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L’essoufflement
« Il y a même quelque chose de tragique dans cette recherche de la solidité, dans cette inquiétude qui ne s’avoue pas, dans cette mise en œuvre de tous les ressorts. »
« Je sentais mon isolement ; aussi je jetais de tous côtés des ancres de salut au fond de la mer. »
NAPOLÉON,
Mémorial.
Plus l’Empire s’étend, plus il s’affaiblit. Incapable de tout contrôler, son emprise se heurte à la force des traditions nationales et surtout à l’exaspération des populations, accablées par le poids de l’occupation militaire, pressurées par la conscription, minées par les conséquences du Blocus, blocus qui pousse Napoléon à s’étendre vers les côtes et à refuser toutes concessions aux nouveaux peuples qu’il réunit maintenant au gré de ses besoins sans égard pour leur volonté et leur histoire. Qu’importe à cela des réformes aussi fondamentales que le Code civil ou l’introduction du Conseil d’Etat dont le caractère bénéfique ne pourra être perçu que plus tard, bien plus tard, alors que le quotidien n’est qu’humiliation et souffrance. Napoléon sacrifie ainsi la régénération à la logique de guerre et de conquête qui continue plus que jamais à prévaloir. Chateaubriand a écrit des phrases magnifiques à ce sujet, empreintes de tristesse devant ce qu’il considère comme une formidable occasion manquée : « Un tel génie de l’ordre, s’il avait pris la tête de la Contre-Révolution en assimilant, à l’édifice français et européen qu’il était capable de créer les principes de 1789, conséquences politiques et sociales de la révélation chrétienne, eût épargné au monde le néant qui a suivi sa chute. Or cet aristocrate qui haïssait les principes de 1789 autant que la Terreur de 1793, ce contre-révolutionnaire déterminé, a voulu faire une contre-révolution de sa façon, une contre-révolution d’égotiste grandiose, en se coupant des principes qui auraient pu enraciner sa création politique dans les réserves chrétiennes de la France et de l’Europe. Au lieu de faire mûrir l’Europe pour la liberté, il a braqué contre lui la vieille chrétienté et il l’a fait régresser vers son propre passé théocratique. Au fond de l’erreur de Napoléon, ce qui a privé de base son “poétique édifice de victoires” et l’a condamné à passer comme un mirage du désert, on trouve cette dureté de cœur, cette passion de la gloire, cette idolâtrie de soi-même, cet aveuglement pour autrui que Fénelon, directeur de conscience, éducateur et homme d’Etat en puissance, avait diagnostiqués chez le despote de Versailles dans sa Lettre à Louis XIV. Napoléon a voulu une Europe à l’image de l’Etat absolu du Grand Roi. Il a nié son histoire, sa diversité, ses affinités électives, son développement religieux, sa liberté : “Parodie de l’omnipotence de Dieu.” » Comment s’étonner dès lors que l’Europe se soit détournée de lui ?
Les rois-frères font de la résistance et rêvent d’émancipation, pour eux comme pour leurs peuples. La foi, la légitimité, l’indépendance : cette trinité, qui forme l’âme de la résistance, se propage comme un virus dans la kyrielle d’Etats allemands. Elle gagne l’Autriche et galvanise la Prusse, qui, sous l’impulsion de Stein, prépare la revanche. La rupture avec le pape provoque des remous en Italie, en Belgique et en France. Pie VII refuse d’appliquer le Blocus et d’abandonner ses Etats. Plutôt que de négocier, Napoléon s’empare de Rome avant de se saisir du souverain pontife. En transformant Pie VII en martyr, il s’aliène les catholiques, jusqu’alors inconditionnels, qui lorgnent à nouveau vers Louis XVIII. La crise spirituelle s’aggrave à partir de 1810 d’une terrible crise économique, engendrant une crise inédite de confiance. Ses ports ruinés, son économie blessée, ses enfants fauchés, la France de Brumaire se détourne car elle a peur. Peur de la guerre qui n’en finit pas, peur de perdre sa prédominance, peur du sauveur irascible qui échappe à tout contrôle.
Sans allié, isolé en sa cour, qui se courbe devant lui et complote en son absence, de plus en plus indifférent aux autres, Napoléon escalade en majesté les derniers degrés de sa pyramide de gloire, approchant du sommet qui découvre l’autre versant, celui d’une chute vertigineuse et sans précédent dans l’histoire.
La déception d’Erfurt
Comme on l’a vu, l’humiliation de Baylen a retenti dans toute l’Europe, suscitant un immense espoir. Le guet-apens de Bayonne achève de convaincre les monarques que l’ogre est insatiable et malhonnête, par conséquent qu’il n’y a pas de transaction possible avec lui. Napoléon demeure perçu comme un parvenu, un nouvel Attila d’autant plus redoutable qu’il incarne cette maudite Révolution, liberté religieuse et égalité civile, qu’il répand comme un poison par le Code civil.
« Il ne faut rien attendre des traités et tout par contre de ses propres forces », assure Stein, le nouvel homme fort de la Prusse733. Comme tant d’autres, ce père du nationalisme allemand prépare la vengeance mais sait devoir la différer, tant en raison de l’imposante suprématie française que de l’épuisement de sa patrie, occupée, frappée d’une lourde indemnité, décapitée par Tilsit. Incapable de se relever sans aide extérieure, Stein lorgne vers le tsar et comprend, bien tard il est vrai, la nécessité de s’unir avec l’Autriche pour libérer l’Allemagne de concert734.
Car l’empire des Habsbourg aspire à la vengeance. En dix ans, Napoléon l’a rejeté de l’Italie et écarté de l’Allemagne par la création de la Confédération du Rhin dont la Prusse est également exclue. En 1806-1807, l’Autriche est restée neutre, trop affaiblie par Austerlitz pour pouvoir relever le gant. Mais, en silence, elle a réarmé et réformé ses cadres sous la houlette de l’archiduc Charles, frère de l’empereur François et l’un des meilleurs généraux du temps. Le cancer espagnol a l’immense avantage d’absorber l’élite de la Grande Armée. Certains à Vienne, comme à Berlin en 1806, réclament avec tapage l’entrée rapide en campagne. Metternich, alors ambassadeur à Paris, demeure plus circonspect. Observant de près l’homme et le système impérial, ce qui lui sera très précieux par la suite, il préfère alors louvoyer, estimant que le pari de la guerre s’avère suicidaire tant que la Russie demeure l’alliée de l’Ogre. Pour la retourner, le diplomate autrichien entreprend l’ambassadeur russe à Paris, Tolstoï, avec lequel il se lie d’amitié : « L’empereur Napoléon vous caressera aujourd’hui pour tomber sur vous demain, lui dit-il ; il en fera autant de nous ; nous aurons tous deux éternellement à lutter contre ses projets subversifs... Nous avons deux écueils également dangereux à éviter : celui d’une brouillerie et celui de ses fausses caresses. Nous nagerons entre les deux écueils si nous sommes sages et amis735. »
La Prusse, elle aussi, a plus que jamais besoin de l’ami russe. Sachant qu’un nouveau Tilsit se profile à l’horizon, la reine Louise supplie Alexandre de relever le gant de la destinée : « Vous allez donc revoir Napoléon, qui je le sais, vous fait horreur comme à moi. Je vous conjure, ne vous laissez pas entraîner à ne rien entreprendre contre l’Autriche... Au nom de Dieu, ne le faites pas... et songez à sauver l’Europe ! »
Promu au rang d’arbitre du continent, le tsar a déjà oublié le traumatisme de Friedland. Ce n’est plus en vassal mais en égal qu’il compte s’adresser à Napoléon qui vient de le convier à une série d’entretiens à Erfurt, enclave française en Allemagne. Avant de partir pour Madrid, Napoléon a besoin de son allié pour approuver le rapt espagnol et tenir l’Autriche en respect le temps qu’il lui faut pour s’assurer de la péninsule et jeter le corps expéditionnaire anglais à la mer. Tout dépend donc d’Alexandre. Le tsar le sait et en joue. Contrairement à bien d’autres, il ne fantasme pas sur Baylen et ses conséquences. Certes, le lion impérial a reçu un coup de griffe, mais il n’en demeure pas moins redoutable, invincible même face à l’Autriche et à la Prusse. Aussi l’autocrate leur suggère-t-il de prendre leur mal en patience. En revanche, il compte exploiter pleinement l’opportunité pour obtenir de Napoléon des concessions significatives.
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L’ambiguïté de Tilsit doit maintenant être levée. S’agit-il d’un simple traité ou d’un partage du monde entre Occident français et Orient slave ? Napoléon et Alexandre viennent-ils renouveler un pacte, dicté par le seul intérêt, empreint de défiance, ou sont-ils prêts à payer le prix pour établir l’alliance durable qui changerait la face de l’univers ?
En février 1808, Napoléon propose à Alexandre de mettre en application l’« esprit de Tilsit » en bâtissant une expédition commune digne d’Alexandre le Grand : « Une armée de 50 000 hommes, russe, française, peut-être même un peu autrichienne, qui se dirigerait par Constantinople sur l’Asie, ne serait pas arrivée sur l’Euphrate qu’elle ferait trembler l’Angleterre et la mettrait aux genoux du continent. Je suis en mesure en Dalmatie ; Votre Majesté l’est sur le Danube. Un mois après que nous en serions convenus, l’armée pourrait être sur le Bosphore. Le coup en retentirait aux Indes, et l’Angleterre serait soumise. [...] » Mais il faut aller plus loin. Napoléon invite à une négociation globale conclue par un nouveau tête-à-tête736. Le songe de l’Empire du monde peut devenir la réalité : « Votre Majesté et moi-même aurions préféré la douceur de la paix et passer notre vie au milieu de nos vastes empires, occupés de les vivifier et de les rendre heureux par les arts et les bienfaits de l’administration. Les ennemis du monde ne le veulent pas. Il faut être plus grands malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d’aller où la marche irrésistible des événements nous conduit. Alors cette nuée de pygmées, qui ne veulent pas voir que les événements actuels du monde sont tels qu’il faut en chercher la comparaison dans l’histoire et non dans les gazettes, fléchiront et suivront le mouvement que Votre Majesté et moi aurons ordonné ; et les peuples russe et français seront contents de la gloire, des richesses et de la fortune qui seront le résultat de ces grands événements. » Et de conclure, superbe : « L’ouvrage de Tilsit réglera les destinées du monde. »
Alexandre accueille l’ouverture avec un enthousiasme qui va vite se refroidir. En effet, les négociations entre Caulaincourt, l’ambassadeur de France très apprécié du tsar, et son ministre Roumiantsov buttent d’une part sur la Pologne que Napoléon refuse d’abandonner à la Russie, d’autre part sur Constantinople et les Détroits.
En outre, Napoléon ne parle plus de congrès pendant plusieurs mois. Délaissant l’esprit de Tilsit, dont il s’est tant gargarisé, il préfère soudain ce qu’il appelle « l’air noté », soit la stricte application du traité. Sur ce dernier point, il déçoit une nouvelle fois Alexandre en ménageant la Porte dans les négociations d’armistice qu’il parraine, comme il était convenu entre les deux puissances. Le tsar, obsédé par le souvenir de l’assassinat de son père, doit aussi tenir compte de l’opposition virulente de la société russe à l’alliance française. Savary puis Caulaincourt, en dépit des efforts d’Alexandre, demeurent à l’écart, rarement invités, souvent fuis. Albert Sorel synthétise bien le climat de l’après-Tilsit : « Dès lors, il y a deux Russies à Pétersbourg et à Moscou ; la vieille Russie, antifrançaise, antianglaise, celle des intérêts, des parias, des passions, de l’orthodoxie, et c’est presque tout le monde ; l’autre, la Russie officielle et artificielle, et c’est le tsar à peu près seul. Encore cette Russie officielle est-elle à double face : l’une souriante, tournée vers Napoléon ; l’autre grave, protectrice, tournée vers ses ennemis. »
La déception personnelle est souvent l’antichambre de la vengeance : « Bonaparte me prend pour un sot, écrit par exemple Alexandre à sa sœur Catherine. Rira bien qui rira le dernier. » Auprès de sa mère, adversaire résolue de Napoléon, il se montre encore plus explicite : « Il faut que la France puisse croire que son intérêt peut s’allier avec celui de la Russie [...] dès qu’elle n’aura plus cette croyance, elle ne verra plus dans la Russie qu’un ennemi qu’il sera de son intérêt de tâcher de détruire. » Aussi décide-t-il de louvoyer dans l’attente de jours meilleurs.
Napoléon reste tout autant dans l’expectative, avide de prendre mais guère de donner. Tout commande pourtant de pousser la Russie vers les Balkans, ce qui la brouillerait non seulement avec l’Angleterre, depuis longtemps protectrice de la Porte, mais aussi avec l’Autriche, menacée de voir ses importantes minorités slaves se détacher d’elle, ce qu’elles feront d’ailleurs plus tard, pour se placer sous la protection du grand frère orthodoxe. En négligeant le rêve russe, Napoléon hypothèque dangereusement le sien : celui de la domination de l’Europe.
L’accord semble pourtant facile à conclure comme l’explique l’historien Albert Vandal : « A Erfurt, écrit-il, quatre questions offriraient matière à débat et à transactions, celles d’Espagne, d’Autriche, de Prusse et de Turquie. La solution des deux premières importait essentiellement à la France ; les deux autres touchaient à la sécurité ou à la grandeur de la Russie. Grâce à cet équilibre des intérêts, il pouvait y avoir entre les deux empereurs parfaite réciprocité de services et de concessions. »
Ainsi, l’esprit de Tilsit, si tant est qu’il ait jamais existé, a déjà disparu737. L’« amitié » des deux alliés s’éclipse derrière l’intérêt. Et les négociations vont être âpres. « A Erfurt, Napoléon affectait la fausseté effrontée d’un soldat vainqueur ; Alexandre dissimulait comme un prince vaincu : la ruse luttait contre le mensonge, la politique de l’Occident et la politique de l’Orient gardaient leurs caractères », affirme Chateaubriand.
*
Du 27 septembre au 14 octobre 1808, Alexandre et Napoléon vont donc offrir une parodie de Tilsit. Une fois encore, la vraie pièce se joue en coulisse. Les entretiens entre les deux empereurs se doublent de ceux, beaucoup plus inattendus, entre le tsar et Talleyrand. L’impasse des premiers trouve sa source dans la nature des seconds. Déjà bien affaiblie, l’alliance ne résiste pas à la trahison éhontée du prince de Bénévent, malheureusement rappelé par Napoléon qui juge son nouveau ministre des Affaires étrangères, Champagny, duc de Cadore, trop vert eu égard à l’importance de l’enjeu. Talleyrand reçoit comme instructions de berner le tsar : « Nous allons à Erfurt, lui dit Napoléon, je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai ; je veux être sûr que l’Autriche sera inquiétée et contenue et je ne veux pas être engagé d’une manière précise dans les affaires du Levant. Préparez-moi une convention qui contente l’empereur Alexandre, qui soit surtout dirigée contre l’Angleterre et dans laquelle je sois bien à mon aise ; pour tout le reste, je vous aiderai, le prestige ne manquera pas. »
Sûr de sa suprématie dans les tête-à-tête, Napoléon prépare le terrain psychologique : « Je veux, avant de commencer, que l’empereur Alexandre soit ébloui par le spectacle de ma puissance », écrit-il toujours à Talleyrand, certain de prendre l’ascendant par ce mélange de charme et de menaces qu’il déploie toujours devant ses interlocuteurs d’envergure.
Pour parvenir à ses fins, rien ne saurait être trop beau. Erfurt, ville insignifiante, se dote en quelques semaines d’un mobilier digne des plus beaux palais impériaux. La Cour et l’état-major en tenues d’apparat viennent en renfort. Friedrich von Müller, chancelier du duc de Saxe-Weimar, a laissé un vivant récit de ces journées : « Tout le théâtre de la cour de Paris se trouvait, comme par un coup de baguette magique, transporté à Erfurt où l’on avait aménagé à la hâte des chambres aussi belles que confortables. Chaque heure amenait des rois, des princes et leurs suites. Les rues normalement si tranquilles d’Erfurt étaient envahies de voitures, de cavaliers et d’une foule de badauds curieux et amusés », écrit-il dans ses Mémoires738. Narbonne, à la fois fils naturel de Louis XV, ancien amant de Mme de Staël et ministre de la Guerre de Louis XVI, évoque un « embarras de rois » pour excuser son retard auprès de Napoléon. Ce parterre de principicules et roitelets – « une plate bande », ironise Talleyrand – fait tapisserie et reflète par sa soumission l’omnipotence du nouveau César. Revues et parades, chasses, salles somptueuses et étiquette réglée comme aux Tuileries font le reste739.
