. Voilà la Toscane dans l’œil du cyclone tout comme les Etats pontificaux, désormais encerclés par les Etats napolitains et le royaume d’Italie. Le ton monte bientôt avec Pie VII, prélude à la crise future. Furieux de n’avoir rien obtenu en récompense à sa venue lors du sacre, le pape a adressé un message comminatoire à la veille d’Austerlitz. La réponse foudroyée en février 1806 est sans appel : « Votre Sainteté est souveraine de Rome, mais j’en suis l’Empereur. » Menace assortie de l’exigence, renouvelée à plusieurs reprises, que le saint-père ferme sans plus attendre ses ports aux Anglais. Ce dernier refusant, Napoléon fait occuper Civitta-Vecchia par son armée le 25 juin suivant. La désignation au même moment du « catholicide » Talleyrand à la principauté de Bénévent, ancien fief pontifical, finit d’exaspérer Pie VII qui refuse en rétorsion de reconnaître Joseph. Le second acte se jouera après Tilsit.

 

 

Non content de les chasser d’Italie, Napoléon oblige les Habsbourg à céder d’importants territoires aux trois alliés de la France, soit la Bavière, le Wurtemberg et Bade. Les deux premiers se transmuent en « royaumes », sortes de tour de guet sous influence française des manœuvres viennoises. Cumulée avec les cessions italiennes, l’Autriche perd en tout trois millions de sujets et soixante-cinq mille kilomètres carrés auxquels s’ajoutent quarante millions d’indemnités. « Pour la France, résume Albert Sorel, c’est Campo-Formio complété. » Le premier traité de l’Empire n’en rompt pas moins avec ceux du Consulat à la fois par son intransigeance et son expansionnisme.

 

Mais Napoléon entend pousser jusqu’à la constitution d’une Allemagne française, ce vieux rêve monarchique d’une Germanie soudée à la terre de France par le Rhin et, notamment en Bavière, par la communauté de foi catholique583. Il en pose les jalons en renouant avec la politique matrimoniale de l’Ancien Régime : le 17 janvier 1806, le fidèle Eugène de Beauharnais épouse la princesse Augusta, fille aînée du roi de Bavière. Cette première union d’un bonapartide avec une ancienne maison régnante est suivie en avril du mariage du prince héritier de Bade avec Stéphanie de Beauharnais. Joséphine, à la rage du clan, vient encore de marquer son avantage. Mais l’essentiel n’est pas là pour l’Aigle qui estime avoir scellé par le sang sa jeune légitimité et par là même œuvré pour son intégration au sein d’une Europe monarchique remodelée par ses soins.

En mars, il nomme son beau-frère Murat grand-duc de Berg et de Clèves tandis que le fidèle Berthier reçoit la principauté de Neufchâtel584. Le 12 juillet suivant, seize princes allemands se séparent du Saint Empire romain germanique pour fonder une Confédération du Rhin dont Napoléon est nommé protecteur585. Dirigeant la politique extérieure et la défense, il bénéficie d’un contingent annuel de 63 000 hommes. Négocié par Talleyrand, le pacte place la confédération sous l’autorité nominale d’un client de la France, le prince primat Dalberg qui préside la Diète, réunie à Francfort pour régler les affaires communes aux différents Etats membres. Napoléon choisira librement son successeur à sa mort, mais se réserve déjà le droit d’admettre de nouveaux membres. Forte de sept millions d’habitants, cette « troisième Allemagne », fédérale, menace l’Autriche et la Prusse qui en sont exclues. En attendant le ralliement de la Saxe et la création du royaume de Westphalie, le principal pilier en est la Bavière.

Fondé par Othon Ier en 962, le Saint Empire rejoint Byzance et les Capétiens au cimetière des légitimités défuntes. Pourtant « [...] cet immense événement fut à peine remarqué, constate Chateaubriand ; après la Révolution française, tout était petit ; après la chute du trône de Clovis, on entendait à peine le bruit de la chute du trône germanique ». Seul le roi de Suède proteste par une lettre énergique et étonnamment visionnaire : « Si les liens les plus sacrés qui ont maintenu plus de mille ans la cohésion de l’Empire allemand, sont maintenant rompus, malgré tout, la nation allemande ne saurait être détruite et par la grâce du Très-Haut, l’Allemagne un jour sera de nouveau unie, et se restaurera dans sa puissance et son prestige. »

*

En six mois, la France révolutionnaire des frontières naturelles s’est métamorphosée en un empire continental. Si l’on y ajoute le protectorat suisse et la satellisation en cours de l’Espagne, elle contrôle déjà l’Europe de l’Ouest et du Sud, soit la moitié la plus riche du continent, réduisant la Prusse et l’Autriche au rang de puissances secondaires. On peut alors parler de grande peur de l’Europe. La prise de conscience du danger français déborde le cadre étriqué de la minorité politique et intellectuelle dans laquelle elle était confinée jusqu’alors. La hantise devient générale et commence à pénétrer les peuples. Peur du conquérant qui aspire à la monarchie universelle, peur du révolutionnaire couronné qui risque de propager les doctrines égalitaires par l’exportation du Code civil dont il commence à doter ses vassaux. Acculé, le continent tremble puis s’indigne. L’esprit de conquête suscite à partir du printemps 1806 un réflexe de légitime défense qui prélude à la quatrième coalition, d’autant que Fox meurt prématurément en septembre 1806, sa disparition enterrant toute chance de paix.

