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L’égarement

« Il tourne bientôt au roi héréditaire. Pour un peu, il se croirait l’héritier légitime de l’empereur son père. En lui-même il oublie l’aventurier. Napoléon ose dire : “Je n’ai que mon épée : il me faut un sceptre et le transmettre.” Il ne le transmet pas, et il émousse ou brise son épée, qui est son vrai sceptre en effet. L’homme du moment joue au roi, l’homme de la durée ; et l’éclair du génie veut se donner les avantages tranquilles de la tradition. Il est ainsi sa propre parodie. »

André SUARÈS,
Vues sur Napoléon.

 

 

Un triomphe : Tilsit. Une démesure : le tournant népotique de 1807. Une faute : Bayonne. Un piège : l’Espagne. Le miracle de Tilsit semble griser Napoléon et lui faire perdre pied avec la réalité. Lui dont le mouvement n’a jamais empêché le pragmatisme, lui dont l’autoritarisme a toujours été tempéré par la capacité d’écoute semble tomber dans une démesure qui, en forçant à peine le trait, l’incite à voir le monde tel qu’il le veut et non plus tel qu’il est.

Revenu à Paris, « Napoléon le Grand », comme on l’appelle maintenant, n’écoute plus personne, à commencer par Talleyrand, surnommé « le ministre de la paix » tant sa sagesse cauteleuse et son attachement à l’équilibre européen contrastent avec la frénésie conquérante du nouvel Attila. Il y a pourtant un point où ils se rencontrent encore : l’Espagne. Proie facile et tentante, conviennent le maître et son conseiller, monarchie déclinante, militairement faible, minée par les querelles de palais qui opposent le prince héritier Ferdinand à ses parents, entièrement sous la coupe de leur favori, Godoy. Proie utile car elle perfectionnera le Blocus en privant l’Angleterre des ports de la péninsule Ibérique. Proie politique car elle achèvera – après la conquête de Naples – d’expulser les Bourbons d’Europe, réduisant d’autant les chances de Louis XVIII de remonter un jour sur le trône. Dans le Mémorial, Napoléon se justifie en évoquant un concours de circonstances exceptionnel : « Je n’avais pas combiné, mais je profitais. Ici j’avais le nœud gordien devant moi, je le coupai... » C’est sous-estimer la logique économique et le cynisme qui ont présidé à l’entreprise.

La proie

L’intervention française en Espagne constitue la première faute, décisive par les conséquences qu’elle entraîne ; révélatrice de la démesure impériale, annonciatrice de la nouvelle alliance des peuples avec les souverains face à un impérialisme français agressif et brutal, d’une conquête pour la conquête, sans légitimité, qui finit par dresser l’Europe entière contre nous et détacher la nation de l’Empereur.

L’histoire commence par la conquête du Portugal, devenu le principal débouché du commerce anglais et dont les possessions en Amérique du Sud lui permettent de dominer le marché américain. Napoléon le somme d’adhérer au Blocus : « Si le Portugal ne fait pas ce que je désire, menace-t-il au lendemain de Tilsit, la maison de Bragance aura cessé d’ici deux mois de régner. » Le gouvernement de Jean VI, conseillé par les Anglais, a beau céder au diktat, Napoléon se rend vite compte qu’il continue en secret à maintenir des relations commerciales avec l’ennemi héréditaire. Aussi décide-t-il de l’envahir, ce qui rend indispensable le concours de notre allié espagnol. France et Espagne à l’automne 1807 signent à cet effet le traité de Fontainebleau qui prévoit le partage du Portugal : le Centre reviendra à Napoléon, le Nord à la fille du roi d’Espagne qui abandonnera l’Etrurie italienne à notre profit, le Sud à Godoy, le tout-puissant Premier ministre espagnol. A la tête d’un corps d’armée de 20 000 hommes, Junot atteint facilement Lisbonne le 30 novembre, manquant de peu la famille royale qui vient d’embarquer pour le Brésil, fleur de son empire colonial américain.

Or, Napoléon ne se presse pas d’appliquer le traité. Derrière le trône des Bragance, il vise déjà celui des Bourbons et vient de placer avec Junot son premier pion sur l’échiquier ibérique. Talleyrand le presse d’agir en arguant de l’intérêt national et en excitant l’obsession impériale de la légitimité : « Tout ceci ne sera achevé que lorsqu’il n’y aura plus un Bourbon sur un trône de l’Europe », explique-t-il alors. L’Empereur, comme l’a fait Louis XIV un siècle plus tôt, doit y placer un membre de sa famille. Pasquier cite dans ses Mémoires les propos du prince de Bénévent à l’époque. Témoignage non suspect, Pasquier étant l’un de ses intimes : « La couronne d’Espagne a appartenu depuis Louis XIV à la famille qui régnait sur la France et on n’a pas dû regretter ce que l’établissement de Philippe V a coûté de trésors et de sang, car il a seul assuré la prépondérance de la France en Europe. C’est donc une des plus belles portions de l’héritage du grand roi, et cet héritage, l’Empereur doit le recueillir tout entier ; il n’en doit, il n’en peut abandonner aucune partie. » Une Espagne française, avec ses milliers de kilomètres de côtes, porterait un coup mortel à Albion. La proie s’avère d’autant plus tentante que Talleyrand insiste sur la faiblesse consternante de sa marine, dont l’insuffisance a éclaté à Trafalgar, et la médiocrité d’une armée de terre privée de son meilleur corps. En effet, les 16 000 hommes du marquis de la Romana ont rejoint la Grande Armée dans le Nord pour la campagne de 1807. Napoléon s’estime d’autant plus libre d’agir que l’allié, dans l’épreuve, s’est révélé un faux ami. A la veille d’Iéna, soit en octobre 1806, Godoy a lancé une proclamation menaçante que Napoléon ne lui a pas pardonnée. « Ils me le paieront », dit-il alors devant témoins672. Nul doute que depuis lors, il guette l’occasion favorable pour se venger.

Il n’aura pas à attendre longtemps. Les lamentables divisions de la famille royale vont lui permettre de s’imposer comme arbitre puis comme maître. La situation évoque davantage la comédie de boulevard que le spectacle traditionnel des conflits familiaux au sein des familles régnantes. La classique rivalité père-fils qui oppose Charles IV à Ferdinand se greffe sur l’ubuesque situation de Godoy. Favori du roi, ce qui arrive, il est aussi... l’amant de la reine, ce qui corse singulièrement la situation. Dans cet imbroglio, toutes les attitudes peuvent se comprendre sauf celle du roi. Que le fils veuille renverser le favori, que Godoy marginalise le prince héritier en s’appuyant sur la reine, rien d’anormal. Mais que Charles IV, risée de l’Europe, s’acharne à conserver et à défendre l’amant de sa femme, l’homme le plus impopulaire d’Espagne en raison de sa cupidité, voilà qui dépasse l’entendement. Le conflit entre le prince héritier et le favori devient dynastique après que Ferdinand a refusé d’épouser la fille de Godoy. Le « prince de la paix673 » décide de l’écarter du trône avant que Charles IV ne disparaisse. Sûr du soutien de la reine, il l’est tout autant du pauvre roi, qu’il tient entièrement sous sa coupe. Napoléon, qui a depuis longtemps jugé le personnage, avait vainement demandé son renvoi en 1803. Le descendant de Louis XIV avait à cette occasion confié sa dépendance puérile à l’ambassadeur de France Beurnonville : « Dites au Premier Consul que j’aime la France beaucoup plus que l’Angleterre, et que je donnerai tout ce qu’il me sera possible de donner ; mais je ne consentirai pas à l’éloignement d’Emmanuel, parce qu’on ne peut pas s’opposer à ce que j’aime un homme qui se conduit bien, et de la société duquel je me suis fait un besoin674. »

Le 27 octobre 1807, Godoy se sent assez fort pour faire arrêter Ferdinand en l’accusant de rébellion et de tentative d’empoisonnement contre sa personne. Il est d’autant plus empressé à agir que le prince héritier, avec la complicité de l’ambassadeur de France Beauharnais675, tente de faire entrer Napoléon dans son jeu en lui demandant la main d’une princesse française. Aussi, l’Aigle réagit avec vigueur à la nouvelle et menace même d’entrer en guerre si Ferdinand n’est pas rétabli dans ses droits. Acquitté par le tribunal, le prince héritier en est quitte pour une belle peur. Mais, désormais, il est résolu à se débarrasser de Godoy par tous les moyens. Activant ses conseillers, il compte s’imposer avec le soutien de la France dont les troupes, sous couvert de renforcer Junot, continuent à affluer dans la péninsule. Les Espagnols, persuadés que Napoléon continue à soutenir Ferdinand, accueillent avec joie les trois nouveaux corps de Dupont, Moncey et Mouton, ce qui porte à près de 70 000 hommes le total de nos forces présentes dans la péninsule à l’aube de 1808.

Godoy s’inquiète d’autant plus que nos troupes, sous le prétexte de se prémunir contre une éventuelle riposte anglaise, occupent par surprise les forteresses stratégiques de Pampelune, Saint-Sébastien, Figuières et Barcelone. En février 1808, Napoléon nomme Murat, son beau-frère, à la tête des troupes. Les intrigues du mari de Caroline, qui rêve de devenir roi, vont encore compliquer la situation676. Pour parvenir à ses fins, il soutient Godoy et le roi contre celui qu’il estime son concurrent le plus dangereux, Ferdinand.

Les événements se précipitent dans la nuit du 17 au 18 mars 1808 à Aranjuez. Godoy s’y trouve présent ainsi que le roi et la reine. Convaincu que Murat vient les détrôner, le prince de la paix s’apprête en secret à faire embarquer la famille royale pour l’Amérique du Sud. Mais la nouvelle du départ s’ébruite, répandue par les partisans de Ferdinand qui accusent Godoy d’être un agent secret au service de la France. Une foule immense se jette à sa poursuite. Marbot raconte qu’il se cache « dans un grenier rempli d’un grand nombre de nattes de jonc. Elles étaient toutes roulées : il en déploya une, s’y roula lui-même, et la laissa ensuite tomber au milieu des autres, dont elle avait à peu près la dimension ». Il y reste quarante-huit heures. « Enfin, vaincu par la faim et la soif, il fut arrêté par un factionnaire, qui eut l’indignité de le livrer à la populace, laquelle, se ruant sur Godoy, lui fit de nombreuses blessures. Déjà ce malheureux avait la cuisse percée par une broche de cuisine, un œil presque crevé, la tête fendue, et allait être assommé, lorsqu’un piquet de gardes du corps [...] arracha le prince de la paix à ses bourreaux et parvint, non sans peine, à le jeter dans la caserne, sur le fumier d’une écurie. » C’est là que le retrouve Ferdinand, qui lui laisse la vie sauve, moyennant l’abdication de son père, qui s’exécute car il préfère perdre sa couronne que son cher Manuel.

