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Le reniement

« Un de ses regrets les plus vifs et les plus constants était de ne pas pouvoir invoquer le principe de la légitimité comme base de sa puissance. Peu d’hommes ont plus profondément senti que lui comme l’autorité, privée de ce fondement, est précaire et fragile, et combien elle prête le flanc aux attaques. »

METTERNICH,
Mémoires.

 

 

« Je suis moralement sûr qu’avant deux ans, nous aurons la guerre avec celle des deux puissances dont l’Empereur n’aura pas épousé la fille. Or une guerre avec l’Autriche ne me cause aucune inquiétude, et je tremble d’une guerre avec la Russie ; les conséquences en seraient incalculables. »

CAMBACÉRÈS,
propos
tenus en 1810.

Le choix

Cinq ans après le sacre, cinq mois après Wagram, Napoléon règne sur un immense empire dont nous avons souligné la précarité. Mais cette précarité tient aussi au caractère particulier d’un fondateur qui, à quarante ans, n’a toujours pas de successeur, sachant que ses frères ne peuvent en faire office. Que Napoléon meure au combat ou dans son lit et tout l’édifice s’écroule. Aussi le conquérant finit-il par se résoudre au divorce, après deux ans de tergiversations : « Ma destinée l’exige », commente-t-il. L’Autriche consentante, il épouse « un ventre » comme il le dit lui-même avec une vulgarité cynique qui vérifie le jugement lancé par Argenson un siècle auparavant : « Les sentiments des princes sont à l’enchère de leurs intérêts. » Le choix de l’archiduchesse Marie-Louise, fille de l’empereur François, est tout sauf innocent. D’un point de vue intérieur, il paraît, dans la lignée du sacre et de l’instauration d’une noblesse, confirmer le nettoyage des racines révolutionnaires. Le doute devient certitude quand Fouché est renvoyé du ministère de la Police et que l’ancienne aristocratie commence à dominer la cour impériale. D’un point de vue extérieur, il porte en lui la rupture avec la Russie sans lui amener une alliée fiable en échange. Napoléon, avide de légitimité, a beau se croire conforté par le pacte de sang passé avec les Habsbourg, l’Europe des rois continue à le considérer comme un parvenu dont il faut se débarrasser au plus vite. En sacrifiant une génisse au Minotaure, selon l’expression célèbre attribuée au prince de Ligne, Metternich n’a fait que gagner du temps dans l’attente de la revanche. « Louvoyer et composer avec le vainqueur jusqu’au jour de la délivrance commune », comme il l’écrit lui-même dans ses Mémoires822.

 

Une fracture supplémentaire se dessine avec son peuple. Le divorce avec Joséphine le déçoit, le mariage avec la nièce de Marie-Antoinette l’irrite, tant l’« Autrichienne » a laissé un souvenir détestable. Norvins, pourtant venu du sérail royaliste, n’hésite pas à écrire qu’il y « avait mésalliance pour le héros de la République et le dominateur de l’Europe à prendre une épouse où la prenaient les autres souverains ; que sa grandeur était, comme son génie, sans tradition, et que ce mariage autrichien lui enlevait à la fois ce qu’elle avait d’original et de national823 ».

Les Français espèrent qu’au moins les charmes de sa nouvelle épouse et une paternité promise l’inciteront à régner en paix. Le rêve d’un nouvel Amiens illumine un dernier instant l’horizon. Ami du tsar, gendre des Habsbourg, neveu par alliance de Louis XVI, dominant le continent dont les portes se ferment à Albion, que lui reste-t-il à conquérir qui vaille, pour ses sujets, le prix du sang ? C’est bien mal le connaître. Si son mariage le retient d’aller en Espagne, laissant échapper l’occasion décisive de détruire Wellington, il procède au nom du Blocus à de nouvelles annexions824.

Parmi ses proies, le grand-duché d’Oldenbourg appartient au beau-frère du tsar. En violation de Tilsit, Napoléon le saisit, donnant à Alexandre l’occasion de rompre une alliance dont il a épuisé les bienfaits pour n’en plus subir que les servitudes : ruine de son économie, hostilité de sa Cour, renaissance de la Pologne. Plutôt que de négocier, Napoléon relève le gant et choisit la rupture. Au zénith de son règne, il remet à nouveau son sort au hasard des batailles, consumé par la passion de la guerre, entraîné par un fatalisme qui le pousse à s’en remettre au destin, porté par l’étoile, mais rongé par le doute, perpétuellement insatisfait, avide de courir au-devant de l’avenir, obsédé au fond par l’écriture d’une page supplémentaire de son roman personnel et d’entrer ainsi vivant dans la légende de l’humanité comme Alexandre, César ou Hannibal.

 

« Plus l’homme est placé haut sur l’échelle sociale, plus le réseau de ses relations avec les autres hommes est étendu, plus il possède d’autorité sur les autres et plus il apparaît que chacun de ses actes est prédéterminé et inévitable.

« Le roi est l’esclave de l’histoire.

« L’histoire, c’est-à-dire la vie inconsciente, grégaire, la vie de la ruche humaine, utilise à ses propres fins chaque instant de la vie des rois825. »

La vision providentialiste de Tolstoï, matricielle de Guerre et Paix, exprime le tragique de la solitude impériale, d’une lutte inégale entre la résistance des conservatismes et la faiblesse de l’individu lorsqu’il tente de bouger les lignes pour laisser sa trace, à la fois condamné par le contexte et les forces profondes. En se hissant à la hauteur d’Alexandre, Napoléon défie le destin, surclasse les hommes et tutoie les dieux. Mais, emporté par sa vision, il néglige le réel et s’expose chaque jour davantage. La fragilité de la gloire provoque l’accélération de la chute.

La crise de l’opinion

Napoléon sent-il son peuple se détacher de lui ? Obsédé par le Blocus, emporté par son système, il ne le semble pas. Bien sûr, ce voyant conserve des éclairs de lucidité. « Que pensez-vous qu’on dirait de moi si je venais à mourir ? » demande-t-il un jour brusquement à son entourage. Pris de court, celui-ci répond naturellement par un concert mêlant regrets et flagorneries. « Point du tout, interrompt-il, on dira : ouf826 ! » Malheureusement, le pouvoir isole et, pour paraphraser Montesquieu, le pouvoir absolu isole absolument. A l’exception des rapports de police, eux-mêmes tronqués, Napoléon est aveugle sur l’évolution d’une société privée par ses soins de toute liberté d’expression827. L’enthousiasme indemne de l’armée et la servilité de la Cour lui renvoient le miroir d’un peuple aimant et d’une aristocratie soumise. Il n’en demande pas plus. Talleyrand parti, dont il attribue la volonté pacifique à l’aigreur de sa disgrâce, personne n’ose plus en sa présence contester le bien-fondé de ses actes. D’une assurance en lui-même qui frise l’arrogance, il croit – l’exemple de Pie VII est édifiant à cet égard – pouvoir facilement contourner les difficultés. Pourtant, la conscription coûte trop cher et la crise économique de 1810, résultant du Blocus, traduit une inquiétude générale et une crise de confiance.