Si l’Autriche ne paraît plus en état de reprendre la lutte, il en va tout autrement pour la Russie, immense réservoir d’hommes à peine écorné par Austerlitz. Alexandre vient de chasser en août 1806 son négociateur Oubril, signataire avec Talleyrand d’une paix qu’il refuse de ratifier. L’été vire donc à la guerre, ce d’autant plus que la Prusse mobilise à son tour. Choquée par la création de la Confédération du Rhin, elle se sent coupable de sa pusillanimité passée et veut racheter ses torts auprès du tsar qui la somme d’entrer à nouveau dans la danse. Surtout, Frédéric-Guillaume dénonce le traité « négocié » avec Napoléon en décembre 1805 à Potsdam586, car il se découvre roulé par l’Empereur. Celui-ci lui accordait comme promis le Hanovre en échange de la cession de Neufchâtel à Napoléon, Bayreuth et Ansbach revenant à la Bavière qui cédait en échange Clèves et Berg. Ce troc complexe, en principe favorable aux Hohenzollern587, cesse d’apparaître comme tel quand Berlin apprend que Napoléon s’est engagé à restituer le Hanovre à l’Angleterre lors des négociations préalables avec Fox. Cette fois, le roi de Prusse ne peut plus contenir l’indignation de sa cour et de son état-major. Le parti de la guerre, toujours animé par la reine Louise, bénéficie de l’appui de Blücher et des principaux généraux. Forte de 200 000 hommes, l’armée prussienne, avec l’appui de la Russie, demeure sûre de réussir là où sa rivale autrichienne a échoué. N’ayant jamais affronté Napoléon, les généraux prussiens ont maintenant hâte d’en découdre à l’instar d’un Hohenlohe qui fanfaronne : « J’ai battu les Français dans plus de soixante affaires et ma foi ! Je battrai Napoléon. »

 

Ce dernier méprise trop la diplomatie prussienne pour la juger capable d’un passage à l’acte : « L’idée que la Prusse puisse s’engager seule contre moi me paraît si ridicule qu’elle ne mérite même pas d’être examinée », écrit-il par exemple à Talleyrand le 12 septembre 1806. Contrairement à l’Autriche, qui avait l’Italie à récupérer et l’Allemagne à défendre, elle n’a rien – juge-t-il – à gagner au conflit. Le fiasco des négociations des derniers mois lui enlève ses dernières illusions et le rend à sa solitude tragique : « Je ne puis avoir d’alliance réelle avec aucune des grandes puissances de l’Europe, fulmine-t-il toujours dans la même lettre, celle que j’ai avec la Prusse est fondée sur la crainte. Ce cabinet est tellement méprisable, son souverain tellement sans caractère, et sa cour tellement dominée par de jeunes officiers qui voudraient tenter des aventures qu’il n’y a pas à compter sur cette puissance. Elle agira constamment comme elle l’a fait : elle armera et désarmera ; elle armera, restera en panne pendant qu’on se battra et s’arrangera avec le vainqueur. » Or, alliée avec la Saxe, la Prusse entre en lice moins d’un mois plus tard sans attendre les Russes, commettant ainsi la même erreur de précipitation que les Autrichiens l’année précédente. En trois fortes colonnes, les Prussiens avancent au point de jonction des armées françaises, toujours stationnées en Allemagne, dans l’espoir de les couper en deux.

Aux courriers de l’Empereur, qui croit jusqu’à la dernière minute pouvoir sauver la paix588, la Prusse répond fin septembre par un ultimatum. Elle exige dans un délai de quinze jours la retraite de la Grande Armée derrière le Rhin ainsi que la constitution sous son égide d’une confédération des Etats allemands du Nord, pendant de cette confédération germanique dont Napoléon vient de se proclamer le protecteur. Des officiers prussiens viennent aiguiser leurs sabres sur les marches de l’ambassade de France à Berlin. Ce fait d’armes leur vaut de recevoir les félicitations de leur colonel qui s’écrie : « Il n’y a pas besoin de sabres, des gourdins suffiraient pour abattre ces chiens de Français. » Une nouvelle fois, la coalition commet l’erreur d’agresser la première, laissant comme d’habitude Napoléon plaider la légitime défense devant sa propre opinion589.

Quelques voix isolées, comme celle de Metternich, nouvel ambassadeur d’Autriche en France, espèrent que les Habsbourg rejoindront la lutte dès les premières victoires. Gentz réclame déjà la chute de Napoléon comme nécessaire au salut de l’Europe : « La guerre, écrit-il alors, sera une guerre nationale dans toute l’acception du mot : sous peu l’Allemagne tout entière y participera [...]. Au premier succès remporté par les Prussiens, on verra partout de nouvelles vêpres siciliennes. » Encore faudrait-il qu’il y ait, à cet instant, un sentiment national allemand.

« La guerre des sept semaines590 »

