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L’ivresse
« L’aspiration à la domination universelle est dans sa nature même ; elle peut être modifiée, contenue ; mais on ne parviendra jamais à l’étouffer. »
L’alerte
Maître de Berlin, la Prusse envolée, son armée « disparue comme un brouillard d’automne au lever du soleil606 », Napoléon espère vaincre maintenant les 100 000 Russes qui atteignent la Vistule en novembre. Comme en 1805, leur arrivée tardive favorise les desseins de l’Empereur, qui dispose d’une large supériorité numérique et escompte le soulèvement de la Pologne prussienne. Effectivement, Murat est accueilli en libérateur à Varsovie où il pénètre le 28 novembre. Plusieurs milliers de Polonais s’engagent dans la Grande Armée sous la férule de Joseph Poniatowski. Tous attendent le rétablissement de leur patrie, dépecée entre la Russie, l’Autriche et la Prusse par trois partages successifs au couchant du XVIIIe siècle. Napoléon laisse espérer mais ne promet rien, subordonnant son attitude à la hauteur de l’engagement des Polonais pour leur patrie : « Je suis surpris de cette ardeur patriotique qui survit encore si longtemps après la conquête, dit-il par exemple à une députation à Varsovie. Je vois qu’il n’est pas si aisé de détruire une nation. Ce que je fais est moitié pour vous, moitié pour moi. Mais il faut se battre ; il faut que tous les nobles montent à cheval. Un sabre et du sang, voilà ce que vous devez à votre patrie ! Vous avez à reconquérir votre indépendance607 ! » En réalité, il refuse d’aller trop loin afin de ne pas s’aliéner les autres puissances. « [...] la mèche une fois allumée, qui sait où s’arrêtera l’incendie ? confie-t-il à Rapp. Mon premier devoir est envers la France ; je ne dois pas la sacrifier à la Pologne ; il faut s’en remettre au souverain qui régit tout, le temps ; lui seul nous apprendra ce que nous aurons à faire. »
Les opérations militaires s’engagent plutôt mal. Les Russes se révèlent de remarquables combattants, méprisant la mort, indifférents au froid, à la faim et à la fatigue qui épuisent la Grande Armée et commencent à miner son moral. Ils bénéficient notamment d’une excellente artillerie et de l’efficacité des Cosaques. Bien montés, habiles au tir et à la lance, ces « mamelouks du Nord » procèdent par brusques coups de main, frappant de préférence les convois et unités isolés avant de disparaître à la faveur de la neige ou de la nuit.
La tension entre la gloire et la chute, au cœur de l’aventure napoléonienne, n’a jamais été aussi présente que durant l’hiver de 1806-1807. Débarrassée de la Prusse, la Grande Armée perd pied dans les plaines de la Pologne, souffrant tant au physique du climat qu’au moral de l’éloignement de ses bases. « Depuis l’Oder, témoigne Marbot, plus de grandes routes : nous marchions dans les sables mouvants ou dans une boue affreuse. La plupart des terres étaient incultes, et le peu d’habitants que nous trouvions étaient d’une saleté dont rien ne peut donner une idée. Le temps [...] devint affreux. Nous ne vîmes plus le soleil ; il pleuvait ou neigeait constamment, les vivres devinrent fort rares ; plus de vin, presque jamais de bière, encore était-elle atrocement mauvaise ; de l’eau bourbeuse, pas de pain, et des logements qu’il fallait disputer aux vaches et aux cochons !... Aussi les soldats disaient-ils : “Quoi ! les Polonais osent appeler cela une patrie !...” »
Marches et contremarches s’enchaînent face à des Russes insaisissables. Deux manœuvres successives d’encerclement échouent, les premiers engagements à Pultusk et Golymin s’avèrent indécis et meurtriers. Les boues se transforment en sables mouvants : « Nous nous enfoncions jusqu’aux genoux, écrit Coignet. Il fallait prendre des cordes pour attacher nos souliers sur le cou-de-pied, et quand nous arrachions nos jambes de ce sable mouvant, les cordes cassaient, et les souliers restaient dans la boue détrempée. Parfois, il fallait prendre la jambe de derrière pour l’arracher comme une carotte, puis la porter en avant, et aller rechercher l’autre avec ses deux mains et la rejeter aussi en avant, avec nos fusils en banderole pour pouvoir nous servir de nos mains. » Affamées, usées, décimées, les troupes grommellent, y compris en la présence de l’Empereur. Le froid s’y conjugue avec les insuffisances de l’intendance, explicables par l’éloignement croissant de la France et la politique de terre brûlée pratiquée par les Russes. La violence de guerre devient proprement insupportable : « Tous les jours se battre. Quantité d’hommes se sont suicidés par excès de souffrance, même dans la Garde, écrit Aubry dans ses Mémoires. Trois sous-officiers de chez nous se sont brûlé la cervelle, un peu aussi pour le chagrin de ne pas avoir d’avancement. Je n’ai rien vu de plus terrible que les champs de bataille de Czarnowo, Pultusk, Golymin, Nasielk ; on se serait cru à la fin du monde. » La discipline se relâche, les désertions se multiplient, notamment au sein des contingents alliés, de plus en plus présents à chaque campagne. Fezensac, attaché à l’Etat-major de Ney, peut écrire : « L’étoile de Napoléon commençait alors à pâlir. Le moment des demi-succès, des triomphes incomplets était arrivé608. » En cessant d’être française, la Grande Armée perd l’esprit de conquête et la solidarité qui l’a rendue invincible. L’état-major s’inquiète à l’exemple de Berthier dont les observations sont rejetées par Napoléon d’un définitif : « Vous seriez donc bien contents d’aller pisser dans la Seine ? »
Dix semaines après l’entrée en campagne, c’est à une Grande Armée exsangue que le généralissime russe Bennigsen accepte de faire front à Eylau, petite ville de Prusse-Orientale609. 60 000 Russes font face à 40 000 Français, ce qui oblige Napoléon à rappeler d’urgence les corps de Davout et de Ney610. La bataille, engagée le soir du 7 février par l’attaque du cimetière d’Eylau, se prolonge toute la journée du 8. Dès l’aube, une terrible canonnade611, presque à bout portant, met les deux armées à rude épreuve. D’emblée, les Russes attaquent avec vigueur, dans l’intention de maximiser leur supériorité numérique. Heureusement l’arrivée matinale de Davout permet d’accabler leur gauche. Comme l’escompte Napoléon, Bennigsen doit affaiblir son centre contre lequel il lance vers dix heures le 7e corps d’armée d’Augereau. Mais une terrible tempête de neige brouille sa marche :
« Ceux qui n’ont pas habité le Nord ne peuvent se faire une idée de la violence de ces sortes d’ouragans, écrit Berthezène ; l’obscurité est souvent si profonde que l’on ne peut pas se voir à deux pas de distance. » Totalement perdus, des milliers d’hommes se retrouvent soudain nez à nez devant la principale batterie russe de 72 pièces qui, recevant la neige de dos, distingue clairement nos troupes et ouvre sur elles un feu meurtrier. En une poignée de minutes, les cinq sixièmes du corps sont anéantis, ouvrant une brèche dans laquelle s’engouffrent les colonnes russes. Napoléon riposte en envoyant toute sa cavalerie disponible. Cinquante-deux escadrons enlevés par Murat sabrent les premières lignes de l’ennemi et le font reculer. Sous les ordres du général Dorsenne, un bataillon de la garde repousse à la baïonnette une formidable attaque des grenadiers russes devant le cimetière d’Eylau. Napoléon, admiratif devant la bravoure de ses adversaires, s’exclame : « Quelle audace ! quelle audace ! »
Vers trois heures, l’arrivée du seul corps prussien encore en état de combattre, dirigé par le général Lestocq, déconcerte l’Empereur qui envisage alors la retraite612. Les combats se poursuivent avec acharnement, indécis, sauvages. A sept heures du soir, Ney arrive enfin avec ses dix mille hommes à hauteur de la droite russe. Bennigsen, qui n’a plus de réserves, met à profit la nuit pour se retirer dans un ordre parfait. « Ainsi se termina la journée la plus sanglante, la plus horrible boucherie d’hommes qui ait eu lieu depuis le commencement des guerres de la Révolution. Les pertes furent énormes dans les deux armées, et quoique vainqueurs, nous étions aussi maltraités que les vaincus », résume le vélite Barrès.
La bataille anticipe la boucherie de la Moskova et surtout la tragédie de Waterloo. Par l’ampleur des pertes – un tiers de chacune des armées jonche le terrain613 –, l’âpreté du combat et son issue hasardeuse, elle marque une césure dans l’histoire militaire de l’Empire. Certes, Napoléon gagne car il reste maître du champ de bataille, mais il n’est pas parvenu à détruire l’adversaire comme à Austerlitz ou Iéna. Plus ou peu de manœuvres brillantes mais un choc frontal, soulignant l’importance croissante de l’artillerie. A l’exception du final – Ney arrive, lui –, le déroulement du combat annonce le 18 juin 1815 : attaque de diversion sur l’aile suivie d’une tentative sévèrement repoussée au centre, immense charge de cavalerie, entrée en scène de la garde, arrivée d’un corps prussien en plein milieu de la bataille scandent cette demi-victoire au goût amer.
Pour la première fois Napoléon gagne par défaut. L’Aigle ne vole plus que d’une aile, selon l’heureuse trouvaille du général Thiébault. A bout de souffle, la Grande Armée ne peut même pas poursuivre les troupes de Bennigsen qui, avec un rare culot, ose écrire au tsar qu’il a été vainqueur.
Pour rassurer l’opinion, Napoléon rédige sa propre relation de la bataille614 et demeure huit jours sur place afin de souligner qu’il reste maître du terrain. D’autorité, il minore les pertes à 1 500 tués et fait répandre le bruit d’une grande victoire. Le célèbre tableau de Gros composé à cet effet souligne cependant le trouble de l’Empereur devant l’hécatombe symbolisée par le monceau de cadavres et d’agonisants qui s’agglutinent au premier plan. S’il s’agit de faire œuvre de propagande, en montrant l’humanité de « l’Ogre » face à ses nombreux détracteurs615, la représentation correspond aux notations des acteurs, tel Fezensac : « Les maisons étaient remplies de blessés auxquels on ne pouvait donner aucun secours, les rues pleines de morts, les habitants en fuite ; nous-mêmes n’ayant littéralement rien à manger. Il faisait un temps épouvantable, et ceux qui ont fait la guerre savent combien cette circonstance augmente la fatigue, et rend plus sensibles les privations. » C’est un Napoléon bouleversé qui s’exprime dans le 58e Bulletin de la Grande Armée et écrit à Joséphine le 14 février : « Je suis toujours à Eylau, ce pays est toujours couvert de morts et de blessés. Ce n’est pas la plus belle partie de la guerre. »
« Le spectacle, conclut le bulletin, est fait pour inspirer aux princes l’amour de la paix et l’horreur de la guerre. » Le lendemain du drame, il visite le champ de bataille :
« Jamais tant de cadavres n’avaient couvert un si petit espace, note le chirurgien Percy dans ses Mémoires. La neige était partout teinte de sang ; celle qui était tombée et qui tombait encore commençait à dérober les corps aux regards affligés des passants. Les cadavres étaient amoncelés partout où il y avait quelques bosquets de sapins, derrière lesquels les Russes avaient combattu. Des milliers de fusils, de bonnets, de cuirasses étaient répandus sur la route ou dans les champs. Au déclin d’une montagne dont l’ennemi avait sans doute choisi le revers pour mieux se défendre, il y avait des groupes de cent corps ensanglantés ; des chevaux estropiés mais vivants, attendaient que la faim vînt les faire tomber à leur tour sur ces monceaux de morts. » La neige ensanglantée, le conglomérat de cadavres, les cris des mourants signent la fin du temps des miracles, de ces victoires étincelantes remportées à moindres frais. L’émotion atteint son paroxysme quand Napoléon découvre les restes du 14e de ligne, perdu au milieu des lignes russes et massacré au terme d’une résistance héroïque : « La mort n’avait rien dérangé de l’ordre où se tenait ce glorieux corps [...] témoigne Billon. Officiers, sous-officiers et soldats morts, chacun gardait la place qu’il occupait vivant. La neige autour d’eux et sous eux était rouge de sang. » L’Empereur se recueille en silence. « J’entendis le maréchal Bessières s’écrier tout haut : “Ils sont rangés comme des moutons.” – Dites comme des lions, répondit l’Empereur ; cette demi-brigade, sur le plateau de Rivoli, je l’avais surnommée La Brave ; à Eylau elle a mis le comble à son illustration. » Toute son attitude prouve qu’il tente d’exorciser le doute qui le gagne. Révélation devant l’atrocité du spectacle ? Les cadavres mutilés qui se décomposent sous ses yeux en raison du redoux, l’odeur infecte, quelques cris de « vive la paix » ou « du pain et la paix » poussés par les grognards exsangues, tout conspire à lui suggérer une pause. Peut-être décide-t-il alors, admiratif devant la bravoure russe, de tendre la main au tsar... quand la victoire ne pourra plus lui être discutée.