 

Avec la guerre d’Espagne, non seulement le régime prélève tout le contingent – un homme sur quinze dans les campagnes, un sur sept dans les villes –, mais il taxe désormais à la fois en prélevant par anticipation et en effectuant des rappels sur les anciennes classes. Plus personne ne se sent à l’abri, d’autant plus qu’avec la saignée ibérique et les campagnes meurtrières de 1809, les pertes augmentent sensiblement. En 1808, la Grande Armée atteignait 500 000 hommes ; l’effectif va progressivement doubler jusqu’à atteindre le chiffre fatidique d’un million au printemps 1813.

Après une pause de quelques mois, les nouvelles annexions et la préparation de la campagne de Russie marquent en effet un nouveau stade828. « Il est visible, dès 1807, que l’équilibre se rompt entre les exigences de Napoléon et les possibilités du pays, estime Jean Morvan. Il suffit d’être ouvrier de l’Etat pour être enrégimenté, d’être un homme pour être requis, d’être un enfant pour marcher au son du tambour. » L’égalité, qui conditionne la conscription et lui confère sa légitimité, se trouve violée en faveur des notables qui peuvent s’acheter un remplaçant829 ou, moyennant un appui sérieux de la Cour, être exemptés. La Grande Armée est d’abord une troupe de paysans, poids démographique oblige, que l’Empereur vante pour leurs qualités propres : « Nous voulons avoir de bons paysans, c’est ce qui fait la force des armées, et non des garçons perruquiers, qui sont accoutumés à se traîner dans la boue des villes830. » Pourtant, l’effort demandé devient insoutenable : 1 600 000 hommes sont appelés durant la période831. Autant de bras qui manquent aux champs. Autant de guerres, chaque année plus coûteuses, alors qu’on n’en comprend plus l’utilité. Mourir pour sauver la patrie, oui. Pour préserver le pauvre Joseph, le médiocre Jérôme ou pour violenter le saint-père, non. Si la confiance dans le génie de l’Empereur demeure entière, sa popularité décline. Or, les ruraux, en raison de la hausse de leur niveau de vie, de l’ordre retrouvé et de la garantie des biens nationaux, forment, avec l’armée, la colonne vertébrale de l’Empire. Mères et épouses s’inquiètent et pleurent. « Vous avez presque partout, dans les femmes, des ennemies déclarées », confiera Miot de Mélito à l’Empereur en 1815. Répondant à la hausse de la conscription, réfractaires et déserteurs se multiplient. Disparition des registres de baptême, doublement des mariages – le plus souvent blancs –, mutilations volontaires, corruption de médecins militaires, tout est bon pour échapper à la faux du destin. En 1811, le nombre de réfractaires atteint le chiffre symbolique de 100 000 hommes. Dans certains départements, il faut envoyer des garnisaires qui s’installent chez les parents des réfractaires et vivent à leurs dépens pour forcer les fils rebelles à rejoindre les rangs. Des colonnes mobiles sillonnent les départements pour les traquer : 63 000 hommes sont attrapés de la sorte entre 1810 et 1812832. Certains de mourir, les plus hostiles se groupent en bandes armées et rançonnent pour survivre, combattant pour ne pas avoir à combattre. La politique répressive du gouvernement exaspère et provoque par ricochet une flambée d’antimilitarisme, révélant le fossé qui se creuse entre la conquête et la nation, le pays et l’Empereur.

*

La crise économique dégrade encore le climat. Elle détache de l’Aigle les rentiers, les patrons des industries nouvelles, le textile par exemple et ses 150 000 ouvriers, et plus particulièrement les commerçants, victimes principales du Blocus. Le rétrécissement des échanges d’une part, les bouleversements incessants de la carte européenne de l’autre, créent un climat général d’insécurité qui alarme Sismondi : « Les lois financières de la France et de tous les pays soumis à son influence n’ont, depuis quelque temps, aucune stabilité », déplore-t-il. Or « les spéculations du commerce sont fondées sur l’ordre actuel, quel qu’il soit, et sur la croyance à sa durée, et chaque secousse qu’éprouve cet ordre produit un bouleversement dans les fortunes, la ruine des entreprises mercantiles et un découragement universel », ajoute ce grand économiste, proche de Mme de Staël833.

L’augmentation de la production française, voulue par Napoléon pour inonder l’Europe de nos produits, se retourne vite contre nous maintenant que l’Europe est exsangue en hommes comme en argent. La fermeture du marché russe en décembre 1810 aggrave les difficultés, surtout qu’elle se télescope avec une crise traditionnelle de subsistances. Les villes portuaires souffrent horriblement à l’image de Bordeaux et de Marseille qui perdent respectivement en dix ans 23 000 et 15 000 habitants, faute de produits coloniaux, notamment le café et le sucre, et de débouchés, quand le volume des exportations baisse de 15 % en une seule année, 1812. Les faillites se comptent par milliers ; à Paris, un ouvrier sur trois est sans emploi ; le prix du blé augmente : « Nous étions gorgés de gloire et nous mourions de faim », résume Thibaudeau, qui était alors préfet de Marseille.

 

Napoléon réagit en mettant l’Etat au service de son industrie. Comme lors de la première alerte de 1805, qui avait pris fin avec la nouvelle d’Austerlitz, il multiplie les grands travaux834 pour donner du travail aux chômeurs, veille au maintien du prix du blé à Paris et fait distribuer des soupes populaires aux plus démunis. Il franchit un pas supplémentaire en étendant le système de licences, ballon d’oxygène pour les ports, et en prêtant massivement aux capitaines d’industrie, les Richard Lenoir, Wendel, Ternaux et autres Oberkampf. Ces remèdes ne résolvent pas le mal, trop fort, trop profond. Comme toujours, l’économie reflète la confiance et celle-ci fait défaut. Accélérée par les échecs extérieurs, la dépression dure jusqu’en 1815, provoquant un effondrement de la rente qui pèsera lourd dans l’abandon des notables835. Quelques révoltes sporadiques éclatent même, par exemple à Caen début 1812. Impitoyablement réprimées, elles cessent aussitôt. Elles n’en témoignent pas moins d’un climat dégradé que reflète également la morosité des Parisiens lors des cérémonies du baptême du roi de Rome836.