Redoutable sous Frédéric II, l’armée prussienne n’a plus évolué depuis la guerre de Sept Ans et va en payer le prix fort. Les Prussiens ne comprennent pas que l’heure n’est plus à la discipline comme principe tactique et aux savantes manœuvres de la guerre en dentelles mais au mouvement et à la guerre patriotique de masse. Or, leurs régiments restent peuplés de mercenaires591, naturellement dépourvus de cette transcendance patriotique qui fait la force de la Grande Armée592. Leurs chefs ont vieilli à l’image du duc de Brunswick – soixante et onze ans – ou du feld-maréchal Moellendorff – quatre-vingts ans –, la plupart au moins sexagénaires, tous issus des cadres frédériciens. Avec l’âge, l’esprit guerrier s’est dégradé en conservatisme pusillanime : « La direction supérieure des affaires militaires n’avait pas d’âme, note Clausewitz593. Les soldats eux-mêmes étaient en partie trop vieux, car un mercenaire qui a supporté jusqu’à 40 ou 50 ans les fatigues de l’existence (les soldats servaient 25 à 30 ans avant d’être déclarés invalides) n’apporte plus à la guerre qu’un corps et un esprit dont les forces sont épuisées. L’armement était plus vétuste qu’aucun en Europe ; le matériel de l’artillerie, à l’exception des pièces elles-mêmes, n’était pas meilleur. La nourriture et l’habillement du soldat étaient au-dessous du nécessaire ; l’équipement pour la guerre était un modèle vieilli, surchargé par les besoins du temps de choses inutiles. » Comme si cela ne suffisait pas, « l’instruction était bornée, limitée à ce qui touchait la Prusse, sans qu’on tint compte des événements militaires les plus récents. En tout, donc, une obscurité rare qui assoupissait même les soucis d’une appréhension naturelle. » La séparation rigide entre officiers nobles et soldats nuit considérablement à l’émulation. Augereau, qui a servi dans l’armée prussienne avant la Révolution, rencontrera son ancien régiment durant la campagne. Quelle ne sera pas sa surprise de constater qu’il possède toujours le même capitaine et le même sergent-major, tandis que lui, alors simple soldat, est devenu entre-temps maréchal d’Empire ! Enfin, le commandement est divisé. Nominalement dirigés par Frédéric-Guillaume et le duc de Brunswick, les chefs et leurs principaux conseillers se déchirent sur la stratégie à suivre. Clausewitz peut conclure : « L’armée ne présentait plus qu’une belle façade derrière laquelle tout était vermoulu. »

*

Selon une stratégie identique à celle suivie contre l’Autriche, Bonaparte orchestre un gigantesque mouvement tournant sur la gauche, en direction de Berlin, afin de couper les trois colonnes d’attaque prussiennes de leur approvisionnement et de les séparer des Russes, déjà en marche594. Pour se garantir contre toute avancée sur le Rhin, il place son frère Louis à la tête de 80 000 hommes autour du fleuve. Tout se passe comme prévu, avec encore plus de facilité qu’en 1805. A la fois trop lentes et éloignées les unes des autres, les armées prussiennes sont défaites dès les premiers engagements. Le 9 octobre à Schleiz, Murat écrase un corps de 9 000 hommes ; le 10, le prince Louis de Prusse, un des principaux artisans de la guerre, périt à la tête de ses troupes à Saafeld. Napoléon exulte : « Les affaires vont ici tout à fait comme je les avais calculées, il y a deux mois à Paris, marche par marche, presque événement par événement, écrit-il à Talleyrand. Je ne me suis trompé en rien [...]. Leurs généraux sont de grands imbéciles. On ne conçoit pas comment le duc de Brunswick auquel on accorde des talents, dirige d’une manière aussi ridicule les opérations de cette armée. »

Débordée d’entrée, l’armée prussienne a perdu l’initiative. Démoralisée et sur la défensive, elle retraite dans les pires conditions, tandis que Napoléon ravive à son usage les mythes de la Nation en armes. Dans sa première proclamation, le 6 octobre, il dénonce « la même faction, le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos discussions intestines, conduisit, il y a quatorze ans, les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne ». Il récidive une semaine plus tard : « L’incertitude, l’alarme et l’épouvante paraissent déjà succéder à l’arrogance, à l’inconsidération et à la folie. »

 

La Prusse armée s’essaye maintenant à gagner la Silésie, cette grande province de l’est de son royaume vers laquelle les Russes convergent pour faire leur jonction. Mais Napoléon ne lui en laisse pas le temps. A Iéna, le 14 octobre 1806, il se jette sur l’armée de Hohenlohe tandis que le même jour, à vingt-huit kilomètres de là, Davout et ses 26 000 hommes du 3e corps se trouvent en présence de la principale armée prussienne, commandée en personne par le roi et le duc de Brunswick et forte d’environ 60 000 hommes.

Si Napoléon remporte une victoire facile, il en va tout autrement pour Davout qui résiste difficilement aux offensives de l’ennemi avant de contre-attaquer. A un contre trois, il remporte un combat que beaucoup auraient jugé perdu d’avance même si l’indécision de Brunswick, incapable de passer résolument à l’attaque et qui a annulé son avantage numérique en fractionnant ses troupes en plusieurs vagues d’assaut successives, lui a grandement facilité la tâche. L’Empereur, de son côté, a vite déséquilibré son adversaire. Bénéficiant à nouveau d’un brouillard propice, il opère sa concentration avant d’enfoncer le dispositif prussien. Pour comble, les deux armées en retraite s’entremêlent dans un désordre inextricable, chacune se débandant à la vue de la débâcle de sa voisine : « A Auerstaedt, résume Raymond Aron, on n’eut pas l’audace de vouloir résolument une victoire qui était sûre et à Iéna on croyait pouvoir compter sur une victoire qui était impossible. »

 

Comme à Austerlitz, Napoléon a broyé l’adversaire en un jour. Il décrète aussitôt la dispersion de ses corps pour lancer une poursuite déployée, d’abord pour ramasser les fuyards puis pour réduire à néant les places fortes et les dernières divisions des « gascons de l’Allemagne595 ». On assiste alors durant le mois suivant à une incroyable chasse à l’homme. Le 28 octobre, les 16 000 hommes de Hohenlohe sont capturés. Le lendemain, Lasalle avec seulement 700 cavaliers obtient à la première sommation la reddition de Stettin, place forte dotée d’une garnison de 5 000 hommes. Nulle part la moindre velléité de résistance ne se manifeste.

Henri Heine pourra écrire : « L’Empereur siffla et la Prusse n’exista plus. » Seul Blücher sauve l’honneur, mais, pourchassé l’épée dans les reins, il doit à son tour capituler avec ses 20 000 hommes à Lübeck le 7 novembre. Le même jour, Magdebourg se rend à Ney. En trente jours, 100 000 prisonniers ont été capturés, au terme de ce que Henry Houssaye peut justement qualifier de « poursuite rayonnante ». « Sire, le combat est fini, faute de combattants », écrit Murat dont la cavalerie a accompli des prodiges. Seuls 20 000 Prussiens, soit un dixième des effectifs engagés au début de la campagne, ont pu passer à travers les mailles du filet et opérer leur jonction avec les avant-gardes russes.