Clou du spectacle, les comédiens français, Talma en tête : « Cette levée en masse de la tragédie est une galanterie très coûteuse », commente, acide, Metternich740. Müller a laissé une description fidèle d’une des représentations : « Tout à l’avant du parterre, les deux empereurs occupaient des fauteuils rapprochés par une confiante intimité ; un peu plus en arrière, les rois ; et derrière eux, les princes régnants et les princes héréditaires. L’ensemble du parterre n’offrait qu’uniformes, plaques et cordons. Les loges du parterre servaient aux officiers d’état-major et aux plus éminentes personnalités des bureaux des deux empereurs. Les princesses se tenaient dans la grande loge, les dames étrangères assises de part et d’autre d’elles. Un important détachement de grenadiers de la garde impériale veillait à l’entrée du théâtre. Dès l’arrivée du carrosse des deux empereurs, les tambours battaient trois fois ; pour les rois un seul roulement. Il arriva ainsi que le piquet de garde, trompé par l’apparence du carrosse du roi de Wurtemberg, fit retentir le triple roulement d’accueil ; l’officier qui le commandait lui imposa silence avec ces mots courroucés : “Taisez-vous, ce n’est qu’un roi741.” »
Le public réagit à toutes les allusions, toujours prêt à acclamer le maître du monde. Ainsi durant le Mahomet de Voltaire, « la pièce de son choix, celle qui établissait le mieux les causes et les sources de sa puissance », selon Talleyrand, tout le monde a les yeux fixés sur lui lorsque retentit la tirade du premier acte :
Les mortels sont égaux, ce n’est point la naissance,
C’est la seule vertu qui fait la différence.
Il est de ces esprits favorisés des cieux
Qui sont tout par eux-mêmes et rien par leurs aïeux
Tel est l’homme, en un mot, que j’ai choisi pour maître ;
Lui seul dans l’univers a mérité de l’être.
Un enthousiasme d’apparence sincère électrise encore la salle lorsque, à l’énoncé du vers de Voltaire : « L’amitié d’un grand homme est un bienfait des Dieux », Alexandre se lève pour serrer longuement la main de Napoléon sous un tonnerre d’applaudissements.
La légende s’enrichit d’un long tête-à-tête avec Goethe le 2 octobre. De puissance à puissance, l’Empereur d’Occident et le grand philosophe dissertent d’abondance sur le théâtre et la littérature. Napoléon fascine son interlocuteur en analysant Les Souffrances du jeune Werther qu’il dit avoir lu sept fois. Il ose même critiquer l’ouvrage, qui mélange selon lui orgueil contrarié et amour passionné : « Ceci n’est pas conforme à la nature et affaiblit, chez le lecteur, l’idée de l’influence irréversible de l’amour sur Werther. Pourquoi avez-vous fait cela ? Ce n’est pas naturel. » Selon Müller : « Goethe trouva ce reproche si justifié et si pénétrant qu’il le compara souvent par la suite en ma présence au jugement expert d’un tailleur qui décèle tout de suite dans une manche prétendue sans couture la couture bien dissimulée. »
Napoléon, entre plusieurs apartés avec Daru, revient à son visiteur et au théâtre. Il critique les pièces fondées sur le destin : « Elles appartiennent à des temps plus obscurs. Que nous veut-on maintenant avec le destin ? La politique est le destin. » Puis il ajoute : « La tragédie devrait être l’école des rois et des peuples ; c’est le sommet de ce que le poète peut atteindre. Vous devriez par exemple écrire la mort de César d’une façon plus digne, plus majestueuse que Voltaire. Il faudrait montrer au monde comment César l’aurait rendu heureux, comment tout aurait été changé si on lui avait laissé le temps d’exécuter ses projets. » Dans la lignée de François Ier, il l’invite à Paris : « Vous y trouverez une plus grande vision du monde, une matière plus riche pour vos poèmes. » A son arrivée, Napoléon lui a adressé le plus beau compliment possible sorti de sa bouche : « Voilà un homme742. »
*
Ce Tilsitt littéraire masque pourtant une réalité diplomatique décevante. Dès le début, Alexandre se révèle un négociateur redoutable, tenace, d’autant plus intraitable qu’il demeure d’une courtoisie parfaite et se complaît dans une ambiguïté calculée qui n’est pas longue à exaspérer Napoléon. Si l’Espagne et la Porte ne posent guère de difficultés – l’Aigle obtient les mains libres dans la péninsule, Alexandre l’annexion des principautés danubiennes –, le sort de la Prusse et l’attitude commune à adopter envers l’Autriche posent en revanche de nombreux problèmes. Le tsar s’irrite face à l’intransigeance dont Napoléon fait montre envers le royaume des Hohenzollern en réduisant son armée à une misère de 42 000 hommes et en occupant les principales forteresses de l’Oder – Stettin, Glogau, Kustrin – jusqu’au paiement de l’indemnité colossale décidée à Tilsit. Autant dire que Napoléon étrangle la Prusse, ce qu’il s’était pourtant engagé à ne pas faire l’année précédente... par amitié pour le tsar. Alexandre n’obtient en tout et pour tout qu’une petite baisse de l’indemnité. Aussi se raidit-il en refusant de soutenir son allié face à l’Autriche. Tout au plus consent-il à une vague médiation, mais sans se lier les mains. Ayant épuisé la séduction, l’Aigle tente la colère en piétinant rageusement son chapeau. Alexandre, d’un calme olympien, le fixe et, sans baisser les yeux, lui dit d’une voix posée : « Vous êtes violent, je suis entêté : avec moi, la colère ne gagne donc rien. Causons, raisonnons ou je pars. » Et Napoléon, penaud, de rattraper le tsar par la manche pour poursuivre la négociation. Décontenancé par la résistance passive de son interlocuteur, Napoléon confie son trouble à Talleyrand : « Je l’ai retourné dans tous les sens ; mais il a l’esprit court ; je n’ai pas avancé d’un pas, lui confie-t-il.
« — Sire, répond impassible l’ex-ministre, je crois que Votre Majesté en a fait beaucoup depuis qu’elle est ici, car l’empereur Alexandre est complètement sous le charme.
« — Il vous le montre, vous êtes sa dupe. S’il m’aime tant, pourquoi ne signe-t-il pas743 ? »
Talleyrand ne connaît que trop bien la réponse. Depuis le début des entrevues, il n’a cessé de mettre en garde le tsar en des termes comminatoires. Sans doute déjà vendu à l’Autriche, le grand dignitaire vient venger sa disgrâce et préparer l’avenir. Il aborde Alexandre par l’apostrophe célèbre : « Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas ; le souverain de la Russie est civilisé, son peuple ne l’est pas : c’est donc au souverain de la Russie d’être l’allié du peuple français. » Chaque jour, il instille son fiel, prépare Alexandre à l’entretien du lendemain en lui dévoilant les exigences de son maître et les réponses à y apporter. A l’entendre, la France est lasse de la gloire : « Le Rhin, les Alpes, les Pyrénées sont la conquête de la France, le reste est la conquête de l’Empereur ; la France n’y tient pas », dit-il également à celui qu’il destine déjà au rôle de sauveur de l’Europe. Les confidences recueillies, qui seront suivies d’autres payées grassement, révèlent au tsar qu’une partie notable des élites françaises rejette l’ivresse conquérante de l’Aigle. Le voile d’une France unie derrière son chef se déchire, le fortifiant dans ses velléités de résistance. Le poids de Talleyrand, réputé pour sa sagacité et son flair, se renforce d’autres échos venant de la délégation française744. Plutôt que de rompre – le temps n’est pas encore venu –, « le Sphinx du Nord » choisit un attentisme prudent, masquant son éloignement sous un flot de paroles amicales, jurant d’autant plus fort sa fidélité à Napoléon qu’il s’en détache, à l’affût du moment propice. « C’est un torrent qu’il faut laisser passer », précise-t-il à un témoin au sujet de son nouvel « ami ». Autant suivre le courant. Mais il sait désormais que Napoléon n’est plus l’empereur de tous les Français. Sur les conseils de Talleyrand, Alexandre reçoit l’envoyé autrichien, le baron de Vincent, pour lui prodiguer des paroles rassurantes : « L’Autriche n’a point de meilleur ami que moi, lui dit-il, et je me sens engagé d’honneur à la préserver de toute atteinte. »
Détruite dans son esprit, l’alliance se maintient dans les faits. Chacun des deux souverains a intérêt à sauvegarder les apparences : le tsar pour s’emparer librement des provinces danubiennes et renforcer son armée, Napoléon pour conforter son prestige et obtenir les quelques mois nécessaires à son intervention en Espagne. Alexandre, outre l’acquisition de la Moldavie et de la Valachie, fait inscrire dans la convention signée le 12 octobre la réduction de la dette prussienne et l’évacuation des corps de la Grande Armée massés en Pologne. Mis à part un blanc-seing pour la conquête de la péninsule Ibérique, Napoléon n’obtient rien de concret, notamment envers l’Autriche. Le texte parle vaguement de « faire cause commune », évitant ainsi d’aligner formellement la Russie à nos côtés, même en cas d’attaque autrichienne. Les deux puissances contractantes s’engagent enfin à faire une proposition de paix commune à l’Angleterre sur la base de l’« ultime possédant ». Poudre aux yeux pour l’opinion, tout le monde sachant qu’Albion ne traitera jamais sur cette base qui l’obligerait à renoncer à la fois à la Belgique, à la Hollande et à l’Espagne, les trois piliers de son commerce sur le Vieux Continent. Le 14 octobre, Napoléon et Alexandre se séparent avec toute la chaleur requise pour entretenir l’illusion de l’amitié. Personne, parmi les milliers de témoins présents, ne peut imaginer qu’ils ne se reverront jamais et que, moins de quatre ans plus tard, un demi-million d’hommes franchiront le Niémen pour trancher le nœud gordien de la domination du monde. L’air sombre, Napoléon quitte Erfurt pour l’Espagne, certain de contenir l’Autriche le temps nécessaire. Tandis qu’il trône à Madrid, le gouvernement viennois arme à nouveau et fait parvenir à Metternich des instructions explicites : « Si la guerre n’entre pas dans les calculs de Napoléon, elle doit essentiellement entrer dans les nôtres. »
L’alerte
Madrid prise, Napoléon se rue à la poursuite du corps anglais de Moore lorsqu’il apprend deux nouvelles qui vont précipiter son retour à Paris : l’Autriche mobilise, Talleyrand et Fouché complotent et auraient prévenu Murat de se tenir prêt à lui succéder745.
Avant de partir rejoindre son armée, l’Aigle doit d’abord remettre de l’ordre dans sa cour. La réconciliation entre Talleyrand et Fouché signifie la montée en puissance d’un « parti de la paix » dépassant les divisions politiques héritées de la Révolution, sachant que les deux ministres incarnent respectivement le libéralisme et le jacobinisme. Elle prouve aussi le détachement d’une grande partie des notables et atteste d’une recomposition tournée contre l’Empereur.
Jusqu’alors, la division entre les deux grandes figures du régime, l’aristocrate et le Jacobin, la droite et la gauche bonapartiste, constituait un précieux instrument de pouvoir pour Napoléon. Régnant par cette division qu’il entretenait avec soin, il se sentait en sécurité tant les deux hommes s’épiaient réciproquement, échangeant des mots cruels qui avivaient leur inimitié. Saluant la nomination de Talleyrand à la dignité de vice-grand électeur, le duc d’Otrante avait ainsi commenté : « C’est le seul vice qui lui manquait. » A un proche lui affirmant que Fouché méprisait les hommes, Talleyrand ripostait qu’il n’y avait là rien d’anormal, le ministre de la Police s’étant beaucoup étudié.
Or, à la stupeur générale, les deux compères apparaissent bras dessus, bras dessous dans plusieurs réceptions, l’Empereur absent, au cours de l’hiver 1808. S’ils s’affichent ostensiblement, pense Napoléon à juste titre, ce n’est pas sans s’être assurés de puissants soutiens à tous les échelons de la hiérarchie. Fouché amène dans la corbeille sa puissante police et ses réseaux politiques, Talleyrand l’essentiel des diplomates et sa nombreuse clientèle à la Cour. A eux deux, ils ont la force et l’expérience nécessaires pour faire tomber le régime746. Sauf que ces renards ne sont pas des aigles et n’osent pas franchir le Rubicon. « Je vois Monsieur de Talleyrand et son ami Fouché toujours de même, rapporte Metternich le 17 janvier 1809 ; très décidés à saisir l’occasion si cette occasion se présente, mais n’ayant pas assez de courage pour la provoquer. Ils sont dans la position de passagers qui, voyant le timon entre les mains d’un pilote extravagant et prêt à faire chavirer le vaisseau contre des écueils qu’il est allé chercher de gaieté de cœur sont prêts à s’emparer du gouvernail... dans le moment où le premier choc du vaisseau renverserait le pilote lui-même. » Il n’empêche : leur rapprochement confirme à Vienne et à Saint-Pétersbourg les échos récents sur la lassitude de l’entourage et l’existence d’une opposition prête à prendre la relève afin d’établir une monarchie constitutionnelle en paix avec l’Europe.
Napoléon ne connaît pas et ne semble même pas soupçonner la trahison d’Erfurt. Mais ce qu’il entend et ce qu’il devine lui suffit à vouloir frapper vite et fort. Plutôt que Fouché, dont il a besoin pour tenir le pays durant la campagne prochaine et qu’il préfère maintenir au ministère durant son absence747, il choisit de lancer la foudre contre Talleyrand. D’abord, ce dernier n’est plus ministre, ce qui en fait un poids plus léger à délester. Ensuite, il ne lui pardonne pas ses saillies à répétition contre la guerre d’Espagne, dont il a été l’inspirateur mais dont il juge maintenant bon de se démarquer depuis que l’affaire a pris mauvaise tournure. Non content de s’arrêter là, le prince de Bénévent susurre ses regrets à propos de l’assassinat du duc d’Enghien, lui qui l’a conseillé avec tant de véhémence ! Enfin, l’Aigle ne supporte plus ses multiples prévarications qui entachent la réputation d’intégrité de son gouvernement. Mais il y a quelque chose de plus, la blessure de l’amitié trahie, que seuls peuvent comprendre les deux protagonistes. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Napoléon a aimé Talleyrand – le premier au sein du Directoire à lui avoir fait confiance –, l’aristocrate renégat dont le ton et les manières l’ont séduit tout comme l’habileté et l’intelligence. Contrairement à Fouché, rallié au coup d’Etat, Talleyrand est un bonapartiste de la veille, le complice de la marche au pouvoir, le confident intime, le mentor diplomatique, l’architecte du Grand Empire. Talleyrand aussi a aimé Napoléon mais s’en est vite éloigné, jugeant son maître emporté par sa conquête, condamné à brève échéance. Son renvoi du ministère a été vécu par lui comme un affront. La trahison d’Erfurt inaugure sa vengeance que l’alliance avec Fouché prolonge en politique intérieure.
La scène éclatante du 23 janvier 1809 énumère les griefs accumulés : « Vous êtes un homme sans foi ni loi. Vous trahiriez votre mère », ose Napoléon. Tout y passe : le duc d’Enghien, l’Espagne, même la liaison de la femme de l’évêque apostat avec le duc de San Carlos. Avant de conclure par le fameux : « Vous êtes de la merde dans un bas de soie », raccourci génial qui souillera Talleyrand dans la mémoire collective. Face à l’orage, le grand dignitaire, accoudé à une cheminée, blêmit mais ne répond pas. Decrès, présent comme ministre de la Marine, s’avoue impressionné par « l’apparente insensibilité du patient qui, pendant près d’une demi-heure, endura, sans sourciller, sans répondre une parole, un torrent d’invectives dont il n’y avait peut-être jamais eu d’exemple entre gens de cette sorte et dans un pareil lieu748 ».
« Dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé », commente sobrement Talleyrand au sortir de la scène avant de regagner son hôtel où il est tout de même victime d’un malaise. Il s’attend à la prison, redoute même l’exécution. Or, à la surprise générale, l’Empereur se contente de lui retirer sa charge de grand chambellan, mais lui conserve un rang prestigieux de grand dignitaire. Erreur mortelle confessera-t-il à Sainte-Hélène : « J’ai fait une grande faute ; l’ayant conduit au point de mécontentement où il était arrivé, je devais ou l’enfermer, ou le tenir toujours à mes côtés. Il devait être tenté de se venger ; un esprit aussi délié que le sien ne pouvait manquer de reconnaître que les Bourbons s’approchaient, qu’eux seuls pouvaient assurer sa vengeance. » Comme toujours, Napoléon blesse sans briser, laisse la porte ouverte, croit qu’il a gagné en se contentant de faire peur, sauf qu’il ne sait pas se passer des services de son diplomate le plus talentueux, ce qui revient à avouer sa faiblesse. Le résultat est sans appel : chez Talleyrand, la haine remplace la peur et décuple la soif de vengeance.