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En attendant, la Grande Armée recule jusqu’à la Vistule où elle prend ses quartiers d’hiver. La déréliction des régiments, aggravée par les déficiences multiples de l’intendance, oblige à abandonner les plus faibles. Pour la première fois, l’instinct de survie prend le pas sur la solidarité. Béchet de Léocour se souvient « d’une immense quantité de fourgons abandonnés, leurs conducteurs ne pouvant les arracher des boues dans lesquelles les roues étaient enfoncées jusqu’au moyeu ». Les chevaux dételés, reste à évacuer les nombreux blessés qui se sont agglutinés pour tenter de lutter contre le froid. « [...] Ces infortunés passaient les mains à travers les toiles qui couvraient ces fourgons en invoquant notre secours et en nous suppliant de ne pas les abandonner à une mort horrible et certaine. Il y a bien des années que cette catastrophe s’est passée et je vois encore ces mains livides tendues vers nous, j’entends encore ces cris déchirants qui imploraient notre pitié, mais que pouvions-nous faire ? » Si certains cavaliers acceptent d’être démontés pour laisser leurs montures aux blessés, ces derniers demeurent trop nombreux pour pouvoir être tous secourus. « Nous fûmes donc réduits à faire un choix d’autant plus pénible que c’était prononcer un arrêt de mort contre ceux que nous ne pouvions prendre. Dans une position aussi embarrassante, nous étions surtout déterminés par le plus ou moins d’espoir de guérison qu’ils présentaient ! »
Voilà Napoléon contraint à une campagne d’été. Prussiens et Russes crient déjà victoire. Roumiantsov, ministre du tsar, écrit au jeune duc de Richelieu : « L’étoile de Bonaparte est devenue stationnaire, au lieu de conserver le cours de redoutable comète et dévastatrice qu’elle était jusqu’alors... cette guerre va devenir la guerre, c’est-à-dire une guerre ordinaire qui, à chance égale, sera cent fois plus ruineuse et plus difficile à faire pour les Français que pour nous ; ils finiront, je me flatte, par se dégriser sur le compte du moderne Charlemagne auquel, très positivement, il manque un peu de la sagesse qui distinguait son prédécesseur. » Encore faut-il emporter la décision. Or, l’Autriche commet la même erreur que la Prusse en 1805 en tergiversant au lieu d’agir616 : « Battez-le encore deux fois et je me déclare », dit l’empereur François aux émissaires russes venus le conjurer de prendre ses responsabilités.
Habituée à la victoire éclair, l’opinion interprète le demi-succès d’Eylau comme une défaite. La trop longue absence de l’Empereur ajoute au défaitisme ambiant. En dépit de son expérience et de son sérieux, Cambacérès ne jouit pas de l’autorité nécessaire pour diriger le gouvernement et orienter l’esprit public. A ses côtés des ministres impuissants et sans initiative, à l’exception de Talleyrand et Fouché qui poussent de concert à la paix. Napoléon, qui n’a jamais autant écrit, tente de reprendre la situation en main et tance vertement le duc d’Otrante : « Il faut donner à l’opinion une direction plus ferme. Il n’est pas question de parler sans cesse de paix. C’est le bon moyen de ne pas l’avoir. »
Replié à Osterode puis au château de Finkenstein, où il demeure du 1er avril au 6 juin 1807, l’Empereur distribue ses journées entre conduite des opérations militaires et suivi des affaires intérieures qu’il connaît au moyen des nombreuses estafettes qui lui parviennent depuis la capitale. Une nouvelle fois, Napoléon révèle l’ampleur de son génie dans la crise. Au lieu de l’abattre, les difficultés le dopent et le stimulent. Il s’emploie à sceller des alliances de revers en recevant un émissaire perse617 et en renforçant ses liens avec la Porte par le canal de son ambassadeur Sebastiani618. Il améliore l’approvisionnement, procède à une nouvelle levée de 80 000 conscrits619 et sollicite l’envoi des contingents alliés. Allemands de la Confédération du Rhin, Italiens et Espagnols, rejoignent les nombreux Polonais que lui amène le chef patriote Dombrowski. Rassuré par la prise de Dantzig – la dernière place forte prussienne d’envergure tombe le 26 mai 1807 après un long siège conduit par Lefebvre –, il a maintenant près de 400 000 hommes en lice, deux fois plus qu’en 1806, même si l’inexpérience des nouvelles recrues et la moindre qualité des troupes étrangères affaiblit l’ensemble.
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La rencontre décisive intervient à Friedland620, « pays de la paix », le 14 juin 1807. C’est un nouveau Marengo que Napoléon, sept ans plus tard, entend gagner. Il multiplie les allusions à sa fortune du 14 juin et galvanise ses officiers pour mieux renouer le fil des victoires salvatrices. Lannes, avec son corps d’armée, sert d’appât à Bennigsen dont l’armée campe de l’autre côté de l’Alle, appuyée sur la petite ville de Friedland qui assure le passage d’une rive à l’autre. Le général russe, croyant écraser à peu de frais un corps isolé, fait franchir le fleuve à ses gros et attaque Lannes qui oppose une résistance héroïque dans l’attente de l’arrivée de Napoléon. A midi, l’Empereur débouche, bientôt rejoint par la garde et trois corps d’armée. En dépit de l’heure tardive – la concentration s’achève vers cinq heures de l’après-midi –, il refuse de remettre la bataille au lendemain : « On ne reprend pas deux fois l’ennemi en pareille faute », s’exclame-t-il. Aussi lance-t-il directement Ney sur la ville afin de couper toute retraite aux Russes : « Voilà le but, lui dit-il en indiquant la cité, marchez sans y regarder autour de vous ; pénétrez dans cette masse épaisse, quoi qu’il puisse vous en coûter ; entrez dans Friedland, prenez les ponts, et ne vous inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche, ou sur vos derrières. L’armée et moi serons là pour y veiller. » Payant de sa personne, « le rougeaud » s’exécute avec son ardeur coutumière. « Cet homme-là est un lion », s’incline Napoléon tandis que l’artillerie, dirigée de main de maître par le général Sénarmont, pilonne les positions ennemies621. « Ses masses étaient amoncelées en avant de Friedland ; acculées à la ville, elles formaient le centre d’un demi-cercle dont nous occupions presque toute la circonférence. Chaque coup de nos canons portait et démolissait les carrés russes l’un après l’autre », constate Savary. Submergés par l’arrivée successive des divisions françaises, rompus par les colonnes de Ney qui, baïonnette au canon, s’emparent de la ville au crépuscule, les Russes retraitent, obligés de se jeter dans le fleuve pour éviter d’être capturés. 25 000 de leurs hommes sont mis hors de combat contre seulement 7 000 des nôtres. Le succès venge Eylau et ouvre à deux battants les portes du grand empire russe. A cet instant, Napoléon n’a plus d’ennemis en état de le combattre sur le continent. Le 19 juin, l’Aigle triomphant signe sa lettre à Cambacérès de Tilsit sur le Niémen : « J’espère que la campagne que je viens de terminer en huit jours de temps fera plaisir à mon peuple. L’armée russe est plus écrasée et battue que ne l’a jamais été l’armée autrichienne. »
Retiré de l’autre côté du fleuve-frontière, Bennigsen sait qu’il ne peut plus continuer la lutte. Revenu de ses forfanteries, il supplie le grand-duc Constantin d’intercéder auprès de son frère pour qu’il demande l’armistice : « Demandez-lui s’il ne veut pas arrêter l’effusion de sang ; ce n’est plus un combat, mais une véritable boucherie. » Alexandre n’hésite pas longtemps à abonder dans son sens. Non seulement il n’a plus d’armée, mais la Pologne russe s’agite. Déjà battu à Austerlitz, le tsar redoute la vengeance de Napoléon. Or, à son heureuse surprise, le vainqueur s’empresse non seulement de signer l’armistice, mais lui offre aussitôt un projet d’alliance. Recevant Labanov, le plénipotentiaire dépêché par les soins d’Alexandre Ier, l’Aigle déroule une carte d’Europe et pose soudain son doigt sur la Vistule : « Voici la limite entre les deux empereurs, lui dit-il, d’un côté doit régner votre souverain, moi de l’autre622. » Le tsar, gagné par cette magnanimité, fait répondre qu’« un système entièrement nouveau doit remplacer celui qui a existé jusqu’ici » et propose un tête-à-tête pour l’élaborer de concert. L’entrevue est immédiatement fixée au jeudi 25 juin 1807. « Le sort du monde flottait sur le Niémen, où plus tard il devait s’accomplir », pourra écrire Chateaubriand.
Le mirage
Un Yalta avant la lettre. Le triomphe de Tilsit est d’autant plus éclatant que la Russie, par son immensité, sa population et la valeur de son armée, surclasse toutes les autres puissances. Napoléon paraît d’autant plus enthousiaste que l’entrevue a pris d’emblée un caractère fraternel, loin des habitudes guindées des sommets traditionnels. Entre Alexandre et Napoléon s’est manifestée immédiatement une estime réciproque, une complicité, ce fameux « esprit de Tilsit » qui doit désormais régir le monde, car c’est bien du monde dont il est question dans les nombreux entretiens qui réunissent les deux souverains, le plus souvent en tête à tête. A Alexandre, l’Orient, à Napoléon, l’Occident. Le marché est trop beau pour être refusé.
L’alliance vaut pour Napoléon un nouveau sacre, une parité avec le monarque le plus puissant de l’Univers, ouvrant de formidables perspectives de conquête. La rencontre des deux souverains au milieu du fleuve-frontière, devant les armées massées sur les rives opposées, occupe une place de choix dans la mythologie napoléonienne. Sur le radeau flanqué d’une maisonnette, ornée du chiffre couronné des deux « maîtres de l’univers » (Tolstoï), l’impossible prend corps. L’usurpateur, le monstre, le Corsicain scelle en quinze jours une alliance ambitieuse avec le « sphinx du Nord », petit-fils de la Grande Catherine, pilier des deux dernières coalitions. Alliance sincère, fruit d’une amitié naissante et de l’intérêt bien entendu ou « comédie des apparences » jouée tant par Napoléon que par Alexandre dans l’attente du conflit majeur qui ne manquera pas d’opposer les deux géants ? Le débat n’a jamais cessé.
En apparence, Tilsit aboutit à une entente historique, prélude à un partage du monde. L’axe franco-russe semble commandé par l’histoire et la géopolitique. Les deux premières puissances du continent ne lorgnent pas vers la même direction. La Russie cherche depuis un siècle à s’étendre à la fois au nord, vers la Suède, au centre, vers l’ancienne Pologne, et surtout au sud, vers Constantinople et les Balkans. La France impériale ambitionne l’Europe centrale et méditerranéenne. Moyennant le verrouillage des ports russes au commerce anglais, soit l’adhésion de la Russie au blocus, l’entente semble facile. En outre, les deux Empires partagent une même histoire chaotique qui nourrit un goût partagé pour le pouvoir fort et l’esprit de conquête. Saint-Pétersbourg se veut l’héritier de Constantinople comme le nouveau Paris celui de la Rome impériale. Derrière la réunion flotte ainsi un lourd parfum d’histoire, ranimant le mythe de l’union des deux Césars – celui d’Orient et d’Occident –, l’orthodoxe et le catholique au service d’un nouvel ordre mondial chrétien.
Au surplus, dès leur première rencontre, se dégage une sorte de supplément d’âme entre les deux autocrates. A la fois doux, sensible, humble et charmeur, Alexandre séduit Napoléon, flatté de ne plus être traité avec condescendance comme un parvenu par une tête couronnée. Elevé par le philosophe libéral d’origine suisse La Harpe, le tsar ne partage pas les répulsions de la vieille Europe pour le César victorieux qui vient de défaire son armée. Il admire le chef de guerre et découvre l’homme d’Etat. En retour, Napoléon estime ce jeune souverain qui semble l’écouter avec respect et intérêt, ni arrogant, ni courtisan. Leurs histoires personnelles rapprochent les deux monarques. Tous deux sont des rois de hasard, élevés l’un par l’assassinat de son père, l’autre par un coup d’Etat. Nourris par l’idéalisme de la philosophie des Lumières, parvenus par l’usurpation, ils ont fait le deuil de leurs rêves de jeunesse par l’apprentissage du pouvoir et la tragique solitude qu’il engendre. Tous deux règnent par la peur, peur fondatrice qui les sert autant qu’elle les fragilise. Chacun se sent mal à l’aise, sous la menace quotidienne d’une bombe, d’un coup de poignard ou d’une révolution de palais. Ils ont conscience d’appartenir à l’espèce rare des survivants, toujours sur le fil du rasoir, obligés de pousser jusqu’au paroxysme la séparation entre homme d’Etat et personnalité, monarque et homme. Perpétuels insatisfaits dévorés l’un par le doute, l’autre par les remords, ils regardent de concert vers la postérité, espérant par la gloire ou la réforme obtenir le rachat de leurs fautes. En réalité, ces deux âmes encore jeunes sont rongées par le malheur et se sentent illégitimes, à la fois terriblement seules et menacées. Cette communauté de destin pourrait donner naissance à une véritable fraternité... à condition que les deux hommes acceptent de tomber le masque extérieur du mensonge, de la dissimulation et de la représentation, ces boucliers du paraître qui sont devenus pour eux comme une seconde nature. Leur première rencontre dure près de deux heures, ce qui est de bon augure. Selon la légende, Alexandre aurait dit en ouverture : « Sire, je hais les Anglais autant que vous. » « Dans ce cas, la paix est faite », aurait répondu Napoléon.