 

Le 27 octobre 1806, Napoléon entre à Berlin par la porte de Brandebourg et fait défiler ses troupes en grande tenue aux sons de La Marseillaise et du Ça ira. Son apparition méduse, au sens propre, les Berlinois autant que les Européens : ce que les grognards prenaient pour la déférence et l’humilité des vaincus représentait en fait la première « apparition » d’un individu en politique, capable à la fois de capter toute l’attention par son charisme singulier et de passer pour l’incarnation de la volonté générale. Cette alchimie particulière aux dictateurs modernes, un homme semble la subodorer. Hegel, qui l’a entrevu à Iéna quelques jours plus tôt, rédige ces lignes fameuses : « J’ai vu l’Empereur, cette âme du monde sortir de la ville pour aller en reconnaissance. C’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. »

L’Aigle, avant d’entrer à Berlin, a pris soin de se rendre à Potsdam et de faire connaître qu’il se recueillerait devant la tombe du Grand Frédéric. Pendant dix longues minutes, il réfléchit en silence. Au-delà de l’intention toujours propagandiste – se placer dans les pas conquérants du roi de fer –, Napoléon médite peut-être sur la singulière situation où il se trouve. D’un côté, il a « fini » l’histoire de l’Europe, pour paraphraser encore Hegel, mais, de l’autre, celle qu’il a commencé d’écrire n’est tolérée que sous la contrainte des armes. En fait de légitimité, c’est à la fortune versatile du combat qu’il doit sa domination. Mais contre qui combattre quand il n’y a plus d’adversaires continentaux ? Comment imaginer des « masses de granit » à l’échelle européenne quand celles-ci reposeraient sur le vide des régimes décapités et l’absence des élites ? « Finir l’histoire » suppose un accord sur un destin et des règles communes, la définition d’un intérêt général. En fait d’intérêt, même le sien semble émoussé.

Les jours qui suivent Iéna le découvrent sombre, presque à bout de nerfs, comme s’il pressentait la vanité du triomphe et voyait déjà l’abîme s’entrouvrir sous ses pas. Contrairement à son habitude, il se montre impitoyable dans la victoire. En seigneur de la guerre, il prélève les emblèmes du Grand Frédéric – épée, ceinture, cordon de l’Aigle noir et drapeaux de sa garde –, et les expédie aux Invalides. « J’en ferai présent au gouverneur des Invalides, qui les gardera comme un témoignage mémorable des victoires de la Grande Armée et de la vengeance qu’elle a tiré des désastres de Rossbach. » Poussé par une volonté de revanche, il ordonne la destruction du monument commémoratif de notre défaite de 1757 et décrète le 23 octobre que Brunswick, mortellement atteint à Auerstaedt, a cessé de régner sur ses terres. Non content d’avoir poussé à la dernière guerre, le généralissime prussien avait déjà dirigé les coalisés en 1792 et contribué, par son célèbre manifeste menaçant Paris d’une « vengeance exemplaire », à faire tomber du trône Louis XVI et Marie-Antoinette. « La loi du talion ne me permet-elle pas de faire à Brunswick, ce qu’il voulait faire dans ma capitale ? » plaide Napoléon. Par le châtiment du récidiviste, le vainqueur d’Iéna revendique opportunément sa fidélité à la mémoire révolutionnaire, mais il crache surtout, de dépit et de fureur, au visage de cette Europe monarchique qui lui refuse la paix.

Le pari du blocus

Cette campagne, encore plus rapide que la première, frappe l’imaginaire et assoit la réputation d’invincibilité de la Grande Armée et de son chef. C’est dans ce contexte que Napoléon prend, après le sacre, la décision la plus importante de son règne : décréter le blocus de l’Angleterre. Le mot paix a disparu du vocabulaire impérial. La proclamation du 26 octobre 1806, célébrant l’entrée à Berlin, est révélatrice de son état d’esprit : « Nous ne serons plus désormais les jouets d’une paix traîtresse, et nous ne poserons plus les armes que nous n’ayons obligé les Anglais, ces éternels ennemis de notre nation, à renoncer au projet de troubler le continent et à la tyrannie des mers. » Certain d’étriller la Russie lors de la campagne d’hiver qui s’annonce, il ne veut plus de faux-semblants.

Le 16 mai, l’amirauté britannique avait officiellement placé les côtes de France en état de blocus. De Berlin, au sommet de sa puissance, Napoléon lui répond le 21 novembre 1806 par le célèbre décret qui, « considérant que l’Angleterre n’admet point le droit des gens suivi universellement par tous les peuples civilisés596 », la place dans le même état, déclarant de bonne prise tous les produits saisis et prisonniers de guerre tous les ressortissants britanniques en France. « Ce décret paraissait fou, il n’était qu’immense », commente Chateaubriand. Fou, il l’est en effet si l’on considère l’impossibilité de menacer l’Angleterre sur mer depuis Trafalgar. Immense car Napoléon, faute de pouvoir aller en Angleterre, tente de l’enfermer sur son aire en lui interdisant tout commerce avec l’Europe, d’où le terme choisi à dessein de « blocus continental ». « Je veux, précise-t-il dans une formule célèbre, conquérir la mer par la puissance de la terre. » L’idée n’était pas précisément neuve puisque la Convention et le Directoire l’avaient envisagée597. Elle n’avait jamais cessé de hanter son esprit depuis dix ans598. Sauf que l’utopie devenait possible en raison des récentes victoires.