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En un sens, Napoléon traite l’Autriche comme son ministre : son arrogance lui paraît inconcevable. Comment ose-t-elle se dresser contre lui alors qu’elle n’a pas d’alliés ? « Elle veut un soufflet, je m’en vais le lui donner sur les deux joues et vous allez la voir m’en remercier et me demander des ordres sur ce qu’elle a à faire », dit-il au ministre russe Roumiantsov. Fort de l’agression autrichienne, qui envahit sans crier gare la Bavière en avril 1809, il croit pouvoir compter sur l’entrée en guerre de l’ami Alexandre. Pris entre deux feux – France et Confédération du Rhin à l’ouest, Russie et grand-duché de Varsovie à l’est –, l’Empire des Habsbourg sera écrasé avec encore plus de facilité qu’en 1805. « Je laisse mes meilleures troupes [en Espagne], mais je m’en vais à Vienne seul avec mes petits conscrits, mon nom et mes grandes bottes », écrit-t-il à Joseph, sûr de la victoire.
Au premier abord, la campagne semble débuter aussi bien que la précédente. Napoléon rejette les Autrichiens de Bavière fin avril et marche sur Vienne qu’il atteint le 13 mai. Mais la promenade militaire annoncée se transforme en conflit acharné, longtemps indécis. L’Autriche de 1809 n’a plus grand-chose à voir avec celle d’Austerlitz. Passive quatre ans plus tôt, la population fait désormais corps avec son armée. Comme en Espagne, Napoléon assiste à l’éveil d’un patriotisme tourné contre la France : « En 1805, la guerre était dans le gouvernement, non dans l’armée ni le peuple. En 1809, elle est voulue par le gouvernement, par l’armée et par le peuple », rapporte un contemporain749. Dirigé par l’archiduc Charles, l’armée présente des effectifs et une organisation supérieurs. Sa division en corps d’armée, qu’elle nous emprunte, la dote d’une grande mobilité.
L’Autriche utilise à son tour l’arme des proclamations. Afin d’enflammer ses troupes, son général en chef les appelle à une grande croisade pour la libération de l’Allemagne : « Sur vous sont fixés les yeux de tous ceux qui ont encore le sentiment de l’honneur et de l’indépendance nationale. La liberté de l’Europe s’est réfugiée sous vos étendards. Vos victoires briseront les chaînes de vos frères allemands. » Un appel solennel rédigé par Arndt ambitionne de provoquer une révolte générale en Prusse et dans les Etats de la Confédération du Rhin : « Le passé n’est plus : vous ne pouvez pas être Saxons, vous ne pouvez pas être Bavarois, vous ne pouvez pas être Wurtembourgeois, en tant que petites nations distinctes ; il faut que vous vouliez être des Allemands. » Autrement « vous resterez au nom de Dieu les valets des Français750 ». C’est pourquoi Jacques Bainville observe à juste titre qu’« il en coûte plus en 1809 pour vaincre l’Autriche seule qu’en 1805 les Autrichiens et les Russes réunis ».
Face à ce nouveau souffle, la Grande Armée n’a plus la valeur de sa devancière. Ses meilleurs corps combattent en Espagne. La majorité des conscrits manque d’expérience et parfois de discipline. Un tiers du contingent provient maintenant des alliés étrangers, notamment saxons, bavarois et wurtembourgeois. Si certains combattent avec valeur, ils manquent souvent d’endurance et hésitent parfois à ouvrir le feu contre d’autres Allemands. D’où un désordre chronique inconnu jusque-là, orchestré par des bandes de pillards que Davout mate à coups de colonnes mobiles et d’exécutions, ainsi qu’une baisse du moral inspirant à Metternich ce jugement : « Napoléon n’a qu’une armée, sa Grande Armée. »
Reste le génie manœuvrier de l’Empereur. Arrivé sur le front le 17 avril 1809, une semaine après l’attaque de la Bavière751, il remanie la disposition de ses corps d’armée, mal engagée par Berthier qui a assuré l’intérim en son absence. En cinq jours, il remporte cinq victoires : Tengen, Ebersberg, Landshut, Eckmühl et Ratisbonne. Cependant, contrairement à Ulm, aucune ne s’avère décisive. Quoique séparé d’une partie de ses forces, Charles peut se replier jusqu’à Vienne sans être sérieusement entamé. Les Autrichiens se battent comme des lions : à Ebersberg, ils mettent le feu à la ville après avoir défendu âprement le pont752, appliquant la stratégie de la terre brûlée pratiquée par Wellington. « Le pont couvert de morts et de blessés, note Cadet de Gassicourt en traversant Ebersberg en flammes ; la rivière remplie de cadavres et de débris ; toutes les maisons écroulées et fumantes, les rues jonchées de corps mutilés et brûlés, conservant encore après la mort l’attitude et l’expression de la plus horrible douleur ; des femmes, de malheureux enfants consumés dans les bras l’un de l’autre ; et dans ce désastre général, une armée traversant ce théâtre de destruction au bruit d’une musique guerrière, les voitures roulant sur quinze cents morts, brisant leurs crânes et emportant les lambeaux de leur dépouille. » La guerre, bien loin des grandes manœuvres d’Iéna ou d’Austerlitz, prend un aspect chaque jour plus sauvage, rappelant le cauchemar d’Eylau.
Même l’Empereur ne semble plus invulnérable : devant Ratisbonne, il est légèrement blessé à l’orteil par une balle provenant d’une carabine tyrolienne. Il a beau se montrer aux troupes, cela ne suffit pas à dissiper l’inquiétude de soldats moins préservés par l’empereur de l’Europe que par le petit caporal de jadis.
Dernière mauvaise nouvelle : l’archiduc Charles a fait couper les ponts sur le Danube dont Lannes et Murat avaient pu s’emparer par surprise en 1805. Son armée rangée en ordre de bataille, il attend Napoléon sur l’autre rive, prêt à en découdre. La Grande Armée va devoir bâtir ses propres ponts et passer le fleuve sous le feu de l’ennemi. Décidément, cette campagne n’a rien à voir avec sa devancière.
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La suite est pire et commence à Essling. Pour déloger les Autrichiens, cantonnés dans une excellente position défensive, Napoléon fait bâtir par son génie un grand pont, en deux tronçons, qui s’appuie sur la petite île de Lobau. Les deux premiers corps de Lannes et Augereau franchissent le fleuve le 20 mai et attaquent témérairement l’ennemi. Malgré plusieurs avantages marqués, la rupture du pont oblige l’Empereur à suspendre son mouvement puis à commander la retraite. Profitant d’une crue du Danube, les Autrichiens ont aidé le destin en jetant dans les eaux bouillonnantes force troncs d’arbres et barques chargées de pierres. Portées par le courant, elles ont fini par faire céder les piliers, isolant notre avant-garde du reste de nos forces. Voyant les Français reculer, l’archiduc déclenche une canonnade terrible qui décime nos régiments. « Les obus faisaient sauter les bonnets à vingt pieds de haut », rapporte le célèbre Coignet. Fort de son avantage, Charles déclenche ensuite une contre-attaque qui lui permet de récupérer l’essentiel du terrain perdu.
C’est au beau milieu de ce carnage que Lannes rencontre soudain cette mort qu’il a tant de fois bravée. Choqué par la mort d’un ami, il s’éloigne pour méditer lorsque quatre soldats déposent devant lui un brancard où gît un autre de ses compagnons, le général Pouzet – « “Ah ! s’écrie-t-il, cet affreux spectacle me poursuivra donc partout !” Il se lève et va s’asseoir sur le bord d’un autre fossé, la main sur les yeux et les jambes croisées l’une sur l’autre. Il était là, plongé dans de sombres réflexions, lorsqu’un petit boulet de trois, lancé par le canon d’Enzenbdorf, arrive en ricochant et va frapper le maréchal au point où les deux jambes se croisaient !... La rotule de l’une fut brisée, et le jarret de l’autre déchiré. » Marbot, qui rapporte la scène, témoigne de l’émotion de l’Empereur, accouru en hâte au reçu de la nouvelle. Il le montre à genoux au pied du brancard, pleurant, son gilet de casimir blanc rougi du sang de son vieux compagnon d’armes753.
Avant d’être emporté sur le champ de bataille, ce fidèle lieutenant, le seul à oser encore tutoyer l’Empereur, l’aurait mis en garde en des termes sévères et prophétiques recueillis par Cadet de Gassicourt : « Tu viens de faire une grande faute, elle te prive de ton meilleur ami, mais elle ne te corrigera pas. Ton ambition insatiable te perdra ; tu sacrifies sans nécessité, sans ménagement, sans regrets, les hommes qui te servent le mieux. Ton ingratitude éloigne de toi ceux qui t’admirent ; tu n’as plus autour de toi que des flatteurs ; je ne vois pas un ami qui ose te dire la vérité. On te trahira, on t’abandonnera ; hâte-toi de terminer cette guerre : c’est le vœu de tes généraux ; c’est sans doute celui de ton peuple. Tu ne seras jamais plus puissant, tu peux être bien plus aimé ! Pardonne à un mourant ces vérités, ce mourant te chérit754... »
Le 31 mai, le duc de Montebello expire après une longue agonie. Napoléon demeure prostré plusieurs minutes avant de conclure : « Au surplus, tout finit comme ça ! » Au déjeuner, son mamelouk Roustan le surprend en pleurs, une larme tombant dans sa soupe. En Lannes, Napoléon perd non seulement un général d’envergure, mais aussi un ami sincère – « il m’aime comme une maîtresse », dit-il à Caulaincourt –, l’un de ceux qui incarnaient l’ascension sociale et intellectuelle que permettrait le régime : « Chez Lannes, le courage l’emportait d’abord sur l’esprit ; mais l’esprit montait chaque jour pour se mettre en équilibre ; je l’avais pris pygmée, je l’ai perdu géant », résume l’Empereur755.
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Essling est un Eylau à l’envers, puisque cette fois Napoléon doit abandonner le champ de bataille. Que 27 000 Autrichiens soient morts contre 16 000 Français ne change rien à l’affaire. L’archiduc Charles crie victoire tandis que la Grande Armée, très affaiblie, se trouve momentanément isolée sur l’île de Lobau : « Pendant plusieurs jours, il fut impossible de nous faire passer aucune vivre, affirme le lieutenant Chevalier. On dévora un grand nombre de chevaux, plus de la moitié des blessés moururent de privations de toute espèce, ils n’avaient rien pour alléger leurs cruelles souffrances. [...] L’artillerie était encore plus maltraitée ; l’infanterie plus abîmée, enfin plus de la moitié de l’armée était hors de combat, et ce qu’il en restait n’avait ni vivres, ni munitions. [...] On n’entendait dans l’île que des cris de désespoir et de malédictions. »
Contre l’avis de son état-major, Napoléon décide de se maintenir sur place coûte que coûte. Cette obstination contribue à désorienter les ralliés de l’avant-veille : « Essling fut le premier coup à la fortune de l’Empereur ou plutôt à la renommée de cette fortune qu’on pourrait appeler le crédit. On répandit le bruit que l’Empereur était fou et, sans le croire précisément, personne ne témoigna de surprise », précise Mme de Chastenay dans ses Mémoires. Le réduit de Lobau donne surtout des idées aux Etats allemands, ce qui n’échappe pas à Beugnot, alors ministre dans le grand-duché de Berg : « L’Allemagne avait les yeux attachés sur cette île de Lobau. Serait-elle le tombeau de l’armée française ou l’Aigle de Napoléon s’en échapperait-il victorieux ? J’étais fort ébranlé par les opinions des gens du métier, qui Français ou Allemands, s’accordaient sur les dangers de la position. Personne ne croyait que l’Empereur trouvât dans l’île de Lobau des ressources pour refaire son armée et reprendre l’offensive, et on croyait encore moins que le prince Charles le laissât faire. »
Rattaché contre son gré à la Bavière après Austerlitz, le Tyrol se soulève sous la houlette de l’aubergiste Andreas Hoffer. Cette ancienne province autrichienne, très attachée à sa culture et à son autonomie, refuse l’intégration napoléonienne756. Maîtresse d’Innsbruck un temps, l’insurrection détruit plusieurs de nos colonnes, opérant par embuscades et coups de main sur le modèle espagnol. Le général Lefebvre, envoyé sur place pour mater la révolte, ne sait pas où donner de la tête. Napoléon lui fait parvenir des instructions impitoyables, déjà appliquées à Naples et en Espagne : « Mon intention est que vous exigiez qu’on vous livre 150 otages pris dans tous les cantons du Tyrol, que vous fassiez piller et brûler au moins six gros villages et les maisons des chefs et que vous déclariez que je mettrai le pays à feu et à sang si l’on ne me rapporte pas tous les fusils... Faites la loi que toute maison dans laquelle un fusil sera trouvé sera rasée, tout Tyrolien sur lequel un fusil sera trouvé sera passé par les armes. » Et de conclure : « Soyez terrible. »
Le feu patriotique se répand : « La tournure que prenait la guerre d’Espagne minait notre crédit en Allemagne, note Beugnot. Les princes de la confédération suivaient publiquement nos drapeaux ; leurs peuples formaient des vœux secrets contre nous. [...] Il y avait au fond de l’âme de chaque Prussien, non pas le besoin, mais la rage de la vengeance contre tout ce qui portait le nom français. » Si Fréderic-Guillaume III, toujours aussi pusillanime, refuse de bouger, plusieurs de ses sujets n’ont pas les mêmes scrupules. La Westphalie de Jérôme, majoritairement peuplée de Prussiens, fait l’objet de coups de main d’un certain lieutenant Katt tandis que le major Schill757 entraîne son régiment dans plusieurs raids victorieux avant d’être cerné le 31 mai dans la petite ville de Stralsund où il s’était réfugié758. Enfin, en avril, le colonel Doernberg, attaché au service de Jérôme, échoue dans sa tentative de coup d’Etat. La Saxe se voit attaquée par la légion noire du fils du duc de Brunswick. Détrôné à Tilsit, ce dernier vient tenter de récupérer ses terres en occupant Dresde et Leipzig avant de gagner la côte et de s’enfuir à bord d’une escadre anglaise à l’automne.
Sauf le Tyrol, il ne s’agit que de coups d’épingle, mal coordonnés, sans chance de succès. Contrairement aux vœux des nationalistes, la masse des Allemands n’a pas bougé, suscitant l’indignation de l’écrivain Arndt qui publie un Appel aux Allemands vengeur après la mort de Schill :
Vous n’êtes plus des hommes, mais un peuple de femmes :
Je ne vois plus que des dos courbés docilement offerts
A la morsure du fouet des esclaves.
Plutôt rassuré par l’évolution de la situation militaire – il reçoit le renfort des 40 000 hommes de l’armée d’Italie, victorieuse de l’archiduc Jean à Raab, et de 10 000 hommes amenés d’Illyrie par Marmont –, Napoléon subit en revanche une terrible déception avec Alexandre Ier. Déjà complice de l’Autriche759, celui-ci fait tout ce qui est en son pouvoir pour limiter son intervention sur le front est des opérations. Après avoir tergiversé plusieurs semaines sous des prétextes fallacieux, il finit par déplacer plusieurs divisions vers la Pologne mais se garde bien d’attaquer le corps autrichien. Pis, il contrecarre ouvertement les initiatives de Poniatowski, qui, à la tête de l’armée du grand-duché de Varsovie, tente de soulever la Galicie, principale province polonaise de l’empire des Habsbourg. Les deux armées, russe et polonaise, se livrent à une course-poursuite pour s’emparer des villes et sont plus d’une fois sur le point de s’étriper. Mais on ne dupe pas Napoléon : « Ce n’est pas une alliance que j’ai là », constate-t-il avec amertume auprès de Savary. Le 2 juin, dix jours après Essling, il fait écrire par Caulaincourt une lettre qui vaut déjà rupture : « Le cœur de l’Empereur est blessé ; il n’écrit pas à cause de cela à l’empereur Alexandre ; il ne peut pas lui témoigner une confiance qu’il n’éprouve plus. Il ne dit rien, il ne se plaint pas ; il renferme en lui-même son déplaisir, mais il n’apprécie plus l’alliance de la Russie [...] quarante mille hommes que la Russie aurait fait entrer dans le grand-duché, auraient rendu un véritable service, et auraient au moins entretenu quelque illusion sur un fantôme d’alliance. » Napoléon réalise-t-il alors, confronté à sa première épreuve d’envergure, qu’il demeure plus seul que jamais ? Il découvre la palinodie russe, connaît l’hostilité prussienne, la rage espagnole, la haine des rois. « Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe, mais ils n’osent s’y réunir », aurait-il dit alors760. Tout va dépendre du sort de la future bataille.