Pendant vingt jours, dans la ville prussienne neutralisée, les deux ténors multiplient les tête-à-tête, tenant à l’écart leur hôte forcé, Frédéric-Guillaume III, qui va faire les frais du nouveau pacte appelé à bouleverser l’univers. « Je serai votre secrétaire et vous serez le mien », dit Napoléon au tsar, ravi de cette simplicité de ton et de manière, en apparence vite mis en confiance par le mélange de faconde et d’abandon avec lequel l’empereur d’Occident se confie à lui. A Savary, envoyé à Saint-Pétersbourg, Alexandre dira bientôt : « Je n’ai jamais eu plus de préventions contre quelqu’un que j’en ai eu contre lui, mais après trois quarts d’heure de conversation avec lui, elles ont toutes disparu comme un songe623. » Prusse et Autriche sont écartées du partage. « J’ai souvent couché à deux, jamais à trois », précise l’Aigle à son nouvel ami qui trouve le mot « charmant ». Les souverains, comme les troupes, font assaut de courtoisie. Avant de partir, Napoléon décore un grenadier russe de la Légion d’honneur. Alexandre distingue de même un grognard d’élite en déposant la croix de Saint-Georges sur sa poitrine. La garde impériale accueille son homologue russe à un banquet de la réconciliation et de la fraternité.
Le traité de paix franco-russe, signé le 7 juillet 1807 traduit une évidente volonté de concorde624. Comme dans toute négociation digne de ce nom, chacun a fait des concessions de taille. Alexandre reconnaît formellement Napoléon comme empereur, Joseph à Naples, Louis en Hollande, et Jérôme nouveau roi de Westphalie. Il accepte d’avance les modifications ultérieures de la Confédération du Rhin et assure en secret Napoléon de son appui s’il veut conquérir l’Espagne. Surtout, il lui promet de déclarer la guerre à Albion et d’appliquer strictement le blocus si sa médiation, que Napoléon accepte, est rejetée par l’Angleterre.
En échange, Napoléon offre le même service : la médiation armée suivie, en cas d’échec, d’une déclaration de guerre à la Turquie, rivale séculaire de la Russie dans les Balkans. Il accorde à son ennemi d’hier, au vaincu de Friedland, une paix blanche, la cession de Cataro et des îles Ioniennes à la France étant compensée par l’octroi à la Russie de quelques districts en Pologne prussienne. Mais il l’intéresse superbement en lui offrant son appui pour conquérir la Finlande contre la Suède et les principautés balkaniques, Moldavie et Valachie, au détriment de la Porte. Ainsi, Alexandre pourra vanter les bienfaits de l’alliance et la générosité de l’empereur des Français auprès de sa cour. Venu vaincu, il repartira vainqueur.
Toujours pour complaire au tsar, Napoléon maintient les Hohenzollern sur le trône de Prusse. « C’est un vilain roi, une vilaine nation, une vilaine armée, une puissance qui a trompé tout le monde, et qui ne mérite pas d’exister. Tout ce qu’elle garde, elle le doit à vous », dit-il à son nouvel ami. Le roi de Prusse, timide et servile, a fortement déplu : « Un homme entièrement borné, sans caractère, sans moyens, un vrai benêt... un balourd, un ennuyeux » à entendre Napoléon625. Afin de sauver sa couronne, Frédéric-Guillaume a convié sa superbe femme, la reine Louise, dont le charme doit amadouer le tyran et au moins préserver Magdebourg de l’occupation française. En dépit de sa dignité, qui l’impressionne, et de sa beauté, Napoléon refuse de « faire le galant ». Il lui parle de ses robes et lui offre des roses pour mieux la laisser à l’écart des discussions, n’oubliant jamais qu’elle a été à la tête du parti de la guerre, l’humiliant en réalité par ces excès de prévenance qui contrastent avec la dureté des conditions qu’il impose à son pays626.
C’est en effet la Prusse qui va payer le prix fort. Elle perd à la fois les provinces polonaises et celles situées à l’ouest de l’Elbe. En tout, plus de la moitié de son territoire et la moitié de sa population, ramenée de 10 à 5 millions d’habitants. Le royaume, qui sera occupé jusqu’au paiement d’une indemnité qui reste à fixer, perd son statut de grande puissance627. Après avoir amputé l’Autriche, il décapite la Prusse mais ne la tue pas, créant sur notre flanc est un nouvel ennemi irréconciliable628. Ses immenses dépouilles servent essentiellement à créer deux nouveaux territoires : grand-duché de Varsovie confié au nouvel allié saxon ; royaume de Westphalie, donné à Jérôme. Le petit dernier demeurait le seul membre du clan à rester sans couronne. Le voici récompensé pour avoir finalement divorcé de Miss Patterson, l’épouse américaine dont Napoléon n’a jamais voulu. Rentré dans le rang, il épouse en août la fille du roi de Wurtemberg, Catherine, scellant par le sang l’alliance des bonapartides avec les potentats de la Confédération du Rhin. L’Allemagne devient définitivement française, repoussant la Prusse à l’est, marginalisant l’Autriche. La Westphalie rejoint naturellement la confédération tout comme le grand-duché de Berg de Murat.
Marches militaires tournées contre la Prusse, ces derniers Etats devront servir de vitrines du modèle français en introduisant le plus vite possible le Code civil. « Les bienfaits du Code Napoléon, la publicité des procédures, l’établissement des jurys seront autant de caractères distinctifs de votre monarchie, écrit l’Aigle à Jérôme. Et s’il faut vous dire ma pensée tout entière, je compte plus sur leurs effets, pour l’extension et l’affirmation de votre monarchie que sur le résultat des plus grandes victoires. Il faut que vos peuples jouissent d’une liberté, d’une égalité, d’un bien-être inconnus aux peuples de la Germanie, et que ce gouvernement libéral produise, d’une manière ou d’une autre, les changements les plus salutaires au système de la Confédération. »
Le sort du grand-duché de Varsovie traduit les ambiguïtés de Napoléon à l’encontre de la Pologne. Reconnaissant des immenses efforts consentis par les Polonais, sensible à leur patriotisme, l’amant de Marie Walewska ne peut laisser sans réponse l’aspiration de millions d’habitants. En revanche, il exclut de leur offrir un Etat souverain, ce qui mettrait le feu à la Galicie, province polonaise de l’Autriche, et surtout à la Lituanie désormais russe et qui recouvre la moitié de l’ancien royaume de Stanislas Leszczynski. Alexandre, qui ambitionne déjà de reconstituer la Pologne, mais à son seul profit, s’oppose de près ou de loin à tout ce qui peut favoriser le mouvement indépendantiste. Napoléon, pour lui complaire, se contente de forger un grand-duché autonome recouvrant 13 % de l’ancien royaume et deux millions d’habitants. Il est rattaché non à la Westphalie, ce qui serait placer un Bonaparte à sa tête, mais à la Saxe qui jouera donc le rôle d’Etat tampon entre les deux empires629. L’Aigle subordonne ainsi la suite des événements à la tournure que prendra l’alliance avec Alexandre, exerçant sur lui un chantage réel en faisant peser l’épée de Damoclès d’une possible renaissance polonaise. Il n’en déçoit pas moins les Polonais – auxquels il a fait miroiter l’indépendance lorsqu’il avait besoin d’eux – sans pour autant satisfaire le tsar.
*
Napoléon va-t-il jouer le jeu ou va-t-il se contenter d’utiliser son nouvel allié à des fins strictement personnelles ? Alexandre est-il sincère ou joue-t-il un double jeu ? De ces questions dépend désormais l’avenir du monde.
En dépit des apparences, les deux souverains continuent à se méfier sous le couvert de leurs protestations d’amitié. Certes, Napoléon sauve la Prusse mais la tient entièrement sous sa coupe. Certes, il marginalise la Pologne mais n’en crée pas moins une marche militaire à ses frontières. L’alliance qu’il a promise contre la Porte compte pour peu dès lors qu’il s’oppose à la conquête, par les Russes, de Constantinople et ses détroits, clés de la mer Noire, la « mare nostrum » orthodoxe630. « Non ! se serait récrié Napoléon, Constantinople, jamais, car c’est l’empire du monde. » Au-delà de l’exagération du propos, confirmé à Sainte-Hélène631, celui-ci révèle à la fois la vision européenne de Napoléon et les faiblesses du négociateur. Son Europe se confond avec un Occident catholique identifié à la « civilisation » contre les « barbares du Nord » que sont les Russes et « ces animaux de Turcs », tous deux obnubilés par leur expansionnisme vers l’Ouest. Ce positionnement centripète et défensif, combiné avec son égocentrisme, explique pourquoi il ne sait pas se mettre à la place de son interlocuteur dans une négociation, ce qui constitue la condition de toute alliance pérenne, et inquiète évidemment Alexandre. Incapable de payer le prix, il donne toujours de mauvaise grâce, exige plus qu’il n’offre et, surtout, se croit plus malin que son alter ego, ce qui l’humilie et l’exaspère. Dans l’immédiat, il attend pour voir, croit allécher le tsar quand il lui déclare, au reçu d’une dépêche lui annonçant le renversement du sultan Sélim632 : « C’est un décret de la Providence qui me dit que l’Empire turc ne peut plus exister. » César veut-il le partage ou l’Empire du monde ?
Le doute vaut tout autant pour Alexandre. Toute une littérature napoléonâtre présente, face à un Empereur sincère et généreux, un tsar fourbe, « grec du Bas-Empire » à l’attitude byzantine que stigmatisera bientôt un Napoléon revenu de ses premiers emballements. Pour Louis Madelin, le tsar a dès l’origine joué la comédie : « En supposant le tsar tout à fait sincère avant les conférences – et il ne l’était pas –, entièrement séduit au cours de conférences – et il ne l’était pas –, et enthousiaste de l’alliance – et il ne l’était pas –, il fût resté dans cette alliance, un fatal élément de dissolution. Alexandre s’est engagé pour son peuple, mais son peuple ne le suivra jamais. »
Effectivement, la société russe dans son ensemble déteste Napoléon. La Guerre et la paix atteste de l’hostilité farouche de sa noblesse à la France révolutionnaire, régicide et athée, comme à son Empereur, une espèce de Satan moderne qui menace par ses réformes l’orthodoxie et les castes, les deux piliers de la Russie des tsars. A l’opposé de la France royale, où le pouvoir du monarque s’est élevé au détriment du second ordre, la noblesse russe demeure une puissance, assise sur d’immenses domaines fonciers, autonome envers son souverain contre lequel elle n’hésite pas à conspirer le cas échéant. Elle peuple seule le corps des officiers, clefs de la puissance et du pouvoir des Romanov. Meurtris par la défaite, ces derniers n’en demeurent pas moins avides de vengeance. Imposée par Friedland, l’alliance avec l’assassin du duc d’Enghien est vécue comme une humiliation et un reniement. D’ailleurs, Alexandre ne vient-il pas, en gage de bonne volonté, d’expulser Louis XVIII de Mittau où il lui avait donné un palais et une pension ? Jusqu’où s’abaissera-t-il ? La popularité du tsar, déjà écornée par les défaites, subit un contrecoup sensible. Or, l’histoire russe, à commencer par la plus récente, prouve que le monarque, tout absolu qu’il soit, ne peut jouer impunément avec les nerfs de ses élites.
L’autocratie s’y trouve contrariée non pas par des contre-pouvoirs comme dans l’Occident, mais par la tradition, la religion et la violence. « Despotisme mitigé par la strangulation » selon la célèbre formule de Mme de Staël, le tsarisme demeure sous la menace des coups d’Etat et assassinats comme le prouve assez le sort réservé six ans plus tôt à Paul Ier. Si la folie sanguinaire du précédent tsar avait suffi pour armer le bras des meurtriers, son entente subite avec Bonaparte, alors Premier consul, avait joué son rôle dans la décision du passage à l’acte. Par un étrange paradoxe, l’autocrate se trouve limité dans ses marges de manœuvre alors que l’empereur des Français, représentant d’une révolution fondée sur la haine du despotisme, règne sans entrave en dépit de la persistance des chambres.