En annonçant la prohibition d’Albion, Napoléon espère l’abattre par le truchement du crédit dont elle s’est servie pour dominer le continent. Un tiers de ses revenus provenant de son commerce extérieur avec l’Europe, Napoléon escompte la ruiner dans des délais brefs en asséchant une de ses principales sources de profit. Eu égard à l’importance de sa dette publique, il espère déclencher une crise de confiance doublée d’une crise de surproduction qui entraînera une débâcle financière et obligera le gouvernement adverse à entrer en négociation sous peine de banqueroute. Pour étrangler sa rivale, Napoléon franchit un cap supplémentaire avec les décrets de Fontainebleau et de Milan qui durciront les textes initiaux, notamment à l’encontre des neutres, à l’automne 1807599.

 

 

Napoléon avait jusqu’au serment du sacre conféré à sa diplomatie une légitimité, un but avouable : la défense de la Révolution et des frontières naturelles. Par le blocus, il finit de rompre avec cette politique et s’impose une tâche offensive : la destruction de l’Angleterre, ce qui entraîne la mainmise sur tous les ports du continent. La métamorphose est décisive puisqu’elle marque le passage de la « conquête-défense » à la « conquête-puissance », de la légitime défense à l’agression. Selon l’analyse faite par Louis de Carné, on enlace désormais « par des liens indissolubles tout le système politique de l’Empire à une théorie économique dont le succès ne devenait possible qu’autant que de Naples à Archangel on parviendrait à imposer à tous les peuples la transformation de leur vie matérielle : tentative incroyable qui subordonnait l’existence même du grand Empire à la substitution de la betterave à sucre et du pastel à l’indigo, qui plaçait les Russes, les Danois, les Suédois et tous les peuples tributaires, soit en état de guerre, soit en état de quasi-insurrection contre lui, chaque fois qu’ils sucraient une tasse de thé ou qu’ils prenaient une prise de tabac ». Réussir suppose de contraindre tous les Etats européens à épouser un système qui va à l’encontre de leurs intérêts vitaux. Déjà, il s’est rendu maître des côtes italiennes et allemandes. La Hollande et l’Espagne sont ses alliées. Mais le Portugal, la Russie, le Danemark et la Suède continuent à commercer avec la patrie de Pitt. Il faudra nécessairement aller plus loin, séduire ou réduire les derniers récalcitrants, offrir des alliances ou entrer en guerre. Cette décision révolutionne donc la politique extérieure de la France. Jusqu’alors riposte à l’agression extérieure ou usufruit de la victoire, l’extension territoriale devient désormais un but en tant que tel. Le blocus marque là encore une rupture fondamentale d’échelle et de valeur puisque l’on quitte avec lui une politique de sphère d’influence pour déboucher sur un véritable impérialisme.

On peut encore se demander si l’Aigle compte légitimer ce nouveau cap en exportant les principes de la Révolution ou s’il se contentera, comme tous les conquérants, de pressurer ses nouveaux peuples sans contreparties notables. Dans l’immédiat, le blocus pose une autre question majeure : Napoléon n’est-il pas aveuglé par la fascination qu’exerce sur lui l’Antiquité, à rebours de la civilisation moderne caractérisée par l’émergence des Etats-nations et le respect des droits de l’individu ? En résumé l’Empire ne va-t-il pas à contresens de l’histoire ?

 

Alors que l’Aigle trône à Berlin, personne ne sait quel sort il va réserver à la Prusse, ni de quelle manière il va gérer ses dernières conquêtes. Toute l’Europe craint qu’il ne révolutionne le continent en imposant le Code civil et l’arsenal législatif révolutionnaire, abolisse le servage et libère la paysannerie de la tutelle seigneuriale. Derrière le conquérant insatiable, elle redoute toujours le fils prodigue de la Révolution. Désormais, son regard sur Napoléon paraît fixé : c’est un nouveau Gengis Khan qu’il faut arrêter aussi vite que possible. L’extension de l’Empire, le détrônement des Bourbons de Naples et le châtiment des Habsbourg ont achevé d’éclairer les esprits : « Il veut nous accoutumer tous à nous regarder comme faisant partie de son domaine et devant nous plier au gré de toutes ses conceptions extravagantes. » Napoléon fait peur à tout le monde, notamment à cette Autriche sans cesse battue par lui depuis 1796. Son ambassadeur à Paris, Metternich, n’imagine même pas de schéma diplomatique ou de coalition classiques pour l’heure efficaces : « Le destin de l’Europe est consommé, écrit-il par exemple le 17 novembre 1806, et ce n’est que de ses cendres que pourra renaître un nouvel ordre. » L’armée russo-prussienne, cantonnée en Pologne, paraît condamnée d’avance. Chaque souverain tremble pour son trône maintenant que le Blocus continental atteste d’un nouvel élan de la volonté de puissance du « Corsicain ». « Bonaparte dans le cours de ses succès toujours croissants semblait appelé à changer les dynasties royales, à rendre la sienne la plus âgée de toutes », note Chateaubriand qui ajoute : « A sa voix, les rois entraient ou sortaient par les fenêtres. » Mais, et c’est une première lueur d’espoir pour ses opposants, quelques voix discordantes commencent à se faire entendre en France.