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L’archiduc Charles, dans l’espoir de rééditer Essling, conserve globalement le même schéma tactique. Napoléon le conforte dans ses certitudes en semblant, à son tour, adopter les mêmes dispositions : concentration du corps de Masséna autour de la position précédente d’Aspern et Essling, construction d’un immense pont de 750 mètres, passant sur 60 arches, reliant les deux rives du Danube en s’appuyant sur l’île de Lobau. En réalité, il a décalé tout son dispositif d’un cran vers la droite. Ainsi, Masséna ne forme plus le centre mais la gauche de la Grande Armée qui se déploie plus à l’est, ayant franchi le passage entre Lobau et la rive gauche au moyen de ponts plus petits construits à partir de la droite de l’île, le pont principal étant au nord. L’ensemble du schéma tactique français a souvent été comparé à une faux dont le manche est constitué par notre gauche (Masséna, Bernadotte), la pointe par Oudinot (centre), chargé de crever le centre ennemi massé autour du village de Wagram, Davout (droite) ayant lui pour objectif de déborder l’ennemi par sa gauche. Favorisés par un orage épouvantable qui masque leurs manœuvres, les différents corps prennent position à partir du 4 juillet au soir761. Chacune des deux armées aligne environ 150 000 hommes, deux fois plus qu’à Eylau.
Surpris par notre manœuvre, les Autrichiens reculent dans la matinée en découvrant leur centre. Vers six heures, Napoléon déclenche l’attaque de rupture sur Wagram dont il charge le corps de Bernadotte, essentiellement composé de Saxons. Malheureusement, ce dernier est repoussé et commence à refluer en désordre, entraînant un début de débandade que Napoléon doit venir contrecarrer en personne762.
Il y aura donc une seconde journée de bataille encore plus rude, l’effet de surprise étant manqué. Le 6 juillet, chacun essaie de percer l’autre sur son point faible : la gauche de Masséna pour les Autrichiens, le centre autrichien pour la Grande Armée, tandis que Davout pousse ses efforts d’enveloppement de la gauche ennemie. Le lieutenant Chevalier donne la mesure de l’affrontement qui tourne au carnage : « C’était un bien cruel et déchirant spectacle que de voir les deux armées s’élancer l’une sur l’autre, avec fureur et acharnement, se déchirer comme des bêtes féroces... se heurter... se reculer, s’avancer et reculer encore. Vingt fois, ils en vinrent aux mains, se quittant un moment pour se rejeter l’une sur l’autre avec plus de cruauté, semblables à des vaisseaux battus par la tempête sur une mer en fureur, les flots irrités les font heurter avec force, la secousse les fait reculer... Mais la mer furieuse les rapproche encore... et le choc est cette fois si violent que l’un des deux se brise. »
La matinée reste indécise. Masséna joue à merveille son rôle d’abcès de fixation mais a bien du mal à ne pas être submergé763. La pression autrichienne s’exerçant alors sur les deux ailes, Napoléon modifie ses dispositions en pleine bataille afin de percer le centre adverse par une attaque coup de poing. Tandis que Masséna exécute une marche de flanc de 5 kilomètres, Napoléon fait dresser au prix de rudes pertes une batterie géante, forte de plus de 100 pièces, dirigée par Drouot. Vomissant les boulets sur le centre ennemi, elle prélude à l’attaque de 26 bataillons, près de 15 000 fantassins, conduits par Macdonald, appelée pour en finir. Formant un carré d’un kilomètre de côté, la colonne de fer s’enfonce au prix de rudes pertes avant à nouveau d’être stoppée. Napoléon jette alors ses réserves – l’archiduc Charles n’en a plus764 –, ce qui lui permet enfin de « créer l’événement », soit de percer l’ennemi, obligé dès lors à la retraite sous peine d’être anéanti. Vers trois heures de l’après-midi, l’archiduc ordonne en conséquence un repli qui s’effectue dans un ordre parfait, la cavalerie française, après trente-six heures de combats, n’étant plus en état de poursuivre765.
Victoire chèrement acquise : 25 000 morts pour chacune des deux armées. Bien loin des triomphes d’Austerlitz, Iéna et Friedland obtenus en une seule journée et présentant un rapport de tués de un à trois ou quatre en notre faveur, Wagram marque l’entrée dans une nouvelle ère de la guerre où la puissance de feu l’emporte sur la manœuvre. En témoigne le rôle majeur joué par l’artillerie, supplantant l’infanterie devenue selon l’expression consacrée de la « chair à canon ». L’armée ennemie tient encore le choc à Znaïm quelques jours plus tard. Mais l’Autriche, à bout de souffle, n’est plus capable de continuer la lutte. Faute d’un soutien prussien ou anglais, elle demande l’armistice le 12 juillet, Napoléon l’accepte avec empressement, tant la Grande Armée elle-même semble épuisée. « Nous avons besoin de repos », avoue-t-il à Macdonald. Le duc de Broglie, futur président du Conseil de Louis-Philippe, rencontre à Vienne des maréchaux « souhaitant la paix avec ardeur, sans trop oser l’espérer, maudissant tout bas leur maître, manifestant pour l’avenir de grandes appréhensions ».
Les négociations de paix durent trois mois. Napoléon veut frapper lourdement l’Autriche afin de prouver que sa victoire est totale, ce qui, on l’a bien vu, souffre largement contestation. Aussi les négociateurs autrichiens résistent-ils avant de céder devant la perspective d’une reprise des hostilités qu’ils ne peuvent engager, eu égard à notre suprématie démographique. Seule concession obtenue : une indemnité fixée à 85 millions, nettement en recul par rapport aux premières demandes françaises. Pour le reste, l’Autriche abandonne 110 000 kilomètres carrés et 3,5 millions d’habitants, soit un sixième de sa population. Son armée réduite à 150 000 hommes, elle perd tout accès à la mer, la France s’emparant de ses dernières provinces sur l’Adriatique pour constituer un gouvernement général d’Illyrie, vaste bande côtière ajoutant à la Dalmatie acquise au traité de Presbourg la partie maritime de la Croatie (Fiume), de la Carinthie et de la Carniole ainsi que l’Istrie et un bout du Tyrol766. La création de cette entité cosmopolite répond à trois objectifs stratégiques : fermer l’Adriatique aux Anglais, surveiller l’Autriche, inquiéter la Russie par la création d’un Etat slave767.
Pour prix de sa neutralité « bienveillante », Alexandre Ier reçoit un pourboire de 400 000 habitants supplémentaires. Nullement mérité, le cadeau a pour but de le brouiller définitivement avec l’Autriche. Mais Napoléon sait tout autant contrarier le tsar et se venger de ce qu’il considère comme une trahison en augmentant considérablement le territoire du grand-duché de Varsovie, dont l’armée vient de s’illustrer avec brio en portant à bout de bras la diversion sur le front est, initialement dévolue au corps russe. Aussi reçoit-il un million cinq cent mille âmes supplémentaires, comprenant les villes de Lublin et Cracovie.
Les alliés bavarois et wurtembourgeois se montrent en revanche déçus, car ils s’estiment mal récompensés pour leur zèle et leur fidélité. Différents remembrements opérés dans la foulée ne leur donnent pas plus de satisfaction en privilégiant la Westphalie de Jérôme et le fidèle Dalberg qui hérite du nouveau grand-duché de Francfort, destiné à sa mort à Eugène de Beauharnais768. Outre la Russie, la France vient ainsi de contrarier sa clientèle allemande et de se rendre irréconciliable avec l’Autriche. Lourd bilan diplomatique qui affaiblit le « Grand Empire » sous couvert de le fortifier.
La force fragile
Tout empire est-il condamné à périr ? Bâtie par la conquête, l’Europe napoléonienne va continuer à connaître d’autres bouleversements jusqu’en 1812. Il ne saurait être question d’en énumérer les détails, d’autant plus fastidieux qu’ils seront étrangers aux lecteurs actuels, la carte du continent ayant été trop souvent bouleversée depuis lors pour pouvoir être lisible.
Contentons-nous donc d’un schéma simplifié à l’extrême. Si l’on regarde la carte de France de travers, la façade ouest au sud, notre pays forme un visage dont la Bretagne constituerait le nez. Napoléon la dote de deux grandes oreilles : la droite sur la Méditerranée avec le Piémont, la Toscane et Rome ; la gauche d’Anvers à Lübeck comprend la Belgique, les Pays-Bas et les villes hanséatiques, permettant le contrôle de la mer du Nord. C’est donc, dans la logique du blocus, une extension côtière qui prévaut. S’y ajoutent en 1809 les Provinces illyriennes sur l’Adriatique et plus tard, en 1812, la partie suédoise de la Poméranie sur la Baltique. A l’exception du Portugal, les autres côtes du continent sont entre les mains de puissances alliées ou inféodées : Espagne de Joseph, Confédération du Rhin, royaumes d’Italie et de Naples.
De 1809 à 1812, le puzzle se modifie encore en faveur de la France : occupation de la Ville éternelle et des Etats du pape, annexion du Valais, du royaume de Hollande, des duchés d’Oldenbourg, des villes hanséatiques et de la Catalogne. Entièrement tourné contre l’Angleterre, le « Grand Empire » neutralise également les puissances rivales : la Prusse se trouve prise en tenaille entre le grand-duché de Varsovie et la Confédération du Rhin ; l’Autriche est de même cernée entre l’Allemagne française, l’allié polonais et l’ami russe. Cette immense construction, bâtie en moins de sept ans, soit de décembre 1805 à juin 1812, présente une façade superbe. La France compte 45 millions d’habitants, dont un tiers d’origine étrangère, et 130 départements au lieu de 83 en 1790769. La famille, sauf Lucien toujours exclu et Louis, qui abdique en 1810, règne de Madrid (Joseph) à Kassel (Jérôme) en passant par Naples (Murat et Caroline). Bernadotte a été élu le 20 août 1810 prince héréditaire de Suède.
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Napoléon se trouve confronté au choix cornélien entre soumission et fédération, domestication et ouverture, réforme et contrainte. A Sainte-Hélène, il défendra la version idyllique d’une Europe fédérale, unie dans ses institutions, respectueuse de ses peuples, puissante et pacifique. A l’opposé, les contemporains dénoncent le plus souvent le tyran des peuples et l’oppresseur du continent. Despote ou voyant ? Le débat n’a jamais cessé alors que la réalité paraît plus mesurée, conciliant les deux extrêmes, légendes noire et dorée, si l’on veut bien considérer Napoléon comme le dernier despote éclairé. Soucieux de réformer l’Europe en la purgeant de l’Ancien Régime, il est pris dans l’engrenage de la guerre contre Albion, ce qui l’oblige à pénaliser les économies nationales et à pressurer les peuples ; soit à sacrifier la réforme sur l’autel de la conquête. Un autre préalable à établir d’emblée explique le décalage de regard, hostile puis positif, porté sur l’œuvre accomplie. Il concerne la notion essentielle, mais très complexe, de temps politique, en l’occurrence le décalage entre la décision et son intégration dans les mœurs. La politique impériale associe mesures à effets directs et réformes à conséquences décalées, certaines s’étendant sur plusieurs générations. Or, toutes les mesures les plus impopulaires liées à la guerre sont d’une portée immédiate comme la conscription, l’entrée en vigueur du Blocus ou l’occupation militaire. En revanche, les réformes de société qui modifient les structures en profondeur comme l’introduction du Code civil ou la réforme de l’Etat sont toujours plus longues et délicates à mettre en place. En outre, les mutations sociales et sociologiques qui les accompagnent – renouvellement des classes dirigeantes, apprentissage de nouvelles procédures, révolution de la propriété – mettent parfois des décennies avant d’être intégrées et de produire pleinement leurs effets. De la domination impériale, les peuples ne retiennent donc que le prix à payer d’emblée, le bénéfice des réformes allant à leurs descendants. Ce n’est logiquement qu’après sa chute qu’on comprendra les bienfaits qu’il a inoculés. Ce décalage explique pour l’essentiel le triomphe de la légende et a contrario l’échec immédiat. Ecart dramatique entre le temps de l’action et celui du résultat, qui explique pour beaucoup la difficulté du politique à réformer.
Diverse dans ses peuples et ses lois, l’Europe impériale marche d’un pas inégal vers la réforme. Les départements annexés et le royaume d’Italie se coulent en quelques mois dans le moule national. Dotés rapidement de notre système législatif, dirigés par des préfets, ils associent dans la mesure du possible les élites locales au « système », les plus dociles se situant en Hollande ou en Italie du Nord. Le Conseil d’Etat accueille en son sein les meilleurs d’entre eux tout comme l’état-major. La même impulsion préside dans les royautés « frères », Napoléon poussant la famille à adopter d’urgence le modèle français, en particulier le Code civil, maintenant appelé Code Napoléon : « Ce que désirent avec impatience les peuples d’Allemagne, écrit-il par exemple à son frère Jérôme, c’est que les individus qui ne sont point nobles et qui ont des talents, aient un droit égal à votre considération et à des emplois ; c’est que toute espèce de servage et de liens intermédiaires entre le souverain et la dernière classe du peuple soit entièrement abolie. Les bienfaits du Code Napoléon, la publication des procédures, l’établissement du jury seront autant de caractères distinctifs de votre monarchie. » Le jeune royaume de Westphalie, ainsi que le grand-duché de Berg ont pour vocation de servir de vitrine au modèle français afin de subjuguer les Allemands : « Votre administration doit être l’Ecole normale des autres Etats de la Confédération du Rhin », affirme-t-il par exemple à Roederer, principal ministre du grand-duché en 1810. A sa plus grande satisfaction, certains Etats membres comme la Bavière, sous la houlette de son chef de gouvernement Montgelas, adoptent le Code Napoléon et se réforment en profondeur. Louis en Hollande, Jérôme en Westphalie agissent vite ; Joseph en Espagne et Murat à Naples avec plus de lenteur en raison du poids prépondérant du clergé et de la noblesse, naturellement inquiets de l’abolition des privilèges, la sécularisation des biens ecclésiastiques et la refonte d’un système fiscal qui leur était très favorable. L’ambition reste de donner au continent tous les avantages de l’Empire sans passer par le cauchemar de la Révolution. Sûr de son droit, Napoléon passe en force, certain de forger à terme un nouvel esprit continental attaché à la France. Il n’hésite jamais à faire appel à l’émulation sociale, anoblissant, dotant, décorant les meilleurs ralliés civils et militaires, appliquant les recettes qui lui ont si bien réussi en politique intérieure. La parfaite intégration des nouveaux départements jusqu’en 1810 le pousse à insister dans cette voie, tout comme la réussite de son administration dans les marches éloignées de l’Illyrie ou du grand-duché. Karageorges, chef des nationalistes serbes, lui adresse une lettre enthousiaste : « Vous êtes justement appelé Napoléon le Grand, car beaucoup de peuples vous doivent leur existence et bien-être actuels et particulièrement l’Illyrie récemment ressuscitée qu’habitent nos frères de race770. »
Et pourtant, en 1813, le Grand Empire s’écroulera devant l’hostilité des Allemands et des Hollandais presque unanimes, Italiens et Belges semblant plus partagés. Seuls les Polonais, auxquels Napoléon aura rendu un embryon de patrie, seront fidèles dans l’épreuve. Ainsi l’efficacité de l’Etat, l’abolition des privilèges, l’émergence de nouvelles élites, les grands travaux routiers n’auront pu faire oublier les mesures coercitives liées au Blocus et à la guerre, les exactions de la Grande Armée ainsi que l’autoritarisme croissant de l’Empereur. Taine fustige ce dernier : « Subjuguer le continent pour le coaliser avec l’Angleterre, tel est désormais son moyen, aussi violent que son but, et son moyen, comme son but, lui est prescrit par son caractère. Trop impérieux et trop impatient pour attendre ou ménager autrui, il ne sait agir sur les volontés que par la contrainte, et ses coopérateurs ne sont jamais pour lui que des sujets sous le nom d’alliés », accuse-t-il dans Les Origines de la France contemporaine.