Venu assister à ce qui sera la dernière grande cérémonie du règne, Miot de Mélito témoigne du contraste entre la hautaine solitude du maître et la servilité de ses entours : « Jamais, écrit-il, les Tuileries n’avaient vu déployer plus de pompe et de magnificence. Jamais un plus grand nombre de princes, d’ambassadeurs, d’étrangers de premier rang, de princes de l’Eglise, de ministres, de magistrats, de généraux, brillants d’or, de pourpre et de pierreries, chamarrés d’ordres et de cordons de toutes les couleurs, n’avait offert plus d’hommages obséquieux ni mendié jadis à Versailles avec plus d’empressement la faveur d’un mot ou d’un regard. L’Empereur, au milieu de tous, semblait seul libre et sans contrainte. D’un pas assuré, il traversait ce flot de courtisans qui s’écartaient avec respect devant lui. D’un coup d’œil, il transportait de joie ou foudroyait ceux qu’il approchait ; et s’il daignait parler, l’heureux mortel à qui il s’adressait, la tête inclinée, l’oreille tendue, osait à peine respirer ou répondre. » A l’exception de la troupe où la flamme demeure vive, notamment au sein de la Garde, la froideur de la foule frappe les observateurs. Napoléon a perdu en popularité ce qu’il a gagné en puissance.

 

Sauf la conquête, l’Empire, en la personne de son fondateur, souffre de ne plus indiquer d’horizon mobilisateur, de ne plus avoir de sens. Le pacte de Brumaire, l’ordre et la paix, a depuis longtemps disparu. La guerre semble sans fin, aggravant un despotisme tracassier pesant pour tout le monde. La compression des libertés se poursuit, comme l’atteste le durcissement du Code d’instruction criminelle ou un décret du 3 mars 1810 qui restaure les prisons d’Etat de sinistre mémoire. L’impression d’un retour à l’Ancien Régime se confirme avec l’instauration d’une nouvelle direction générale de l’Imprimerie et de la Librairie, en charge de la censure. La limitation du nombre d’imprimeurs s’accompagne entre 1810 et 1811 d’une nouvelle réduction des journaux à un par département et quatre pour Paris837. Tchernichev, l’espion russe dépêché par Alexandre auprès de Napoléon, écrit à son maître le 18 décembre 1811 : « Napoléon est devenu plus méfiant et ombrageux que jamais ; personne n’ose plus lui parler franchement, ni ne connaît au juste le fond de sa pensée ; tout le monde le redoute ; personne ne l’aime ; tous à peu près s’accordent à dire que, tant qu’il vivra, il n’y aura ni paix ni bonheur à espérer. » Point de vue naturellement outré mais qui n’en reflète pas moins le désamour, voire l’exaspération, d’une grande partie des ministres et des maréchaux. Riches et célèbres, ces « profiteurs de guerre » veulent jouir en paix de leurs hôtels et dépenser leurs fortunes. La peur de perdre l’emporte maintenant chez eux sur l’envie d’accumuler. Là comme partout, l’esprit bourgeois supplante l’esprit de conquête et mine l’esprit de service.

Le neveu de Louis XVI

Depuis Tilsit, Napoléon pense au divorce. Le clan l’y pousse ainsi qu’une partie croissante de sa cour. Jusqu’alors, il n’a pas voulu entendre. Si les feux de la passion sont éteints depuis le Consulat, la complicité avec Joséphine perdure, la reconnaissance aussi pour celle qui lui a donné foi en lui-même et l’accompagne fidèlement depuis le début de l’aventure. L’étoile de Lodi est aussi celle de la belle créole. Superstitieux, Napoléon répugne à rompre un lien sacré, à congédier celle qui joue à la fois le rôle de confidente privilégiée, d’amie et de maîtresse ; la femme frivole dont le luxe et le bon goût ennoblissent sa cour, dont la bonté gagne les cœurs. Pour conjurer l’inévitable, ne l’a-t-il pas sacrée de ses propres mains ?

D’ailleurs, il a longtemps douté de sa capacité à avoir des enfants alors que Joséphine, elle, en a eu deux de son premier mariage838. Pour le retenir, elle n’a pas hésité à l’en persuader, allant jusqu’à le faire savoir à la Cour. De peur qu’il se détourne et découvre la vérité, elle se transforme en marâtre qui surveille en secret sa chambre à coucher, souffrant jusqu’au martyre de ses aventures avec les belles de la Cour. De temps à autre, avec la complicité de Murat, il s’échappe en silence rejoindre la maîtresse de l’heure. Mme Duchâtel, célèbre pour sa beauté, tient un moment le rôle, n’hésitant pas à témoigner de son agréable surprise en éclatant de rire : « Eh ! Eh ! L’Impératrice dit que vous n’êtes bon à rien, que c’est comme de l’eau... » On imagine la fureur de l’intéressé : Bonaparte, bon à rien839 ! Il tempête puis se calme, finalement amusé par les manœuvres de Joséphine, jouissant de sa jalousie, car elle le flatte.

Or, en décembre 1806, il apprend qu’il peut être père. Eléonore Denuelle, une de ses conquêtes, donne naissance à un fils, le futur comte Léon, dont la ressemblance avec Napoléon sera saisissante. Le principal argument contre le divorce vient de s’effondrer. Quelques semaines plus tard, Napoléon tombe amoureux de Marie Walewska, jeune aristocrate polonaise qui elle aussi lui donnera bientôt un fils. L’idylle polonaise lui prouve qu’il peut en aimer une autre, donc que le lien charnel avec Joséphine s’est rompu. Son impatience à séduire sa nouvelle conquête se traduit par des billets qui renouent avec le ton enflammé de la campagne d’Italie : « Je n’ai vu que vous, je n’ai admiré que vous, je ne désire que vous. Une réponse bien prompte pour calmer l’impatiente ardeur de Napoléon. » Poussée par toute la noblesse de son pays, Marie répugne à se livrer. Elle ne fait qu’exacerber le désir de Napoléon : « Il y a des moments où trop d’élévation pèse, et c’est ce que j’éprouve, lui écrit-il. Comment satisfaire le besoin d’un cœur épris qui voudrait s’élancer à vos pieds et qui se trouve arrêté par le poids de hautes considérations paralysant le plus vif des désirs ? Oh ! Si vous vouliez ! [...] Oh ! Venez ! Venez ! Tous vos désirs seront remplis. Votre patrie me sera plus chère quand vous aurez pitié de mon pauvre cœur. » Marie cède pour la Pologne avant de s’attacher pour de bon et de lui vouer une fidélité touchante qui se manifestera aux heures sombres840.