L’événement décide Napoléon à agir sans plus tarder. Le coup d’Etat du prince héritier le place, alors que ses troupes sont aux portes de Madrid, en position idéale d’arbitre. Deux solutions s’offrent à lui : confirmer Ferdinand, chéri des Espagnols, ce qui lui vaudrait une immense popularité, ou restaurer Charles IV en le plaçant sous la protection de nos armées. Mais il suspecte Ferdinand d’entente avec les coalisés et le juge aussi nul que les autres membres de la famille677. Dans ces conditions, il décide de mettre la crise à profit pour renouveler le précédent louis-quatorzien. Il va casser Ferdinand au profit apparent de Charles IV et Godoy. Ce préalable accompli, il forcera le vieux roi, qui n’aspire plus qu’à vivre en paix avec Godoy, à lui remettre la couronne qu’il placera sur la tête de Joseph678.

 

Le guet-apens de Bayonne se met en place. Tandis que Madrid réserve un accueil enthousiaste à Ferdinand VII, Murat s’emploie à convaincre Charles IV de rétracter son abdication. Avide de revanche contre son fils félon, Charles IV s’exécute d’autant plus volontiers que Murat s’emploie avec succès à se faire remettre Godoy. Ferdinand s’inquiète bientôt du refus du principal lieutenant de l’Empereur de le reconnaître. Pour le rassurer, Napoléon lui expédie Savary, son exécuteur des basses œuvres, déjà employé comme cheville ouvrière lors de l’enlèvement du duc d’Enghien. A lui d’attirer Ferdinand en territoire français, à Bayonne précisément, où Napoléon compte réunir tous les protagonistes avant de dévoiler ses batteries. Alternant flatteries et mensonges, Savary manipule son interlocuteur, lui garantit que l’Empereur le reconnaîtra dès qu’il l’aura vu et se sera assuré du maintien de l’alliance avec la France. Simple formalité, assure-t-il avec insistance. D’ailleurs, ajoute-t-il, l’Empereur est en marche à cet effet. Autant aller à sa rencontre ; Napoléon y sera sensible et d’autant plus enclin à lui donner une princesse de sa famille en mariage. Il attire ainsi Ferdinand jusqu’à la frontière, à Vittoria précisément, où le nouveau roi, moins stupide que ne l’imaginait Napoléon, fait mine de vouloir rester. Après un bref aller-retour à Bayonne, Savary revient avec toutes les garanties que l’on peut désirer. Ses propos insistent toujours sur le caractère protocolaire de la question. C’est à Ferdinand, pas encore reconnu roi, d’aller vers son puissant allié, et non l’inverse. D’ailleurs, il n’oublie pas d’utiliser la menace. Près de 100 000 Français sont déjà en Espagne et Napoléon n’aime pas qu’on lui résiste. S’il persiste dans son refus, Ferdinand risque de perdre son trône. Trop timoré pour appeler à la rébellion, espérant gagner les bonnes grâces de Napoléon, le prétendant finit par s’exécuter et passe la frontière.

A peine arrivé à Bayonne, il apprend les intentions de l’Empereur. Il doit rendre son trône à son père, moyennant quoi on lui donnera un bon établissement ; on parle d’abord de l’Etrurie, vite abandonnée en raison des réticences du prince. Car ce dernier résiste plusieurs semaines aux injonctions paternelles et aux colères impériales. « Je suis trahi », hurle-t-il à la poignée de serviteurs qui sont venus le rejoindre sur place. Sans doute prépare-t-il la rébellion du 2 mai 1808, quoique étroitement surveillé par la police et limité dans ses déplacements. C’est en tout cas la nouvelle de l’insurrection madrilène qui précipite le dénouement. Placé entre Charles IV, qui lui inflige une scène terrible en présence de l’Empereur, et un Napoléon à bout de patience, prêt à recourir à la force, il renonce quelques jours plus tard. Selon le scénario convenu, Charles IV cède aussitôt sa couronne à Napoléon, prétextant sa vieillesse et ses infirmités. Il obtient de son ami français la garantie de l’intégrité du royaume et le maintien de la prédominance de la religion catholique. Moyennant quoi il reçoit 7 500 000 francs, la jouissance de Chambord ainsi que du château et de la forêt de Compiègne. Ferdinand n’obtient qu’un million et une terre en Normandie. Mais, comme Napoléon s’en méfie, il l’expédie auprès de Talleyrand à Valençay, obligeant son ancien ministre à se compromettre en devenant le geôlier des Bourbons679. Il force par ricochet l’inspirateur de l’aventure à devenir complice de ce coup d’Etat diplomatique. Car Talleyrand avait préconisé d’agir dans les règles, au moyen d’un traité négocié, quitte à recourir à une médiation armée. Aussi n’a-t-il pas hésité à dénoncer une entreprise amorale qui violait les principes du droit international. Il sent, il sait et il dit que la méthode choisie, guet-apens et menaces, mensonges et abdication arrachée par la force vont ruiner l’image de Napoléon en Europe : « Les victoires, dit-il à Beugnot, ne suffisent pas pour effacer de pareils traits, parce qu’il y a là je ne sais quoi de vil, de la tromperie, de la tricherie. Je ne peux pas dire ce qui en arrivera, mais vous verrez que cela ne lui sera pardonné par personne. »

Bien sûr, dans ses Mémoires, Talleyrand se défausse de sa responsabilité initiale, mais le ton sonne juste quand il se vante d’avoir sermonné l’Empereur, lui affirmant qu’il « avait plus perdu que gagné par les événements de Bayonne ».

« Qu’entendez-vous par là ? aurait répliqué Napoléon.

— Mon Dieu, repris-je, c’est tout simple, et je vous le montrerai par un exemple. Qu’un homme dans le monde y fasse des folies, qu’il ait des maîtresses, qu’il se conduise mal envers sa femme, qu’il ait même des torts graves envers ses amis, on le blâmera sans doute ; mais s’il est riche, puissant, habile, il pourra rencontrer encore les indulgences de la société. Que cet homme triche au jeu, il est immédiatement banni de la bonne compagnie qui ne lui pardonnera jamais680. »

La violation de la parole donnée envers un allié provoque en effet un vent d’indignation dans toute l’Europe, à l’exemple de Metternich, alors ambassadeur à Paris :

« Voilà, commente-t-il, qui donne la mesure astucieuse, destructive et criminelle de Napoléon, qu’il n’a jamais cessé de suivre depuis son avènement [...]. Que Robespierre déclare la guerre éternelle aux châteaux ou que Napoléon la fasse aux puissances, la tyrannie est la même. [...] Nos dangers sont grands, ils sont imminents. La chute du trône des Bourbons ne les augmente pas ; elle aura produit un immense bienfait si elle réveille généralement un sentiment d’indignation et chez nous, en particulier, la conviction que la paix avec Napoléon n’en est pas une. »

Jusqu’alors, la conquête a toujours été la sanction d’une guerre ou la suite d’une négociation. En outre, les peuples assimilés – allemand, italien ou hollandais – offrent des liens anciens avec la France, ce qui a facilité leur annexion ou leur intégration par le système des royautés « frères » et des alliances. Cette fois, la conquête change de nature. Brutale, cynique, elle s’accomplit sans préalables et sans la moindre concertation. La faute s’explique pour beaucoup par le mépris de Napoléon envers un peuple qu’il juge décadent et incapable de lui opposer la moindre résistance681. « Il confondait la nation avec son gouvernement, et rien ne se ressemblait moins : le gouvernement était arrivé aux limites du possible en fait de corruption et de faiblesse ; mais [le peuple] n’avait rien perdu de sa fierté ni de ses vertus, assure Marmont. C’était un souverain détrôné qui, dans le malheur et dans les fers, avait conservé sa grandeur morale et sa dignité. » Napoléon imagine rééditer en Espagne l’opération de remise au pas exécutée à Naples contre une résistance animée par des chefs de bande, où l’envoi de colonnes mobiles et une répression sévère avaient suffi à les faire rentrer dans le rang682. Or, Naples n’est pas l’Espagne : population moins nombreuse, étendue plus faible, centralité de la ville dont la prise suffisait à garantir le pays alors que l’Espagne était d’essence provinciale, ultra-religieuse et d’un nationalisme autrement plus ardent. En résumé, Napoléon ne veut pas voir l’Espagne telle qu’elle est mais telle qu’il la désire. Tous les rapports qui lui sont parvenus, défigurés par la courtisanerie, lui présentent un royaume abruti et décadent qui soupire après son passé glorieux et attend tout de la régénération napoléonienne : abolition de l’Inquisition, Code civil, réforme de l’Etat. Napoléon s’est ainsi bâti une Espagne chimérique : peuple docile, noblesse éclairée, à rebours de la réalité. Une ou deux bonnes proclamations, pense-t-il, et ils lui tomberont dans les bras683. Le 25 mai, l’Aigle donne ses consignes pour rédiger une brochure ad hoc : « Mettre du pathos et des sentiments patriotiques espagnols, invoquer les mânes des conquérants du Mexique, du Cid, les beaux temps de la monarchie de Charles Quint. »

D’ailleurs, qui oserait s’opposer à l’invincible Grande Armée ? A Bayonne, il a précisé au chanoine Escoïquiz, l’homme de confiance de Ferdinand : « Si ceci devait me coûter 80 000 hommes, je ne le ferais pas ; mais il ne m’en faudra pas 12 000 ; c’est un enfantillage. Ces gens-ci ne savent pas ce que c’est qu’une troupe française. Les Prussiens étaient comme eux, et on a vu comment ils s’en sont trouvés. Croyez-moi, ceci finira vite ; je ne voudrais faire de mal à personne, mais quand mon grand char politique est lancé, il faut qu’il passe. Malheur à qui se trouve sous les roues684. »

Le choix du placide Joseph et une bonne constitution suffiront à amadouer l’Espagne. Le frère aîné, qui a plutôt bien réussi à Naples, hérite ainsi de la couronne de Charles Quint tandis que Murat, qui n’a pas tout perdu au change, « passe » à Naples : « Il [Napoléon] enfonça d’un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s’en allèrent, chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de shako », ironise Chateaubriand. Pour mieux asseoir son frère, il convoque à Bayonne685 l’élite du royaume qu’il regroupe au sein d’une Junte. En accord avec l’Empereur, elle broche une constitution qui teinte le modèle français de spécificités ibériques. Il y aura bien un Conseil d’Etat et deux chambres, députés et sénateurs, mais le catholicisme demeure religion d’Etat tandis que clergé et noblesse continueront à être privilégiés par le biais d’une représentation particulière au sein des Cortes. Décidément, l’homme de la Révolution semble devenir celui des privilèges. Mais qu’importe ! Napoléon croit s’être assuré du soutien du clergé et des Grands, la clé de toute domination en Espagne. Son frère, qui s’entoure de l’ancien personnel politique du royaume, devrait avoir un règne paisible. L’affaire espagnole semble réglée alors qu’elle vient juste de commencer.

