Préface

Le ver rongeur

Victorieux des Russes à Friedland, après que le destin eut titubé à Eylau, Napoléon suscite un immense espoir en tendant la main au vaincu. Il lui offre à Tilsit de partager le monde à condition d’adhérer franchement au Blocus. Pour la première fois depuis 1789, la France possède un allié, d’autant plus solide en apparence que sa sphère d’influence ne recoupe pas la nôtre et qu’Alexandre Ier, à la différence des autres monarques européens, admire l’œuvre napoléonienne et souhaite réformer son empire sur le modèle français. Epris de libéralisme, l’autocrate orthodoxe n’en reste pas moins le petit-fils de Catherine II, soucieux d’étendre ses frontières vers la Finlande, Varsovie et Constantinople. Napoléon va-t-il jouer le jeu ou va-t-il se contenter d’utiliser son nouvel allié à des fins strictement personnelles ? Alexandre est-il sincère ou joue-t-il un double jeu ? De ces questions dépend désormais l’avenir du monde.

Tilsit aggrave le malentendu de Brumaire. La France à l’apogée croit en avoir fini avec la conquête et espère une libéralisation du régime.

C’est bien mal connaître Napoléon que de croire qu’il va s’endormir sur ses lauriers. Pour lui, Tilsit n’est en rien une fin mais bien l’aurore d’une nouvelle phase d’expansion qui doit permettre de bâtir l’Empire d’Occident, seul à même de faire rendre gorge à l’Angleterre.

 

Dès 1808, Napoléon s’empare de l’Espagne après avoir attiré la famille royale dans un guet-apens à Bayonne. Ce 18 Brumaire diplomatique, frappant de surcroît un allié, indigne l’Europe et choque même une partie de l’opinion française. La même année, le général Miollis pénètre à Rome, prélude à l’annexion de la Ville éternelle qui interviendra l’année suivante. Le pape proteste avec l’énergie du désespoir avant de fulminer une excommunication qui vise Napoléon sans oser le nommer directement670.

Cet expansionnisme brutal contraste avec les guerres défensives menées jusqu’à Tilsit. Jusqu’alors, en effet, l’Empire répondait à des agressions et pouvait se targuer d’aider les peuples à s’émanciper de la tutelle oppressive des grandes puissances. En devenant impérialiste, il perd en route la morale libératrice des guerres révolutionnaires pour se confondre avec les intérêts dynastiques des bonapartides.

Comme toujours, impérialisme et despotisme se conjuguent étroitement, l’un justifiant l’autre. Or, après Tilsit, « la main de fer » de l’Empereur n’a plus de raison d’être tant l’opposition s’est évanouie. Les Jacobins ont disparu, les royalistes se rallient en masse. Il n’y a plus de complot, aucun risque d’attentat. Alors que beaucoup attendent une détente, l’inverse se produit, comme si l’alliance avec le colosse russe l’avait libéré de toute entrave.

Derrière cette politique liberticide, c’est un retour en arrière, une contre-révolution sans le nom, qui semble s’opérer lorsque Napoléon répudie Joséphine pour épouser Marie-Louise d’Autriche en 1810. La disgrâce de Fouché, effective peu de temps après le mariage, est interprétée comme la marginalisation de l’ancien personnel républicain, soupçon renforcé par l’importance croissante accordée à l’ancienne noblesse, qui domine bientôt la Cour et pénètre en force l’armée.

L’Aigle a-t-il renié ce grand vent de 1789 auquel il doit sa couronne ? Pour sa défense, il expliquera que sa noblesse consacre le mérite et non la naissance ; que le Code civil détruit beaucoup mieux l’Ancien Régime que n’importe quelle émeute en essaimant dans l’Europe la fin des privilèges ; que l’hostilité latente de l’Europe l’oblige à renforcer la dictature. Il n’empêche : quelque chose s’est brisé depuis Tilsit. La fierté devant l’œuvre du Consulat et la magie d’Austerlitz laisse place à la gêne devant le spectacle de la répression des Espagnols et, en 1809, des courageux Tyroliens. La faveur gangrène chaque jour davantage le mérite, l’adulation honteuse remplace la franchise salutaire d’un Lannes, mort en héros à Essling en disant à son ami de toujours que son ambition le perdrait : « Louis XIV de l’Etat démocratique » (François Furet), Napoléon s’isole en sa cour, toujours plus odieux, chaque jour plus seul.