 

Le 5 mai 1807, le fils aîné d’Hortense et de Louis meurt brutalement du croup. C’est le dernier coup du sort réservé à Joséphine, Napoléon ayant depuis longtemps songé à adopter l’enfant841. La paternité, l’amour, la mort ; en six mois l’impératrice vient de subir trois défaites consécutives. Fouché, sans doute autorisé par Napoléon, mène campagne en faveur du divorce, auprès de l’opinion comme à la Cour. « Les Anglais, écrit-il dans son bulletin de police d’octobre 1807, sont encouragés dans leurs entreprises contre l’Empereur, comme dans leur refus de faire la paix, par la seule pensée qu’étant sans enfant et par conséquent sans successeur, l’Empereur entraînerait dans sa mort, toujours possible, le gouvernement tout entier. » Le ministre va même jusqu’à parler à Joséphine pour lui demander de se sacrifier à l’intérêt supérieur du pays. Comment ne pas voir la main de Napoléon dans cette tentative ? Aidée par les conseils de Talleyrand et de Mme de Rémusat, elle feint de l’ignorer et vient droit à l’Empereur demander des explications. Celui-ci nie tout, balbutie, gourmande Fouché, s’épuise à persuader sa femme qu’il l’aime et que son ministre a agi sans le consulter. Il se sent malheureux, écartelé entre son ambition dynastique et son attachement à sa compagne. Claire de Rémusat, très au courant de toute cette intrigue, rapporte une scène édifiante, une des seules à révéler la profonde émotivité de l’Empereur : l’impératrice « l’avait trouvé souffrant de crises d’estomac violentes, et dans un état de nerfs assez agité. En la voyant, il n’avait pu retenir ses larmes, et, l’attirant sur son lit où il s’était jeté, sans aucun égard pour son élégante toilette, il la pressait dans ses bras, en répétant toujours : “Ma pauvre Joséphine, je ne pourrais point te quitter !” Elle ajoutait que cet état lui avait inspiré plus de pitié que d’attendrissement, et qu’elle lui redisait sans cesse : “Sire, calmez-vous, sachez ce que vous voulez, et finissons de telles scènes.” Mais ces discours augmentaient encore la crise de Bonaparte, et cette crise devint assez vive pour qu’elle l’engageât à renoncer à se montrer en public et à se mettre au lit. Enfin, il n’y consentit que dans le cas où elle s’y placerait à côté de lui, et il lui fallut se dépouiller au même instant de toute sa parure et partager cette couche, qu’à la lettre, disait-elle, il baignait de larmes, répétant toujours : “Ils m’environnent, ils me tourmentent, ils me rendent malheureux !” La nuit se passa dans un mélange de tendresse et de sommeil agité. Après il reprit emprise sur lui-même et ne montra plus de vives émotions842 ».

Sauvée par l’attachement de son mari, Joséphine l’est aussi par sa grande popularité à la Cour. Elle a conservé des attaches dans tous les anciens partis, aimant à obliger, toujours affable et gracieuse, d’une douceur qui contraste avec la dureté de l’Empereur. Les royalistes notamment lui doivent de nombreuses grâces et la portent au pinacle. Beaucoup de courtisans, redoutant d’être marginalisés par l’arrivée d’une nouvelle épouse, préfèrent le statu quo843.

Les affaires d’Espagne puis l’entrée en guerre avec l’Autriche retardent encore l’échéance. Napoléon s’est contenté de faire sonder Alexandre à Erfurt par Talleyrand sur la possibilité d’épouser la jeune sœur du tsar. Pourtant, un nouveau cycle d’alertes va avoir raison de ses dernières velléités de résistance. Les intrigues de Talleyrand et Fouché pour lui trouver un successeur en décembre 1808, la balle qu’il reçoit à Ratisbonne durant la campagne de 1809, enfin l’attentat de Staps soulignent cruellement la fragilité de cet empereur sans enfant, à la merci d’une balle ou d’un complot : « S’il venait à périr, que deviendrions-nous ? On nous massacrerait », avait dit Pauline en apprenant la blessure au pied reçue par son frère. Cette angoisse, tous les fidèles la partagent et finissent par se ranger à la nécessité du divorce comme le seul antidote à la fragilité du régime. A la merci de la première trahison, l’Empire n’existera pas tant qu’il restera sans héritier. Il lui faut donc se résoudre au divorce. Pour rassurer la France. Pour assurer l’Empire.

 

Revenu de Wagram, Napoléon ne peut plus trouver dans la guerre une échappatoire à la décision qu’il fuit depuis deux ans. Atterré, il demeure muet devant sa femme pendant deux semaines, incapable de prononcer la sentence. Le 30 novembre 1809, trop ému pour composer, il s’exécute avec brutalité : « Le divorce est nécessaire, il se fera parce que je le veux, dit-il à Joséphine. Maintenant, il y a deux manières de le faire : avec ou sans votre consentement. Choisissez ! Je crois que vous n’avez pas de motifs pour hésiter844. » Pour conjurer l’irréparable, l’impératrice mise sur la carte du cœur. Elle pleure d’abondance, simule l’évanouissement dans les bras de Beausset, préfet du palais que Napoléon, lui aussi en état de choc, a appelé à la rescousse. A bout d’arguments, elle appelle Hortense à son secours. La belle-fille chérie annonce qu’elle suivra sa mère loin de la Cour et divorcera d’avec Louis. « Quoi, vous mes enfants, vous me quitteriez ! » dit Napoléon avant de pleurer à son tour. C’est Eugène, digne et fier dans l’épreuve, qui finit par convaincre sa mère avant de porter l’abnégation jusqu’à venir soutenir devant le Sénat la dissolution du mariage civil : « Les larmes qu’a coûtées cette résolution à l’Empereur suffisent à la gloire de ma mère... », dit-il notamment dans son discours. Car Napoléon, de l’avis de tous les témoins, est bouleversé. « Je vous aime toujours, écrit-il à sa femme, mais la politique n’a pas de cœur, elle n’a que la tête. »