La révolte

En deux mois, l’indignation cède à la révolte populaire et la colère à la haine. Il y a d’abord eu Aranjuez et la protection choquante donnée à Godoy686. La défiance s’est muée en hostilité quand Murat est entré menaçant à Madrid. Le piège de Bayonne met le feu aux poudres : « L’Empereur commit à la fois une sottise et un crime, observe Stendhal ; trop impatient pour attendre que quelques mois de règne fissent connaître aux sujets de Ferdinand le véritable caractère de ce prince et le degré de capacité qu’il avait reçu de la nature, il eut recours à la force, et à tout ce que le manège des cours a de plus odieux. Une indignation universelle enflamma toutes les provinces d’Espagne. Ce peuple généreux et simple se trouva avoir un vif sentiment de l’honneur. Malgré l’Inquisition et le plus avilissant despotisme, il se trouva avoir cet enthousiasme que Napoléon avait en vain cherché en Allemagne. Mais aussi n’ayant nulle instruction, il ne comprit pas qu’il se trouvait dans un de ces cas rares où la conquête est ce qui peut arriver de plus heureux à un peuple. » Napoléon paie une autre erreur : celle d’avoir envoyé à l’origine des corps peuplés de conscrits. Peu expérimentés, souvent mal vêtus et l’air hagard, ils ont donné à l’Espagnol une piètre idée de l’invincible grognard687.

 

Le 2 mai 1808, la capitale se soulève contre l’envahisseur. Depuis la révolte du Caire, c’est la première grande révolte urbaine à laquelle l’armée française doit faire face. Sans doute aiguillonnée par des agents de Ferdinand, une foule immense essaye d’empêcher le départ pour Bayonne des deux derniers enfants de Charles IV, la reine d’Etrurie et l’infant don Francisco. L’insurrection s’étend comme un feu de brousse. Les Français isolés sont massacrés, le plus souvent à l’arme blanche. Murat, serein dans l’épreuve, orchestre une répression impitoyable : tout émeutier arrêté est aussitôt fusillé. La scène la plus illustre, car immortalisée par Goya, est celle de la charge des mamelouks, d’autant plus haïs qu’ils rappellent aux Espagnols l’invasion arabe de sinistre mémoire688. Le nombre de morts n’a jamais pu être sérieusement établi, les estimations oscillant de 200 à plusieurs milliers689.

 

Madrid est matée. La guerre d’Espagne commence. Fin mai, toute la péninsule se trouve en état insurrectionnel. La révolte pâtit du vide du commandement français. Murat, furieux d’avoir œuvré pour « le roi de Naples », prétexte une jaunisse et quitte Madrid le 22 mai. Dès lors, la révolte s’étend comme un feu de paille. Maître de la capitale, retenant les anciens souverains en otage, Napoléon croit avoir décapité la résistance. Il n’a fait que la rendre insaisissable. Privée de son chef, elle s’atomise en guérillas locales et en contre-pouvoirs régionaux, les juntes690, qui combattent toutes pour un idéal commun : chasser l’Antéchrist français et retrouver leur roi légitime. A dix siècles de distance commence une nouvelle Reconquista contre un envahisseur méprisé, stigmatisé pour son irréligion. Cette « culture de guerre sainte » est entretenue notamment par les 100 000 moines qui redoutent la disparition des couvents et la perte de leurs biens. Indignés par la suppression des ordres monastiques, ils se cachent sur tout le territoire et dénoncent en Napoléon l’usurpateur hérétique, le Satan moderne qu’il faut éradiquer691. L’évêque de Santander, Ménendez de Luarca, publie une lettre pastorale contre la « pestilentielle France » dans laquelle il appelle à la guerre sainte contre « les Français, ces ministres de l’enfer, les ennemis les plus implacables de Dieu et des hommes, les ennemis de tout bien, les apôtres de tout mal692 ». Dans tout le pays, on imprime les catéchismes vengeurs, à l’exemple de celui relevé par Chateaubriand : « Dis-moi, mon enfant, qui es-tu ? – Espagnol par la grâce de Dieu. – Quel est l’ennemi de notre félicité ? – L’Empereur des Français. – Qui est-ce ? – Un méchant. – Combien a-t-il de natures ? – Deux, la nature humaine et la nature diabolique. – De qui dérive Napoléon ? – Du péché. – Quel supplice mérite l’Espagnol qui manque à ses devoirs ? – La mort et l’infamie des traîtres. – Que sont les Français ? – D’anciens chrétiens devenus hérétiques. » Traditionaliste et croyante, la péninsule est demeurée ultra-royaliste. Les Lumières n’y ont pénétré qu’une minorité de l’aristocratie. La bourgeoisie est inexistante. Vendée à l’échelle d’une nation, « la guerre d’indépendance », comme les Espagnols l’appellent toujours, scelle des liens puissants entre la paysannerie et une noblesse qui, forte de l’absence de roi, reprend le pouvoir dans les provinces693.

Derrière ses chefs, c’est tout un peuple qui se lève quand la Junte nationale déclare la guerre à la France le 6 juin 1808 et ordonne la levée en masse694. Rocca, le dernier mari de Mme de Staël, a laissé de remarquables Mémoires sur le conflit qu’il vécut comme officier. « Ils [les Espagnols] considéraient la guerre présente comme une croisade religieuse contre les Français pour la patrie et pour le roi ; et un ruban rouge avec cette inscription : vencer o morir por la patria y por Fernando septimo, était la seule distinction militaire de la plus grande partie de leurs soldats citoyens. » Pour la première fois de son histoire depuis la Révolution, la France doit faire face à l’hostilité d’un peuple. « Les guerres que nous avions faites précédemment nous avaient accoutumés à ne voir dans une nation que ses forces militaires, et à ne compter pour rien l’esprit qui animait des citoyens », précise toujours Rocca. Au nom de la honra, l’« honneur », l’Espagne trouve les chemins de sa renaissance. Comme souvent dans l’histoire des nations blessées, la hantise du déclin se cache derrière le culte de l’âge d’or et la flétrissure de boucs émissaires. Après Godoy, c’est au tour de la Grande Armée d’en faire les frais.

Heureusement pour Napoléon, l’Espagne n’a plus de Cid, et encore moins d’armée digne de ce nom. La facile victoire de Bessières, le 13 juillet 1808, à Medina del Rio Seco, ouvre à Joseph les portes de Madrid et achève de conforter Napoléon dans sa vision par trop optimiste des événements695. Deux jours plus tard, le frère aîné de l’Empereur pénètre dans sa nouvelle capitale au milieu d’un silence inquiétant : « On ne voyait personne dans les rues, les portes et les fenêtres étaient fermées. Quelques bourgeois curieux montraient le bout de leur nez pour voir passer le cortège ; mais ils se retiraient bien vite, dans la crainte d’être aperçus par des compatriotes indiscrets, écrit l’apothicaire Blaze. On avait ordonné de tapisser les maisons ; ceux qui se conformèrent aux règlements de l’autorité le firent d’une manière insultante, en suspendant de sales haillons à leurs fenêtres. » Selon l’usage, Joseph jette des pièces à son passage à la poignée de badauds venus l’acclamer. Faute de temps, on n’a pas pu frapper la monnaie à son effigie. En conséquence : « Ceux qui criaient “Viva el Rey José !” ramassaient des pièces frappées au coin des Bourbons. Le peuple remarqua cette circonstance, jusqu’alors sans exemple, et la regarda comme de très mauvais augure pour le règne de Joseph. »

Ce sinistre présage est immédiatement suivi d’effet quand le 22 juillet, le corps du général Dupont, encerclé par les troupes du général espagnol Castaños, capitule à Baylen. Trop aventurées au sud, alourdies par le pillage éhonté de Cordoue, ses forces sont rapidement prises en tenaille sous une chaleur accablante, rendue insupportable par l’absence de points d’eau. Excellent général – il s’est illustré dans toutes les grandes batailles et on lui promet à brève échéance le bâton de maréchal –, Dupont s’est laissé piéger par avidité et mépris de l’adversaire. Après avoir vainement tenté de forcer le barrage, il s’incline piteusement. Sa capitulation, fait sans précédent dans les annales napoléoniennes, livre 17 000 hommes aux Espagnols, pour la plupart des conscrits inexpérimentés, trop vite usés par la fatigue des combats. Napoléon ne lui pardonnera jamais d’avoir englobé dans l’acte deux divisions – respectivement commandées par les généraux Vedel et Dufour – qui n’étaient pas prises dans la souricière avec lui et tentaient alors de le secourir, ni d’avoir obtenu de conserver une voiture garnie des trésors de Cordoue pour chaque officier général. Comble de malheur, la capitulation n’est pas respectée. Sauf Dupont et son état-major, qui peuvent comme convenu librement embarquer pour la France, tous les hommes sont retenus prisonniers. Traités comme des chiens, ils échouent sur des pontons, dans la rade de Cadix et l’îlot de Cabrera, où ils dépérissent, privés de nourriture et souvent d’eau696.