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Le conflit traditionnel entre défenseurs de la paix et avocats de la conquête a changé de cadre sans pour autant changer de nature. A l’opposition traditionnelle entre partisans des frontières naturelles et des anciennes limites se substitue un nouveau clivage entre impérialistes et nationalistes. Pour les premiers, la France a pour vocation de régénérer l’Europe en poursuivant par la guerre l’œuvre émancipatrice de la Révolution. Inconditionnels de l’Empereur, ils se reposent sur son génie pour aller châtier les Russes avant de réduire les Anglais. Le rêve d’une Europe française prend corps avec le nouveau Charlemagne600. Pour les seconds, notre pays reste un Etat-nation qui ne peut s’étendre démesurément sous peine d’imploser et de tomber sous les coups de ses adversaires réunis. En effet, estiment-ils, la France ne peut dominer seule à long terme et a nécessairement besoin d’alliés. Comment peut-elle en espérer si elle persiste sur cette voie suicidaire ? Tel est notamment l’avis de Talleyrand qui, dès octobre 1805, a mis en garde Napoléon en lui demandant de ménager l’Autriche. Son mémoire n’ayant eu aucun succès, il revient à la charge jusqu’à la conclusion de la paix : « Votre Majesté peut maintenant briser la monarchie autrichienne ou la relever, insiste-t-il après Austerlitz. Une fois brisée, il ne serait plus au pouvoir de Votre Majesté elle-même d’en rassembler les débris épars et d’en recomposer une seule masse. Or l’existence de cette masse est nécessaire. Elle est indispensable au salut futur des nations civilisées. L’Empereur peut la briser, mais brisée, elle ne se rétablira plus. Qu’il la conserve, qu’il lui tende une main généreuse, qu’il lui offre l’alliance et la rende possible et sincère en la rendant profitable. La France est assez grande... »

 

En excellent diplomate d’Ancien Régime, le ministre des Affaires étrangères réclame mezzo voce le retour aux frontières naturelles par la séparation de la couronne d’Italie avec celle de France. Il protège les Habsbourg en fidèle disciple de Choiseul, à la fois soucieux de contenir l’Etat-nation prussien, dont il redoute l’activisme, et surtout la Russie, empire dont l’esprit de conquête vers l’ouest lui inspire l’idée d’un royaume tampon, la Pologne indépendante ressuscitée. Talleyrand refuse la perpétuation de la politique de conquête, prélude immanquable selon lui à de nouvelles guerres : « La France doit donc rester circonscrite dans ses propres limites : elle le doit à sa gloire, à sa justice, à sa raison, à son intérêt et à celui des peuples qui seront libres par elle », écrivait-il déjà de Londres au gouvernement républicain le 25 novembre 1792. Selon lui, le Grand Empire s’avère une utopie inapplicable tant en raison de l’hostilité de l’Europe que de l’incompatibilité entre l’émancipation de ses principes et sa réalité oppressive. La Révolution prône une souveraineté des peuples antinomique avec toute forme d’impérialisme. Cette contradiction fondatrice génère une tension permanente entre le centre et la périphérie, illustrée par l’écartèlement des rois-frères entre leur soumission à Napoléon et leur volonté d’être populaires qui les oblige à tenir compte des aspirations de leurs sujets601.

L’inquiétude grandissante du « ministre de la paix » reflète celle de la nouvelle aristocratie issue de la Révolution. A son image, la France des notables prend peur devant un expansionnisme impérial, déclencheur probable d’une autre guerre de Cent Ans, étendue à l’échelle du continent et peut-être demain au monde par colonies interposées. D’accord pour punir l’Autriche et la Prusse, elle ne l’est plus pour s’aventurer à l’est, ni pour mater l’Angleterre par le biais d’un blocus synonyme de privation économique et d’impôts supplémentaires. Rassurée à l’intérieur, elle commence à maudire cette guerre qui prolonge le sentiment d’insécurité et lui interdit de regarder l’avenir avec sérénité. Mais Napoléon refuse de l’entendre : « La paix est un mot vide de sens ; c’est une paix glorieuse qu’il nous faut », écrit-il par exemple à son frère Joseph le 15 décembre 1805. Son aîné ayant prétendu exprimer les vœux pacifiques des Parisiens, Napoléon lui répond en des termes révélateurs de la métamorphose césarienne en cours. Après l’avoir accusé de faiblesse et de suivisme, il manifeste son mépris coutumier des Parisiens avant de marteler : « Je ferai la paix lorsque je croirai de l’intérêt de mon peuple de la faire, et les vieilleries de quelques intrigants ne l’accéléreront ni même la retarderont d’une heure. Mon peuple sera toujours unanime quand il saura que je suis content, parce qu’il sentira que c’est la marque que ses intérêts sont à couvert. Le temps où il délibérait dans les sections est passé. La bataille d’Austerlitz aura couvert de ridicule ce grand éclat que je n’avais pas ordonné et je donnerai, s’il le faut, encore plus d’une bataille pour arriver à une paix qui me donne une garantie. Je ne donne rien au hasard ; ce que je dis, je le fais toujours, ou je meurs. »

 

 

Le malentendu de Brumaire prend une nouvelle dimension. Plus que jamais l’opinion désire la paix, chaînon manquant pour terminer la Révolution, garantir la tranquillité des propriétaires et la non moins indispensable prospérité économique. Dès novembre 1805, le diplomate d’Hauterive écrivait à Talleyrand : « La gloire même militaire a perdu le pouvoir de rasséréner les esprits [...] seule la perspective de paix plus ou moins rapprochée peut guérir les blessures profondes dont l’esprit public est atteint. »