La séparation est entérinée le 15 décembre 1809. La veille, Joséphine préside la Cour pour la dernière fois. Tout le monde sait et est venu au spectacle. Il y a là les amis, les compatissants et l’innombrable foule des malveillants : Fouché qui constate sa victoire, les Bonaparte qui ricanent, heureux d’avoir renversé celle qu’ils appellent « la vieille ». On l’attend en larmes, à peine capable de parler. Elle fait front avec calme et humilité, sans jactance ni effondrement. « Je restai quelques minutes à peu de distance d’elle, rapporte Pasquier, et je ne pus m’empêcher d’être frappé de la parfaite convenance de son maintien en présence de tout ce monde qui l’entourait encore d’hommages et qui ne pouvait ignorer que c’était pour la dernière fois. [...] La contenance de Napoléon fut moins bonne que celle de sa victime. »

 

 

Devant le conseil assemblé pour la circonstance – il comporte les ministres, la famille et les grands dignitaires –, le couple vient rompre officiellement ses liens. Il faut relire leurs deux discours, empreints de douleur et de dignité. Napoléon dit alors adieu à Bonaparte : « Dieu sait combien une pareille résolution a coûté à mon cœur ! Mais il n’est aucun sacrifice qui soit au-dessus de mon courage lorsqu’il m’est démontré qu’il est utile au bien de la France. J’ai besoin d’ajouter que, loin d’avoir jamais eu à me plaindre, je n’ai eu, au contraire, qu’à me louer de l’attachement et de la tendresse de ma bien-aimée épouse : elle a embelli quinze ans de ma vie : le souvenir en restera gravé dans mon cœur. » Joséphine garde son titre d’impératrice et tous les honneurs y afférents. Napoléon la dote considérablement, lui laisse la Malmaison et de nombreuses terres. Autant de remerciements pour leur passé. Autant de tristesse pour la pauvre Joséphine, qui, la voix brisée par l’émotion, vient à son tour dire adieu à Napoléon, ayant appris à l’admirer puis à l’aimer, chaque jour plus attachée à cet être insaisissable dont elle seule pénétrait certains des mystères. « Avec la permission de mon auguste et cher époux, je dois déclarer que, ne conservant aucun espoir d’avoir des enfants qui puissent satisfaire les besoins de sa politique et l’intérêt de la France, je me plais à lui donner la plus grande preuve d’attachement et de dévouement qui ait été donnée sur la terre. Je tiens tout de ses bontés : c’est sa main qui m’a couronnée et, du haut de ce trône, je n’ai reçu que des témoignages d’affection et d’amour du peuple français. [...] Mais la dissolution de mon mariage ne changera rien aux sentiments de mon cœur : l’Empereur aura toujours en moi sa meilleure amie. Je sais combien cet acte, commandé par la politique, a froissé son cœur, mais l’un et l’autre, nous sommes glorieux du sacrifice que nous faisons au bien de la patrie. »

Comment ne pas songer à la si belle phrase de Mme de Staël : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur » ?

 

A l’issue de la cérémonie, chacun regagne son appartement. Méneval se trouve alors auprès de Napoléon qu’il décrit seul dans son cabinet, « triste et silencieux ; il se laissa tomber dans la causeuse où il s’asseyait habituellement, dans un état d’abattement complet. Il y resta quelques moments, la tête appuyée sur sa main, et, quand il se leva, sa figure était bouleversée ». Il décide alors, une dernière fois, d’emprunter le petit escalier tournant qui communique de son cabinet avec la chambre de l’impératrice : « Cette princesse était seule et paraissait livrée aux plus douloureuses réflexions. Au bruit que nous fîmes en entrant, elle se leva vivement et se jeta en sanglotant au cou de l’Empereur, qui la serra contre sa poitrine en l’embrassant à plusieurs reprises ; mais, dans l’excès de son émotion, elle s’était évanouie. » Ne pouvant en supporter plus, Napoléon la remet entre les mains de son secrétaire et s’éclipse.

Le Sénat entérine la rupture du lien civil sans difficulté. Etant donné la conjoncture, Pie VII n’est pas sollicité pour rompre le lien religieux. Sur les conseils toujours avisés de Cambacérès, c’est l’officialité de Paris qui en prend la responsabilité dès janvier 1810. Apprenant le divorce, Marie-Louise, fille de l’empereur d’Autriche, alors toute à sa haine du « corsicain », aurait déclaré : « Je plains la pauvre princesse qu’il choisira845. » Tout le monde, à commencer par sa future femme, pense qu’il confortera l’alliance russe en épousant la sœur cadette du tsar.

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Depuis Tilsit, Napoléon n’a eu de cesse de sceller par le sang son amitié avec les Romanov. A Erfurt, il avait chargé Talleyrand de sonder directement le tsar. Alexandre avait feint de s’enthousiasmer pour mieux présenter des obstacles, comme l’incompatibilité de religion et l’hostilité de sa mère. Il s’empresse de marier l’aînée au grand-duc d’Oldenbourg afin de pouvoir présenter une nouvelle difficulté : la jeunesse de sa dernière sœur, pas encore formée disait-il. Or, Napoléon était pressé. De fait, si la religion et la jeunesse ne constituaient pas des motifs valables, l’opposition de sa mère, l’impératrice Marie, paraissait insoluble. Dotée seule de la décision en la matière, la veuve de Paul Ier haïssait Napoléon comme presque toute l’aristocratie russe. Ne le qualifiait-elle pas d’« homme d’un caractère scélérat pour qui rien n’est sacré et qui ne connaît aucun frein parce qu’il ne croit même pas en Dieu846 » ?

Face à Caulaincourt, chargé de mener la négociation, Alexandre, comme il le fait à chaque fois qu’il rencontre une contrariété, redouble d’amabilité pour mieux préparer au futur refus. En lisant les rapports expédiés les 15 et 21 janvier 1810 par son ambassadeur, Napoléon comprend qu’il va droit à un échec. Pas question, estime-t-il, d’être éconduit ; l’humiliation le disputerait au ridicule. Le stratège change alors de front et se retourne sans plus attendre vers l’Autriche. Il sait par plusieurs confidents que les Habsbourg, car ils redoutent d’être rayés de la carte par la conclusion du mariage russe, offrent avec empressement une archiduchesse. Tandis qu’il courtisait le tsar, il a pris soin de poursuivre cette piste de rechange au moyen d’intermédiaires847. Un conseil regroupant les notabilités du régime, tenu sous son égide le 28 janvier 1810, le pousse plutôt dans ce sens ; en particulier Talleyrand, partisan de longue date de l’alliance avec Vienne.