*

L’onde de choc de Baylen se propage jusqu’à Moscou. En Espagne d’abord, elle galvanise la résistance. Les partisans ont mis en déroute l’invincible Grande Armée. Blaze constate les effets ravageurs de la nouvelle sur la population : « Chaque paysan devint un soldat, chaque soldat un héros. Ils avaient terrassé les vainqueurs d’Austerlitz ; un enfant de quinze ans croyait valoir au moins deux grenadiers français. On sut profiter adroitement de cet enthousiasme, on l’excita par les moyens les plus puissants : aux vainqueurs des vainqueurs d’Austerlitz ! Telle était la devise fastueuse que porteront les drapeaux distribués à l’armée espagnole. Les officiers qui avaient pris part à cette action reçurent une médaille où l’on voyait deux épées en croix auxquelles un aigle était pendu par les pieds ; au revers, on lisait : Bataille de Baylen 19 juillet 1808697. »

Joseph, effondré, doit abandonner Madrid dix jours seulement après y être entré. Ses ministres espagnols, sauf exception, l’abandonnent. Le Conseil de Castille rétracte le serment qu’il lui avait prêté et déclare nulle l’abdication de Charles IV et de son fils.

Les troupes françaises se replient au nord autour de Vittoria et lèvent dans la précipitation tous les sièges en cours, à commencer par celui de Saragosse. Joseph se lamente et demande à retourner à Naples. Ses lettres plaintives exaspèrent Napoléon : « Il ne me reste pas un seul Espagnol qui soit attaché à ma cause. [...] J’ai pour ennemi une nation de 12 millions d’habitants braves, exaspérés au dernier point. Les honnêtes gens ne sont pas plus pour moi que les coquins », lui écrit-il avec lucidité.

Déjà un corps anglais débarque au Portugal. Junot, battu à Vimairo, doit à son tour capituler le 30 août698. Le Portugal est perdu, l’Espagne sur le point de l’être.

Cette défaite inattendue produit en Europe un effet de sidération : « Le masque était tombé, note le comte Beugnot, on vit qu’il était possible de nous vaincre, et on ne songea plus qu’à nous combattre. » Accomplie par l’union sacrée du peuple, de la noblesse et du clergé, la révolte espagnole met du baume au cœur à toutes les monarchies religieuses, Prusse protestante et Autriche catholique en tête. Porteuses d’espoir, les dernières nouvelles sont aussi riches d’enseignements pour l’avenir. « La guerre contre l’Espagne nous divulgue un grand secret : celui que Napoléon n’a qu’une armée, sa grande armée », écrit Metternich à Stadion. La faiblesse des conscrits, comparée à l’excellence des « vieilles bandes » d’Austerlitz, frappe en effet tous les contemporains, qui découvrent également le déficit de chefs d’envergure, ce qui rend la présence de Napoléon obligatoire à la tête des troupes. La leçon sera retenue : tous les stratèges ennemis vont désormais chercher à combattre ses lieutenants et fuir en sa présence.

L’autre grande leçon donnée par l’Espagne réside dans la nécessité de mobiliser le peuple autour de l’idée de nation, comme la France a su si bien le faire depuis 1792. Ayant perdu le monopole du patriotisme unificateur, la France voit se retourner contre elle ce qui avait assuré sa survie pendant la Révolution : la force du sentiment national699.

 

Le 1er juin 1809, la Junte suprême publie un manifeste qui indique la marche à suivre : « Monarques et habitants du continent, imitez notre fermeté, notre persévérance et le monde, menacé de la destruction par le monstre que nous combattons, recouvrera enfin l’indépendance et le repos. » Elle publie en avril suivant des instructions en dix-huit articles sur la manière de mener le conflit. L’article 1er porte que « tous les habitants sont autorisés à s’armer, même avec des armes défensives, pour attaquer et dépouiller les soldats français, soit en particulier, soit en masse, faire tout le mal et causer tous les dommages possibles. Les actions seront considérées comme des services rendus à la nation et récompensés selon leur mérite700 ».

La sale guerre

Quand il apprend la nouvelle de Baylen le 2 août 1808, Napoléon reste prostré plusieurs heures avant de se décider à appeler Champagny, son nouveau ministre des Affaires étrangères : « Des cris plaintifs sortaient involontairement de sa poitrine », témoigne ce dernier. Outré par les clauses de la capitulation – « Ils eussent dû se faire tous tuer701 » –, il montre son habit à Champagny en vociférant : « J’ai là une tache. » Comme celle de Lady Macbeth, la honte d’une défaite ignominieuse souille la réputation de la Grande Armée d’une trace ineffaçable. Son orgueil ne souffre pas l’affront, ce qui explique, plus que toute autre considération, pourquoi il s’est entêté à garder l’Espagne contre vents et marées ; jusqu’à l’absurde.

Contrariété supplémentaire, il ne peut pas partir tout de suite au secours de son frère : galvanisée par Baylen, l’Autriche arme, ce qui l’oblige à organiser l’entrevue d’Erfurt qui l’occupe jusqu’en octobre 1808. Momentanément rassuré, il concentre plus de 150 000 hommes et se dirige sans plus attendre vers la Bidassoa : « Je vois bien, commente-t-il, qu’il faut que j’aille moi-même remonter la machine ! » Accompagné par les vétérans, il disperse facilement les troupes régulières espagnoles702 et parvient sans encombre jusqu’à Madrid, flanqué du pauvre Joseph « sans cour et presque sans titre, sans action de royauté, étranger en quelque sorte au sein de ses Etats, errant de maison de plaisance en maison de plaisance, sans oser entrer dans sa capitale et habiter le palais des rois d’Espagne », comme le déplore Clermont-Tonnerre703. Avec la même absence de discernement quant au sentiment dynastique des Espagnols – gouvernés selon lui par une « race d’ânes héréditaires » – et à leur mysticisme qu’il tient pour du charlatanisme, Napoléon règle ses comptes. Il abolit l’Inquisition et les droits féodaux, confisque les biens des couvents dont il réduit par ailleurs considérablement le nombre. Autant de mesures qui attisent la haine de la noblesse et du clergé sans lui rendre la faveur du peuple. Au reste, il ne s’en soucie guère ; il lui importe d’être craint : « Espagnols, votre destinée est entre vos mains ! Rejetez les poisons que les Anglais ont répandus parmi vous [...]. Mais si tous mes efforts sont inutiles, et si vous ne répondez pas à ma confiance, il ne me restera qu’à vous traiter en provinces conquises et à placer mon frère sur un autre trône. Je mettrai alors la couronne d’Espagne sur ma tête, et je saurai la faire respecter des méchants. » En attendant, les méchants semblent plutôt les grognards, qui, indignés du sort des captifs de Baylen et des coups de main infligés par la guérilla, multiplient les exactions, aggravant s’il en était besoin la rage populaire à notre encontre704.

Le 22 décembre 1808, Napoléon quitte Madrid et fait converger ses armées à la poursuite du corps anglais du général Moore, trop aventuré vers La Corogne. Les marches forcées à travers la Sierra de Guadarama s’accomplissent par un froid qui met les muscles et les nerfs à rude épreuve : « Foutu métier ! » s’exclame l’Empereur. Un fusilier de la Garde interpelle soudain ses camarades : « Je suis un brave homme, vous m’avez vu au feu ! Je ne veux pas déserter, mais ceci est trop pour moi ! » Et il se fait sauter la cervelle. Pour la première fois, une certaine hostilité se manifeste à l’encontre du père des grognards. Le colonel de Gonneville perçoit plusieurs fois d’inquiétants propos, certains appelant même au meurtre de Napoléon705.

En dépit de ses efforts surhumains, l’armée ne parvient pas à joindre les « habits rouges ». Napoléon, rappelé à Paris par la situation de crise avec l’Autriche, excédé des manœuvres combinées de Talleyrand et Fouché, part précipitamment le 17 janvier 1809. Il abandonne la poursuite à Soult, qui parviendra à tuer Moore, mais ne pourra empêcher le rembarquement du corps expéditionnaire. Le coup décisif a donc été manqué.

A peine est-il parti que les difficultés reprennent. Napoléon ne sera resté que deux mois en Espagne, sa présence la plus courte alors qu’il s’agit de sa campagne la plus longue puisqu’elle s’étale de 1808 à 1814. Or sa présence n’a jamais été aussi indispensable tant la nouvelle forme de guerre menée nécessite instinct et génie de l’adaptation, qualités inhérentes au génie napoléonien mais dont ses maréchaux sont pour la plupart totalement dépourvus.

La résistance espagnole combine souplesse, obstination, surprise et clandestinité. Certes, les juntes contrôlent les principales guérillas, mais celles-ci opèrent le plus souvent de façon autonome. Il n’y a donc pas unité mais diversité dans cette rébellion, ce qui la rend plus facile à battre à front découvert mais impossible à éradiquer, chaque village ayant sa petite milice, les partidas, chaque ville sa guérilla, chaque province sa junte. L’état de quasi-anarchie, qui a facilité sa prise de pouvoir, se retourne ainsi contre Napoléon, car elle l’empêche de briser le soulèvement, véritable hydre à cent têtes qui repoussent au fur et à mesure qu’on les coupe.

L’armée française découvre un nouveau type de conflit où les combattants se fondent dans la population, ce qui les rend impossibles à détecter. Cette drôle de guerre opère par brusques coups de main, attaquant les convois, les arrière-gardes et les postes isolés, maltraitant les prisonniers, achevant les blessés. Rocca lui trouve d’inquiétantes similitudes avec l’expédition d’Egypte : rébellion des villes, épuisement des troupes et rivalité des chefs s’y conjuguent avec la résistance opiniâtre de l’armée anglaise. Les partidas706 prennent pour emblème le surnom de leurs chefs comme celle de Dos Pelos (Deux poils), el Manco (le Manchot), el Estudiante (l’Etudiant) ou le redoutable el Capuchino (le Capucin), qui agrège 3 000 hommes et fera des ravages jusqu’à sa destruction par le général Hugo. Il y a enfin la bande du bientôt légendaire Empecinado. L’Empoissé, ainsi nommé car il était cordonnier et ses mains étaient enduites de poix, donne à ses compagnons les règles du nouvel art militaire : « Mes amis, je ne perds pas de bataille. Quand les Français me pressent trop, je me retire avec vos enfants pour ne pas les faire tuer. Les Français me poursuivent et se fatiguent ; ils laissent des hommes en arrière ; c’est sur eux qu’il faut tomber. » Le général Rey se charge de compléter la leçon dans cette lettre à Clarke : « Parfaitement instruites de tous nos mouvements, elles [les guérillas] nous évitent quand elles sont poursuivies et se trouvent partout où nous ne sommes pas. »