Reste à s’interroger sur la conviction profonde du tsar, sur une personnalité que chacun s’accorde à reconnaître duale, insaisissable, écartelée entre volonté autocratique et tentation libérale, conservatisme et réforme, Orient et Occident. Cette dualité est consubstantielle à la Russie, elle-même écartelée entre Europe et Asie, disparate dans ses peuples mais unitaire dans sa foi et son patriotisme, à la fois fataliste et exaltée, conquérante et soumise, barbare et raffinée, oscillant perpétuellement entre les extrêmes à l’image de son climat : « Chez lui [Alexandre] se rencontraient toutes les aspirations et les contradictions de son époque, une des plus troublées de l’histoire, et l’une des plus faites pour troubler les âmes de bonne volonté. Chez lui aussi se montraient au grand jour toutes les facultés et tous les contrastes du russe moderne, du russe civilisé, souvent en lutte et en désaccord avec lui, tel qu’il est sorti des réformes du dix-huitième siècle. Comme Pierre le Grand, mais à un autre titre et par d’autres côtés, Alexandre Ier, avec sa nature si bizarrement mêlée de force et de mollesse, “de qualités viriles et de faiblesses féminines” avec ses nobles engouements et sa facilité à s’éprendre tour à tour des idées les plus diverses, avec ses alternatives enfin d’illusions et de découragements, d’énergie et d’abandon, d’action et d’apathie, ce prince au caractère énigmatique, si diversement et parfois si injustement apprécié, pourrait être donné comme un des types historiques du tempérament national », résume Anatole Leroy-Beaulieu, l’analyste de L’Empire des tsars.
Il existe bien un mystère russe comme il y a un mystère français. On a évoqué le tronc commun – ordonnancement de la peur par l’absolutisme, la religion et la conquête – mais les divergences, résultant de l’histoire et de l’immensité de l’espace, paraissent l’emporter. La Russie n’a pas été touchée, ni même effleurée par le grand souffle révolutionnaire. Appuyée sur une noblesse forte de la sueur de millions de serfs, elle conserve une immense foi dans l’orthodoxie. Cette religiosité intense favorise une mystique de l’autocratie qui a disparu en France avec la déchristianisation puis la chute de la monarchie. Le moujik divinise le tsar avec une ferveur dont n’a même pas bénéficié Louis XIV, pourtant servi par sa gloire, Versailles et la rhétorique de Bossuet.
Si la France connaît des disparates, elle n’en bénéficie pas moins d’une certaine uniformité résultant de la pondération du climat et d’un tissage urbain assez harmonieux. L’immense empire de l’Est demeure à l’inverse une terre de contrastes violents entre la rudesse de la Sibérie et le luxe de Saint-Pétersbourg, le moujik et le grand seigneur, riche de milliers d’hectares, entre le Tatar de Crimée et le Polonais de Lituanie. Ces écarts n’empêchent pas la confiance dans le système mais n’en demeurent pas moins source d’inquiétude pour tous les souverains. A commencer par l’insoluble question du servage : le ravalement de l’homme qu’il engendre génère une démotivation qui aggrave son retard économique sur les autres pays d’Europe. Mais l’abolir ruinerait la noblesse et obligerait d’associer la moitié des Russes à la vie de l’Empire, soit à révolutionner l’Etat, ce qui paraît suicidaire depuis 1789. A cela s’ajoute « la tentation de l’Occident », soupape expansionniste au système autant que levier de quelques changements, quoique la volonté réformatrice des tsars se heurte toujours à la coalition de l’espace et du conservatisme des élites. En résultent un écartèlement et d’incessantes contradictions qu’illustre justement le fils de Paul Ier.
Déchiré entre l’affection de sa grand-mère, la fameuse Catherine II, et l’hostilité de son père, le prince héritier a vite appris la nécessité de dissimuler pour survivre. Il en retire une réputation de fausseté qui ira en s’aggravant avec l’âge : « En politique, fin comme la pointe d’une épingle ; aigu comme la lame d’un rasoir et faux comme l’écume de mer », dira de lui le diplomate suédois Lagerbielke. L’impératrice disparue en 1796, il subit sans mot dire l’humeur fantasque de son père, le climat d’insécurité permanent entretenu à coups d’exécutions, de déportations et de disgrâces. Tenu à l’écart, parfois menacé, Alexandre éprouve la peur jusqu’à songer à s’expatrier : « Je ne me sens pas tout à fait pour la place que j’occupe en ce moment, et encore moins pour la place qui m’est destinée, écrit-il en 1796. Un jour, j’irai m’établir avec ma femme aux bords du Rhin, où je vivrai tranquille en simple particulier, faisant consister mon bonheur dans la société de mes amis et l’étude de la nature. » Et c’est en tremblant qu’il approuve le projet de complot qui se développe en catimini, à l’abri de la police du tsar. Les conjurés le poussent à s’emparer du trône. Le tsarévitch accepte, à la condition expresse que la vie de Paul Ier soit épargnée. Or le petit groupe qui s’introduit une nuit de 1801 dans la chambre à coucher du népote n’a pas d’autre choix que de l’abattre, en raison de la résistance acharnée opposée par le souverain. Déchiré entre l’indignation et la peur de devenir victime à son tour, le prince de vingt-trois ans n’a pas d’autre choix que de ceindre, malgré ses convulsions nerveuses, la couronne sanglante qui lui est offerte. Comme Napoléon, il est un survivant, élevé au trône grâce à un coup d’Etat. Sauf que l’Aigle a été l’acteur et le tsarévitch l’esclave de son destin.
Toute l’ambiguïté de son caractère s’exprime déjà dans le traitement qu’il réserve aux régicides. Il les écarte mais ne les tue pas, certains, comme Bennigsen, appelés à de hauts commandements dans l’armée. Cette sorte d’Hamlet couronné, selon Alexandre Herzen, portera toute sa vie le deuil et un écrasant remords, la honte du meurtre dont il ne supporte pas qu’on évoque le souvenir en sa présence633. Hanté par le spectre, il l’est tout autant par la peur de finir à son tour sous le coup des poignards. A la fois instable, paranoïaque et torturé, il donne le change grâce à son éducation, masquant sa mélancolie derrière une civilité curiale faussement affable, séducteur vénéré comme un ange par ses rares proches. En résulte un être peut-être plus mystérieux encore que Napoléon tant sa capacité de dissimulation devient chez lui une seconde nature. Metternich estime que c’est justement l’Aigle qui l’a le mieux jugé, à l’occasion d’une conversation soigneusement consignée dans ses Mémoires : « L’Empereur Alexandre, lui dit Napoléon en 1810, est une de ces figures qui vous attirent et qui semblent faites pour exercer un charme tout particulier sur ceux qui viennent à être en contact avec elles. Si j’étais homme à me laisser aller à des impressions purement personnelles, je pourrais m’attacher à lui de tout cœur. Mais à côté de ses grandes qualités intellectuelles et de cet art de captiver ceux qui l’entourent, il y a en lui quelque chose que je ne puis définir. C’est un je ne sais quoi que je ne pourrais mieux expliquer qu’en vous disant qu’en tout il lui manque toujours quelque chose. »
Sa politique, elle aussi, présente un caractère inachevé dont l’apparence contradictoire résulte de son écartèlement entre absolutisme et tentation libérale. A l’image de Catherine, férue de Diderot et autocrate impitoyable, Alexandre vénère sa patrie et sa religion mais ne reste pas insensible aux sirènes de la philosophie des Lumières et aux principes qu’elle véhicule. Ils lui offrent un moyen de se détester moins et de donner un sens à son règne qu’il vit de bout en bout comme une possible rédemption. L’élève de La Harpe a rêvé d’abolir le servage, de régénérer l’Empire par l’alliance d’une morale civique et religieuse à la fois respectueuse des droits de l’homme et des canons de l’orthodoxie. Vivant sa mission comme un sacerdoce, cet autre fils des Lumières possédé par la passion du bien public rêve d’être populaire et sauvé par le jugement de Dieu et de la postérité. Mais il n’est qu’un héritier là où Napoléon a eu l’immense privilège d’être un fondateur, architecte du Consulat, alors que lui se heurte au mur d’airain de la tradition et d’une société figée.
A Tilsit, une véritable joute à fronts renversés oppose parfois le libéral autocrate au despote révolutionnaire : « Croira-t-on jamais, disait l’Empereur, ce que j’ai eu à débattre avec lui : il me soutenait que l’hérédité était un abus dans la souveraineté, et j’ai dû passer plus d’une heure [...] à lui prouver que cette hérédité était le repos et le bonheur des peuples. Peut-être aussi me mystifiait-il ; car il est fin, faux, adroit ; il peut aller loin. » Napoléon met en garde son interlocuteur, un peu trop idéaliste à son goût, contre les écrivains, la liberté de la presse et surtout les parlementaires. Le tsar, qui a congédié son « comité de salut public » – réunion informelle de jeunes seigneurs avec laquelle il préparait la régénération de son empire634 –, songe encore à installer une constitution d’essence française et libérale qui définirait une stricte répartition des pouvoirs. Il rêve surtout à un nouvel ordre diplomatique, tant la politique extérieure lui sert d’exutoire aux transformations intérieures avortées. Le réformateur manqué pose au sauveur de l’Europe, porteur d’une vision universelle du monde contraire à celle de Napoléon, même si elle s’avère au bout du compte tout aussi redoutable pour le monde d’hier, comme l’a souligné Henry Kissinger635.
A Tilsit, le tsar reste un souverain déçu là où Napoléon a enchaîné réforme réussie de l’Etat et triomphes militaires. Cette inégalité de départ fausse l’alliance à la base. Tilsit procède de Friedland, donc d’une défaite. En situation de faiblesse, Alexandre n’a pas d’autre solution que de courber l’échine et sceller le pacte qui sauve ses Etats et préserve l’avenir.
Sans doute, une partie de son âme succombe à la célèbre séduction impériale et à la magnanimité du vainqueur : « Dieu nous a sauvé, écrit-il de Tilsit à sa sœur adulée Catherine. Au lieu de sacrifices, nous sortons de la lutte avec une sorte de lustre. Mais que direz-vous de tous ces événements ? Moi ! passer mes journées avec Bonaparte, être des heures entières en tête à tête avec lui ! Je vous demande un peu si tout cela n’a pas l’air d’un rêve. » Mais le rêveur reste éveillé. Il jaugera l’alliance à la seule aune de l’intérêt russe. Les trois Alexandre – le libéral, l’autocrate et l’impérialiste – n’oublient pas qu’en 1804, ils se sont unis contre les trois Napoléon : le despote, le fils de la Révolution et le conquérant dont l’ivresse de puissance menace le monde. Commentant l’élévation viagère de 1802, le tsar avait écrit à La Harpe une lettre qui aurait pu être signée par Necker ou Constant : « Depuis son Consulat à vie, le voile est tombé... Il s’est privé de la plus belle gloire réservée à un humain, et qui seule lui restait à cueillir : celle de prouver qu’il avait travaillé sans aucune vue personnelle, pour le bonheur et la gloire de sa patrie, et fidèle à la Constitution qu’il avait jurée lui-même, remettre, après les dix ans, le pouvoir qu’il avait en main. Au lieu de cela, il a préféré singer les cours, tout en violant la constitution de son pays. Maintenant, c’est un des tyrans les plus fameux que l’histoire ait produits. »
En multipliant les conseils sans y être invité, Napoléon blesse le tsar qui en rajoute dans la flatterie mais n’en pense pas moins : « Avec tout son génie, il a un côté vulnérable, la vanité », écrit-il à sa mère. Cette dernière insistant sur les critiques que sa nouvelle politique suscite à la Cour, le tsar précise qu’il a agi pour le mieux : « Il serait criminel de ma part de renoncer à ce que j’estime utile aux intérêts de l’empire, en réponse aux bavardages médisants que le public s’autorise sans aucune connaissance des circonstances. » L’esprit de Tilsit, souvent invoqué par les deux empereurs dans leur correspondance, ne cadre pas avec l’étroitesse du traité : une alliance secrète pour l’instant limitée à une double médiation. Son évolution sera conditionnée par la conjoncture et la bonne volonté des souverains. Solide d’apparence, elle n’en demeure pas moins fragile, précaire, viciée d’ambiguïté. Le meilleur biographe d’Alexandre, K. Walizsewski, constate avec finesse que « leur entrevue aura trouvé une expression symbolique dans ce radeau du Niémen où ils auront pris contact : décor de théâtre, dressé sur le flot mouvant, avec des profondeurs d’abîme en dessous ».
La démesure
D’un avis unanime, Tilsit consacre l’apogée de l’Empire636. Pour la première fois depuis 1789, la France possède un allié d’autant plus solide en apparence que sa sphère d’influence ne recoupe pas la nôtre et qu’Alexandre Ier, à la différence des autres monarques européens, admire l’œuvre napoléonienne et souhaite réformer son empire sur le modèle français. Reine en Italie du Nord et maîtresse de l’Allemagne via la Confédération du Rhin, la France n’a jamais été aussi grande. La guerre reste encore une bonne affaire économique : la Bourse, baromètre des notables, s’élève alors à 93 francs, le plus haut cours du règne contre 11 en Brumaire et 30 en 1800. La Grande Armée semble invincible, à l’image de ses maréchaux qui entraînent dans leur sillage officiers et soldats. Soult à Austerlitz, Davout à Auerstaedt, Lannes et Ney à Friedland, Murat à Eylau, se sont révélés de remarquables seconds, Bayard d’une gloire qui vient de conquérir la paix et la puissance. Les ministres – Talleyrand aux Affaires étrangères, Fouché à la Police, Maret à la secrétairerie d’Etat, Mollien et Gaudin au Trésor et aux Finances – forment un aréopage civil dont l’Europe entière loue la valeur. Respectée, la France vient en outre de rompre le cercle de fer des coalitions.