L’illusion d’un nouvel Amiens, entrevue après Austerlitz, s’est évanouie lors de la rupture des pourparlers avec l’Angleterre et la reprise de la guerre avec la Prusse. Le néo-Jacobin Réal, bras droit de Fouché et serviteur loyal du régime, écrit sans ambages le 5 décembre 1806 : « Cette campagne ne produit pas le quart de l’effet qu’a produit l’autre ; nulle admiration, pas même d’étonnement parce qu’on est blasé de la gloire. » Napoléon a beau se lamenter de la versatilité, pour ne pas dire de l’ingratitude de ses peuples, le « mal de guerre » s’installe tandis que monte en puissance la conscription et ses ravages sur l’opinion. On trouve une belle illustration de ce désenchantement naissant dans le tableau de Louis-Léopold Boilly intitulé Le Départ des conscrits de 1807. Exposé en 1808, il laisse transparaître le mécontentement ambiant, manifeste dans la gravité des faciès et les pleurs de la plupart des familles. L’éloignement croissant du front vers l’est, du Rhin à la Pologne, fait naître les pires craintes. « J’eus le malheur de naître et de grandir à cette époque funeste, écrira Michelet, et je puis dire que la France ne fut jamais dupe qu’à moitié de Bonaparte. Tous, en suivant des yeux le grand prestidigitateur dans les nuages où il se balançait, disaient toujours : “Cela finira mal.”602 »

 

L’élévation des frères à la royauté ne suscite, loin s’en faut, aucun enthousiasme populaire. Il ne s’agit plus de verser son sang pour la patrie et la Révolution mais pour des inconnus, plutôt médiocres et dépourvus de toute légitimité. Le mariage d’Eugène avec la princesse de Bavière provoque en outre de nouveaux soubresauts à l’intérieur de la famille, notamment une réaction courroucée de Murat qui écrit à Napoléon une lettre vengeresse. Derrière la jalousie haineuse du mari de Caroline à l’encontre du fils Beauharnais, la missive met pourtant l’accent sur un point crucial, l’éloignement d’avec l’esprit égalitaire de la Révolution : « La France, quand elle vous a élevé sur le trône, a cru trouver en vous un chef populaire, décoré d’un titre qui devait la placer au-dessus de tous les souverains de l’Europe. Aujourd’hui, vous rendez hommage à des titres de puissance qui ne sont pas les vôtres, qui sont en opposition avec les nôtres, et vous allez seulement montrer à l’Europe combien vous mettez de prix à ce qui nous manque à tous, l’illustration de la naissance603. »

 

Renforçant sa famille par les traités, les trônes et les alliances, l’Aigle continue non à privilégier une légitimité sur une autre, mais à vouloir les cumuler pour mieux assurer sa pérennité. Le doute, toujours et encore le doute. Sa conception de l’Europe demeure fondamentalement ambiguë, écartelée entre deux objectifs contradictoires : d’une part son souhait de diffuser les institutions nouvelles, ce par quoi il reste fidèle à la Révolution ; de l’autre des velléités « légitimistes » et la nécessité d’une guerre totale avec l’Angleterre qui le conduisent à dominer par la force l’ensemble du continent, ce en quoi il trahit cette même Révolution fondée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Déjà, pour ménager ses premiers alliés, il laisse subsister certains privilèges, en particulier pour les souverains de la Confédération du Rhin. Toute l’ambiguïté de sa politique apparaît justement dans cette confédération allemande au sein de laquelle coexistent des monarchies absolues, filles de l’Ancien Régime, et des Etats nouveaux, grand-duché de Berg ou royaume de Westphalie, qui appliqueront le Code civil et serviront de vitrines au modèle français. A ce grand écart idéologique s’ajoute un hiatus entre un court terme oppressif, qui exige de l’argent et des hommes, et l’horizon lointain du rêve fédéral européen, tel qu’il apparaîtra magistralement exposé dans le Mémorial. Dans l’immédiat, Napoléon sacrifie le sens à la puissance. Moyennant paiement de sa rente en hommes et la stricte application du blocus – ruineuse pour ces principautés –, la confédération laisse chaque souverain libre de ses actes. Napoléon l’affirme sans ambages à Dalberg en août 1806 : « Les affaires intérieures de chaque Etat ne nous regardent pas. Les princes de la Confédération du Rhin sont des souverains qui n’ont pas de suzerains. »

 

 

La France impériale retrouve avec la conquête le même dilemme que la Révolution a affronté entre idéal libéral et réalité conflictuelle, émancipation des principes et autoritarisme du régime. La liberté sert de cheval de Troie pour bouleverser l’Europe. Mais l’ivresse de la puissance aujourd’hui, comme l’obsession du pouvoir hier, conduit à nier la théorie dans la pratique, soit à étouffer les peuples par la conscription et la fiscalité en renvoyant à l’avenir les promesses d’émancipation qui passent dès lors pour hypocrites et produisent un rejet à la hauteur de l’espoir suscité.

On l’observe déjà en Hollande où Louis Bonaparte, en dépit de sa bonne volonté, ne dispose d’aucune marge de manœuvre et doit se contenter de faire peser la chape de plomb voulue par son frère, ruinant son nouveau royaume qui a toujours vécu du commerce avec l’Angleterre. On le voit aussi à Naples – rurale, royaliste et catholique – où la Grande Armée impose par la terreur un Joseph Bonaparte qui commence la carrière de roi mal-aimé qu’il devait poursuivre en Espagne. Refusant la régénération promise, les Napolitains opposent une guérilla impitoyable aux colonnes impériales. Pour la première fois, un peuple se dresse contre la Grande Nation. Les lazzaroni et autres bandits calabrais, tel le fameux Fra Diavolo, annoncent le futur guépier espagnol même si leur nombre est limité. Pour en venir à bout, Napoléon n’a pas balancé à préconiser une répression impitoyable : exécution d’otages et destruction de villages dénaturent les âmes et flétrissent l’épopée604. Les oukases fusent : « Ils ne savent donc plus faire la guerre ? écrit-il à propos de ses généraux. Des révoltes ! Qu’est-ce que des révoltes de paysans contre des colonnes mobiles et de la décision ? Avec quelques exécutions sévères, ils n’y reviennent plus. Ne vous en ai-je pas donné l’exemple ? A-t-on oublié Jaffa ? [...] ; j’ai fait fusiller là, tout à la fois, plus de trois mille hommes ! Cela est affreux ! C’est un massacre ! Mais sans cela mon armée était perdue ! [...] Les Napolitains, c’est comme les Corses, il faut, pour les dompter, une volonté de fer et de feu ! Sans quoi mon frère périra ou sera chassé de son royaume. » Or, au lieu de châtier, Joseph pardonne. Il tente de ménager ses nouveaux sujets et s’échine à conquérir leur affection, ce qui lui vaut de recevoir des missives incendiaires de Napoléon605.