Claire de Rémusat, une des mémorialistes les plus talentueuses du temps, pourra écrire qu’« un ver rongeur se cachait sourdement au sein d’une telle gloire. La Révolution française, ouvrage insurmontable des temps, n’avait point soulevé les âmes à l’intention d’affermir le pouvoir arbitraire. Les lumières du siècle, les progrès des saines idées, l’esprit de liberté, combattaient sourdement contre lui et devaient renverser ce brillant échafaudage d’une autorité fondée en opposition avec la marche irrésistible de l’esprit humain ». Elle précise quelques pages plus loin : « Ce qui fait de Bonaparte un des hommes les plus supérieurs qui aient existé, ce qui le met à part, en tête de tous les puissants appelés à régir les autres hommes, c’est qu’il a parfaitement connu son temps et qu’il l’a toujours combattu. C’est volontairement qu’il a choisi une route difficile et contraire à son époque. Il ne le cachait point ; il disait souvent que lui seul arrêtait la Révolution, qu’après lui elle reprendrait sa marche. Il s’allia avec elle pour l’opprimer, mais il présuma trop de sa force. Habile à reprendre ses avantages, elle a su enfin le vaincre et le repousser671. »

Napoléon victime de la Révolution ? Le propos n’est surprenant qu’en apparence. Un genou à terre, l’Europe s’inspire du modèle français pour réformer son administration et son armée. En Autriche, en Prusse et en Russie, les stratèges adoptent les divisions par corps d’armée autonomes et surtout la constitution d’unités nationales dépoussiérées de leurs vieux chefs restés fidèles aux préceptes éculés du Grand Frédéric. Stein et Hardenberg en Prusse, Speranski en Russie créent ministères et Conseil d’Etat afin de réformer les édifices vermoulus en important les recettes de leur vainqueur.

Mais c’est surtout son esprit qui change en adoptant l’idée de nation qu’elle retourne contre l’envahisseur français et son chef exécré. Sociétés secrètes, écrivains, ministres, peuples et souverains se retrouvent dans la défense commune de leur patrie et de leur identité. C’est d’abord le cas en Espagne, qui donne le signal de cette révolution à l’envers avec le Dos de Mayo. Juntes ultra-royalistes et Cortes libérales taisent leur désunion pour prôner la guerre sainte tandis que les guérilleros déciment notre armée. Cette « sale guerre » inaugure la résistance populaire à Napoléon, qui se montre incapable d’y mettre fin. Elle souligne aussi les limites du grand dessein européen, popularisé par les dictées de Sainte-Hélène. Tous les peuples n’aspirent pas béatement après le Code civil, surtout que le prix à payer – adhésion au Blocus, conscription, impôts, occupation militaire – est lourd, pour ne pas dire insupportable. L’orage gronde un peu partout quand l’Autriche, encouragée par la résistance espagnole, lève à son tour l’étendard de la révolte en appelant à l’union des Allemands. Les Hohenzollern et les Habsbourg, les ennemis ancestraux, s’apprêtent dans l’ombre à se donner la main pour abattre le colosse qui les opprime. Sévèrement battus, amputés de nombreux territoires, appauvris par les colossales indemnités exigées par Napoléon et les rigueurs du Blocus, ils regardent vers la Russie, seule à même par sa puissance de faire pencher la balance en leur faveur.

C’est décidément de l’évolution de l’alliance franco-russe que dépend l’avenir du monde. Chacun des trois temps forts de son histoire entraîne un enchaînement dramatique qui permet d’appréhender l’épopée sous un angle plus stimulant que la classique narration chronologique.

L’ivresse de Tilsit entraîne l’expédition d’Espagne. Mal engagée par la défaite de Baylen, la Grande Armée s’enlise, en dépit de l’intervention de Napoléon fin 1808. Après une alternance de succès et de revers, l’échec de Masséna en 1810-1811 marque le début du déclin militaire qui s’accuse en 1812.

Erfurt, premier coup d’arrêt à l’axe franco-russe, engage l’Autriche à forcer le destin. Stoppé sévèrement à Essling, Napoléon vient péniblement à bout de son adversaire à Wagram. C’est le signe d’un essoufflement qui s’aggrave par la conjonction de quatre oppositions : catholique, résultant de la rupture avec le pape ; européenne, notamment en Allemagne où se prépare la revanche ; française, en raison du Blocus qui déclenche la grave crise de 1810 et du despotisme tracassier du régime. Il faut y ajouter, avec des nuances, celles des rois-frères – Joseph en Espagne, Louis en Hollande, Jérôme en Westphalie, Murat à Naples – qui protestent contre les exigences croissantes de Napoléon, en hommes et en argent, alors que le Blocus les mine. Tous, à des degrés divers, contrecarrent sa volonté au nom de l’intérêt de « leurs peuples ». Aux gémissements, trahisons et protestations, Napoléon répond en poussant son « système », comme il l’appelle, à son paroxysme, morigénant ses frères, procédant à de nouvelles annexions. Envers les catholiques, il n’hésite pas à durcir l’emprisonnement du pape et à convoquer un concile qu’il oblige à se rallier à ses vues. Il n’en demeure pas moins assis sur une poudrière. Libéraux, royalistes, peuples, rois attendent tapis dans l’ombre la libération du continent qu’ils appellent de leurs vœux.

Enfin, le mariage avec Marie-Louise sonne le glas de l’alliance franco-russe et pousse à la confrontation décisive des deux empires qui vont se disputer le monde, à défaut d’avoir été capables de le partager.

Jamais Napoléon n’a paru aussi puissant, jamais il n’a été aussi faible.