L’espoir change de camp quand s’esquisse, dans la foulée de Tilsit, une alliance contre Albion. En septembre 1807, la Navy bombarde Copenhague, jetant le Danemark dans les bras français. Le tsar ulcéré lui déclare la guerre le 31 octobre et applique loyalement le blocus. La Prusse puis l’Autriche, cette dernière menacée d’invasion en cas de refus, lui emboîtent le pas sans enthousiasme. Le continent, sauf la Suède et secrètement le Portugal637, se ferme au commerce anglais. Le contrecoup est sensible et immédiat puisque ses exportations diminuent de 25 % du premier au second semestre 1807638. Un pareil succès justifie le blocus. Menacée d’asphyxie, l’Angleterre connaît déjà une montée du chômage et, au printemps 1809, des premiers troubles sociaux dans le Lancashire. Encore quelques mois et elle sera à genoux, obligée de venir quémander la paix.
La France à l’apogée croit en avoir fini avec la conquête et espère une libéralisation du régime. Elle a atteint une étendue de territoires dont elle n’aurait jamais osé rêver. L’exportation du Code civil dans les royaumes-frères et alliés doit permettre à terme de renverser pacifiquement l’édifice vermoulu des dernières monarchies d’Ancien Régime comme l’Autriche et la Prusse. Enfin, il faut du temps pour assimiler nos nouveaux départements et laisser reposer la Grande Armée. Il ne reste plus à l’Empereur qu’à suivre les sages préceptes de Montesquieu : « L’objet de la guerre, c’est la victoire : celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. La conquête est une acquisition ; l’esprit d’acquisition porte avec lui l’esprit de conservation et d’usage et non celui de destruction. »
C’est bien mal connaître Napoléon. Pour lui, Tilsit n’est en rien une fin mais bien l’aurore d’une nouvelle phase d’expansion qui doit permettre de bâtir l’empire d’Occident. Fort de son alliance, Napoléon croit pouvoir tout oser. Or, constate Pontécoulant, « il est un degré de prospérité qui dépasse sans doute les facultés bornées de la nature humaine [...]. On dirait qu’une sorte de vertige [...] s’empare des plus grands hommes en ce moment critique et jette le désordre dans toutes leurs facultés. [...] Napoléon ne fut pas à l’abri de cette terrible épreuve où avaient succombé tant de héros qu’il venait de surpasser, et si l’on peut fixer à Tilsit le point culminant de sa merveilleuse carrière, c’est aussi au même lieu qu’on peut rattacher le premier anneau de cette longue chaîne d’erreurs et de fatalités qui le précipitèrent dans un abîme d’autant plus profond qu’il était tombé d’une plus incommensurable hauteur639 ». Impérialisme et despotisme se donnant toujours la main, Napoléon prend soin de commencer par renforcer la dictature avant de se lancer dans une nouvelle phase d’expansion.
*
De retour à Paris le 27 juillet 1807, l’Aigle peut enfin réinvestir le champ intérieur après dix mois d’absence. D’après Mollien, il annonce « qu’après avoir fait assez longtemps le général d’armée, il était pressé de reprendre ses fonctions de premier ministre ». Avec la paix, beaucoup attendent de Tilsit l’assouplissement de son autoritarisme, un vent frais et nouveau de quiétude. « La main de fer » de l’Empereur n’a plus de raison d’être tant l’opposition s’est évanouie. Les Jacobins ont disparu, les royalistes sont ralliés. Il n’y a plus de complot, aucun risque d’attentat. Personne alors n’accuse Napoléon de folie meurtrière. Maintenant que la guerre est finie, maintenant que l’ordre est assuré, les notables, comme en Brumaire, soupirent après la liberté. Ses ressorts détendus, tous espèrent retrouver le Napoléon réformateur et bâtisseur du Consulat, garant de la Révolution et de la propriété.
Or, le retour se traduit à l’inverse par un durcissement notable. « Si Austerlitz avait été le véritable établissement de l’Empire, Tilsit fut l’acceptation universelle du despotisme, remarque Barante ; il n’y eut plus d’examen ni de critique. Ce n’était pas seulement la parole qui était contrainte : la pensée, elle aussi, était obséquieuse, l’admiration aveugle et servile. L’ambition de chacun prenait aussi un nouvel élan, et les espérances d’avancement et de fortune se mesuraient sur l’échelle des vastes conquêtes. » Comme si l’alliance avec le colosse russe avait libéré l’Aigle de toute retenue tant envers les peuples qu’envers les hommes. A l’image de son frère russe, « Napoléon le Grand » « ne voulait plus pour frères que des rois, ne pouvait plus vouloir que des esclaves pour sujets, et en demandant à la France le sacrifice de ce qui lui restait de ces libertés conquises par la plus sanglante des révolutions, il croyait n’exiger que le prix mérité de ses dernières victoires », juge Pontécoulant. Il faut dire que ses sujets le poussent vers sa pente en hissant la flagornerie officielle à son acmé. Le vainqueur de Friedland reçoit durant plusieurs jours des oraisons dégoulinantes d’obséquiosité des corps constitués et des ministres. « Napoléon est au-delà de l’histoire humaine, s’enflamme ainsi Séguier, premier président de la Cour d’appel : il appartient aux temps héroïques ; il est au-dessus de l’admiration. Il n’y a que l’amour qui puisse s’élever jusqu’à lui ! » L’Empereur, grisé par le succès, semble s’être métamorphosé, au physique comme au moral. Alourdi et odieux, il revient méprisant les hommes, insultant ses proches, impatient et irascible.
Cette transformation saisit les témoins. Napoléon dit adieu à Bonaparte. Elle est saisie avec une justesse particulière, toujours sous la plume de Pontécoulant : « Tous les hommes de sens et de réflexion qui avaient approché Napoléon depuis son retour de Tilsit, avaient été frappés du prodigieux changement qui s’était fait dans sa personne comme dans ses manières pendant les neuf mois qu’avait duré son absence de Paris, écrit-il dans ses souvenirs. Sa figure avait pris plus d’embonpoint, ses yeux avaient toujours la même profondeur dans le regard, mais ils avaient perdu de leur vivacité ; des pensées graves semblaient siéger sur son front soucieux ; son corps n’était plus grêle et débile comme au temps du Consulat, un commencement d’obésité hâtive en appesantissait les mouvements ; il régnait dans toute sa démarche une espèce de contrainte, une sorte de raideur, qui imposaient la crainte plus encore que le respect et tenaient à distance ses plus intimes familiers. » Le Consul savait consulter, écouter et attendre. N’avait-il pas patienté trois ans pour prendre le pouvoir et quatre pour passer du Consulat à l’Empire ? Désormais, Napoléon n’écoute plus, n’entend plus, commande et entend qu’on s’exécute.
Colérique par nature, il le devient par tempérament, ne supportant plus le moindre retard, ni la moindre contrariété. Sa manière de conduire la conversation est symptomatique de cette dérive puisque le monologue – qui peut atteindre jusqu’à deux heures – remplace le jeu de questions-réponses consulaire, révélant un égocentrisme et une autosatisfaction de plus en plus prononcés640. La vanité monte avec l’extension de cet Empire qui, selon Frédéric Masson, « perd chaque jour en profondeur ce qu’il gagne en étendue ». Bien sûr, il sait encore séduire et écouter en tête à tête les rares critiques des fidèles. Mais les éclaircies se raréfient. On pourrait composer un livre des récits de toutes les colères impériales, feintes ou réelles. « Commediante, tragediante » aurait souri Pie VII, destiné à devenir un abonné des dérives césariennes. Parmi ses spécialités : le jet de chapeau, afin d’observer qui va s’abaisser jusqu’à le ramasser, suivi de son piétinement en cas de crise grave. Napoléon vire à l’enfant gâté. Sauf que ses crises n’amusent plus personne, surtout si elles s’accompagnent d’une bordée d’injures641.
Il existe un point de rupture dans l’humiliation, celui qui tue net toute fidélité, que Napoléon franchit de plus en plus souvent. Berthier, certes vaniteux mais collaborateur précieux, loyal et infatigable, subit la foudre. En février 1806, il lui transmet cet ordre comminatoire : « Tenez-vous strictement aux ordres que je vous donne, moi seul je sais ce que je dois faire. » Six ans plus tard, alors que l’hiver russe s’abat sur l’Empire, le bras droit militaire conjure son vieux camarade de l’emmener avec lui, suppliant, au bord des larmes. La réponse sera sans appel : « Je sais bien, moi, que vous n’êtes bon à rien ; mais on ne le croit pas et votre nom est de quelque effet sur l’armée. » Comme les autres, le prince de Neufchâtel, gorgé d’honneurs, de terres et d’argent, l’abandonnera à Fontainebleau. Mais, à de rares expressions près, ses foucades n’entraînent pas de sanctions. Napoléon veut toujours laisser la porte ouverte et croit d’une suprême habileté de marier l’invective et la bonhomie, le fouet et les caresses ; en un mot la séduction et la peur. Face à une telle dérive, les vrais amis s’éloignent tandis que les flatteurs seuls demeurent prêts à tout subir pour récolter ce qui tombera de l’escarcelle impériale. Ainsi, il disgracie Rémusat qui refuse d’espionner la Cour pour son compte, jugeant inique de jouer les agents de police auprès de ses proches. « J’en suis bien fâché, commente le souverain, mais Rémusat n’avancera guère, car il n’est point à moi comme je l’entends. »
Que s’est-il passé dans cet extraordinaire cerveau ? La vanité, portée au paroxysme par Tilsit, semble avoir estompé le doute et nourri sa certitude en son infaillibilité. L’étoile de Lodi, qui scintille au firmament après avoir été éclipsée par la brume d’Eylau, l’aveugle pour la première fois. « Il s’est fait un changement total dans les formes de Napoléon depuis peu, remarque le perspicace Metternich en octobre 1807. Il paraît croire avoir atteint le point où toute mesure ne lui offrirait plus qu’une gêne inutile642. »
Il frise le parvenu en croyant atteindre le grandiose : « Faites bien sentir aux Polonais, écrit-il à Murat, que je ne viens pas mendier un trône pour l’un des miens. Je ne manque pas de trônes à donner à ma famille. » Devenu geôlier de Ferdinand d’Espagne à Valençay, Talleyrand recevra bientôt cette surprenante missive : « Le prince Ferdinand en m’écrivant, m’appelle Mon cousin. Tâchez de faire comprendre au ministre San Carlos que cela est ridicule, et qu’il doit m’appeler simplement : Sire. »
Bien sûr, il n’est pas et ne sera jamais tout à fait dupe. Il sait sa légitimité toujours précaire et à la merci des revers643. Cette fragilité le mine et l’obsède d’autant plus qu’il n’a pas d’enfants. En résulte une amertume, presque un désespoir d’autant plus vif qu’il ne peut le partager. En réalité, le doute se conjugue avec l’ivresse pour achever d’aigrir son caractère. Sa vision de l’homme s’est gâtée au contact de ces civils dont l’obséquiosité tranche avec la bravoure sacrificielle de ses soldats. Alors qu’à l’armée, ses ordres s’exécutent avec la rapidité de l’éclair, à la Cour il lui faut subir le spectacle consternant de l’incapacité à servir, à faire don de sa personne. La compétence, celle d’un Talleyrand ou d’un Fouché, n’y rencontre jamais la gratuité ; l’avidité perce à chaque instant, l’intrigue affleure. En symbiose avec ses grognards, Napoléon reste perpétuellement en défiance et sur la défensive dans le civil. Il n’espère plus gagner les cœurs. Alors, il règne par les cris et la peur, par ce mépris qu’il ne peut plus et ne sait plus masquer : « Les hommes méritent le mépris qu’ils m’inspirent. » Sauf qu’une telle attitude, prodiguée sans nuance, affecte la petite poignée qui reste là pour lui : « Bientôt ses ministres ne durent plus paraître faire autre chose que rédiger servilement ses idées. Les hommes d’un vrai talent s’éloignèrent ou feignirent de ne plus penser, et en secret se moquaient de lui », assure Stendhal.
Il ne trouve pas la bonne attitude, le juste milieu entre colère et faiblesse, passe de l’une à l’autre sans transition, ce qui achève de déstabiliser l’entourage. Handicapé par son défaut de légitimité, il tente de le compenser par un complexe de supériorité, démesure de l’ego aggravée par l’attitude d’un entourage dont la servilité attise son mépris et, quoiqu’il s’en défende, sa vanité : « Dans un pays où la courtisanerie est une tradition nationale, constate François Furet, la flatterie exerce ses ravages sur un caractère qui ne cesse de la susciter et en est très tôt intoxiqué : de là, à côté du fameux sourire de charme, cette impatience de la contradiction, cette verve violente et sombre, ces colères, cette grossièreté dans l’insulte dont Bonaparte abuse très tôt. Selon une dialectique très française, le même homme qui a divinisé la souveraineté abstraite de l’Etat est celui qui l’a fragilisée en l’incarnant comme si elle était tout entière en lui. Napoléon est le Louis XIV de l’Etat démocratique. » Comme le Roi-Soleil, il développe en domestiquant sa cour une politique où les antivaleurs, l’intérêt, la fourberie, la lâcheté, la délation, finissent par détrôner toute morale et tuer le souffle augural de l’aventure. Son mépris des hommes l’a poussé à les traiter en faisant appel à leurs pires instincts – la soif de parvenir, l’obsession de l’argent – au lieu d’essayer de les élever. Comme elle paraît déjà loin cette aube consulaire où il voulait bâtir le « gouvernement de la jeunesse et de l’esprit ».