Décidément, 1806 est l’année charnière. L’agressée devient agressive, subordonnant tout à son but de guerre : l’extinction de l’Angleterre par l’étouffement économique. Sa réussite militaire fulgurante conduit Napoléon à prendre l’initiative, à vouloir créer ces circonstances dont il s’est ingénié à paraître jusque-là le profiteur. Le terme d’Empire prend désormais toute sa réalité en actant la poursuite de la conquête, bien en avant de ces frontières naturelles dont il réfute désormais le dogme comme impropre à son génie et limitatif de sa gloire : « Je veux élever la gloire du nom français si haut qu’il devienne l’envie des nations ; je veux un jour, Dieu aidant, qu’un Français voyageant en Europe croie se trouver toujours chez lui. »

Mais la vision de Napoléon est-elle encore celle de son peuple ? Peut-elle convenir aux autres nations conquises ou en passe de l’être ? Tandis qu’il se projette dans l’avenir radieux d’une Angleterre vaincue et d’un nouvel Empire carolingien, le prix à payer dans le présent se décline dans la souffrance et s’incarne dans trois fléaux : la conscription, les impôts, enfin ce blocus qui ruine les ports et les commerçants. Pour quel résultat concret ? Des Bonapartes sur les trônes dont le sort n’intéresse personne, des nationalités humiliées, une révolution mise entre parenthèses. Continent désuni, l’Europe ne peut encore conduire une politique économique commune. Constant termine De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814) par une constatation : « Comme conquérant, Napoléon s’est plaint d’être né trop tard. Pour régir l’économie et par elle pétrir la masse humaine, sans doute est-il né trop tôt. » Prématuré et bâti trop vite, l’Empire s’éloigne de la Révolution sans pour autant se rapprocher de l’Ancien Régime, incapable en fait de trouver une troisième voie entre légitimité héréditaire et démocratique.

 

Le blocus met donc le doigt dans l’engrenage fatal de l’impérialisme. « Mon pouvoir tient à ma gloire, et ma gloire aux victoires que j’ai remportées. Ma puissance tomberait, si je ne lui donnais pour base encore de la gloire et des victoires nouvelles. La conquête m’a fait ce que je suis, la conquête seule peut me maintenir. » S’étendre pour survivre. Certes. Mais jusqu’où ? « J’aurais fait les Etats-Unis d’Europe, répondra-t-il à Sainte-Hélène. [...] Ma destinée n’est pas accomplie ; je veux achever ce qui n’est qu’ébauché ; il me faut un code européen, une Cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois ; il faut que je fasse de tous les peuples de l’Europe un même peuple et de Paris la capitale du monde. » Ces propos que l’on tient de nos jours pour prophétiques montrent en fait l’impasse programmatique dans laquelle s’est fourvoyé Napoléon. Empereur, il rêve d’un imperium à la romaine ; révolutionnaire, il l’imagine refondé sur les acquis des Lumières ; soldat, il ne le conçoit qu’établi de force.

Un tableau d’Ingres représentant l’Empereur en 1806 le peint en nouveau César byzantin drapé de pourpre, en pesant costume de cérémonie, sceptre et main de justice dressés, regard fixe dont le vague inquiète. N’est-il pas déjà trop tard ? « L’Empire fédératif, avec ses immenses frontières, va perdre cette unité, cet ensemble, qui lui a toujours donné tant de force, écrit dès 1806 le comte de Bray ; en renonçant à ces limites que la nature et l’art ont rendues si difficiles à franchir, Bonaparte acquiert plus d’Etats à protéger sans acquérir un soldat de plus sur lequel il pourra compter. La France en pleine paix sera toujours en état de guerre. Elle rappellera l’Italie du temps des Romains s’épuisant à enfanter des légions pour mettre l’univers dans les fers », conclut le ministre bavarois.

 

L’objectif semble d’autant plus impossible à atteindre que la « Grande Nation » donne ses premiers signaux de lassitude. Napoléon compte l’entraîner par les appâts traditionnels de la conquête : culte de la gloire, vanité des honneurs, cupidité de l’intérêt. Alors que Iéna révèle sa toute-puissance, il se sait condamné à un succès rapide au moment où s’ouvre la deuxième phase de la campagne. Contrairement à 1805, il n’a vaincu qu’un des deux alliés. La Prusse à terre, il doit cette fois engager une campagne d’hiver pour aller chercher les Russes non plus en Moravie, mais bien plus loin en Pologne, toujours plus à l’est, toujours plus éloigné de Paris.

Le 19 octobre 1806, d’Hauterive écrit à son ministre de tutelle une lettre dont l’avenir allait révéler la justesse : « J’ai bien étudié la valeur du mot coalition et celle du mot empire français. Ces deux choses ne peuvent exister de longues années ensemble. Il faut que l’une tue l’autre [...]. Il faut ou que la France périsse ou qu’elle détrône assez de rois pour que ce qui en reste ne puisse composer une coalition [...]. La coalition aura détruit l’Empire français le jour où elle l’aura fait rétrograder ; car dans cette marche on ne s’arrête pas. Si nous reculons, ce sera pour revenir à l’ancienne monarchie par toutes les crises et toutes les horreurs de temps que nous avons une fois traversées. »