« L’armée invisible » (Miot de Mélito) s’appuie sur les populations auprès desquelles elle trouve caches et nourriture, ainsi que sur un important réseau d’informateurs. Les guérilleros recourent au camouflage et bougent vite, en raison de la légèreté de leur armement et de leur habillement ; ils circulent en espadrilles et portent pistolets et armes blanches. Enfin, ils bénéficient de leur parfaite connaissance du terrain. Ils opèrent particulièrement en Navarre, Galice et Catalogne, là où l’emprise du clergé est la plus forte : « Dans quelques provinces, écrit Rocca, les paysans étaient toujours armés ; les laboureurs tenaient d’une main la corne de la charrue, et de l’autre une arme toujours prête, qu’ils enterraient à l’approche des Français, s’ils ne se croyaient pas assez forts pour se réunir et les combattre. [...] Comme des vautours vengeurs attachés à leur proie, ils suivaient de loin les colonnes françaises pour égorger ceux de leurs soldats, qui, fatigués ou blessés, restaient en arrière pendant les marches. Quelquefois aussi, ils fêtaient les soldats français, lors de leur arrivée, et ils tâchaient de les enivrer, afin de les plonger dans une sécurité mille fois plus dangereuse que les hasards du combat. Ils appelaient alors les partisans, et ils leur indiquaient pendant la nuit les maisons où nos soldats s’étaient imprudemment dispersés707. »

La férocité de la guérilla restera empreinte dans la mémoire de tous les combattants, hantés par la peur, écœurés par cette sale guerre dont beaucoup ne perçoivent pas la nécessité. Comme dans toute guerre civile, la femme joue un rôle déterminant d’espionne et de séductrice, attirant les isolés dans de mortels guets-apens. Certaines passent directement à l’action : « Elles se précipitaient avec d’horribles hurlements sur nos blessés, et elles se les disputaient pour les faire mourir dans les tourments les plus cruels. Elles leur plantaient des couteaux et des ciseaux dans leurs yeux, se repaissant avec une joie féroce de la vue de leur sang. »

Les scènes d’horreur sont légion, créant un climat de tension oppressant. « A Val de Perras, écrit le capitaine François, j’ai vu 53 hommes enterrés jusqu’aux épaules à l’entour d’une maison servant d’hôpital où 400 hommes ont été égorgés, coupés par morceaux et jetés dans les rues et dans les cours708. » Huile bouillante, crucifixion, empalement, pendaison par les pieds, brûlures : l’essentiel des tortures vise à terroriser l’occupant. Près de Tarragone, Marbot aperçoit « un jeune officier de chasseurs à cheval, encore revêtu de son uniforme, cloué par les mains et les pieds à la porte d’une grange ! Ce malheureux avait la tête en bas, et on avait allumé un petit feu dessous ! ».

Le sort réservé aux afrancesados, cette petite minorité ralliée à la France dont elle attend l’émancipation de son pays, est encore pire : « Un Espagnol, qui avait passé dans nos rangs, tomba entre les mains des guérillas ; les Français que l’on prit avec lui furent pendus aux arbres, par le cou, les bras ou les jambes ; on les mutilait ensuite de la manière la plus barbare. Pour faire périr l’Espagnol dans des tourments encore plus horribles, on lui écorcha entièrement la tête, on lui coupa la langue, un de ses yeux fut arraché, et son orbite vidée pour y introduire une cartouche. On mit le feu à cet œil chargé comme un pistolet, et l’explosion de la poudre fit sauter le crâne de l’infortuné prisonnier709. »

Quant aux prisonniers épargnés, ils vont croupir sur les pontons de la mort à Cadix. Sur de longs vaisseaux démâtés à l’aspect lugubre, ils sont rassemblés par milliers, privés de ravitaillement, condamnés à boire l’eau de mer, en proie à la dysenterie, au scorbut ou au typhus. Les morts restent parfois de longs jours sur les ponts avant d’être jetés à la mer.

L’armée française vit dans l’insécurité : « Il fallait souvent des bataillons entiers pour porter un ordre d’un bataillon à un autre peu éloigné, rapporte Rocca. Les soldats blessés, malades ou fatigués qui restaient en arrière des colonnes françaises étaient aussitôt égorgés ; il fallait, après avoir vaincu, recommencer sans cesse à vaincre ; les victoires étaient rendues inutiles par le caractère indomptable et persévérant des Espagnols ; et les armées françaises se fondaient, faute de repos, dans des fatigues, des veilles et des inquiétudes continuelles. »

Kellermann alerte Berthier en des termes prophétiques :

« Ce n’est point une affaire ordinaire que la guerre d’Espagne, lui écrit-il en 1809. On n’y a point, sans doute, de revers, d’échecs désastreux à craindre, mais cette nation opiniâtre mine l’armée avec sa résistance de détail. C’est en vain qu’on abat d’un côté les têtes de l’hydre, elles renaissent de l’autre, et, sans une révolution dans les esprits, vous ne parviendrez de longtemps à soumettre cette vaste péninsule ; elle absorbera la population et les trésors de la France. »

L’armée se délite, déprime ou massacre à son tour. Certains, comme Marbot, éprouvent mauvaise conscience et sont rongés par des remords qui aggravent encore s’il était possible le malaise ambiant : « [...] Je ne pouvais m’empêcher de reconnaître, dans mon for intérieur, que notre cause était mauvaise, et que les Espagnols avaient raison de chercher à repousser les étrangers qui, après s’être présentés chez eux en amis, voulaient détrôner leur souverain et s’emparer du royaume par la force ! » confesse-t-il dans ses Mémoires, avant d’ajouter : « Cette guerre me paraissait donc impie, mais j’étais soldat et ne pouvais refuser de marcher sans être taxé de lâcheté !... La plus grande partie de l’armée pensait comme moi, et cependant obéissait de même. » La plupart prennent d’autant plus l’Espagne en horreur que le conflit se déroule loin de l’Empereur et n’offre que peu de grandes batailles propices à l’élévation hiérarchique. Privés de gloire, d’avancement, de titres et de récompenses, ils se sentent les mal-aimés de la Grande Armée. Beaucoup, officiers et soldats réunis, sombrent dans la violence brutale et le vol. A Burgos, les Français vont jusqu’à éventrer les tombeaux du Cid et de Chimène, espérant y trouver un trésor. La profanation de ce symbole de la Reconquista révulse la population. Dans le sillage honteux de Dupont, la corruption gangrène le haut commandement, à l’exemple de Soult et Masséna. Leurs exactions contribuent à nourrir la haine des Espagnols. A contrario, Suchet, probe et sévère contre les pillards, ramène la paix dans les contrées qu’il commande710. Les généraux, dotés d’une large autonomie, agissent souvent comme des satrapes. En août 1810, Masséna, pourtant célèbre pour ses rapines, se plaint à Joseph que « le vol et le brigandage étaient portés au dernier excès ; que n’ayant ni les moyens ni l’espoir d’en arrêter le cours, il gémissait de son impuissance, et désirait sincèrement quitter un pays si malheureux, en renonçant à un commandement qui le rendait témoin de désordres révoltants auxquels il ne pouvait mettre un terme ». Pour contrer les guérillas, certains n’hésitent pas à utiliser les mêmes armes : tortures, saccage de villages, exécution d’otages. Ainsi, autour de Pampelune, le général Abbé et le chef des guérillas locales Cruchaga se livrent à une surenchère dans l’horreur. A chaque exécution de nos hommes répond, par fusillade et pendaison, celle d’un nombre plus important d’otages711.

Cette barbarie, dont témoigne par exemple la bouleversante suite de Goya intitulée Les Désastres de la guerre, atteint son apogée durant le siège de Saragosse, sans conteste l’épisode le plus atroce de cette guerre. Levé dans la foulée du désastre de Baylen, le siège reprend avec l’arrivée de la Grande Armée. Il va durer deux mois, tuant approximativement 60 000 personnes, dont 10 000 Français. Le témoignage de Marbot, alors aide de camp de Lannes, mérite d’être amplement cité : « Les assiégés n’étaient d’accord que sur un seul point : se défendre jusqu’à la mort !... Les paysans étaient les plus acharnés ! Entrés dans la ville avec leurs femmes, leurs enfants et même leurs troupeaux, on avait assigné à chaque groupe le quartier ou la maison qu’il devait habiter, en jurant de le défendre. Là, les gens vivaient entassés pêle-mêle avec leur bétail et plongés dans la saleté la plus dégoûtante, car ils ne jetaient aucune ordure au-dehors. Les entrailles des animaux pourrissaient dans les cours, dans les chambres, et les assiégés ne prenaient même pas la peine d’enlever les cadavres des hommes morts par suite de l’affreuse épidémie qu’une telle négligence ne tarda pas à développer. »

Leur esprit de sacrifice, puisé dans leur foi, impressionne le mémorialiste : « Le fanatisme religieux et l’amour sacré de la patrie exaltant leur courage, ils s’abandonnèrent aveuglément à la volonté de Dieu... Les Espagnols ont beaucoup conservé du caractère des Arabes et sont fatalistes ; aussi répétaient-ils sans cesse : “Lo que ha de ser no puede faltar...” (ce qui doit être ne peut manquer). En conséquence, ils ne prenaient aucune précaution. » En raison de l’acharnement de la résistance, la ville doit être conquise quartier par quartier, maison après maison, mort après mort : « L’acharnement des Espagnols était si grand que pendant qu’on minait une maison, et que le bruit sourd des coups de marteau les prévenait de l’approche de la mort, pas un ne quittait l’habitation qu’il avait juré de défendre... Nous les entendions chanter les litanies ; puis, aussitôt que les murs, volant en l’air, retombaient avec fracas, en écrasant la plupart d’entre eux, tous ceux qui échappaient au désastre se groupaient sur les décombres et cherchaient à les défendre en se retranchant derrière le moindre abri, d’où ils recommençaient à tirailler712. » La cité trouve sa Jeanne d’Arc en la personne de Maria Augustina, jeune fille issue d’un milieu modeste, qui anime de bout en bout la résistance et finit par personnifier la lutte de l’Espagne tout entière.