Sa politique n’est pas européenne mais nationale, notamment en matière économique. « Mon principe est la France avant tout », écrit-il à Eugène en 1810771. Ainsi rejette-t-il le projet de « confédération commerciale », union économique avant la lettre proposée par Crétineau-Laroche, et dont « les bases seraient, disait celui-ci, établies sur les besoins et la surabondance de chaque Etat ». Pas question de partage. En conséquence, la fermeture du marché anglais n’est pas compensée par l’ouverture d’un marché européen. Favorisé par tous les moyens – tarifs protectionnistes, coercition impériale –, le commerce français jouit d’une suprématie qui s’exerce au détriment de nos alliés. « Le blocus de l’Angleterre était celui de l’Europe », résume Mme de Chastenay. Il handicape particulièrement les Etats commerciaux à large frange côtière comme la Hollande, les villes hanséatiques et l’Italie. Pour survivre, ces Etats pratiquent une contrebande massive, n’hésitant pas à acheter les douaniers et une partie de l’administration. Toute une économie parallèle se met ainsi en place, contribuant à faire échouer le Blocus. En 1810, Napoléon assouplit la prohibition pour mieux briser cette contrebande. Le décret de Trianon établit un système de licence772, « permis de commerce » vers Albion sur certains produits moyennant acquittement d’une taxe de 50 % directement versée au Trésor français. Ce surplus correspond globalement aux coûts prélevés par les contrebandiers dont Napoléon espère ainsi récupérer les bénéfices substantiels à son profit773. S’il sauve l’Angleterre de l’asphyxie, le décret préserve certaines de nos entreprises au bord de la ruine et permet de renflouer nos finances. Mais il n’est réservé qu’à l’industrie française et aux Américains, à l’exclusion des Russes et des Etats italiens et allemands qui s’indignent naturellement devant un tel passe-droit. Asphyxiés, subissant avec une rage mal contenue les autodafés de produits anglais, soumis aux tracasseries des gabelous qui touchent une prime sur chaque marchandise saisie774, souverains et populations prennent bientôt en horreur cette France qui les libère peut-être d’anciennes servitudes, mais pour mieux les étouffer sous de nouvelles.
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La conscription constitue un second fléau pour les peuples. Un million d’étrangers auront peu ou prou combattu au sein de la Grande Armée durant l’Empire775. Une large partie de la correspondance impériale consiste à presser préfets et alliés pour obtenir les contingents promis. Premier contributeur, la Confédération du Rhin fournit près de 120 000 soldats chaque année. Sauf la Saxe, qui reçoit la suzeraineté du grand-duché de Varsovie, elle n’y a trouvé que de faibles gains de territoires lors de la dernière campagne de 1809. Chateaubriand regrette vivement l’occasion perdue : « La Confédération du Rhin est un grand ouvrage inachevé, qui demandait une connaissance spéciale des droits et des intérêts des peuples ; il dégénéra subitement dans l’esprit de celui qui l’avait conçu : d’une combinaison profonde, il ne resta qu’une machine fiscale et militaire. Bonaparte, sa première visée de génie passée, n’apercevait plus que de l’argent et des soldats ; l’exacteur et le recruteur prenaient la place du grand homme. Michel-Ange de la politique et de la guerre, il a laissé des cartons remplis d’immenses ébauches. »
Le mécontentement monte encore d’un cran avec la vague d’annexions de 1810 : Hollande, villes hanséatiques (Brême, Hambourg, Lübeck), grand-duché d’Oldenbourg, nous rendent maîtres du littoral au nord du continent776, ce sans consulter nos alliés, une nouvelle fois lésés. Cette dernière extension caractérise un nouveau tournant dans la conquête. Après les frontières naturelles obtenues sous le Consulat, après le modèle carolingien rassemblant autour de la France des marches protectrices en Allemagne et en Italie, voici venu depuis Tilsit le temps de l’Empire d’Occident, autrement dit celui de la soumission entière du continent au nouveau César. Après l’Espagne (1808), Rome (1809) et l’Illyrie (1809), ces acquisitions ne procèdent plus que du bon plaisir du maître, entretenant alliés et adversaires dans une inquiétude pesante sur leur devenir. Comme l’écrit Albert Sorel, la France s’est hissée en trois ans au rang de nouvelle Rome, appuyée sur ses légions, ses préfets et son réseau de routes stratégiques : « Désormais, la conception du Grand Empire est romaine, comme la République d’où il sort. Il rappelle l’Empire romain parce que les conditions en sont analogues, que le théâtre en est le même et que les combinaisons du gouvernement des hommes sont limitées. C’est l’Empire de Dioclétien pour l’administration, les codes, toute la mécanique du gouvernement, des auxiliaires étrangers, des barbares enrégimentés, des confins militaires et, encore au-delà pour l’inconnu des forêts et des plaines sans fin, des Scythes, des Sarmates et des Slaves. Charlemagne donne l’idéal légendaire ; Dioclétien les réalités, les instruments d’Etat. » Napoléon revendique avec fierté la filiation. En 1810, il prend ainsi à partie Narbonne : « Je suis un empereur romain... Vous qui savez l’histoire, est-ce que vous n’êtes pas frappé des ressemblances de mon gouvernement avec celui de Dioclétien ; de ce réseau serré que j’étends si loin, de ces yeux de l’Empereur qui sont partout, de cette autorité civile que j’ai su maintenir toute-puissante dans un empire tout guerrier777. »
Malheureusement, pour beaucoup d’Européens, Napoléon s’apparente plus à Caligula et à Néron qu’à César ou Dioclétien. Les réformes introduites par le Code civil ne bénéficient encore qu’à une infime minorité francophile, celle qui compose la Cour des rois-frères, vite méprisée par la population quand elle n’est pas assassinée comme les afrencesados. De l’occupation et du protectorat, les peuples ne retiennent qu’un quotidien sombre : manque de produits de première nécessité dû au Blocus, fiscalité galopante, conscription massive auxquels s’ajoutent l’autoritarisme tracassier de certains proconsuls, comme Davout à Hambourg.
L’Aigle méconnaît gravement la force naissante du sentiment national. Comme en Espagne, il garde les yeux rivés vers l’avenir, certain que ses réformes auront un plein succès dès que la guerre avec Albion aura cessé. C’est pourquoi il annexe encore et encore, avide de rendre l’Europe impériale, certain alors de mettre l’Angleterre à genoux en la privant de débouchés. Toute objection est écartée d’un revers de la main. L’après-Tilsit est aussi le temps des ordres comminatoires et des lettres sévères : « Je trouve ridicule que vous m’opposiez l’opinion du peuple de Westphalie, mande-t-il par exemple à Jérôme. Si vous écoutez l’opinion du peuple, vous ne ferez rien du tout. Si le peuple refuse son propre bonheur, le peuple est anarchiste, il sera coupable, et les châtiments sont les premiers devoirs du prince778. »
Paradoxalement, l’autoritarisme augmente tandis que l’autorité réelle décroît, ce en raison même de l’expansion galopante qui multiplie les décisions à prendre et l’empêche de tout contrôler. A la crise du temps s’ajoute le déficit des hommes. Là comme ailleurs, l’« ogre » paie son incapacité à déléguer et son caractère impossible. Le manque de réseaux se conjugue avec l’accroissement des difficultés pour dévorer son quotidien et l’empêcher de garder la hauteur nécessaire. L’espace mine sa puissance et altère sa lucidité. Ainsi, l’Empire en s’étirant perd à la fois sa force, son efficacité et son énergie. Il abandonne son identité française sans donner corps au nouvel horizon européen à la fois contrarié par la résistance inattendue des rois-frères et l’échec du Blocus. Désormais détesté, il pousse les peuples dans les bras de leurs anciens souverains, ranime la légitimité traditionnelle et suscite l’émergence d’un patriotisme qui prend corps dans la haine de l’occupant. Façade superbe, vastes pièces luxueuses, bien gardé, le palais continental est déjà rongé de l’intérieur par des termites venues d’Espagne qui préparent l’écroulement de l’édifice.
L’Empire de 1810 prépare sa fin pour n’avoir pas su s’arrêter à temps. Venu trop tôt, bâti trop vite, souffrant d’une indigestion de territoires, il ne peut plus être gouverné efficacement et se trouve menacé d’implosion. Albert Sorel a écrit à ce sujet une page indépassable : « Le Grand Empire, dans la pensée de l’Empereur, n’est qu’une coalition contre l’Angleterre ; le Blocus continental n’en est que la machine de guerre. La machine est dressée en 1810 ; mais elle craque et se détraque : chaque coup qu’elle porte l’ébranle en ses fondements ; son propre poids l’enfonce dans le sol et en compromet l’équilibre. Or, si elle menace de crouler, ce n’est pas par vice de construction dans ses rouages, ni même par un accident dans ses opérations ; c’est par sa structure même : elle dépasse le travail humain. Napoléon excède sur ce qu’un homme peut conduire, sur ce qu’une nation peut endurer. Le Grand Empire ne peut être gouverné que par des délégués ; la guerre démesurément étendue ne peut être menée que par des lieutenants ; l’armée, démesurément distendue dans ses cadres, mais vidée dans ses rangs, ne peut être recrutée que par des auxiliaires ; le ressort s’use. Tout ce qui a fait le succès de l’œuvre s’épuise et disparaît, savoir la concentration de tous les pouvoirs, de l’Etat et de l’armée, entre les mains d’un homme qui a le génie du gouvernement et le génie de la guerre ; l’élan d’un peuple qui en envahissant croit encore se défendre et en conquérant affranchir les humains. La France de la Révolution, âme des armées impériales, se dissout dans ces armées cosmopolites ; la France se noie dans sa conquête. Les causes de l’élévation posent les causes de la chute. Napoléon, par le jeu même de son génie, devient l’instrument de la catastrophe, comme il l’a été de la grandeur. En cela, véritablement, il est l’homme du destin779. »
Espoir suprême et suprême pensée, le Blocus ébranle bien l’Angleterre mais ne la rompt point. Sir Francis d’Ivernois se moque ouvertement du grand dessein napoléonien dans Les Effets du blocus continental :
Votre blocus ne bloque point.
Et grâce à votre heureuse adresse
Ceux que vous offensez sans cesse
Ne périront que d’embonpoint.
Pourtant, l’Angleterre souffre rudement. Les annexions de 1810 la privent de ses principaux débouchés pour la contrebande, notamment la Hollande. La Suède, dirigée par Bernadotte, lui déclare la guerre en novembre de la même année. En 1812, c’est au tour des Etats-Unis de se dresser contre elle, au nom de la liberté des échanges que l’Angleterre lui interdit alors que Napoléon a ingénieusement gagné Washington en la faisant bénéficier de son système de licence. Tout le continent, sauf le Portugal, est désormais interdit à Albion.
A la chute des exportations s’ajoutent une mauvaise récolte et un climat politique tendu en raison de la folie du roi George III, obligeant à confier la régence à son fils le 15 janvier 1811. En mai 1812, Perceval, le Premier ministre, est assassiné dans le vestibule de la Chambre des communes. Les tories au pouvoir se trouvent confrontés à une grave crise de confiance politique et financière780. Plusieurs banques et maisons de commerce font faillite. Le 28 septembre 1810, le banquier Abraham Goldsmith, un des financiers les plus puissants du pays, s’est suicidé, entraînant un vent de panique à la Cité. On ne trouve plus de travail à Nottingham, ni dans les régions textiles du Lancashire, du Yorkshire et du Cheshire où des troubles sporadiques éclatent.
Devant ces premiers résultats, Champagny, notre ministre des Affaires étrangères, annonce la chute de la moderne Carthage dans ses instructions de l’automne 1810 : « Jamais le commerce anglais n’a reçu d’aussi vives atteintes, et ses immenses convois, actuellement repoussés des ports de Prusse et errant dans la Baltique ne sont reçus nulle part ou sont confisqués partout où ils sont admis. Le commerce anglais, qui, il y a quatre mois, voyait avec indifférence la continuation de la guerre, demandera hautement la paix. »
Vain espoir, surtout que Napoléon sauve l’Angleterre de l’asphyxie par les décrets de Trianon. Déjà en 1808, la guerre d’Espagne a ouvert à Albion le fabuleux marché des colonies en Amérique du Sud, ce qui lui a permis de trouver de nouveaux débouchés. En 1810, par l’instauration des licences, il la ravitaille en céréales et l’empêche par là même de mourir de faim. Napoléon se félicite de tirer, grâce aux immenses revenus produits par la taxe de 50 % sur les licences, de quoi financer l’intervention en Espagne et bientôt celle de Russie. A l’entendre, c’est l’or anglais qui va payer les victoires françaises. Sauf que cet argent sauve momentanément le gouvernement tory de la faillite... et l’Angleterre de la ruine. Georges Lefebvre a bien prouvé en quoi, à l’image de toute l’aventure napoléonienne, le Blocus se situe à cheval entre deux âges répondant à des logiques différentes : « Au XVIIIe siècle, les Anglais l’employaient surtout pour s’enrichir, de nos jours, il vise principalement à détruire la puissance militaire de l’adversaire. Le blocus napoléonien a ménagé la transition. Il annonçait l’avenir, puisqu’il cherchait à briser la résistance de l’Angleterre ; mais il gardait beaucoup du passé, puisqu’il prétendait arriver au but par un détour de caractère mercantiliste, en soustrayant à l’ennemi son or, et non pas en l’affamant. Ainsi atténué, son effet ne pouvait être prompt et, au surplus, la mer appartenant à la flotte britannique, il lui fallait, pour être décisif, le concours des circonstances plus ou moins indépendantes de la volonté de l’Empereur. Pourtant, l’entreprise n’était pas vaine et, en dernière analyse, son succès dépendait de la Grande Armée, dont personne ne pouvait prévoir que la ruine fût si proche. » En conséquence : « Ce ne sont pas les “lois naturelles” de l’économie libérale qui ont sauvé l’Angleterre, tranche-t-il, c’est l’hiver russe. »
En attendant, l’Angleterre répond en menant une guerre économique à outrance. Elle déplace ses dépôts à raison de l’extension de la frontière française, favorise la corruption des fonctionnaires impériaux, escomptant que les souverains – comme Louis en Hollande – continueront à fermer les yeux781. Circonvenue sur terre, elle règne en maîtresse sur les mers, déployant ses escadres en Espagne, bombardant Copenhague en 1807, menaçant Anvers deux ans plus tard. Au Portugal, ses 60 000 hommes continuent à défier nos armées, pourtant très supérieures en nombre. Elle modernise sa flotte et étend son emprise coloniale qui assurera sa prédominance jusqu’en 1914. En 1803, elle s’empare de Sainte-Lucie, Tobago et d’une partie de la Guyane hollandaise. En 1806, Sumatra et Le Cap tombent dans son escarcelle. De 1807 à 1809 : Curaçao, Madère, Gorée et Saint-Louis, la Guyane et la Martinique renforcent son empire. Enfin, en 1810, elle prend facilement la Guadeloupe, Saint-Martin, Saint-Eustache et Sola, l’île de la Réunion et l’île de France. L’Europe lui étant interdite, elle choisit le monde, trouvant les leviers de la nouvelle puissance, celle du commerce et du libre-échange qui supplantera demain l’esprit de conquête782.
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L’imperfection du Blocus résulte également de la résistance opposée à l’Empereur par ses frères. Pour l’Empereur, ils constituent les colonnes du temple, la communauté de sang devant garantir leur fidélité. Car Napoléon ne les a pas placés pour régner librement sur leurs peuples mais bien pour y favoriser la seule France, quitte à ce que ce soit au détriment de leurs sujets. Ils doivent rester les simples rouages d’un système plus grand qu’eux et dont ils n’ont pas tout à connaître. Exécuter, se taire, appliquer le Blocus sans faillir, lever des contingents, entretenir une cour pour fidéliser une clientèle, voilà leur tâche. C’est ce qu’explique sans ambages Napoléon à Girardin, un proche de Joseph :
« Tous les sentiments d’affection cèdent actuellement à la raison d’Etat ; je ne connais pour parent que ceux qui me servent. Ce n’est point au nom de Bonaparte qu’est attachée ma famille, c’est au nom de Napoléon. Ce n’est point comme les autres hommes que je fais des enfants, c’est avec ma plume. Tous ces liens, tous ces rapports d’enfance, il faut que Joseph les oublie ; qu’il acquière de la gloire, qu’il se fasse casser une jambe ! C’est en bravant la mort et la fatigue qu’on devient quelque chose. [...] Vous avez entendu ; je ne peux plus avoir de parents dans l’obscurité ; ceux qui ne s’élèveront pas avec moi ne seront plus de ma famille. J’en fais une famille de rois ou plutôt de vice-rois, car le roi d’Italie, le roi de Naples et d’autres encore que je ne nomme point, sont rattachés à un système fédératif783. »
Berthier croit bon de préciser à Murat : « Pour vos sujets, soyez roi, pour l’Empereur soyez vice-roi784. » Oui, mais voilà : la famille ne l’entend pas de cette oreille. Intronisée, elle veut jouir pleinement de ses prérogatives, montrer elle aussi de quoi elle est capable. Dans ce contexte, la tutelle impériale s’avère d’autant plus pesante qu’elle frustre les populations et ternit la popularité des nouveaux souverains. Louis en Hollande comme Jérôme en Westphalie ne peuvent cautionner le Blocus s’ils veulent régner sur le cœur de leurs sujets. Joseph et Murat prennent la détestable habitude de marginaliser les Français de leur entourage, au profit des grands aristocrates de leurs nations respectives. Tous veulent qu’on leur laisse des marges de manœuvre, nommer librement leurs ministres, créer des ordres et des dignités, être traités non pas en vassal soumis mais d’égal à égal. « Les rois se croient souverains par la grâce de Dieu, en vertu même des décrets qui les ont créés », ironise Albert Sorel785.