 

Le choix autrichien présente plusieurs avantages solides qui ne peuvent pas le laisser insensible. En premier lieu, les Habsbourg appartiennent à une lignée bien plus ancienne que les Romanov. Napoléon, qui a refusé de se marier avec une Française pour se rapprocher des autres monarchies, sait que sa légitimité sortira fortifiée du pacte de sang conclu avec la plus vieille dynastie du continent depuis l’éviction des Bourbons. Par là même, il deviendra le neveu par alliance de Louis XVI et Marie-Antoinette, absorbant un peu de la légitimité capétienne, fortifiant son sang en le mêlant avec celui de toute l’Europe couronnée, peu ou prou alliée avec l’empereur François. Par ailleurs, la similitude de religion favorisera l’intégration de la nouvelle impératrice et, qui sait, permettra peut-être de régler le différend avec le pape. Enfin, le mariage devrait entraîner une alliance de famille qui lui livrera définitivement l’Allemagne. Napoléon renoue avec la politique défendue par Choiseul au siècle précédent, celle d’une alliance naturelle conclue entre les deux grandes puissances catholiques du continent contre la Prusse et l’Angleterre. La difficile campagne de 1809 lui a révélé la force d’âme de cet empire, notre plus constant adversaire depuis la Révolution. Au ministre Lacuée, qui lui objecte que l’Autriche n’est plus une grande puissance, il répond sévèrement : « On voit bien, monsieur, que vous n’étiez pas à Wagram. »

D’abord perçue comme un pis-aller, l’idée le stimule puis l’obsède. Comme toujours, Napoléon finit par se persuader lui-même, écartant d’un revers de la main les deux objections majeures que formulent les tenants du « parti russe », Fouché et Cambacérès en tête. Ce sont en effet les anciens régicides qui poussent au mariage avec l’autocrate non seulement car ils craignent une rupture avec Alexandre Ier, mais aussi en raison de la symbolique « contre-révolutionnaire » qui résulterait du choix de l’« Autrichienne ». « S’il épousait une petite-nièce de Marie-Antoinette, confie ainsi l’ancien conventionnel Thibaudeau à Joséphine, que deviendrait ce qui reste de la Révolution : je préfère une Russe. » Les Habsbourg incarnent l’Ancien Régime dans tout ce que les anciens de 93 détestent : la légitimité de droit divin, le mépris des nations et les privilèges nobiliaires848. Leur alliance a toujours été néfaste à la France comme l’attestent les défaites de la guerre de Sept Ans ou le démembrement de la Pologne. Les philosophes, séduits par la Grande Catherine et surtout par Frédéric II de Prusse, ont mené une inlassable guerre de plume qui a rendu Marie-Antoinette impopulaire et a joué un rôle majeur dans la chute de la royauté. Napoléon se sent-il assez fort pour braver un tel passif ? Ne se souvient-il pas, au lendemain d’Austerlitz, d’avoir écarté en des termes comminatoires une telle perspective auprès du ministre prussien Haugwitz ? « J’ai le choix entre l’alliance de l’Autriche, de la Prusse ou de la Russie... Vous pensez bien qu’il ne m’en coûterait pas d’avoir celle de l’Autriche. Mais il me répugne de m’allier à une puissance que je viens d’abattre... Du reste, cette alliance n’est pas du goût de ma nation, et, quant à celui-là, je le consulte plus qu’on ne pense », disait-il alors. Décidément, Napoléon n’écoute plus son peuple.

 

Possédé par l’urgence, il veut maintenant conclure sans attendre. Marie-Louise, la fille de François II, doit être sienne avant qu’Alexandre ait eu le temps d’articuler son niet. Le 6 février 1810, il charge Eugène de Beauharnais, ce qui au passage manque singulièrement de délicatesse, d’aller présenter un ultimatum à Schwarzenberg. Il demande la main de Marie-Louise mais exige une réponse immédiate. « Jamais, a raconté Eugène, ambassadeur ne se trouva dans une situation plus cruelle ; je le voyais se démener, suer à grosses gouttes, faire d’inutiles représentations. » Muni des pouvoirs nécessaires, connaissant les intentions favorables de sa Cour, Schwarzenberg donne son accord. Rentré aux Tuileries, Eugène rend compte à son beau-père : « Dès que le mot oui sortit de ma bouche, je vis le grand homme se livrer à une joie tellement impétueuse et folle, que j’en demeurais stupéfait. » La lettre officielle annonçant la nouvelle croise celle du tsar notifiant son refus. « Attendant quatre jours de plus, il n’eût été qu’un prétendant évincé ; aux yeux de tous il restait, grâce à son esprit de résolution, le haut empereur qui, souverainement, avait pesé et tranché », remarque Louis Madelin849.

Fier de sa victoire diplomatique, grisé par la nouvelle, il dépêche derechef Berthier à Vienne pour conclure le mariage par procuration et se fend même, pour l’occasion, d’une lettre entièrement manuscrite à l’adresse de son futur beau-père qui lui coûte beaucoup, eu égard à son impossibilité d’écrire lisiblement. Selon Méneval, il doit s’y reprendre à plusieurs fois, laissant tout de même à son secrétaire le soin de fermer les « e » et de mettre des points sur les « i »850.

 

D’une fébrilité qu’on ne lui connaissait plus, Napoléon compose la maison de sa future femme, prépare un trousseau rutilant, prend même un cours de danse en compagnie d’Hortense, mais finit par renoncer tant il se montre gauche. Le 28 mars, n’y tenant plus, il vient la surprendre sur la route, avant, comme chacun sait, d’anticiper sa nuit de noces à Compiègne. André Suarès a donné libre cours à son imagination en présentant l’affaire comme un viol, « ignoble Wagram » par lequel le « petit Jacobin de village veut souiller une race souveraine ». Acte ignoble, à le lire, qui suinte le parvenu, heureux d’humilier la pauvre enfant sacrifiée à sa gloire. La version de Napoléon, donnée à Sainte-Hélène, présente à l’inverse une jeune fille plus que consentante851.