Louis-François Lejeune, témoin des événements comme officier, a brossé de manière saisissante l’intensité du combat. Sa toile représente l’assaut du monastère de San Angracia, un des hauts lieux de la résistance, le 8 février 1809. Devant une statue de la Vierge, Français et partisans se fusillent à bout portant. Parmi ces derniers, des femmes et de nombreux moines, de blanc vêtus, capuche sur la tête. Ils font également le coup de feu dans les étages représentés en arrière-plan. La haine perce dans tous les regards. Lannes, remplaçant Lefebvre et Verdier, incapables d’en finir, parvient enfin à faire capituler les survivants le 21 février. Le compagnon de gloire de Napoléon n’en peut plus : « Jamais, Sire, je n’ai vu autant d’acharnement comme en mettent nos ennemis à la défense de cette place. [...] Le siège de Saragosse ne ressemble en rien à la guerre que nous avons faite jusqu’à présent, constate-t-il. [...] Nous sommes obligés de prendre avec la mine ou d’assaut toutes les maisons. Les malheureux s’y défendent avec un acharnement dont on ne peut se faire une idée. Sire, c’est une guerre qui fait horreur. »

 

La qualité du corps expéditionnaire anglais complique encore notre tâche. Moore est remplacé par Wellington, qui commence, avec environ 50 000 hommes, à opérer au Portugal au printemps 1809. Proche des tories, il s’est précédemment illustré dans les Flandres en 1794 et surtout aux Indes où il a séjourné près de dix ans, de 1794 à 1805. Contrairement à la plupart des généraux européens, le généralissime anglais n’a donc pas encore eu à combattre la Grande Armée et son chef, ce qui explique qu’il ne ressent nullement le complexe d’infériorité qui tétanise ses confrères européens : « Je soupçonne toutes les armées du continent d’avoir été à moitié battues avant que la bataille ne commence. Pour ma part, je ne serai pas effrayé à l’avance », a-t-il confié à des amis juste avant de venir prendre son commandement.

Eu égard à sa faiblesse initiale, comparée aux 300 000 Français alors présents dans la péninsule, il opte pour une stratégie défensive. Elle vise à user l’adversaire pour mieux le détruire par une contre-attaque vigoureuse déclenchée au moment opportun. Prototype du flegmatique hautain, tel que l’on se représente l’aristocrate britannique, cet ami de Castlereagh est un homme de rigueur, doublé d’un grand pragmatique. Les faiblesses numérique et qualitative de sa cavalerie le conduisent à privilégier son infanterie, une des meilleures du monde par sa discipline et son endurance. Pour la renforcer, il la soumet à de très nombreux entraînements sur cibles et multiplie les manœuvres. Il cherche en priorité à améliorer la qualité du feu, pour tirer mieux et plus vite. Bénéficiant de fusils plus précis et de balles plus lourdes que les nôtres, il modifie l’alignement, passant de trois rangs à deux, ce qui permet à tous les hommes de faire feu en même temps, là où les Français, avançant sur trois lignes ou en colonnes d’attaque, se privent d’une large partie de leur puissance de feu713. En outre, il déploie ses bataillons en arc de cercle, et non en ligne plate, ce qui lui permet de tirer de flanc sur la colonne assaillante. En cas d’attaque brusque, ses troupes sont entraînées à se former rapidement en carrés, organisation particulièrement meurtrière contre la cavalerie, rappelant la phalange macédonienne ou la tortue romaine. Toutes ces combinaisons cumulées produisent un feu puissant et dévastateur. Le général Foy, auteur d’une Histoire de la guerre de la péninsule, s’incline : « En campagne, il est facile de manœuvrer les Anglais, de tourner autour d’eux, de les arrêter, de les molester. En bataille, rendus sur le terrain et alignés, il n’y a pas d’ennemis plus redoutables. Leur infanterie est solide au feu, exercée au métier et tire parfaitement ; leurs officiers sont les plus braves et les plus patriotes de l’Europe. »

Mais la tactique selon Wellington privilégie d’abord le choix de la position. Elle doit être conforme à son schéma favori, soit préparer à une bonne défensive en se situant sur des hauteurs couvertes par des protections naturelles. Il prend l’habitude de dissimuler ses troupes à contrepente, les masquant à l’adversaire et les protégeant du feu de l’artillerie, avant de les précipiter en haut de la crête juste avant que les Français ne l’atteignent. Là, ses troupes en arc de cercle et à bout portant, il fusille les assaillants et n’hésite pas à les poursuivre en dévalant la pente. La recette de Waterloo est déjà en place. Enfin, il s’abrite volontiers derrière des positions fortifiées, obligeant ses adversaires à mener une épuisante guerre de siège. Pour l’affaiblir davantage, Wellington innove encore en pratiquant la stratégie de la terre brûlée, sachant que son armée bénéficie du soutien des populations et donc d’un bon approvisionnement. Appuyé sur le Portugal, il reste le plus souvent possible près de ses magasins, à l’inverse de la guerre éclair impériale où la guerre est censée nourrir la guerre. Les Russes en 1812 appliqueront fidèlement sa leçon. « Il en eût été autrement si Napoléon fût venu préparer une campagne d’Espagne avec le même soin qu’il prit pour celle de Russie, remarque Georges Lefebvre. Puisqu’il ne s’y décida pas, l’avantage, tout compte fait, se trouva du côté de Wellington : comme il payait comptant, les paysans, d’ailleurs amis, lui apportaient ce qu’ils pouvaient ; grâce à la flotte britannique, il tirait des secours du dehors et formait des magasins, tandis que les Français ne recevaient rien de leur pays. » Les juntes, longtemps réticentes, se soumettent progressivement à son influence avant de lui confier le commandement suprême des forces espagnoles.

L’enlisement

Face à un tel danger, l’absence de Napoléon s’avère d’autant plus préjudiciable qu’il n’a jamais été capable de résolument déléguer, en politique comme à la guerre. Joseph reste un roi sans pouvoir, en butte à l’hostilité des maréchaux, qui par ailleurs s’entre-déchirent et refusent mutuellement de se porter assistance. Les conflits incessants et les haines personnelles pullulent, interdisant l’indispensable unité de commandement en période de crise.

La personnalité du frère aîné est souvent mise en avant comme l’une des causes majeures du désastre espagnol. Napoléon, peut-être pour mieux occulter ses propres fautes, ne l’a jamais ménagé dans ses jugements. « J’ai commis une grande faute en mettant cet imbécile de Joseph sur le trône », dira-t-il par exemple à Gourgaud. Et de préciser à Bertrand, le scribe de la déchéance : « L’affaire d’Espagne n’était pas faisable avec Joseph. Le connaissant, je devais le savoir. Je ne devais jamais l’y placer. C’était l’homme le plus incapable et précisément l’opposé de ce qu’il fallait, par la raison qu’il ne faisait pas et ne voulait pas laisser faire ; c’est ce que Bessières expliquait très bien. Il se rendait chez le roi pour demander des ordres. Le roi était malade, ou bien enfermé avec ses maîtresses... Bessières se fâchait. Mais la fantaisie de donner des ordres et de travailler ne prenait Joseph qu’une fois par mois, et l’armée avait besoin d’ordres tous les jours pour manger, pour la solde, pour marcher, pour parer à tous les événements. Il n’a pu s’arranger avec aucun général. Il voulait les commander, mais ne le savait ni ne le pouvait. Il laissait les troupes mourir de faim et j’étais obligé d’étendre l’autorité des généraux sur l’administration. » Faible, veule, paresseux, jouisseur, le nouveau roi se serait laissé griser par sa nouvelle dignité et n’en aurait fait qu’à sa tête. « Nous sommes des hommes très différents – disais-je à Joseph –, chez vous tout porte à la tête, vous devez vous passionner. Chez moi rien n’y porte. Si j’étais sur le haut de la cathédrale de Milan et que, la tête en bas, je fusse précipité à terre, je tomberais calmement en regardant autour de moi. Je passe mes nuits à mes papiers ; c’est là que je sens de la chaleur. Vous les passez au lit. Voilà la différence des organismes. [...] Vous êtes occupé de jouir de tout, moi de penser et jamais de jouir. Je ne puis être un instant sans penser, et vous ne pensez jamais. Je travaille quinze heures de suite sans être fatigué ; au bout de deux heures, vous avez mal à la tête. Vous aimez les femmes. Je n’y pense guère. Nous sommes deux hommes juste l’opposé l’un de l’autre714. » L’acte d’accusation se termine par un réquisitoire en trahison : Joseph se « serait fait espagnol » et aurait oublié à la fois sa mère patrie et les intérêts du frère auquel il devait sa couronne.

Pour sa défense, Joseph peut avancer qu’il a tout tenté pour rallier l’Espagne à sa cause. Il embrasse franchement les intérêts de sa nouvelle patrie, s’entoure d’afrancesados, engage dans sa garde des prisonniers espagnols à la place des officiers français. On le voit se passionner pour les courses de taureaux, suivre pieusement à pied les processions, un cierge à la main, tenter de freiner l’« ordre impérial » en limitant les conséquences du Code civil, privilégier la noblesse et le clergé ou tenter de réformer l’enseignement. De fait, il s’est trouvé d’emblée écartelé entre l’autoritarisme de son frère et les intérêts espagnols. Comme l’observe avec justesse Albert Sorel : « Napoléon voulait un roi qui lui livrât l’Espagne, et, pour posséder l’Espagne, le roi devait commencer par s’affranchir de Napoléon. Contradiction fondamentale qui s’était déjà produite au temps de Louis XIV entre le roi de France et son petit-fils, Philippe V715. » Napoléon veut une Espagne sous la botte française, administrée par Joseph sous son autorité exclusive. « J’ai bien le droit, clame-t-il, d’être le maître dans un pays où mon frère se maintient seulement parce que j’y entretiens une armée de deux cent mille hommes. » « Roi malgré lui », selon son biographe Gabriel Girod de l’Ain, Joseph entend cependant l’être pleinement, traitant d’égal à égal avec son aîné, commandant aux « généraux » de son « corps expéditionnaire », qui, à l’entendre, compromettent par leurs exactions son œuvre bienfaisante de pacification. Car il est demeuré, contrairement à Napoléon, ce libéral philosophe, ami de Mme de Staël et paisible propriétaire de Mortefontaine716.