A Sainte-Hélène, l’Aigle exhalera ses regrets sur leur attitude, mélange d’ingratitude et de vanité, d’immoralité et d’égoïsme : « Je n’ai pas eu le bonheur de Gengis Khan avec ses quatre fils, qui ne connaissaient d’autre rivalité que celle de le bien servir. Moi, nommais-je un roi, il se le croyait tout aussitôt par la grâce de Dieu, tant le mot est épidémique. Ce n’était plus un lieutenant sur lequel je devais me reposer, c’était un ennemi de plus dont je devais m’occuper. Ses efforts n’étaient pas de me seconder, mais bien de se rendre indépendant. Tous avaient aussitôt la manie de se croire adorés, préférés à moi. C’était moi désormais qui les gênais, qui les mettais en péril [...] leur chute a dû leur être bien sensible ; ils s’étaient faits promptement aux douceurs du poste : ils ont tous été réellement rois. Tous, à l’abri de mes travaux, ont joui de la royauté ; moi seul n’en ai connu que le fardeau. »
Joseph, nous l’avons déjà rencontré. A l’entendre le voilà devenu espagnol, obsédé par les seuls intérêts de son peuple. Déjà à Naples, il a contrarié plusieurs fois les ordres de l’Empereur, s’attirant des réprimandes sévères. « Vous comparez l’attachement des Français à ma personne à celui des Napolitains pour vous. Cela paraîtrait une épigramme. Quel amour voulez-vous qu’ait pour vous un peuple pour qui vous n’avez rien fait, chez lequel vous êtes par droit de conquête avec 40 à 50 000 étrangers ? » Ou encore : « Vous pouvez bien être roi de Naples, mais j’ai droit de commander un peu où j’ai 40 000 hommes. Attendez que vous n’ayez plus de troupes françaises dans votre royaume pour donner des ordres contradictoires aux miens, et je ne vous conseille pas de le faire souvent. »
Intronisé par Tilsit, Jérôme, roi de Westphalie, choque ses sujets par le faste de sa cour et la légèreté de ses mœurs. Son Trésor ruiné, il accumule les dettes, désespérant ses ministres, exaspérant l’Empereur. Talleyrand, qui le méprise, l’accable dans ses Mémoires : « De quel œil les graves universités de Goettingue et de Halle, dont Jérôme était le souverain, pouvaient-elles voir ce luxe effréné, ce désordre si éloignés de la simplicité, de la décence et du bon sens qui distinguaient cette partie de l’Allemagne ? Aussi, lorsque, en 1813, les troupes russes entrèrent en Westphalie, rappelle-t-il, regarda-t-on ce moment comme celui de la délivrance. » Mœurs de parvenu estime l’ancien ministre, qui fustige les prétentions des Bonaparte à singer les anciennes cours. Leur luxe ostentatoire souligne au contraire leur manque de légitimité et ne suscite qu’irritation et sarcasmes786 !
Dans l’espoir de se faire respecter, Jérôme plagie l’attitude de son frère et se rend souvent odieux : « Je vois bien qu’il faudra que je fasse couper quelques têtes », s’exclame-t-il devant Norvins, détaché auprès de lui. Comme Joseph, il se croit un grand stratège et s’entend mal avec Davout, commandant suprême en Allemagne. En 1809, son royaume a été l’objet de plusieurs coups de main qu’il n’a pas su prévenir et a eu bien du mal à réprimer. Aussi Napoléon ne le ménage-t-il guère : « J’ai vu un de vos ordres du jour qui vous rend la risée de l’Allemagne et de la France. [...] Vous faites la guerre comme un satrape. [...] Vous vous sauvez honteusement et vous déshonorez mes armes et votre jeune réputation ! » Deux ans plus tard, le ton monte encore d’un cran : « Quand vous aurez des faits à m’apprendre, j’en recevrai la communication avec plaisir. Quand, au contraire, vous voudrez me faire des tableaux, je vous prie de me les épargner. En m’apprenant que votre administration est mauvaise, vous ne m’apprenez rien de nouveau787. » Quand Jérôme menace d’abdiquer, Napoléon le prend au mot : « Si le roi veut descendre de son trône, il est le maître788. »
A Naples « règne » Murat. Manipulé par la redoutable Caroline, amante de Metternich, prête à tout pour conserver sa couronne, il s’abouche avec les carbonari et les premiers partisans de l’unité italienne. Petites intrigues sans conséquences immédiates sauf qu’elles exaspèrent Napoléon par ailleurs irrité par le caractère « cavalier » de son lieutenant, toujours soucieux d’effets, habillé de mille broderies et perles, brave mais extravagant, avide de gloire et de popularité. Ce côté fantasque semble d’autant plus séduire les Napolitains que Murat se donne beaucoup de mal pour leur plaire, lance le Code civil tout en ménageant la noblesse et le clergé, multiplie les grands travaux, lève une armée qui en apparence du moins a fière allure. Afin de le faire rentrer dans le rang, Napoléon s’empresse de le morigéner avec une sévérité excessive. Le roi honore-t-il saint Janvier patron de Naples ? C’est une sottise : « J’ai appris que vous aviez fait des singeries à saint Janvier. Faire trop de ces choses-là n’en impose à personne et fait du mal. » Napoléon lui interdit d’envoyer des ambassadeurs à Vienne et Saint-Pétersbourg, refuse de le faire participer au système des licences. Alors, timidement d’abord, de plus en plus manifestement ensuite, Murat tente d’exister et entre en dissidence. En juin 1811, il décrète que tous les Français à son service doivent se faire naturaliser sous peine de perdre leur situation. Napoléon riposte par un oukase mortifiant : « Vu notre décret du 30 mars 1806, en vertu duquel le royaume des deux Siciles fait partie intégrante de notre empire, considérant que le prince qui gouverne cet Etat est français et grand dignitaire et qu’il n’a été mis et maintenu sur le trône que par les efforts de nos peuples, nous avons décrété et décrétons : article Ier. Tous les citoyens français sont citoyens des deux Siciles ; article II. Le décret du roi de ce pays ne leur est pas applicable. » Risée de l’Europe, le « roi de ce pays » ne pardonne pas. Comme Talleyrand, sa trahison ultérieure tire pour l’essentiel sa source dans les humiliations à répétition qui lui ont été infligées par son beau-frère. Menacé de dépossession789, il s’incline mais n’en pense pas moins. Napoléon vient de se faire un nouvel ennemi.
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Louis est le seul à tirer les conséquences de l’impossible conciliation entre le système impérial et l’intérêt de ses peuples. Le Blocus ruine la Hollande, la conscription l’irrite. A peine couronné, en 1806, il réclame de l’argent et l’assouplissement des règles draconiennes édictées par son frère. Essentiellement entouré de Hollandais, il favorise ouvertement la contrebande et tente de se créer une clientèle indépendante en créant des ordres de chevalerie et des maréchaux. La riposte ne se fait pas attendre. « Mes institutions ne sont point faites pour être tournées en ridicule, lui écrit l’Aigle. Vous avez créé des maréchaux qui n’ont pas fait ce qu’ont fait mes généraux de brigade. » La tension politique recouvre un drame humain : celui d’un roi malheureux dans son mariage avec Hortense, la fille de Joséphine ; d’un fils aimé mort brutalement en 1807 ; d’un corps malade ; d’une personnalité irascible et atrabilaire, soupçonneuse et cyclothymique, surveillant sa femme, renvoyant ses ministres sans raisons apparentes. En septembre 1809, Napoléon le met solennellement en garde dans de longues lettres qui mêlent réprimandes et objurgations : « Votre Majesté, en montant sur le trône de Hollande, a oublié qu’elle était française, et a même tendu tous les ressorts de sa raison, tourmenté la délicatesse de sa conscience pour se persuader qu’elle était hollandaise. [...] Vous devez comprendre que je ne me sépare pas de mes prédécesseurs et que, depuis Clovis jusqu’au Comité de salut public, je me tiens solidaire de tout, et que le mal qu’on dit de gaieté de cœur contre les gouvernements qui m’ont précédé, je le tiens comme dit dans l’intention de m’offenser. Je sais qu’il est devenu de mode, parmi certains gens, de faire mon éloge et de décrier la France, mais ceux qui n’aiment pas la France ne m’aiment pas ; ceux qui disent du mal de mon peuple, je les tiens pour mes plus grands ennemis. » Que Louis prenne garde : « A la première insulte qui sera faite à mon pavillon, je ferai saisir à main armée et pendre au grand mât l’officier hollandais qui se permettra d’insulter mon aigle. Votre Majesté trouvera en moi un frère, si je trouve en elle un Français ; mais si elle oublie les sentiments qui l’attachent à la commune patrie, elle ne trouvera pas mauvais que j’oublie ceux que la nature a placés entre nous790. » Faute d’être compris, il passe à la manière forte. « La Hollande est une colonie anglaise. Je veux manger la Hollande », dit-il à la cantonade. Il force Louis à entériner l’annexion d’une partie de son territoire. « Tout le monde sait que, hors de moi, vous n’êtes rien, lui écrit Napoléon le 20 mai 1810. C’est avec la raison et la politique que l’on gouverne les Etats, non avec une lymphe âcre et viciée. »
Excédé, le mari d’Hortense envisage de s’opposer à l’entrée de la Grande Armée par la force et d’inonder son pays. A bout de nerfs, il finit par abdiquer et s’enfuit en Autriche, exhalant sa haine, refusant toute réconciliation ultérieure, y compris durant les Cent-Jours. En 1820, il publiera trois volumes de Mémoires accablants, qui mortifieront Napoléon à Sainte-Hélène.
A partir de 1810, l’Empereur change d’attitude et ne se contient plus. Poing de fer dans un gant de fer, il rogne les ailes de ses frères, au motif qu’« ils n’ont des princes que la sotte vanité et aucun talent » ; il diminue les territoires de Jérôme et Joseph, morigène Murat. Devant Metternich, il confie ses regrets et reconnaît avoir fait une erreur, maintenant que son mariage avec Marie-Louise va lui donner un héritier : « J’ai obscurci et je gêne ma carrière par le fait d’avoir placé mes parents sur des trônes. On apprend en marchant, et je vois aujourd’hui combien le principe fondamental des anciennes monarchies, de tenir les princes de la maison régnante dans une grande et perpétuelle dépendance du trône, est sage et nécessaire. [...] Les beaux-arts et la charité eussent été leur domaine, et non pas des royaumes, que les uns ne savent pas conduire, et dans lesquels d’autres me compromettent en me parodiant. » Il leur reproche leur passivité, leur égoïsme, leur oubli de la France, leur ingratitude. Au lieu de frères, le voilà encerclé par un quarteron de parvenus, prêts à tout pour sauvegarder leur royaume. Il les juge sans cœur et sans intelligence, incapables de comprendre que la préservation de leur trône dépend de leur fidélité au système.
Procès aussi expéditif que fondé. A un détail près qui échappe à Napoléon, mais pas à ses frères : les peuples souffrent bien plus de leur inféodation qu’ils ne profitent de l’Empire. En les abandonnant, ces nouveaux rois se condamneraient à plus ou moins brève échéance. Sans cesse humiliés, rabaissés devant leurs « sujets », tous s’acharnent à trouver un petit peu de crédibilité, ce qui les oblige à contrecarrer l’Empereur. Surtout, aucun ne pardonne le ton sur lequel leur aîné s’adresse à eux, ses missives qui claquent, ses ordres qui ne souffrent pas le moindre retard ni bientôt la moindre observation, cette boulimie de conquêtes qui déstabilise l’édifice et le menace d’effondrement. Pour le subtil Talleyrand, « il y avait dans la puissance de Napoléon, au point où elle était parvenue, et dans ses créations politiques, un vice radical, qui me paraissait devoir nuire à son affermissement et même préparer sa chute. Napoléon se plaisait à inquiéter, à humilier, à tourmenter ceux qu’il avait élevés. Eux, placés dans un état perpétuel de méfiance et d’irritation, travaillaient sourdement à mieux nuire au pouvoir qui les avait créés et qu’ils regardaient déjà comme leur principal ennemi ».
La légende noire gagne du terrain. L’Empire rallie les peuples contre lui, en opposition avec lui : « Fils des Lumières, l’Empereur à force de “miracles brutaux” réveille contre les Lumières et rend moralement légitimes les fantômes furieux de l’Europe la plus archaïque », écrit Chateaubriand791. La grande idée moderne de nation, qui a sauvé la Révolution de l’invasion, fait des émules en Italie et en Allemagne. En simplifiant la carte de ces pays et en les dotant du Code civil, Napoléon a d’ailleurs favorisé ce mouvement unificateur. Conçu à dessein par l’Empereur, il est pourtant en train de se retourner contre lui. Sauf la poignée de grands nobles ralliés et la fraction de la bourgeoisie qui profite du Code civil, ancienne aristocratie et peuples souffrent de concert, même si leurs raisons sont différentes. Les nobles perdent leurs privilèges et avec eux leur statut et leur considération, les plus humbles leur indépendance et parfois leur vie s’ils ont le malheur d’être incorporés dans les contingents annuellement versés au maître de l’Europe. L’impôt humain, la paupérisation résultant du Blocus, les réquisitions pour des corps d’armée stationnés un peu partout, voilà leur quotidien.
Face à cette oppression, peuples et noblesses se retrouvent d’autant plus facilement qu’à la différence de la France, ils n’ont pas été divisés par la Révolution. Unis par leur foi, en Dieu et dans leur souverain, ils trouvent dans le patriotisme et la volonté de revanche les ferments d’une nouvelle alliance, regardant leur passé avec nostalgie, portés vers un avenir radieux d’une communauté retrouvée qu’ils imaginent par une victoire contre l’ogre qui aura la saveur de la vengeance après tant d’années de frustrations accumulées. Les rivalités séculaires entre Etats – Autriche contre Prusse pour la suprématie en Allemagne, Russie contre Angleterre pour la domination dans les Balkans – s’effacent devant la volonté de combattre la tyrannie napoléonienne. La contrer suppose de se hisser à la hauteur de l’adversaire, rattraper le retard militaire, séduire les peuples pour les jeter dans la balance. Bâties sur la conservation, les monarchies anciennes découvrent le mouvement et prennent des risques. Une chose était de trahir Napoléon dans les salons, une autre de convaincre des individus de « conspirer en plein vent », selon le mot du comte Ouvarov.
« De l’Allemagne »
Le 12 octobre 1809, Napoléon passe une revue à Vienne lorsqu’un jeune homme s’approche de lui, menaçant. Rapp, qui l’arrête, découvre sur lui un couteau. Interrogé, ce fils de pasteur nommé Staps répond avec une froide résolution qu’il voulait tuer l’oppresseur de l’Allemagne. Champagny a laissé le récit de l’entretien entre Napoléon et le régicide.
« Pourquoi vouliez-vous m’assassiner ?
— Parce qu’il n’y aura jamais de paix pour l’Allemagne tant que vous serez au monde.
— Qui vous a inspiré ce projet ?
— L’amour de mon pays.
— Ne l’avez-vous concerté avec personne ?
— Je l’ai trouvé dans ma conscience.
— Ne saviez-vous pas à quels dangers vous vous exposiez ?
— Je le savais ; mais je serais heureux de mourir pour mon pays.
— Vous avez des principes religieux ; croyez-vous que Dieu autorise l’assassinat ?
— J’espère que Dieu me pardonnera en faveur de mes motifs.
— Est-ce que dans les écoles que vous avez suivies, on enseigne cette doctrine ?
— Un grand nombre de ceux qui les ont suivies avec moi sont animés de ces sentiments et disposés à dévouer leur vie au salut de la patrie.
— Que feriez-vous si je vous mettais en liberté ?