« La crainte et l’espoir de fortune et de faveurs devaient exister seuls entre eux et moi. J’ai fait des courtisans, je n’ai jamais prétendu me faire des amis », avoue-t-il d’ailleurs à Chaptal. Admettant depuis longtemps n’aimer personne, affichant la hargne et l’insensibilité, comment peut-il espérer être payé en retour ? Comment s’étonner que chacun n’ait plus songé qu’à ses intérêts personnels ? Napoléon n’est plus servi pour ce qu’il incarne mais pour ce qu’il rapporte. Quand il ne sera plus utile, il sera jeté par-dessus bord sans le moindre remords, souvent avec jubilation par tous ceux, et ils sont légion, qui ont eu à souffrir de son caractère.
Régie militairement par un Duroc « n’admettant pas la sortie d’un bouillon ou d’un verre de porto hors de l’office sans un bon écrit de sa main », la Cour s’ennuie quand elle ne subit pas la poigne de fer du maître. Simple ornement du pouvoir, reflet de la puissance de l’Empereur par son luxe byzantin, elle produit ses effets pervers habituels, isolant le prince de son peuple ; peuple qu’il n’entend plus et ne voit pas sauf à l’armée. Elle lui masque les réalités d’une France avide de paix et d’une société en voie de cloisonnement, les nouveaux privilégiés d’un côté, les humbles de l’autre. Certes, sa concentration autour de l’Empereur permet à ce dernier, tout comme Louis XIV, de surveiller ses entours et de mieux se prémunir contre d’éventuels complots. Mais il ne peut pas tout voir, ni tout contrôler. A peine a-t-il le dos tourné que l’on raille et chuchote, que l’on cabale en faveur de tel ou tel ministre, auprès de Maret, Berthier, Talleyrand ou Fouché, chacun entretenant son réseau de relations qu’il utilise en temps voulu. La Cour demeure par essence un théâtre d’ombres, où passent, silhouettes courbées, des conseillers avides. Ce système clanique trompeur est mû par une civilité de la bassesse, conglomérat putride d’égoïstes absolus prêts à tout pour grandir leurs petits pouvoirs, méprisant l’intérêt général au seul profit de leurs carrières. Ce virus infecte par capillarité toute la société des notables, avide d’avoir sa part du gâteau. Enfin, la Cour n’aime pas les nouveaux venus et tente par tous les moyens de cadenasser le système en fermant les écoutilles qui permettent l’afflux de sang neuf. Elle bloque l’ascenseur social au dernier étage. L’étroitesse du nombre de privilégiés y garantit la maximisation du profit.
Pour mieux comprendre ce mal qui commence à gangrener l’empire de France, on choisira l’exemple de Murat. Le sympathique bretteur, héros éponyme de l’aventure, cache derrière le sabreur émérite et le cavalier sans peur un arriviste sans scrupules. Maréchal, grand dignitaire, grand-duc de Berg, il rêve, poussé par sa femme Caroline, de « passer roi » comme on dit à la Grande Armée. En 1808, il est enfin exaucé. Napoléon lui offre un trône : au choix Naples ou le Portugal, ajoutant avec ironie : « Vous me direz que vous préféreriez rester auprès de moi. » Il faut lire attentivement sa réponse, mélange édifiant de bassesse et d’ambition effrénée : « Sire, je reçois la lettre de Votre Majesté du 2 mai et des torrents de larmes coulent de mes yeux en vous répondant. Vous avez bien connu mon cœur quand Votre Majesté a pensé que je lui aurais demandé à rester auprès d’elle : oui je le demande ; oui je l’implore. [...] Habitué à vos bontés, accoutumé à vous voir chaque jour, à vous admirer, à vous adorer, à recevoir de vous toute chose, comment pourrais-je jamais seul, livré à moi-même, remplir des devoirs aussi étendus, aussi sacrés ? Je m’en crois incapable. Par grâce, laissez-moi auprès de vous. La puissance ne fait pas toujours le bonheur ; le bonheur ne se trouve que dans l’affection. Je le trouve près de Votre Majesté ! » Après tant d’amour et de grands sentiments, voici la chute... édifiante : « Sire, après avoir exprimé à Votre Majesté ma douleur et mes désirs, je dois me résigner, je me mets à vos ordres. Pourtant, usant de la permission que vous me donnez de choisir entre le Portugal et Naples, je ne saurais hésiter [...] je préfère Naples et je dois faire savoir à Votre Majesté qu’à aucun prix je n’accepterai la couronne du Portugal. »
*
De fin juillet 1807 à mars 1808, date de son intervention directe dans la crise espagnole, Napoléon parfait l’organisation intérieure de l’Empire. Si une nouvelle loi sur le cadastre, la création de la Cour des comptes et la publication d’un code de commerce parachèvent l’œuvre économique du Consulat et sont accueillies avec faveur, il n’en va pas de même des autres réformes qui vont toutes dans le sens de la compression des libertés644. Comme l’écrit encore Pontécoulant : « Le règne du despote enivré par la fortune et par l’orgueil allait commencer. »
La disparition symbolique de la mention République de tous les actes officiels prélude à la suppression du Tribunat, pourtant réduit à peu de chose mais dont Napoléon ne supporte décidément plus l’existence. Il l’annonce cavalièrement par un article du Moniteur, accusant les pauvres tribuns, depuis longtemps aphones, de conserver « quelque chose de cet esprit inquiet et démocratique qui avait longtemps agité la France645 ». « Voilà ma dernière rupture avec la République », clame-t-il enjoué à Mme de Rémusat. A l’armée, La Marseillaise jacobine s’éclipse devant le nouvel hymne officiel « Veillons au salut de l’Empire ». Les principaux journaux reçoivent de nouveaux censeurs tandis que la rédaction de la Décade philosophique, dernier bastion de l’idéologie, est absorbée par le Mercure de France. En novembre 1807, Fouché interdit par circulaire l’insertion d’articles politiques, à l’exception de ceux recopiés du Moniteur. La justice connaît à son tour une épuration sévère, signe d’une reprise en main qui s’accentuera en 1810 par la réforme de l’ordre des avocats et des cours d’assises. Au sein du Conseil d’Etat, la liberté de ton qui faisait le délice de ses membres s’efface devant la démesure de Jupiter tonnant, accablant son auditoire de monologues toujours brillants mais souvent interminables. Le dernier pouvoir consultatif se mue à son tour en chambre d’enregistrement.
Le ministère est remanié début août avec le départ de Talleyrand et l’arrivée, à l’Intérieur et aux Cultes, de Cretet et de Bigot de Préameneu646. Clarke, prototype du courtisan, hérite quant à lui de la Guerre laissée vacante par Berthier. Le secrétaire d’Etat Maret fait plus que jamais figure de principal ministre. Toutes les décisions, ou presque, transitent par lui, ce qui en fait l’intermédiaire obligé entre Napoléon et les ministres647. En résulte un échelon supplémentaire qui coupe un peu plus Napoléon de la réalité et renforce l’esprit de cour, non plus au profit de l’astre mais de son principal satellite qui devient une puissance à part entière dans l’univers de la cour impériale. Stendhal commente avec son acidité coutumière : « La faveur des ministres avait des phases d’un mois ou six semaines. Quand un de ces pauvres gens voyait qu’il ne plaisait plus au maître, il redoublait de travail, devenait jaune et redoublait de complaisance envers le duc de Bassano [Maret]. Tout à coup et à l’improviste, leur faveur revenait ; leurs femmes étaient invitées au cercle et ils étaient ivres de joie. Cette vie tuait, mais n’admettait pas l’ennui. Les mois passaient comme des journées. » L’auteur de La Chartreuse de Parme accuse l’Empereur d’avoir « eu sur le trône trois des faiblesses de Louis XIV. Il aima jusqu’à l’enfantillage la pompe de la Cour, il prit des sots pour ministres et, s’il ne croyait pas les former, comme Louis XIV disait de Chamillart, il crut du moins que quelle que fût l’ineptie des rapports qu’ils lui faisaient, il saurait démêler le vrai jour de l’affaire. Enfin Louis XIV craignit les talents ; Napoléon ne les aimait pas ». Plus l’Empire croît, moins Napoléon délègue. En résulte un ministère tyrannisé, miné par la jalousie de ses membres, incapable de prendre la moindre initiative en son absence. Comme l’avouera ingénument Molé à son maître : « Chacun est tellement habitué à recevoir de vous l’inspiration et le mouvement que personne, dans le péril, n’ose se sauver lui-même et prendre l’initiative en présence du danger. »
Enfin, le contrôle de l’Etat sur l’Education, assuré depuis 1806 par la création de l’Université impériale, est renforcé par la nomination à sa tête du néoroyaliste Fontanes. Flatteur et obséquieux, l’ami de Chateaubriand s’est depuis longtemps distingué par la « qualité » de ses harangues. Un Eloge de Washington, prononcé au début du Consulat, lui a valu la faveur du maître qui l’a propulsé à la tête du Corps législatif. Ecrivain classique jouissant d’une grande notoriété, le nouveau Bossuet possède l’art particulier d’ennoblir la bassesse par la limpidité de la langue et la sonorité des phrases. Zélé et travailleur, il n’a jamais cessé d’œuvrer pour la « royalisation de l’Empire », défendant avec acharnement la Légion d’honneur, le Concordat, le sacre et l’instauration des royautés fraternelles. Son élévation comme grand maître de l’« Education nationale » entraîne une épuration des Jacobins au profit de ses amis royalistes et une accélération du culte de la personnalité en faveur du sauveur.
L’expression de la pensée, la littérature et les arts, sont coulés dans ce moule laudateur, « faux et fade byzantinisme de l’époque » (Michelet) qui interdit l’esprit critique et nuit évidemment au talent. Seule la peinture, où la propagande n’exclut pas le génie, produit sous la tutelle davidienne quelques chefs-d’œuvre. La superbe toile du baron Gros, représentant Napoléon à Eylau, joue sur les ombres et la lumière, le positionnement et les couleurs pour offrir un Napoléon rajeuni, proche de Bonaparte, dont la pâleur des traits respire l’émotion tandis que sa centralité dans la toile rappelle la puissance. On glissera bientôt vers la légende comme dans le tableau de Charles Meynier : Retour de Napoléon dans l’île de Lobau après la bataille d’Essling, qui présente un empereur thaumaturge bénissant des blessés qui tendent leurs mains vers lui et l’implorent du regard. Talma pour le théâtre et Canova pour la statuaire relaient David comme maîtres d’un art officiel, féru de romanité, célébrant l’héroïsme et la puissance, louangeant jusqu’à l’absurde l’empereur d’Occident, regard de braise, foudre de guerre et faiseur de miracles. Le style Empire, luxueuse copie de l’Antique, s’orchestre sous la haute autorité de Vivant Denon, ministre de la Culture sans le titre, qui « prélève » les plus belles pièces du continent afin d’enrichir le Louvre destiné à devenir le plus grand musée du monde et le conservateur de la mémoire de la gloire. Talleyrand reproche à Napoléon d’avoir eu le sentiment du grand et non pas celui du beau. « Il voulait, corrige Louis Madelin, que tout concourût à inspirer à la nation l’orgueil d’être elle-même, un orgueil sans vaine gloriole, mais, tout au contraire, générateur de force et, dans le sens antique du mot, de vertu. Le ressort de la nation devait être l’honneur, et la fin serait la gloire ; c’était dans une atmosphère épique que devait vivre la France nouvelle. »
Malheureusement pour lui, Napoléon n’eut jamais ni Corneille, ni Racine, sachant qu’il n’aurait jamais toléré un La Fontaine ou un Molière à ses côtés. Réduits en nombre648, soumis à une censure de fer, leurs répertoires fixés par le ministère de l’Intérieur, leurs programmes soumis à Fouché, les théâtres sont réduits à présenter des pièces de circonstance à la gloire du grand homme, des gaudrioles sans intérêt ou des tragédies du Grand Siècle, célébrant les valeurs de morale, d’honneur et d’émulation chères à l’Empereur. Autant dire que les écrivains officiels, Népomucène Lemercier, Jay, Jouy ou Etienne, sont rapidement tombés dans l’oubli. L’Empire génère une récession oppressante de la pensée, un terrain vide uniquement empli des articles du Moniteur, des bulletins de la Grande Armée et des poésies amphigouriques composées pour scander chaque grand événement du règne. « La louange officielle a fait plus de mal à Napoléon que ne lui en eussent fait vingt journaux hostiles », estime George Sand avant d’ajouter : « On était las de ces dithyrambes ampoulés, de ces bulletins emphatiques, de la servilité des fonctionnaires et de la morgue mystérieuse des courtisans. On s’en vengeait en rabaissant l’idole dans l’impunité des causeries intimes, et les salons récalcitrants étaient des officines de délation, de propos d’antichambre, de petites calomnies, de petites anecdotes qui devaient plus tard rendre la vie à la presse, sous la Restauration. »
Pourtant une voix s’élève, celle de Chateaubriand tapi dans sa thébaïde de la Vallée-aux-Loups. Plutôt que d’attaquer frontalement, ce qui vaut emprisonnement, il prend prétexte d’un banal compte rendu d’un ouvrage de voyage649 pour se livrer à une diatribe en règle contre le régime. Publiée dans le Mercure de France du 4 juillet 1807, sa philippique constitue le seul manifeste digne de ce nom qui ait pu passer à travers les mailles de la censure : « Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire650. » Aussitôt publié, l’article fait le tour du faubourg Saint-Germain. Il est porté à Coppet par Guizot qui le lit avec une vibrante émotion devant Mme de Staël et son cénacle. Détestant être pris pour un imbécile, Napoléon a d’abord la tentation de faire subir à Chateaubriand le sort de Sénèque, parlant même de le faire sabrer sur les marches des Tuileries. Mais, espérant sans doute séduire l’auteur dont il admire le talent, il se ravise aussitôt et se contente de châtier le journal. En dépit de nouvelles allusions blessantes contenues dans Les Martyrs651, l’Empereur pousse la condescendance jusqu’à faire élire l’auteur à l’Académie française. Chateaubriand répliquera par son célèbre discours d’intronisation dans lequel il flétrit le régicide à travers la personne de son prédécesseur Marie-Joseph Chénier. Napoléon, après avoir lu le texte, interdit qu’il soit prononcé, Chateaubriand s’étant refusé à tout retranchement. « René » persistera dans son opposition avec hardiesse jusqu’à la publication de son terrible pamphlet De Buonaparte et des Bourbons qui demeure l’un des piliers de la légende noire. Que dire de plus si ce n’est que le Mémorial de Sainte-Hélène n’aurait jamais pu paraître sous la tyrannie impériale. On comprend mieux pourquoi le romantisme, porteur de feu et de liberté, naîtra dans l’opposition au règne, homme et style officiel confondus. La compression aura été trop forte.