Il appelle à sa cour ses amis du Consulat, ces Girardin, Miot de Mélito ou Roederer que Napoléon a abandonnés car idéologues. Parmi son premier cercle militaire, on trouve le général Hugo et le maréchal Jourdan, pas plus appréciés de l’Aigle que ses ministres. Le reste de son entourage est exclusivement composé d’Espagnols. Pour se faire bien voir, jouir de l’illusion d’être aimé, Joseph croit bon de marginaliser tous les vrais partisans de Napoléon, « et on disait avec raison que si l’Empereur récompensait ses amis et punissait ses ennemis, le roi, au contraire, punissait ses amis et récompensait ses ennemis717 ». Les fidèles dévorent l’affront mais n’en font pas moins remonter l’information auprès de qui de droit. Napoléon oscille à son encontre entre ironie mordante et invectives. « Il veut être aimé des Espagnols, dit-il à Roederer ; il veut leur faire croire à son amour. Les amours des rois ne sont pas des tendresses de nourrice : ils doivent se faire craindre et respecter. L’amour des peuples n’est que de l’estime. » En 1809, il le force à publier une série de décrets sévères contre les rebelles718. Joseph cède mais se venge par des déclarations vengeresses devant témoins, parfois même en son Conseil719. Le meilleur moyen de lui plaire est de dire du mal de son frère. Bientôt, el Rey ne se contient plus : « En Espagne, dit-il à ses entours, je dois être espagnol et prendre les intérêts de ce pays, même contre ceux de la France quand ils sont en opposition avec les siens. » Poussant les rodomontades, il va jusqu’à faire lire devant ses ministres un mémoire sur les avantages d’une alliance avec l’Angleterre et s’exclame avec emphase que « les routes de France n’étaient pas inconnues aux armées espagnoles720 ».

Talleyrand a parfaitement décrypté la dégradation de leurs relations et les conséquences désastreuses qui en ont été la suite naturelle : « Il [Joseph] s’était persuadé que dire du mal de son frère, c’était s’en séparer ; et que de se séparer de son frère, c’était s’enraciner en Espagne. De là, une conduite et un langage toujours en opposition formelle avec les volontés de l’Empereur. Il ne cessait pas de dire que Napoléon méprisait les Espagnols. Il parlait de l’armée qui attaquait l’Espagne, comme du rebut de l’armée française. Il racontait tout ce qui pouvait nuire le plus à son frère. Il allait quelques fois jusqu’à dévoiler les secrets honteux de sa famille, et cela quelquefois en plein conseil. “Mon frère ne connaît qu’un seul gouvernement, disait-il, et c’est un gouvernement de fer. Pour y arriver, tous les moyens lui sont bons.” Et niaisement il ajoutait : “Il n’y a que moi d’honnête dans ma famille, et si les Espagnols voulaient se rallier autour de moi, ils apprendraient bientôt à ne rien craindre de la France.” L’Empereur, de son côté, parlait avec la même inconvenance de Joseph. Il l’accablait de mépris et cela aussi devant les Espagnols qui, entraînés par leur propre exaspération, finirent par les croire tous deux quand ils parlaient l’un de l’autre. L’irritation de Napoléon contre son frère le faisait toujours agir de premier mouvement dans les affaires d’Espagne, et lui faisait sans cesse commettre des fautes graves. Les deux frères se contrariaient dans toutes leurs opérations. Jamais, il ne fut possible de concerter entre eux aucun plan de conduite politique, aucun plan de finances, aucune disposition militaire », constate-t-il dans ses Mémoires721.

Joseph subit des amputations croissantes de pouvoir puis de territoires. Napoléon lui refuse le commandement suprême des armées, chaque maréchal ne correspondant qu’avec Berthier et n’agissant que sous son autorité suprême. Dès lors, les maréchaux, en particulier Soult, se heurtent frontalement à lui, certains d’être couverts par Napoléon. Le duc de Dalmatie accuse bientôt Joseph de trahison, ce dernier lui renvoyant la politesse en insistant sur les piteuses manœuvres encouragées par Soult pour essayer de se hisser sur le trône du Portugal en 1809. En février 1810, un décret établit en Catalogne (Macdonald), Aragon (Suchet), Navarre (Dufour) et Biscaye (Thouvenot) quatre gouvernements militaires, directement dépendants de Napoléon, tandis que Soult et Masséna dirigent sans contrôle les armées d’Andalousie et du Portugal. Comme toujours, Joseph commence par se cabrer : « Je ne puis pas rester ici avec le nom de roi et humilié par tous ces hommes qui tyrannisent les provinces de mon royaume. » Puis il se soumet et gémit de n’avoir plus l’air que « d’un courtisan disgracié auquel tout le monde tourne le dos722 », réclamant platement un secours pécuniaire pour sa cour. En janvier 1812, Napoléon lui inflige une ultime humiliation en rattachant la Catalogne à l’Empire. Ces camouflets lui font perdre toute considération auprès des Espagnols, tandis que l’armée, ulcérée par son attitude, notamment par la libération de la plupart des prisonniers, le méprise et le fronde.

En résumé, nous explique l’apothicaire Blaze : « Joseph Napoléon n’obtint que la plus sotte des réputations que puisse acquérir un souverain : celle d’un homme nul, absolument nul. [...] Il n’était ni aimé, ni haï, ni craint. Cherchait-il à faire du bien ; les Espagnols disaient qu’il avait peur. Prenait-il des mesures de rigueur ; on les attribuait à son frère l’Empereur. On savait bien que ce n’était pas précisément par Joseph que l’Espagne était gouvernée, et comme on ne pouvait pas vaincre le redoutable frère par la force de l’épée, on attaqua Joseph en dirigeant sur lui l’arme du ridicule. » La rumeur dénonce un roi débauché et pervers, faible et simplet. Elle le ridiculise en Pepe Botella, ivrogne notoire, ou en borgne, afin de faire peur aux enfants des campagnes. « Les dévots, qui étaient habitués à mêler dans tous leurs discours cette exclamation, Jésus, Marie et Joseph, s’arrêtaient court dès qu’ils avaient prononcé les deux premiers des trois mots, et après une pause, ils se servaient de cette périphrase : “et le père de notre Seigneur”, craignant d’attirer une bénédiction sur le roi Joseph, en nommant le Saint qui était censé être son patron dans le ciel723. » La Junte accable el rey intruso à coups de proclamations mensongères qui dénoncent : « L’esclave couronné que Bonaparte nous envoie, pour que, au sein de ses festins impies, entouré de vils débauchés qui l’adulent et des immondes prostituées qui l’accompagnent, il montre du doigt les temples qu’il faut incendier, les vierges et les épouses qu’il désire faire conduire à son sérail, les jeunes hommes qui deviendront le tribut du Minotaure français. Non, non, il n’est pas né pour régner sur nous, cet être imbécile et gâteux, qui se pare du titre de philosophe724. »

« Aussi suffisant qu’insuffisant », selon le mot terrible de Talleyrand, Joseph n’est visiblement pas l’homme de la situation. Trop faible, trop bon, trop vaniteux. Mais Napoléon porte une large responsabilité. Non seulement il l’a désigné, mais il n’a jamais tranché la situation par la suite. Il s’est montré tout aussi incapable de déléguer que de renvoyer son frère, ce qui, certes, aurait consisté à avouer son erreur et à se ridiculiser devant l’Europe. L’Empereur est demeuré dans le flou, décourageant son aîné mais l’empêchant de partir, lui envoyant de l’argent ou des oukases, tour à tour cassant et accommodant725. L’enlisement qui en résulte prouve que son « système » a des faiblesses : faiblesses envers les siens, impossibilité de tout contrôler au fur et à mesure que l’Empire s’étend. Difficulté à maîtriser l’espace, manque de temps pour tout faire, de lieutenants capables pour le seconder. Entre dictature et fédération, Napoléon ne parvient pas à trancher, ce qui suscite le trouble et aggrave les difficultés. Les mêmes symptômes se découvrent dans ses rapports avec ses maréchaux, que ce soit Soult, Ney, Masséna, Suchet ou Marmont. Leurs rivalités haineuses s’avivent du fait que Napoléon n’établit pas une hiérarchie suffisamment claire entre eux. S’il investit l’un d’eux d’une supériorité quelconque – Soult major général en 1809, Masséna en 1810 –, il n’établit jamais un véritable commandant en chef, doté d’une autorité absolue. Ney et Junot, placés sous le commandement de Masséna, refusent de lui obéir sans crainte d’être châtiés. Au bout du compte, tout le monde se déteste et préfère faire perdre un rival que de faire gagner son camp726. Chacun, comme Soult en 1809 ou Marmont en 1812, veut gagner tout seul afin d’amasser la gloire et les récompenses. Délations, rumeurs, trahisons pleuvent au quartier général, uniquement soudé dans son refus d’obéir au pauvre Joseph. Le poison de l’esprit de cour infecte la citadelle impériale et la lézarde de l’intérieur. Il se propage d’autant plus vite dans cette Espagne d’où le maître est absent, permettant le libre épanouissement de l’intrigue. L’esprit de conquête s’étiole, submergé par l’esprit de conservation, l’âpreté et la soif de distinctions. Gorgé d’honneurs et de dotations, le haut commandement souhaite désormais la paix. Elle seule garantira leurs biens et leur permettra d’en jouir librement. La génération Napoléon a désormais quarante ans. Usée par d’épuisantes campagnes, elle aspire au calme, comme l’affirme le général Belliard à l’Empereur : « Les généraux désirent le repos pour jouir des bienfaits de Votre Majesté ; jusqu’à présent, vous ne leur en avez pas laissé le temps727. »

Saint-Chamans, un des meilleurs mémorialistes de l’époque, apporte un éclairage intéressant lorsqu’il analyse le défaitisme d’un général, nommé Delaborde, qui tente par tous les moyens d’éviter de combattre : « Je reconnus là les discours que tenaient tous nos généraux en revenant du Portugal, écrit-il. Aucun d’eux ne se souciait plus de faire une guerre où l’on courait de si tristes chances, et ils désiraient tous rentrer en France pour y jouir tranquillement de leurs dignités et de leurs richesses ; mais l’Empereur ne l’entendait pas ainsi ; il consentait bien à leur donner des titres, des décorations, des rentes, et même de jolies femmes avec lesquelles il les mariait, mais c’était à condition qu’ils mourraient sous le harnais en traînant son char de triomphe, et ces pauvres malheureux ressemblaient à ces joueurs timides qui, s’étant mis en jeu avec un écu, cherchent tous les prétextes pour quitter la partie quand ils ont gagné une somme considérable, mais qui, ne pouvant y parvenir, finissent par perdre leur gain et le peu qu’ils ont risqué. »

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La résistance espagnole était une écharde au flanc de l’Empire ; le déroulement des opérations militaires728 porte trois enseignements aux conséquences redoutables. Il montre la faiblesse stratégique de maréchaux qui ignorent les subtilités de la ligne de communication et vivent sur le pays, qui sont incapables de concevoir un plan d’ensemble comme les dispositions à prendre dans une lutte du fort au faible. Même Soult, qualifié de « premier manœuvrier d’Europe » après Austerlitz, n’arrive pas à endiguer l’offensive anglaise au Portugal. D’autant que les maréchaux négligent ce qui a bâti le succès des campagnes antérieures : le renseignement, la surprise, la régularité et la rapidité des marches. Enfin, la péninsule Ibérique offre aux Anglais le théâtre d’opérations terrestres qui leur était refusé depuis leur échec de 1799 en Hollande : les officiers britanniques y ont fait leurs gammes et cet apprentissage devait peser lourd dans les confrontations finales. Dans ce registre aussi, Napoléon s’est obstiné à ignorer les caractéristiques d’un adversaire aux méthodes peu classiques. Comme avec les Espagnols, il s’est contenté de préjugés, faute d’avoir pris le temps d’étudier leur stratégie.