— Je vous tuerais. »
La franchise du ton, l’absence absolue de doutes et de remords impressionnent Napoléon : « Il fit retirer tout le monde, et je restai seul avec lui, poursuit le ministre. Après quelques mots sur un fanatisme aussi aveugle et aussi réfléchi, il me dit : “Il faut faire la paix792.” » Staps, avant de tomber sous les balles, pousse un dernier cri : « Vive la liberté. Vive l’Allemagne ! Mort au tyran ! » Napoléon réalise-t-il qu’il assiste à la naissance d’une nation ? Il ne le semble pas. Le spectacle de la campagne de 1809 l’a rassuré. En dépit des appels de l’archiduc Charles à la régénération de l’Allemagne, la Prusse s’est tue, la Confédération du Rhin est restée fidèle. Sauf les coups de main de quelques officiers exaltés, les dociles populations n’ont pas répondu aux appels du Catéchisme des Allemands de Kleist793 ni aux injonctions de Arndt. Divisée en une kyrielle de peuples, l’Allemagne n’a plus de Saint Empire romain germanique pour incarner son unité. L’Aigle a maté l’Autriche et la Prusse, séduit Goethe à Erfurt, réformé ses institutions, bouleversé ses territoires par le Recès de 1803, la Confédération du Rhin et les nombreux traités passés depuis Austerlitz. « L’âme du monde » que le même Hegel appelle également « notre grand professeur de droit public » se flatte à travers la politique menée chez les Etats pilotes – Westphalie, grand-duché de Berg – de gagner ses populations aux vertus de notre modèle égalitaire et centralisé, garantissant l’ordre, la liberté religieuse et la propriété. Pourtant, sans le savoir, il a déjà tellement déçu. Par le Blocus et la conscription, il a montré aux peuples qu’il se sert d’eux, bien plus qu’il ne les sert. En frappant sans ménagements la Prusse et l’Autriche, l’Etat-nation protestant et l’empire catholique, il jette ces deux rivaux dans les bras l’un de l’autre. En simplifiant la carte, il pose les premières pierres d’une unité, sans soupçonner qu’elle va un jour se réaliser contre la France794.
Deux réactions complémentaires se développent. La première suscite la naissance d’une littérature nationaliste ; la seconde, politique, prend sa source en Prusse, l’Etat-nation guerrier coupé en deux par Tilsit, celui qui souffre le plus de l’occupation française et a le plus de raisons de se venger. Rencontre si rare de la pensée et de l’action, prolongement du verbe par la réalisation de réformes spectaculaires, entretenant l’espoir d’une régénération ; fusion de la réalité et du rêve, du possible enfin transcendé par l’imaginaire.
Le patriotisme littéraire naît toujours d’une humiliation. Le philosophe et historien Ernst Moritz Arndt découvre sa germanité par la rage ressentie au spectacle des débâcles de 1805 à 1809 qu’il appelle « le grand cataclysme » : « Ce fut, écrit-il, lorsque l’Autriche et la Prusse eurent succombé dans les combats, que mon cœur se prit à les aimer, elles et l’Allemagne, d’un amour véritable, et à haïr les Welches de toute la passion concentrée d’une haine profonde. C’est lorsque l’Allemagne en vint, par ses divisions, à n’être plus qu’un néant, que mon cœur embrassa son unité. » Car, martèle le même auteur : « La cause première de tous nos maux est le défaut d’unité. L’unité se fait par contrecoup de la conquête. Les Maures ont fait celle de l’Espagne, les Anglais celle de la France. Les Français feront celle de l’Allemagne795. »
Cette unité s’enracine dans un passé glorieux et se traduit par une langue commune. Il y a un esprit allemand, celui du Saint Empire romain germanique, âge d’or médiéval des Charlemagne et Frédéric de Hohenstaufen, vers lequel on se retourne pour mieux se ressourcer. Dès 1800, Frédéric Schlegel annonçait que l’esprit de l’Europe s’étant éteint « c’est en Allemagne que coule la source des temps nouveaux. Ceux qui y ont bu sont vraiment allemands [...]. Luttez loyalement comme des chevaliers dans la guerre sainte de l’Esprit ! ». Cet esprit allemand ne choisit pas ses références par hasard. A travers le Moyen Age, il célèbre des valeurs de transcendance et de sacrifice, une soumission de l’individu à un ordre supérieur. Ce premier romantisme prend sévèrement à partie les adeptes de l’Aufklärung, les Lumières allemandes, dont l’individualisme a dégradé la mystique unitaire. Joseph Hormayr, inspirateur de la révolte du Tyrol, directeur des archives des Habsbourg, publie un « Plutarque autrichien » destiné à faire connaître et admirer les grandes figures de son pays. Il prône la sainte alliance de la poésie et de l’histoire dans un article-manifeste intitulé Sur l’utilisation poétique de la matière historique, publié en janvier 1810796. Il s’agit, en les réunissant, de retrouver l’esprit premier de l’épopée, cette chanson épique à l’usage des peuples, de ranimer une flamme et de susciter des vocations. Le « patriotisme de culture » (Georges Lefebvre) s’affirme en s’opposant contre l’art classique, boursouflé et factice, contre la langue française, langue de cour qui souligne la décadence allemande. Contre l’universalisme des Lumières exporté par cette même France afin de coloniser l’Allemagne. En résumé, il faut revenir à la pureté et à la spontanéité des origines, au vieux conte populaire exhumé par le cénacle de Heidelberg. En enseignant « dans l’obéissance à la loi impérative du devoir, un acte dont la valeur est absolue », Kant a ouvert une autre voie vers la régénérescence. Tout comme son rival Herder, qui assimile chaque peuple à un être vivant, doté d’une âme et d’un esprit, ce Volkgeist qui fait de chacun un Allemand avant d’être un Prussien, Autrichien, Bavarois ou Saxon797. Il s’exprime par une longue histoire et une mémoire commune, forge ce supplément d’âme qui plie l’existence de chacun à un idéal plus grand que lui. Patriotisme à rebours de celui de la France, ouvert vers l’extérieur, universaliste. Celui-ci est plus frileux, replié sur lui, convaincu de sa supériorité : « L’esprit germain finira par vaincre l’esprit français », écrit Charles-François de Villers dès novembre 1806. Quand elle méprise l’Allemagne, la France s’attire toujours des réveils douloureux et des lendemains terribles. Napoléon ne le comprendra que trop tard. A l’été 1809, l’ensemble de la mouvance littéraire nationaliste se regroupe au sein de l’université de Berlin, fondée à l’initiative de Wilhelm von Humboldt, ministre de l’Instruction publique de la Prusse. Les héros littéraires de la régénération, Fichte, Schleiermacher ou Savigny y enseignent, attirant dans le giron prussien l’élite intellectuelle des petites cours allemandes, réalisant l’unité intellectuelle qui préfigure l’unité politique.
Du littéraire au politique, le pas est vite franchi avec la publication en 1807-1808 des Discours à la nation allemande de Fichte. En quinze leçons, le maître fustige l’abaissement de l’Allemagne et indique les voies à suivre pour la rénovation. Au moi individuel des Lumières cosmopolites, il oppose le « moi général et national de l’Allemand » : « On n’a plus conçu pour la vie humaine d’autre idéal que le bien-être, accuse-t-il. Chacun cherche à se caser dans la vie le plus confortablement possible, sans vouloir observer la solidarité qui le lie nécessairement à ses concitoyens et aux autres hommes, sans se demander s’il n’y aurait pas un meilleur usage à faire de la vie. Individualisme et par suite égoïsme, voilà le caractère de la morale dominante. » Contre cet esprit libéral et jouisseur, le temps est venu du sacrifice à la patrie afin de lui confier « l’hégémonie mondiale qui lui est destinée ».
Pour y parvenir, il faut substituer au « placide amour bourgeois pour la constitution et les lois [...] la flamme dévorante du patriotisme supérieur, ne voyant dans la nation que l’enveloppe de l’éternel, pourquoi le caractère noble se sacrifie avec joie, alors que le vulgaire, qui n’existe qu’en fonction du premier, se sacrifie par devoir798 ». La langue bien sûr mais aussi la religion et l’histoire doivent être préservées et enseignées, Fichte insistant particulièrement sur la centralité de l’éducation qui doit être rendue obligatoire afin de souder le peuple à sa patrie799.
« Evangile du pangermanisme800 », les philippiques fichtéennes constituent d’abord un manifeste unitaire : « Je m’adresse aux Allemands en général, à tous les Allemands sans exception. Je ne connais plus ces divisions malheureuses entre Allemands qui ont amené nos désastres. [...] Aucun pouvoir divin ni humain, aucune circonstance imaginable ne peut nous sauver. C’est nous-mêmes qui devons travailler à notre propre salut, sinon c’en est fait de nous. » Et de conclure : « Il faut ou périr ou combattre ; l’instant est décisif. » Sauf que l’on peut périr en combattant par les armes, comme l’a prouvé Iéna, ou tout simplement par les mots, comme l’a révélé l’exécution le 26 août 1806 du libraire Palm de Nuremberg, éditeur du premier pamphlet antifrançais d’envergure intitulé L’Allemagne en son humiliation la plus profonde. Selon Montgelas, Premier ministre francophile de la Bavière, cet acte aliéna à Napoléon « les sympathies de la classe des savants... et la plume de la plupart des écrivains se tourna désormais contre la France801 ».
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Mais si la censure peut ralentir, elle ne parvient jamais à anéantir la diffusion des idées. Pis, elle les radicalise et les rend insaisissables en les obligeant à avancer masquées. On diffuse dans la clandestinité tandis que l’on s’organise dans l’ombre. En avril 1808 est fondé le Tugendbund, « Ligue de la vertu ». Forte de plus de 700 membres, cette société, sous couvert d’exalter les vertus civiques, dénonce en réalité les élites profrançaises et constitue un réseau nationaliste qui formera les cadres du mouvement de libération en 1813. A l’image de Blücher, elle regroupe les plus grands noms de la noblesse prussienne, essaime dans la Confédération du Rhin, notamment en Westphalie où elle joue un rôle certain lors des troubles de 1809. On se regroupe également dans les sociétés de gymnastique fondées par Jahn802 ou dans des sociétés de « Tir et de lecture » de Berlin que côtoient Arndt et de nombreux écrivains. L’idole du nationalisme reste la courageuse reine Louise de Prusse, chef du parti de la guerre en 1806, morte de chagrin en 1810 après avoir dit : « Si l’on ouvrait mon cœur, on y lirait le nom de Magdebourg », cette place stratégique que Napoléon avait refusée de lui laisser à Tilsit.
Comme toujours le monde littéraire est à l’avant-garde. La Prusse, Etat-nation forgé par la guerre, monarchie militaire tendue vers la revanche, rêve de secouer le joug. Elle se trouve d’ailleurs dans un tel état qu’elle n’a plus grand-chose à perdre. Occupée, pressurée, diminuée de moitié, elle est depuis Tilsit sujette au bon plaisir impérial qui ne la laisse survivre que par attention pour Alexandre. Mais pour combien de temps ? « Un lambeau de souveraineté s’en va après l’autre et on nous serre ainsi doucement la gorge jusqu’à ce que nous étouffions », résume Gneisenau dans une lettre qu’il écrit au fils de Blücher le 22 octobre 1810.
Au bord de la ruine, elle va bénéficier du concours successif de deux hommes d’Etat : Stein et Hardenberg. Symboles du mouvement unitaire, les deux hommes ne sont pourtant pas prussiens d’origine : Stein appartient à une vieille lignée de barons du Saint Empire ; Hardenberg est hanovrien tout comme Scharnhorst, un des principaux artisans du redressement militaire803. Tous trois ont une même foi dans l’Allemagne, une même haine de la France, une même conviction que l’unité allemande ne peut être accomplie que par la Prusse. Tous trois ont médité sur le désastre d’Iéna. Ils en ont retenu la certitude d’une urgence de la réforme, non un vulgaire replâtrage mais une mutation qui doit s’inspirer des leçons de la Révolution française, tant politiques que militaires, pour les greffer sur cette monarchie usée, bloquée et bureaucratique, aux chefs vieillissants et à l’esprit flétri. Stein commence l’œuvre, Hardenberg la parachève, mais il s’agit bien du même esprit et de la même méthode804.
Au lendemain de Tilsit, Stein prend le pouvoir pour quatorze mois. Grand admirateur de Turgot, cet enfant de l’Ancien Régime, né en 1757, s’inspire des méthodes de son glorieux aîné dont il partage également le caractère intransigeant et irritable, sûr de lui et n’admettant pas la réplique. Turgot avait aboli les corvées pour libérer la paysannerie du joug des seigneurs et tenté une réforme provinciale afin de décentraliser le pouvoir et de faire émerger une classe nouvelle de dirigeants. Stein s’en inspire en émancipant les serfs805 et en établissant une réforme municipale d’envergure qui rend aux villes leur ancienne franchise et institue l’élection de conseils municipaux dotés d’une très large autonomie. Si l’on y ajoute l’abolition des privilèges dans le corps des officiers, la limitation des châtiments corporels et des justices seigneuriales, c’est tout le régime bureaucratique des castes, fondement de la monarchie prussienne, qui s’écroule806. Une table rase révolutionnaire certes, mais accomplie d’en haut au nom du monarque et orchestrée par son gouvernement. Ce que Turgot n’avait pas pu réaliser, lâché par Louis XVI en 1776, haï par la Cour, Stein est parvenu à l’opérer à la serpe et dans l’urgence, porté par le caractère sacral de sa mission. Il établit le mérite, réduit les privilèges, oriente chaque Prussien vers la défense de la patrie ; bref, il sert la monarchie en la régénérant et en lui évitant les spasmes populaires.
La veille de son départ, le 14 novembre 1808, il obtient une réforme politique et administrative d’envergure. L’influence de la Constituante, dont il utilise souvent les projets en les adaptant, s’y conjugue avec celle du Consulat. Le cabinet royal, organisme informe groupant de nombreux conseillers occultes, est dissous au profit d’un gouvernement réduit dirigé par un Premier ministre807. Les chambres provinciales disparaissent. Des présidents, équivalents de nos préfets, sont instaurés dans les provinces, assistés de nombreux conseillers spécialisés. La séparation entre l’administration et la justice se concrétise par l’établissement de tribunaux de district. Enfin, le nombre des fonctionnaires est considérablement réduit. Mérite, nationalité, verticalité, efficacité. Autant de préceptes napoléoniens assimilés et récupérés au profit de la Prusse. Stein y ajoute la touche turgotienne d’un pouvoir local élu afin de contrebalancer le poids de l’administration et assimiler les populations futures destinées à agrandir la mère patrie. Cette alchimie réussie entre autorité et fédération préfigure l’œuvre bismarckienne et plus largement l’histoire de l’Allemagne moderne.
Malheureusement pour lui, Stein ne peut déguiser longtemps sa haine pour Napoléon. En août 1808, une lettre de lui à un certain Wittgenstein est interceptée par la police française. Elle est accablante, le ministre n’y cachant pas son admiration pour la résistance espagnole et annonçant son intention d’entretenir des intelligences dans les provinces perdues à Tilsit, dans l’espoir d’y provoquer un soulèvement ultérieur. Napoléon, qui met alors la dernière main à la convention d’occupation, exige et obtient facilement sa tête. Il lui fait même l’honneur de lui concocter de Madrid un décret spécial le déclarant ennemi de la France et de la Confédération du Rhin, séquestrant ses biens et le décrétant d’arrestation808. Contraint à l’exil, Stein ronge son frein avant de rejoindre Alexandre Ier à l’ouverture de la campagne de 1812.
Après un bref intermède, Hardenberg lui succède en juin 1810. Le nouveau chancelier poursuit l’œuvre de son prédécesseur qu’il complète en décrétant l’égalité devant l’impôt, pendant d’une reconnaissance de l’égalité civile pour les Juifs et pour les paysans enfin admis à la propriété héréditaire, tandis qu’une énième réforme administrative ou la fondation de l’université de Berlin montrent que la Prusse entend aussi rivaliser avec le contre-modèle français jusque dans les esprits. Surtout, il surveille la réforme militaire. Les leçons d’Iéna sont enfin tirées avec l’épuration du haut commandement. Sur 143 officiers généraux en place avant Tilsit, il n’en reste que 8, dont Blücher, en poste en 1812. Une ordonnance d’août 1808 ouvre le corps des officiers aux non-nobles, établit une solde fixe, institue des examens et donne une part essentielle au mérite dans l’avancement. Autant de mesures inspirées par la Grande Armée à laquelle on emprunte également son caractère national et son organisation. Les mercenaires sont congédiés tandis qu’une forme dérivée de conscription est établie. Limitée à 42 000 hommes d’active par ses accords avec la France, la Prusse est obligée de biaiser pour établir le service militaire obligatoire. Pour former « tous ceux qui peuvent pisser contre le mur » (Scharnhorst), on établit un système original, rotatif et limité à un mois, ce qui permet d’entraîner plus de 100 000 hommes par an sans dépasser le quota fixé. Ce système dit des Krumpers permettra à chaque Prussien de rejoindre l’armée en 1813. En cachette de l’occupant, à sa barbe pourrait-on dire, une nouvelle armée nationale, ardente et avide de revanche, vient de naître.