En brisant les derniers contre-pouvoirs et en mutilant la liberté d’expression, l’Empire devient un régime totalitaire alors même que la victoire et la paix laissaient augurer une évolution libérale. C’est la preuve qu’une nouvelle étape se prépare, nécessitant l’absolu contrôle de l’Etat et de l’esprit public. Au lieu d’une fin, Tilsit n’a donc marqué qu’une pause. La restauration d’une noblesse, qui suit de quelques mois la retraite de Talleyrand, atteste d’une dérive « royaliste » du régime, prélude à un nouvel élan expansionniste qui jure avec le pacifisme de plus en plus manifeste de l’opinion.
La fuite en avant
La disgrâce de Talleyrand, effective quelques jours après Tilsit652, témoigne d’un dernier reniement : celui de la légitimité de la conquête, d’une politique extérieure prétendument soucieuse de paix et d’équilibre européen. Surnommé « le ministre de la paix », le patron de la diplomatie française incarne une ligne qui rassure l’Europe. On le sait soucieux d’établir une paix durable avec l’Angleterre. Il a désapprouvé le démembrement de la Prusse, dédaigne le système des royautés-frères ; autant d’éléments qui à ses yeux compromettent l’avenir de la France et lui préparent de nouvelles guerres en ôtant à ses ennemis vaincus des territoires vitaux pour leur prestige et leur indépendance. Son système prône l’équilibre européen sous dominante franco-anglaise, entente obligée entre les principales puissances terrestre et maritime du monde. Il faut également à la France un allié continental : l’Autriche s’impose à ses yeux par son ancienneté et sa vocation fédératrice dans une Europe centrale menacée d’atomisation sous la double pression russe-ottomane653. En outre, elle contient la Prusse, Etat-nation qu’il redoute jusqu’à son écrasement en 1806. Quant à la Russie, il ne veut pas en entendre parler. Pour lui, l’empire des tsars reste une puissance barbare, avide de conquêtes, incapable de sincérité. Pour la contenir, il préconise l’alliance avec la Porte et la reconstitution de la Pologne. Le diplomate contre le guerrier en somme. Aussi Talleyrand a-t-il tout fait pour éviter Tilsit – « un expédient qu’on veut faire passer pour un système », dit-il à Metternich. Mais, comme il l’explique à son amie et confidente Claire de Rémusat, l’Aigle ne l’écoute plus beaucoup : « L’Empereur ne veut pas voir qu’il était appelé par sa destinée à être partout et toujours l’homme des nations, le fondateur des nouveautés utiles et possibles [...]. Mais l’ambition, la colère, l’orgueil, et quelques imbéciles qu’il écoute, l’aveuglent souvent. Il me soupçonne dès que je lui parle modération, et, s’il cesse de me croire, vous verrez quelque jour par quelles imprudentes sottises, il se compromettra, lui et nous654. »
Frustré de ne pas avoir été grand dignitaire à la proclamation de l’Empire, Talleyrand n’a cessé d’œuvrer en ce sens, espérant sans doute conserver son ministère en le cumulant avec ses nouvelles fonctions. Il donne ainsi l’occasion à Napoléon de cacher sa disgrâce derrière une promotion. Car c’est bien ainsi que l’entend l’Empereur en le nommant vice-grand électeur, certes, mais en le privant de son portefeuille et surtout du droit de travailler directement avec lui, privilège réservé à Champagny, le nouveau chef de la diplomatie qui sera ainsi un ministre de plein droit et non la potiche décorative qu’escomptait « le diable boiteux ».
Les remontrances pacifiques de Talleyrand l’exaspèrent, tout enrobées qu’elles soient de vernis courtisan et de louanges. D’autre part, l’Empereur lui reproche sa vénalité. Talleyrand a tiré des millions de l’Espagne, du Portugal, de l’Autriche et de la Prusse à l’occasion des divers traités qu’il a négociés. « Clarke, annonce-t-il dès 1807 à son nouveau ministre de la Guerre, je vous défends de vous lier avec ce Talleyrand ; car ce n’est que de la merde ; il vous salirait655. »
Si la concussion de son ministre a joué son rôle, elle paraît un peu courte comme explication, sachant que l’Empereur connaît ce travers depuis longtemps et ne s’en est pas offusqué jusqu’alors. Il paraît plus logique d’y voir une nouvelle conséquence de Tilsit. L’alliance russe nécessite un ministre qui lui soit favorable. D’autre part, et Napoléon l’a assez montré, il veut désormais agir et décider seul656. Or non seulement Talleyrand lui fait de l’ombre en raison de son immense réputation en Europe, mais ses manœuvres de coulisse rendent la politique impériale peu compréhensible. Aussi opte-t-il pour la solution qui lui semble la plus sage : l’affaiblir sans le mettre à l’écart, le convoquer de temps à autre pour solliciter ses avis sur les affaires en cours. Cette manière de faire est à la fois d’un style politique très moderne et typiquement impériale dans sa volonté de ne jamais fermer la porte. Le tacticien de l’âme qu’est resté Napoléon ne compte pas se priver des lumières d’un homme qu’il n’aime plus depuis longtemps, mais dont il a toujours goûté les avis et apprécié la finesse : « Talleyrand n’est point un génie transcendant, dira-t-il à Montholon, mais il a le talent bien rare de ne pas parler et de faire parler. »
Encore proche du souverain et toujours parfaitement renseigné, le disgracié demeure une puissance mais n’est plus un serviteur. Comme conseiller du Maître, il conserve une influence tant auprès de Napoléon que de l’Europe. Comme grand dignitaire, il demeure l’un des maîtres de la Cour dont il incarne la dégénérescence morale, de l’esprit de service à la seule poursuite de l’intérêt. A son image, l’inquiétude a déjà remplacé l’admiration et laissera bientôt place à l’hostilité. Après avoir incarné l’ordre, le sauveur des notables commence à leur faire peur. Ainsi, la mise à l’écart de son ministre modérateur provoque un vent de panique. Tout le monde pressent que s’ouvre le temps de la conquête absolue, sans frein ni patience. Car c’est enfin cela que signifie la mise à l’écart du « ministre de la paix ». Désormais, il pousse le blocus vers sa pente naturelle : la domination de l’Europe par la force, seul moyen de faire rendre gorge à l’Angleterre. « Ce qui causait dans les rangs une inquiétude vague, résume Mme de Chastenay, c’est que rien ne semblait ni stable ni sacré. »
*
Avant d’attaquer cette nouvelle phase impérialiste, il se décide à donner un nouvel élan à l’esprit d’émulation en procédant à sa dernière grande réforme intérieure. Mal à l’aise entre une ancienne noblesse, qu’elle copie et jalouse à la fois, et un peuple dont elle usurpe la souveraineté mais redoute le réveil, la Cour semble aussi précaire que son créateur, à la merci des bourrasques de la révolution et des orages de la guerre. Là comme ailleurs, il faut à Napoléon ses masses de granit. Or il n’y a pas de cour sans noblesse comme il n’existe pas de monarchie héréditaire sans aristocratie transmissible, en communauté de valeurs et d’intérêts avec le trône : « C’est le vrai, le seul soutien d’une monarchie, son modérateur, son levier, son point résistant : l’Etat sans elle est un vaisseau sans gouvernail, un vrai ballon dans les airs657. » L’instauration d’une noblesse complétera son système, cette « œuvre de réorganisation monarchique de la France » qu’il vantera à Sainte-Hélène auprès de Montholon658. Un titre donné équivaut à une famille gagnée, cimentée au trône dont la survie conditionne désormais leur statut.
Toutefois, l’Empereur n’ignore pas la difficulté de la tâche. Vaniteuse, la France demeure comme il le dit sans cesse passionnément attachée à l’égalité. C’est la haine du privilège qui a fait la Révolution, bien davantage que l’hostilité au clergé ou à Louis XVI, emportés dans le tourment des passions. Or le privilège reste assimilé à l’hérédité, à cette noblesse condamnée par Sieyès, brisée par la nuit du 4 Août, ostracisée enfin par l’émigration où sa prise d’armes contre la France nouvelle a achevé de la placer au ban de la nation. Si Napoléon a pu passer outre en imposant le sacre, en sera-t-il de même pour ses serviteurs ? Comment l’opinion tolérera-t-elle le rétablissement de ce qu’elle a abattu avec tant de rage et semble-t-il d’unanimité ?
Se souvenant que l’instauration de la Légion d’honneur avait rencontré de vives oppositions sous le Consulat, Napoléon a longuement préparé l’opinion depuis 1804 : création des sénatoreries et de grands dignitaires, rétablissement de la Cour et de l’étiquette, naissance des royautés-frères et des grands fiefs italiques, élévation en 1806 de Talleyrand, Bernadotte et Berthier au principat sont autant de jalons successivement posés. Le premier titre ducal est volontairement conféré le 28 mai 1807 à Lefebvre, incarnation de l’ascension sociale rendue possible par la gloire et la Révolution. Le nouveau duc de Dantzig, butor et jureur, tranche avec l’image policée, poudrée et précieuse, que l’on a conservée de la noblesse659.