Quand l’on sait que Marie-Louise présentera, devenue souveraine de Parme, un penchant marqué pour le plaisir, on est plutôt tenté de croire l’Empereur. En tout cas, Marie-Louise a été agréablement surprise par la découverte d’un homme qu’on lui avait toujours présenté comme un monstre sanguinaire. Au lieu de l’ogre colérique, elle découvre un mari affable, bon, généreux, toujours attentif. Partie en victime, elle découvre avec ravissement la beauté de Paris et la douceur de vivre dans une cour où tout a été conçu pour lui être agréable. Aussi s’attache-t-elle vite : « Je trouve qu’il gagne beaucoup quand on le connaît de plus près ; il a quelque chose de très prenant et de très empressé à quoi il est impossible de résister », écrit-elle à son père. Quant à Napoléon, s’il regrettera toujours Joséphine, il s’accoutume vite à cette jeune fille de dix-huit ans, plutôt jolie même si ses lèvres épaisses et son air apathique déparent son charme. Econome, discrète, à la fois digne et docile, elle tient convenablement son rôle, même si, en dépit de son éducation, elle n’irradie pas comme Joséphine et ne souffre pas la comparaison avec elle pour le maintien, la grâce et la conversation852. Mais qu’importe, puisque Napoléon est heureux. Les mariages, civil et religieux, se déroulent les 1er et 2 avril 1810, respectivement à Saint-Cloud puis au Louvre.

« Quand l’Empereur passa devant nous, écrit Pasquier, nous fûmes frappés de l’air de triomphe qui régnait dans toute sa personne. Sa physionomie, naturellement sérieuse, était rayonnante de bonheur et de joie. » « Froide et triste comme un enterrement », selon Thibaudeau, la cérémonie religieuse, marquée par l’absence de treize cardinaux, souligne l’hostilité du clergé. Réservée à la Cour, elle témoigne aussi d’une mise à l’écart du peuple qui désole de nombreux contemporains et accentue l’accusation de dérive royaliste du régime. La troupe, comme en témoigne Coignet, reste attachée à Joséphine qu’elle considère comme l’ange gardien du petit caporal et le talisman de sa gloire. « Mais si l’Empereur était content de nous, nous n’étions pas contents de lui, assure le célèbre mémorialiste. Le bruit circulait dans la Garde qu’il divorçait avec son épouse pour prendre une princesse autrichienne en paiement des frais de la seconde guerre avec l’Empereur d’Autriche, et qu’il voulait avoir un successeur au trône. Pour cela, il fallait renvoyer la femme accomplie, prendre une étrangère qui devait donner la paix générale853. » L’incendie tragique, lors du bal donné le 1er juillet à l’ambassade d’Autriche pour célébrer le mariage, passe pour un présage d’autant plus sinistre qu’un drame du même type était intervenu lors des noces de Louis XVI avec Marie-Antoinette854.

 

Porte-malheur, l’Autrichienne ? Napoléon le pense d’autant moins qu’elle lui donne bientôt un fils. Le mercredi 20 mars 1811, tout Paris se tait dans l’attente du vingt-deuxième coup de canon. Le lieutenant Chevalier se souvient d’un silence absolu précédant la délivrance aux Invalides : « Les brosses et les étrilles restent en l’air. Au milieu de cette multitude d’hommes, on aurait entendu trotter une souris. [...] Le canon fait une pause... c’est une fille... Mais un vingt-deuxième coup change la thèse et chacun en ressent une commotion... Les brosses, les étrilles, les bonnets de police... tout saute en l’air... on se serre la main, on s’embrasse les larmes aux yeux, on semble naître à une nouvelle existence et on s’écrie avec enthousiasme “Vive l’Empereur”. La scène qui se passait à l’Ecole militaire se répétait dans tout Paris, partout, au premier coup de canon, le peuple s’était arrêté au milieu des rues, chacun comptait avec anxiété les coups de canon, et, au vingt-deuxième, ce n’était pas de la joie, c’était un délire, une frénésie, tout le monde s’embrassait sans se connaître, riches, pauvres, bourgeois, ouvriers. » A quarante et un ans, Napoléon parvient enfin à fonder l’Empire. Symbolique de son aventure, toujours tendue entre les extrêmes, cette immense joie a été précédée d’une grande angoisse. L’accouchement a été long et difficile, à tel point que Corvisart a failli sacrifier l’enfant pour sauver la mère855. Sorti au forceps, pâle comme la mort, c’est un miraculé que l’Aigle, bouleversé, porte enfin dans ses bras et montre à la France d’un air de triomphe.

 

Quand il eut bien fait voir l’héritier de ses trônes

Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes

Eperdu, l’œil fixé sur quiconque était roi,

Comme un aigle avivé sur une haute cime,

Il cria tout joyeux avec un air sublime :

« L’Avenir ! L’avenir, l’avenir est à moi856.

 

Talleyrand, à qui on a beaucoup prêté, aurait susurré en oiseau de mauvais augure : « Tout cela finira par un Bourbon. » L’enfant est aussitôt proclamé « roi de Rome », titre merveilleux qui n’en compromet pas moins toute réconciliation avec le pape. Napoléon semble à cet instant intouchable : l’Europe est à genoux, la France soumise et en apparence joyeuse. L’étoile de Lodi a survécu à la disparition de Joséphine, justifiant le divorce, assurant l’avenir. Pourtant, le mariage a porté d’autres fruits qui ont un goût autrement plus amer. Il l’a, d’un avis général, éloigné de la Révolution sans le rapprocher de l’Europe.

Le fantôme de Louis XIV

A suivre la légende noire, le mariage puis la naissance du roi de Rome auraient définitivement fait perdre tout sens du réel à l’Empereur. Pour parodier le célèbre mot de Talleyrand sur Thiers, le parvenu se serait cru arrivé et aurait fini par sombrer dans une mégalomanie dévastatrice. L’abbé de Pradt, témoin malveillant, voit dans le mariage l’« époque à laquelle, sa raison cessant de le guider, et peut-être de paraître nécessaire, il s’abandonna sans contrainte aux exagérations qui ont tout désorganisé en France, et qui ont fini par le perdre857 ». Et ce proche de Talleyrand de préciser : « Napoléon était fou, non pas dans cette espèce de dérangement qui affecte les facultés mentales, mais de ce dérèglement d’idées qui provient de la bouffissure et de l’exagération, par laquelle on outre tout, par laquelle on commande toujours sans calculer jamais, par laquelle on dépense toujours sans compter jamais ; par laquelle, enfin, à force d’avoir vaincu des obstacles, on finit par croire qu’on les vaincra toujours, ou plutôt qu’il n’y aura plus d’obstacles. » Si ces propos sont excessifs, ils n’en contiennent pas moins une dose certaine de vérité si l’on observe d’une part la politique menée de 1810 à 1812, d’autre part l’évolution du caractère de l’Empereur durant la même période.