La Prusse devient une poudrière, prête à exploser. Déjà, le mouvement pousse ses ramifications vers la Confédération du Rhin. Peuplée de Prussiens, la Westphalie s’agite. Le 5 décembre 1811, Jérôme s’inquiète ouvertement de l’esprit de ses peuples dans une longue lettre à l’Empereur : « La fermentation est au plus haut degré », constate-t-il d’emblée, avant d’ajouter : « On se propose l’exemple de l’Espagne et, si la guerre éclate, toutes les contrées entre Rhin et Oder seront le foyer d’une active insurrection. La cause puissante de ces mouvements n’est pas seulement l’impatience du joug étranger ; elle existe plus fortement dans la ruine de toutes les classes, les surcharges des impositions, contributions de guerre, entretien des troupes, passages des soldats, vexations répétées. Le désespoir des peuples, qui n’ont rien à perdre parce qu’on leur a tout enlevé, est à redouter. » Et le souverain d’insister sur la misère, liée à l’occupation française et aux rigueurs du Blocus, qui frappent toutes les classes et les soudent dans leur haine contre la France. Commandant la forte garnison de Danzig, le général Rapp, célèbre pour son franc-parler, s’alarme tout autant dans une lettre qu’il écrit à la même époque à Davout, son supérieur hiérarchique :
« La misère, qui va toujours en croissant, contribue beaucoup à augmenter l’humeur de toute l’Allemagne et, comme je l’ai dit plus haut, elle désirerait la guerre dans l’espérance de pouvoir secouer le joug. » La menace vaut tout autant pour l’allié saxon et la Westphalie : « Je ne suis pas un alarmiste et je n’aime pas à passer pour voir en noir, mais ce que j’avance est positif ; je surveille avec activité tout ce qui se passe en Allemagne, soit par le rapport des voyageurs, soit par la correspondance civile, et ceux qui tiennent un autre langage à l’Empereur ne le servent pas bien, ils lui cachent la vérité. »
Le « système d’univers809 » a déjà perdu l’Empire des cœurs. Il ne lui reste que la force et la peur, ce qui le place à la merci de la première défaite.
Le discordat
Cette poussée nationaliste profite d’un étonnant « renversement des alliances » : du sud au nord de l’Europe vassalisée, le christianisme hier symbole de sociétés figées accompagne désormais les aspirants à la liberté. Dans le même temps, Napoléon réussit l’exploit de coaliser contre lui les catholiques, majoritaires en Belgique, en Italie et en France, soit dans les territoires qui lui sont le plus attachés.
Comme l’intervention en Espagne, comme toutes les annexions menées depuis Tilsit, la perte de la souveraineté temporelle du pape est fille naturelle du Blocus – que Pie VII refuse d’appliquer – et de cette perte de lucidité politique – déjà relevée – qui affecte Napoléon depuis Tilsit. Déjà refroidi par les articles organiques, qui ont affaibli le clergé en le plaçant plus étroitement sous la coupe du gouvernement810, Pie VII n’a que très modérément apprécié l’indifférence insultante avec laquelle Napoléon a écarté ses revendications territoriales, formulées au moment du sacre811. L’occupation d’Ancône en octobre 1805 l’a tellement exaspéré que sa lettre, reçue à la veille d’un Austerlitz incertain, a choqué Napoléon qui l’a interprétée comme un coup de poignard dans le dos :
« Nous vous le disons franchement ; depuis notre retour de Paris, nous n’avons éprouvé qu’amertume et déplaisir, nous ne trouvons pas chez Votre Majesté le retour de sentiments que nous nous croyions en droit d’attendre de sa justice. »
La riposte de l’Empereur, en février 1806, est sans appel : « Votre Sainteté est souveraine à Rome, mais j’en suis l’Empereur. Tous mes ennemis doivent être les siens. » Entre escarmouches verbales, lettres rendues publiques et coups de force s’est alors mis en place le scénario de la rupture entre les deux hommes. Napoléon exige l’expulsion des sujets ennemis – russes, anglais et sardes – de Rome, l’entrée en vigueur du Blocus, la déclaration de guerre à Albion et le renvoi du cardinal Consalvi, notoirement francophobe. Le 21 mars 1806, le pape répond à Napoléon avec un mélange d’ironie et de raideur qu’il « n’existe pas d’Empereur de Rome, il ne peut pas en exister sans que le Souverain Pontife soit dépouillé de l’autorité souveraine qu’il exerce seul à Rome ». Peu sensible à l’humour pontifical, Napoléon réplique par la manière forte. La Grande Armée occupe Civitavecchia en mai 1806, les Marches puis le littoral adriatique des Etats pontificaux en 1807. Sans consulter le pape, il attribue les principautés de Ponte-Corvo et Bénévent, fiefs du Saint-Siège enclavés dans le royaume de Naples, à Bernadotte et à Talleyrand, le fossoyeur du clergé à la Constituante, l’évêque apostat haï par l’Eglise en général et par Pie VII en particulier, qui ne lui pardonne pas, de surcroît, d’avoir essayé de faire échouer le Concordat. L’Empereur, après Friedland, ne se contient plus. Déjà, dans une lettre écrite à Eugène le 22 juillet 1807, il menace Rome d’invasion et le pape de déposition : « Mon fils, j’ai vu dans la lettre de Sa Sainteté, que certainement elle n’a pas écrite, qu’elle me menace. [...] Cette ridicule pensée ne peut appartenir qu’à une profonde ignorance du siècle où nous sommes ; il y a une erreur de mille ans de date. Le pape qui se porterait à une telle démarche cesserait d’être pape à mes yeux. Je ne le considérerais que comme l’Antéchrist envoyé pour bouleverser le monde et faire du mal aux hommes. [...] Je tiens ma couronne de Dieu et de la volonté de mes peuples812. »
En novembre 1807, Pie VII accepte enfin le Blocus, croyant solder la querelle et conscient aussi que le Concordat reste un acquis majeur813. L’Aigle révèle alors sa mauvaise foi en exigeant l’impossible, soit que le pape s’engage « à faire toujours cause commune avec l’Empereur contre tout ennemi de la France ». Evidemment, Pie VII, comme n’importe quel chef d’Etat, ne peut souscrire un pareil engagement humiliant et qui lui ôterait toute liberté pour l’avenir.
Le 2 février 1808, un nouveau pas dans l’escalade est franchi avec l’occupation de Rome par les troupes du général Miollis. Napoléon établit ainsi un protectorat de fait, prélude à l’annexion. Jusqu’en juillet 1809, il n’ose pourtant s’y résoudre, craignant sans doute de perdre le soutien des catholiques, tentant de fléchir Pie VII en le poussant à renoncer pacifiquement à ses Etats.
Les deux souverains s’abusent réciproquement sur les intentions de l’autre. Le pape croit que Napoléon n’osera pas aller jusqu’au bout, tant par égard pour sa personne qu’en raison de l’attachement manifesté par les Français lors de son voyage en 1805814. Il sait son clergé fidèle, l’ultramontanisme en progression depuis le Concordat qui a affirmé sa primauté spirituelle. Annexer Rome violerait la papauté dans son fondement alors le plus essentiel : cette souveraineté temporelle indispensable au libre exercice de son magister. Par crainte de l’excommunication, Napoléon recule, encore. Mais il doit maintenant choisir entre le rêve italien et le divorce avec la religion dominante qui lui a apporté un soutien sans faille depuis Brumaire. Le choix se posera à peu près dans les mêmes termes à Napoléon III cinquante ans plus tard. Or, Napoléon se leurre. Sûr de son ascendant sur le pape, il croit toujours pouvoir le rallier à ses vues, l’amener à Paris ou à Avignon, richement doté, somptueusement traité avec les égards dus à son rang. Il prend à tort la bonté du pape pour de la faiblesse. Grave erreur d’analyse qui le porte, comme toujours depuis Erfurt, à voir la réalité telle qu’il la désire mais non telle qu’elle est. Il n’a pourtant pas manqué d’avis salutaires. Son ambassadeur Alquier l’a notamment mis en garde815 tout comme son oncle le cardinal Fesch qui lui adresse une lettre pressante, signalant « l’inquiétude générale dans le clergé » et la haine de certains fidèles à son encontre. Napoléon lui répond plus méprisant que jamais : « Je vous prie, lorsque vous m’écrivez, de prendre garde à ce que vous me dites ou de vous dispenser d’écrire... Je n’y ai vu [dans votre lettre] que l’effet d’une imagination en délire et je conseille à vous et à ceux qui se créent des monstres qui n’existent que dans leur imagination de prendre des bains froids. »
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Il ne peut y avoir d’Empire d’Occident sans la Ville éternelle, symbole de l’Empire romain et de la chrétienté. César et Charlemagne ! C’est de Vienne, le 17 mai 1809, que Napoléon résilie la donation faite par « Charlemagne, empereur des Français et notre auguste prédécesseur aux... évêques de Rome816 ». Rome devient seconde ville de l’Empire, Pie VII bénéficiant d’une dotation de deux millions. Le pape réagit par une bulle d’excommunication quum memoranda qui frappe les fauteurs et exécuteurs de l’attentat, sans oser toutefois désigner nommément l’Empereur. Neuf jours après, celui-ci écrit à Marmont : « C’est une excommunication qu’il a portée contre lui-même. Plus de ménagements ; c’est un fou furieux qu’il faut enfermer. » Mais il ne donne pas l’ordre formel de l’arrêter. Sauf qu’en se laissant aller à de telles extrémités, un prince s’expose toujours au risque d’être pris au mot. Cela ne manque pas : le général Radet capture le pape le 6 juillet 1809, après avoir défoncé les portes du Quirinal à coups de hache. Il se retrouve soudain devant l’homme en blanc, dont la douceur et l’aménité ont frappé tous les contemporains. Tout de même un peu gênée, la brute galonnée se reprend et lui demande de renoncer à toute souveraineté temporelle. Magnifique de dignité, le pape articule la célèbre réplique : « Nous ne pouvons céder ni abandonner ce qui n’est pas à nous. Le temporel appartient à l’Eglise, nous n’en sommes que l’administrateur. L’Empereur pourra nous mettre en pièces, mais il n’obtiendra pas cela de nous. » Radet lui signifie alors qu’il va devoir l’emmener sans attendre. « Voilà donc la récompense de ma longue condescendance envers l’Empereur et l’Eglise de France. Peut-être à cet égard ai-je été coupable devant Dieu et c’est Lui qui me veut punir. Je me soumets avec humilité », s’incline Pie VII. Jeté dans un carrosse, il parvient en Savoie au terme d’un long et pénible voyage qui indigne tous les fidèles.
Comme dans l’affaire du duc d’Enghien, Napoléon couvre ses subordonnés et endosse seul la responsabilité d’un acte qui porte la crise à son paroxysme et consomme la rupture817. Refusant de traiter tant qu’il demeure en captivité, Pie VII riposte par la seule arme qui lui reste : la grève de l’institution canonique, seule apte à investir les nouveaux évêques. Incapable de le fléchir, Napoléon s’emploie à l’isoler des fidèles et le rapproche de sa personne en le faisant venir à Fontainebleau début 1812. Privé de papiers, plumes et encre afin de ne plus correspondre, séparé de ses conseillers, le pape se réfugie dans la résistance passive. Plutôt que le déposer, ce qui serait aller au schisme, l’Empereur redécouvre les vertus oubliées du gallicanisme. En 1810, la déclaration des Quatre Articles, édictée par Bossuet en 1682, est déclarée loi d’Empire. Plusieurs mesures répressives sont prises à l’encontre des missions et des séminaristes818. Contestant la validité devant Dieu du divorce avec Joséphine et du remariage avec Marie-Louise, treize cardinaux refusent d’assister à l’office religieux célébré par le cardinal Fesch. Napoléon les exile derechef en province sous la surveillance de la police et les prive de leurs habits rouges, d’où leur célèbre surnom de « cardinaux noirs ». A la fin de l’année, d’Astros, le vicaire général capitulaire de Paris, est destitué et mené à Vincennes pour ne pas avoir communiqué un bref du pape qui condamnait la nomination du napoléonâtre cardinal Maury à l’archevêché de Paris. Le cousin de D’Astros, Portalis, qui avait gardé le secret sur l’affaire, est chassé du Conseil d’Etat, dont il est membre, après avoir subi une scène terrible.
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La gravité de la crise continue à être ignorée de l’opinion. Le Concordat reste en vigueur et le clergé demeure en apparence fidèle. Tous les prêtres français apprennent le très officiel catéchisme impérial, inspiré de Bossuet. Promulgué en août 1806, il contient une exégèse particulièrement édifiante du quatrième commandement : « Tu honoreras ton père et ta mère. » Etendu aux devoirs des inférieurs envers leurs supérieurs, il préconise une obéissance absolue à Napoléon :
« Demande : Quels sont les devoirs des chrétiens à l’égard des princes qui les gouvernent, et quels sont en particulier nos devoirs envers Napoléon Ier, notre Empereur ?
Réponse : [...] Nous devons en particulier à Napoléon Ier, notre Empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l’Empire et de son trône ; nous lui devons encore des prières ferventes pour son salut et pour la prospérité spirituelle et temporelle de l’Etat.
Demande : Pourquoi sommes-nous tenus de tous ces devoirs envers notre Empereur ?
Réponse : C’est premièrement, parce que Dieu, qui crée les Empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre Empereur de dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, l’a établi notre souverain, l’a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre Empereur est donc honorer et servir Dieu même. »
Suit un rappel de la soumission traditionnelle de l’Eglise aux pouvoirs établis.
« Demande : N’y a-t-il pas de motifs particuliers qui doivent plus fortement nous attacher à Napoléon Ier, notre Empereur ?
Réponse : Oui : car il est celui que Dieu a suscité dans les circonstances difficiles pour rétablir le culte public de la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l’ordre public par sa sagesse profonde et active ; il défend l’Etat par son bras puissant ; il est devenu l’oint du Seigneur par la consécration qu’il a reçue du souverain pontife, chef de l’Eglise universelle.
Demande : Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leur devoir envers notre Empereur ?
Réponse : Selon l’apôtre saint Paul, ils résisteraient à l’ordre de Dieu même, et se rendraient dignes de la damnation éternelle819. »
Chaque 15 août, la France continue de faire sonner les cloches pour la Saint-Napoléon ; les évêques prônent inlassablement les bienfaits de la conscription et la nécessaire fidélité à l’Empereur, jouant à la perfection ce rôle de « préfets violets » que leur a destiné Fouché. Et pourtant, là comme ailleurs, un petit vent de fronde se lève, ébranlant les bases de cette « religion gendarme820 » chère à l’Empereur. Le silence hostile de Pie VII, les cardinaux noirs, l’excommunication que les royalistes les plus zélés ne manquent pas de rendre publique : autant de signaux d’une fracture prochaine. Pour sortir de l’impasse, Napoléon convoque un concile en 1811. Les chefs de l’Eglise de France, s’ils lui font allégeance, n’en protestent pas moins dès l’ouverture de leur fidélité au souverain pontife et soumettent leurs décisions à son approbation821. Début 1813, Napoléon connaîtra un ultime échec en tentant de négocier directement un nouveau concordat avec le pape. D’abord subjugué par la faconde oratoire de son cher fils, Pie VII acceptera avant de se rétracter. Il refusera tout autant de sacrer Marie-Louise et l’Aiglon, ce « roi de Rome » dont le titre seul lui est une offense.
S’il est bien difficile, compte tenu du manque de documents, d’évaluer l’évolution exacte de l’opinion catholique, nul ne doute cependant qu’elle ne soit majoritairement devenue hostile. « Pie se tache », honni pour avoir sacré l’usurpateur, redevient populaire au sein de la nébuleuse contre-révolutionnaire. Son « martyr » galvanise la résistance de la très catholique Espagne et avive l’hostilité des autres monarques. Le « discordat » heurte, pour ce qu’ils peuvent en connaître, les fidèles et le clergé. Beaucoup regardent à nouveau avec sympathie du côté royaliste. Les Chevaliers de la foi, association secrète qui orchestrera le ralliement de Bordeaux à Louis XVIII en 1814, naît de l’invasion de Rome et inaugure son activité en répandant sous le manteau la bulle d’excommunication en 1809. La légitimité impériale s’en trouve amoindrie, à commencer par le sacre. La brutalité de la spoliation de Rome renvoie au précédent de Bayonne. Elle accrédite l’image d’un Napoléon incapable de s’arrêter, menteur et tyrannique, violant les traités et la parole donnée. Pour beaucoup, il incarne désormais l’Antéchrist, Satan moderne envoyé pour susciter le mal et bouleverser la civilisation. Insensiblement, le pacte de Brumaire, la paix et l’ordre, se déchire. Napoléon devient l’homme du désordre, irascible et imprévisible, qui n’écoute plus personne et que l’on ne peut plus arrêter. La crise de confiance s’ajoute à la crise de croissance pour générer un mal-être inédit : « La nation se fatiguait comme l’Europe », résume Pierre Larousse.