Le tournant officiel n’intervient cependant qu’après Tilsit, par le décret du 1er mars 1808. Tout est fait pour dissocier la nouvelle noblesse de l’ancienne. Elle n’entraîne plus aucun privilège, s’ouvre à tous les talents. A entendre l’Empereur, elle détrône sa devancière comme lui a effacé les Bourbons par le sacre. « En révolution, on ne détruit que ce qu’on remplace ; ce qu’on supprime sans le remplacer n’est pas détruit pour autant, explique-t-il par exemple à Rambuteau. En abolissant les titres et les privilèges, vous avez cru avoir fait beaucoup, et vous avez seulement grandi les noms historiques sans rien mettre à la place. Qu’importe à un Montmorency, à un La Rochefoucauld d’être comte, duc ou marquis ? Leur nom me suffit. Mais un titre leur donne un égal. [...] Fidèle à l’égalité dont on est si fier en France, tandis que la liberté est une affaire de caprices ; fidèle, dis-je, à l’égalité non qui abaisse mais qui élève, j’ai permis à chacun d’arriver à tout, de partout, sans pouvoir dire à celui qui vient derrière : “tu ne monteras pas plus haut !”, j’ai fait une chose populaire parce qu’elle consacrait l’égalité du départ : talent, courage et fortune décident du reste660. »
Sa conception, précise-t-il à Mme de Rémusat, s’inscrit à rebours de la féodalité car elle ne s’attache ni à la terre, ni à la naissance, mais aux services rendus à l’Etat et à sa personne : « La liberté, lui dit-il, est le besoin d’une classe peu nombreuse et privilégiée, par la nature, de facultés plus élevées que le commun des hommes. Elle peut donc être contrainte impunément. L’égalité au contraire plaît à la multitude. Je ne la blesse point en donnant des titres qui sont accordés à tel ou tel sans égard pour la question, usée aujourd’hui, de la naissance. Je fais de la monarchie en créant une hérédité, mais je reste dans la Révolution, parce que ma noblesse n’est point exclusive. Mes titres sont une sorte de couronne civique ; on peut les mériter par les œuvres. D’ailleurs, les hommes sont habiles quand ils donnent à ceux qu’ils gouvernent le même mouvement qu’ils ont eux-mêmes. Or tout mon mouvement à moi est ascendant, il en faut un pareil qui agite de même la nation. » Nouveau sacre du mérite, nouvelle garantie de la Révolution, la réforme couronne à l’entendre son système intérieur, cette égalité du possible661 autant éloignée du jacobinisme niveleur que des privilèges de l’Ancien Régime ; « aristocratie nécessaire » car ouverte aux talents et fondée sur l’émulation : « Tout Français pouvait se dire, sous mon règne : je serai ministre, je serai maréchal de France, je serai grand officier de l’Empire, duc, comte ou baron, si je le mérite ; roi même. »
Napoléon a enfin eu l’intelligence de ne titrer personne en France : « La nation avait tant de haine pour l’ancienne noblesse, que la création d’un titre... aurait excité le mécontentement général, et malgré ma puissance, je n’osais pas m’y exposer662. » Titres et dotations vont être pris dans les Etats inféodés ou annexés, ce qui a pour avantage de rendre les heureux bénéficiaires solidaires des conquêtes et d’enraciner celles-ci devant la postérité en les identifiant avec le nom d’un des grands dignitaires. Bénévent (Talleyrand) vient des Etats du pape, Otrante (Fouché), Bassano (Maret) et Parme (Cambacérès) d’autres fiefs italiens. Pour les officiers supérieurs, le titre est associé à la principale victoire remportée par l’heureux élu. Lannes devient ainsi duc de Montebello, Masséna duc de Rivoli, Ney duc d’Elchingen puis prince de La Moskova. Napoléon laisse « en blanc » ses plus belles victoires afin que nul ne puisse lui en contester la paternité. Il n’y aura pas plus de duc d’Austerlitz que de prince d’Iéna ou de Friedland. Comme un aveu, Eylau est oublié663.
D’après Mme de Rémusat, « Napoléon voulait atteindre trois buts importants : amalgamer la France ancienne avec la France nouvelle ; réconcilier celle-ci avec l’Europe ; faire disparaître dans cette même Europe les traces de la féodalité, en rattachant les idées de noblesse aux services rendus à l’Etat ». On retrouve dans ces exigences l’ambition impériale par excellence : fusion des élites, oubli du passé, alchimie des héritages, quête de légitimité. L’Empereur tente de renouer avec l’esprit chevaleresque des origines : bravoure, sacrifice, service, fidélité ; esprit gangrené quand selon la formule percutante de Chateaubriand la noblesse est passée de l’âge de l’honneur à celui des privilèges avant de s’enfoncer dans celui des vanités. « La seule différence entre eux et moi, aurait dit Junot, nouveau duc d’Abrantès, c’est qu’ils sont des descendants, et que, moi, je suis un ancêtre. »
Pourtant, en dépit de sa noble ambition, en dépit du luxe de précautions mis en œuvre pour le faire accepter, le projet est interprété d’emblée comme un pas rétrograde vers la contre-révolution. Tout est dans la symbolique du retour, au sein d’une nation nivelée, d’une élite distinguée par le souverain, d’un titre « noble » dont la mémoire évoque l’Ancien Régime, ce qui suffit à flétrir la mesure auprès de la majorité de l’opinion.
Plusieurs éléments semblent venir à l’appui de cette condamnation. D’abord la volonté affichée de copier l’Europe en adaptant une de ses principales institutions, inconciliable avec l’esprit de 1789. Au lieu de révolutionner le monde, Napoléon royalise la France et donne l’impression, comme n’importe quel parvenu, de s’abaisser à quêter l’approbation de ses ennemis en les singeant. Ensuite, la subordination de l’hérédité à l’argent. En effet, les titres ne sont transmissibles qu’à condition d’établir un majorat, soit un patrimoine échelonné à proportion du titre : 3 000 francs pour les chevaliers, 200 000 francs pour les princes et ducs. Somme le plus souvent payée par Napoléon qui y trouve un autre moyen de contrôler ses élites. La succession revenant au fils aîné664, la disposition combine donc droit d’aînesse et puissance censitaire, violant l’égalité de succession inscrite dans le Code civil. En associant l’hérédité à la richesse, Napoléon trahit à la fois la tradition chevaleresque fondée sur l’honneur et l’esprit révolutionnaire assis sur le mérite. En résumé, il tourne le dos à la Révolution sans pour autant se rapprocher de l’Ancien Régime. L’inégalité persiste dans l’attribution des dotations puisque les 10 % les plus favorisés – la famille, les ministres et les maréchaux – se partagent 80 % du tout. La cour impériale aura ses grands, ses privilégiés.
Doublement enrichie – par le majorat et les dotations –, la nouvelle noblesse oublie l’honneur pour l’argent, ce qui est le contraire même de son essence : le service de l’Etat. Elle aura aussi ses armoiries, conférées par le Conseil des sceaux des titres, présidé par Cambacérès. Vaniteux comme un paon, l’archichancelier, prince de Parme, illustre par son attitude le caractère parfois ridicule de cette noblesse de fraîche date. Chacun connaît la réflexion qu’il fit à son cher ami d’Aigrefeuille : « Quand nous sommes entre nous, lui dit-il, ne vous servez pas de ce vain titre ; continuez de me traiter en ami, et bornez-vous à m’appeler Monseigneur. » Les Mémoires du temps regorgent de sarcasmes contre ces apprentis gentilshommes qui tapissent leurs hôtels de leurs armoiries et se rengorgent de leurs titres. Pasquier, membre du nouveau Conseil, rapporte qu’il a « tenu entre ses mains un assez grand nombre de requêtes dans lesquelles on demandait de l’avancement dans la noblesse, comme on en aurait demandé dans l’armée665 ». Pourtant, en dépit de ses railleries, l’ancienne noblesse se rallie massivement, ce qui inquiète les anciens républicains comme Fouché ou Thibaudeau. Napoléon, même s’il ne l’avoue jamais, jouit d’être reconnu par cette vieille France qu’il respecte en son for intérieur. Un grand nom à sa cour, c’est une légitimité de plus et un adversaire de moins. Le pli néoroyaliste est pris, qui s’aggravera après le mariage avec Marie-Louise. Déjà Versailles relève la tête, donne le ton aux Tuileries et commence à peupler les états-majors. Constant remarque finement : « Il en est au reste de cette institution, comme de toutes les institutions que l’on créa dans ce siècle. On fait des plaisanteries et l’on pense à part soi au moyen de s’y faire recevoir. »
Grande réforme ou faute majeure ? Si le sacre n’était pas une comédie, Napoléon devait à plus ou moins long terme s’appuyer sur un réseau de familles solidaires, élevées par lui, intéressées dans tous les sens du terme, que ce soit par les honneurs ou l’argent, à sa conservation. L’échec de la noblesse d’Empire illustre le décalage temporel entre la décision et sa perception pour la société ; l’écart entre la logique d’une mesure, commandée par une vision, et sa réception par les contemporains qui constitue l’un des handicaps majeurs du politique. Certain d’avoir raison dans sa volonté de réformer l’aristocratie en la rendant acceptable par tous, Napoléon ne voit pas ou ne veut pas voir la déception générale qu’il suscite dans l’immédiat. La noblesse est une institution fondée sur la tradition dont l’intérêt – susciter l’émulation générale, préserver le trône tout en le modérant – n’apparaît au mieux qu’au bout d’une génération, temps nécessaire pour qu’elle puisse faire ses preuves et conquérir sa place d’intermédiaire entre le trône et la société. Or, ce temps, Napoléon ne l’aura jamais. Pis, il lui est interdit car il a besoin, comme on l’a vu, d’entretenir un mouvement permanent pour rester au pouvoir et légitimer la dictature. Dans ce contexte, l’instauration d’une noblesse, vingt ans seulement après le déclenchement de la Révolution, se révèle un contresens et une faute de tact puisqu’elle humilie de concert les royalistes et les républicains.
Elle encourage davantage les vanités que l’émulation, y compris au sein de l’armée où le culte de la gloire laisse place à l’intrigue et à la soif de l’avancement comme le constate Blaze en quelques phrases teintées d’amertume : « Pour compléter sa position, chacun faisait la cour à son chef, parce que c’était de ce chef que dépendait toujours son sort. C’était lui qui proposait des candidats à l’Empereur ou au ministre ; il fallait donc être dans ses bonnes grâces, sous peine de rester dans un honteux statu quo. » En conséquence « depuis le caporal jusqu’au maréchal de l’Empire, tout le monde courtisait celui qui tenait la feuille des bénéfices. Toutes les courbettes qu’il fallait faire avaient peu à peu changé le caractère de notre armée. La soif des baronnies et des dotations avait donné à nos vieux officiers, jadis républicains, toutes les habitudes des courtisans de Versailles, et souvent, dans la plus humble baraque, il s’est passé des scènes dignes de “l’œil-de-bœuf” ».
Surtout, l’esprit d’émulation, une fois repu, dégénère immanquablement en esprit de conservation. Ce phénomène, qui a déjà joué pour les biens nationaux, se répète pour la conquête. La noblesse d’Empire, majoritairement issue des élites révolutionnaires, trahira – comme elle a abandonné la Convention puis le Directoire – lorsque la politique deviendra antinomique avec ses intérêts. Napoléon refusant de lui offrir un rôle politique conforme à son rang social, elle poignardera son bienfaiteur et pactisera avec l’ennemi d’hier. A la dernière heure, l’immense majorité des anoblis ralliera sans vergogne un « Louis le Désiré » qui aura la sagesse de garantir leurs nouveaux titres. Comme le craignait Napoléon, « sa » noblesse avait pris « l’esprit de son état ».
Dans l’immédiat, il n’anticipe pas le danger. En ressuscitant une noblesse après avoir congédié Talleyrand, l’Empereur pense avoir préparé cet empire d’Occident qu’il compte édifier aussi vite qu’il a assis le Consulat et fortifié son trône. Il vient en réalité de sceller les instruments de sa perte. Le restaurateur de la Cour périra par l’esprit de cour, le conquérant par la conquête, le protecteur de Talleyrand par les intrigues de l’homme qu’il aura élevé à ses côtés. En croyant faire des obligés, il aura nourri des ingrats. Le tournant de Tilsit, en actant l’apogée, marque en réalité le commencement de la fin.
Huit mois après Austerlitz, le général Thiébault croit comme tout le monde à l’infaillibilité de l’Empereur : « Je ne voyais plus de limite qui pût être imposée à la toute-puissance du vainqueur du monde. » Sa profession de foi choque son interlocuteur d’un jour, un oublié de l’histoire nommé Morin. Celui-ci étaye son incrédulité par une tirade qui mérite d’être largement reproduite eu égard à sa perspicacité. D’accord avec Thiébault pour convenir du génie militaire de Napoléon et de la force de la Grande Armée, Morin ne l’est plus sur la portée de victoires dont il estime qu’elles « lui ont fait plus d’ennemis qu’elles ne lui ont donné de gloire ». En conséquence, chaque acquisition « l’affaiblit plus qu’elle ne le consolide », ce d’autant plus que s’il « sait soumettre, il ne sait pas rallier ». « On ne lui pardonnera ni ses succès, ni son origine, poursuit Morin. Il n’est pas un roi qui ne soit révolté de lui voir une couronne, pas un peuple qui la lui pardonne, pas une population qui ne soit humiliée d’avoir été foulée par lui, personne qui ne soit exaspéré par son orgueil, qui ne soit épouvanté de son ambition. » Les termes de « grand empire », « grand peuple », « grande armée », « proclament petit tout ce qui n’est pas lui ou n’émane pas de lui ». Comme il est incapable de s’arrêter, ses ennemis n’ont plus qu’à attendre. « En ce moment l’impuissance seule les arrête ; mais leur haine se propage ; je ne dis pas cependant qu’il touche à sa ruine, je me borne à dire qu’il y marche. Je ne nie pas même qu’il ne puisse accroître encore sa trompeuse puissance et s’élever davantage ; mais ce ne sera que pour tomber dans un plus profond abîme. Croyez-moi, son édifice perd en fondation, en solidité, tout ce qu’il gagne en étendue et en exhaussement. » La lutte finira par sa destruction « parce que, d’un côté, il y a vingt nations, et que, de l’autre, il n’y a qu’un homme. Enfin, son premier revers sera le signal d’une croisade à laquelle la France elle-même, la France alors fatiguée et épuisée, ne restera pas étrangère. Or ce revers, il est impossible qu’il ne l’éprouve pas, attendu que tout s’épuise, et que l’enthousiasme qui le divinise aujourd’hui s’usera comme le reste ». Et le prophète improvisé de conclure : « Je ne comprends pour lui que dix ans de règne. »