Wellington se sert en effet de sa conquête portugaise comme base d’opérations à partir de laquelle il peut surgir pour porter des raids meurtriers, quitte à s’y replier en cas de nécessité. A l’été 1809, il s’avance ainsi en Espagne mais doit rétrograder à l’issue de l’indécise bataille de Talavera, le 28 juillet, car il est menacé d’encerclement. Napoléon fait mine d’être satisfait : « Les Anglais jouent le jeu qui me convient. Je paierais leur ministère qu’il n’agirait pas mieux dans mon intérêt », fanfaronne-t-il.

Après Wagram, il décide d’en finir et nomme Masséna à la tête de l’armée du Portugal, avec pour tâche de jeter Wellington à la mer. Mais, au lieu des 80 000 hommes promis, « l’enfant chéri de la victoire » n’en trouve que 68 000, ce qui le ramène à égalité d’effectifs avec Wellington, renforcé entre-temps par de nombreux bataillons portugais729. Parvenu au Portugal, le maréchal doit encore livrer une éprouvante bataille à Busaco où Wellington, comme toujours placé sur une excellente position, lui inflige des pertes sévères avant de se retirer le 17 septembre 1810. Il ne reste plus à Masséna qu’environ 50 000 hommes quand il butte quelques jours plus tard sur la formidable ligne de défense de Torres Vedras au nord de Lisbonne. Entre le Tage et la mer, le « duc de fer » a fait depuis des mois aménager des ouvrages monumentaux, hérissés de redoutes et courant sur trois lignes de profondeur. Tandis que l’armée anglaise est abondamment soutenue et ravitaillée par une importante escadre, la nôtre se trouve, en raison de la politique de la terre brûlée et des coups de main de la guérilla, rapidement dépourvue de ressources. Délaissé par les autres maréchaux, Masséna se trouve bientôt dans une impasse, incapable de trouver les moyens de forcer Wellington, qui, caché derrière ses lignes, contemple avec ravissement le délitement de son adversaire. Face au « maître des batailles », tenant d’une stratégie offensive fondée sur la manœuvre et le mouvement, le général anglais s’impose comme le chef d’une contre-école défensive, pionnier de la guerre de tranchées, instrumentant l’usure puis la contre-attaque. En mars 1811, ses forces réduites par la maladie et la famine, Masséna doit se retirer. « Le pays où nous sommes et celui qui l’entoure à cinq ou six marches sont totalement épuisés, déplore-t-il alors. Le peu d’hommes qui reste est réduit à vivre de racines, de glands et d’herbages. Les corvées ne trouvent plus à de grandes distances le maïs qui fait depuis longtemps la nourriture de l’officier comme du soldat. La viande est épuisée. La paille est consommée, et les chevaux sont au vert depuis plus d’un mois, dans cette saison où l’herbe est extrêmement courte, aussi en perd-on tous les jours. Les pluies ont détruit la réserve de biscuit730. »

Wellington possède désormais l’initiative. Après la bataille indécise de Fuentes de Oñoro, « dernier éclat d’une lampe qui s’éteint » selon Marbot, Masséna, vieillissant et usé, est remplacé par Marmont. A l’exception de Suchet, qui continue à remporter des succès en Catalogne et s’empare de Valence en janvier 1812, les autres corps demeurent sur la défensive, bientôt affaiblis par le détachement d’une partie notable de leurs forces, expédiées vers la Russie.

Début 1812, Wellington s’empare de Badajoz et Ciudad Rodrigo, les deux verrous du Portugal, avant d’aller battre Marmont aux Arapiles le 22 juillet. Cette victoire importante, digne de Baylen, lui ouvre les portes de Madrid à nouveau évacuée par Joseph, tandis que Soult, trop exposé, quitte à son tour l’Andalousie. A cet échec militaire s’ajoute un camouflet politique quand le parlement espagnol, les Cortes, élabore en mars 1812 une constitution libérale. Convoquée par la Junte, élue au suffrage universel à la barbe de l’occupant, l’assemblée siège à Cadix, ville symbole de la résistance731. Elle élabore un pacte, proche de notre Constitution de 1791 par l’esprit, même si la prédominance du catholicisme y est confirmée. En outre, elle cantonne Ferdinand VII au strict pouvoir exécutif, ce qui est en soi une révolution. Les deux familles politiques espagnoles, royaliste et libérale, communient dans la même volonté de chasser l’usurpateur joséphin, en butte à l’hostilité déclarée de cette Espagne éclairée qu’il n’est même pas parvenu à séduire. C’est un homme bien seul qui, en novembre 1812, rentre pour la deuxième fois dans sa capitale tandis que Wellington se replie une nouvelle fois sur sa base portugaise afin d’y préparer l’assaut final.

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Quel que soit l’angle choisi, le bilan de la guerre d’Espagne s’avère catastrophique.

Humainement d’abord. Entre 1808 et 1813, l’Espagne cause la mort de près de 400 000 Français, dont près de la moitié tués par la guérilla. Braves, endurants et expérimentés, ils ne seront pas remplacés par des éléments d’une valeur similaire, comme on peut le constater dès la campagne de 1809.

Economiquement ensuite. La guerre sauve l’économie anglaise de l’étouffement en lui assurant son débouché portugais et en lui ouvrant massivement les colonies ibériques de l’Amérique latine. En outre, la masse d’hommes mobilisés dans la péninsule – en moyenne 300 000 – favorise la contrebande sur l’ensemble des côtes européennes, Napoléon n’ayant plus les moyens de faire surveiller ces dernières efficacement. Enfin, cette sale guerre s’avère un gouffre financier. Pour la première fois de l’histoire de l’Empire, la guerre ne paie plus la guerre732, comme le révèle avec plaisir le féroce pamphlétaire Sir Francis d’Ivernois dans son libelle intitulé Napoléon administrateur et financier : « Jusqu’en 1809, écrit-il, Napoléon n’avait poursuivi sa carrière qu’en se servant des dépouilles d’un ennemi vaincu pour en attaquer d’autres, afin de les dépouiller à leur tour. Si l’on excepte son incursion dans la péninsule espagnole, toutes les précédentes furent si courtes et tellement productives qu’après s’y être remboursé par la victoire des frais de chaque campagne, il en était toujours revenu avec un trésor qui l’avait aidé à équiper l’année suivante ses conscrits et à les entretenir en France jusqu’à leur arrivée sur le territoire étranger. Mais en les jetant au-delà des Pyrénées, il s’est jeté dans une entreprise tellement coûteuse qu’au lieu d’en tirer comme à chaque campagne deux cent cinquante millions de francs, il se voit condamné à y débourser des sommes aussi fortes, ce qui tout à coup change l’événement du gain à la perte, des recettes à la dépense. »

Politiquement enfin. L’intervention a été mal perçue par la nation. « De toutes les entreprises politiques ou militaires de Napoléon, ce fut celle qui choqua le plus l’opinion publique, affirme Stendhal. Quelques sentiments qu’inspirent Charles IV et Ferdinand, ils sont hommes avant que d’être rois et dans eux Napoléon a outragé l’humanité tout entière. » Personne ne comprend la nature de cette guerre, imposée à la France contre un allié fidèle. On soupçonne Napoléon de sacrifier ses grognards pour établir Joseph sur un trône sur lequel nous n’avons aucun droit et qui ne nous apporte que des soucis. La France ne livre plus un combat pour défendre la Révolution contre l’Europe des rois, mais pour imposer les Bonaparte à une nation qui suscite une certaine sympathie tant elle évoque le souvenir de la Grande Nation par son ardeur. De surcroît, la saignée espagnole engendre une dérive de la conscription. Non seulement l’Empereur lève maintenant certaines classes par anticipation, mais il commence à rappeler certaines classes antérieures qui se croyaient à l’abri. Pour beaucoup, peuple et notables confondus, il fallait s’arrêter à Tilsit. Le nombre de réfractaires s’accroît, Louis Madelin n’hésitant pas à parler de « crise de l’opinion ».

Le divorce s’esquisse entre l’Empereur et son peuple. Alors que ce dernier aspire à regagner les fleuves tranquilles de la paix consulaire, Napoléon semble incapable de s’arrêter, porté par le vertige, avide de mouvement, toujours sur la corde raide qui sépare la gloire de la chute, préférant tomber que reculer. Autour de lui, la Cour gémit et multiplie les prévisions alarmistes dans le huis clos feutré des salons. Le départ de Talleyrand inquiète, Bayonne tétanise, Baylen terrifie. Decrès, ministre de la Marine, prophétise : « L’Empereur est fou, absolument fou et il nous perdra tous avec lui. »

La spirale infernale, qui conjugue l’abandon intérieur et la vengeance de l’Europe, et va provoquer les deux faillites de 1814 et 1815, se met lentement en place. Le cancer espagnol révèle le découragement et le défaitisme des élites, la médiocrité des caractères, les rivalités de personnes, l’absence d’initiatives d’un personnel écrasé par l’omniprésence du maître, de plus en plus craint, de moins en moins aimé. La peur, qui a fait sa fortune, se retourne contre lui. Enfin, l’onde de choc secoue l’Europe, qui fait son miel des leçons tactiques de Wellington et tire pleinement les leçons d’un conflit caractérisé par la nouvelle alliance entre nationalisme, religion et légitimité monarchique. Contre l’oppression impériale, les rois vont désormais pouvoir brandir l’étendard des nations, appeler leurs peuples à la révolte contre l’ennemi commun. Un vent nouveau se lève sur les bords du Tage. Gravement blessée, la légitimité impériale a plus que jamais besoin de l’alliance russe. Mais peut-elle réellement compter sur elle ?