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A la faveur du mariage, la pratique de la légitimité impériale se rapproche encore de celle des autres monarchies européennes. De là à accuser Napoléon de dérive contre-révolutionnaire, il n’y a qu’un pas que beaucoup, mémorialistes comme historiens, n’hésitent pas à franchir. Ils le font d’autant plus volontiers que le mariage rallie le dernier carré des royalistes récalcitrants et s’accompagne d’un renforcement de l’étiquette858. Dans l’esprit comme pour les formes, l’Empire se rapproche de l’Ancien Régime.

L’ancienne noblesse colonise la Cour, puisque, comme l’exprime Napoléon : « Il n’y a que ces gens-là qui savent servir. » On les trouve notamment en nombre croissant dans les ambassades et les préfectures859. A l’image de Molé, projeté à la direction des Ponts et Chaussées après quelques mois de préfecture, ou de Narbonne, fils naturel de Louis XV et ancien ministre de Louis XVI, élevé sans attendre à la fonction très prisée d’aide de camp particulier de l’Empereur, elle avance plus vite que les autres, suscitant rancœur et jalousie de la part des anciens révolutionnaires qui estiment que les honneurs leur appartiennent de droit depuis la Révolution. Ils s’exaspèrent d’autant plus que les ralliés jouent souvent les dégoûtés. « Les personnes tombées prétendaient avoir été forcées et l’on ne forçait, disait-on, que celles qui avaient un grand nom et une grande importance, et chacun pour prouver son importance ou ses quartiers obtenait d’être forcé à force de sollicitations », remarque avec humour la femme de Chateaubriand. Frénilly moque « cette légitimité à la mode de Bretagne » résultant des liens par alliance entre « Bonaparte » et son oncle Louis XVI. « Une partie de notre société, c’est-à-dire la meilleure compagnie de Paris, s’était donc laissée allécher, enrôler, faire violence comme elle disait, et elle allait aux Tuileries. Les déserteurs n’étaient pas moins bien reçus de nous, à condition de quitter à la porte de nos salons les livrées brodées de la Cour, de paraître fiers de reprendre le froc, et de médire à qui mieux mieux du maître qu’ils venaient d’encenser. »

Si Napoléon n’est pas tout à fait dupe et déteste la morgue, l’insolence et la fatuité des petits marquis de Versailles860, il n’en demeure pas moins sensible à la magie des « grands noms » côtoyés dans les grimoires de Brienne : « Ces noms appartiennent à la France, à l’histoire ; je suis le tuteur de la gloire ; je ne les laisserai pas périr861. » Il s’emploie à les marier à ses intimes, ambitionne de fusionner vieille et nouvelle France. Pour ce faire, il n’hésite pas à dresser des listes de jeunes filles de bonne famille à marier. Cette « conscription des filles » doit, dans la lignée du mariage avec Marie-Louise, enraciner le régime en le rendant consanguin avec l’aristocratie, française et européenne. Après avoir restauré l’Etat, le temps lui semble venu de féconder une société à son image, alchimie des âges et des classes au service de la plus grande France.

« La génération future, écrit-il à Fouché le 31 décembre 1808, ne doit point souffrir des haines et des petites passions de la génération présente. » Il rêve de retremper l’antique noblesse, celle de la chevalerie et de la guerre, à la source de la gloire. Il n’oublie pas que le second ordre, auquel il appartient, tire son origine de l’« impôt du sang » et a été forgé par la religion de l’honneur. Pour l’attirer à la Grande Armée, il expédie des brevets de sous-lieutenant aux fils de famille désœuvrés. S’ils refusent, ils doivent justifier leur acte, ce qui risque de les conduire tout droit en prison. La méthode s’avère payante si l’on en croit Frénilly : « Cette fleur de la noblesse, écrit-il, partait comme les conscrits, désespérée et furieuse, et revenait au bout de six mois enivrée de gloire, avide de combats et enthousiaste de l’Empire. »

 

A Sainte-Hélène, Napoléon plaidera qu’il fallait rallier la noblesse pour fermer les plaies du passé et assurer la continuité du régime : « C’est la raison d’Etat qui a dicté ma conduite envers elle. [...] Si je l’avais laissée en dehors de la cour impériale, elle eût été dans les provinces une cause d’embarras pour les préfets ; car il n’est pas vrai de dire que l’ancienne noblesse, malgré tout ce qu’elle a perdu par la Révolution, n’a pas conservé une grande influence sur les populations des campagnes au milieu desquelles elle habite. » Ce rapprochement stratégique ne se serait accompagné d’aucun reniement ; fidèle à ce « feu sacré de l’Empire862 » que confère « l’égalité de gloire », Napoléon demeurerait fils de la Grande Nation par le Code civil et la méritocratie, ordre méritocratique fusionnant le meilleur de chacun des héritages, ouvert à chacun, sans arrière-pensée ni exclusive. A l’entendre, le retour de la noblesse ne vaut pas bannissement des régicides. L’un d’entre eux, Cambacérès, n’est-il pas, comme archichancelier, le numéro deux du régime ? N’a-t-il pas, en 1811, censuré le discours de réception de Chateaubriand à l’Académie française car il critiquait avec âpreté « les votants » en la personne de Marie-Joseph de Chénier863 ?

Simple rééquilibrage, donc ? La plupart des contemporains perçoivent, eux, une inversion de tendance, confirmée par mille signes, créant un climat délétère. « En province, rapporte Louis Madelin, les préfets faisaient partout marteler les rares insignes révolutionnaires, échappés aux réactions locales, bonnets phrygiens, balances et faisceaux864. » L’auteur de la monumentale saga consacrée à la période, et qui fait toujours autorité, n’hésite pas à titrer un de ses chapitres : « La contre-révolution dans l’Empire. » Tous les anciens de 93 s’inquiètent des propos hostiles que Napoléon tient en public contre les régicides. Parlant de Salicetti, l’un d’entre eux, l’Aigle ne s’est-il pas exclamé : « Qu’il sache que je n’ai pas assez de puissance pour défendre du mépris et de l’indignation publique les misérables qui ont voté la mort de Louis XVI » ? Son ire s’étend à l’ensemble de la période révolutionnaire : « Vous-même, dit-il à Narbonne début 1812, vous avez été embabouiné de toutes ces idées-là ; vous avez cru à la Constitution de 1791, au roi citoyen, à l’Assemblée souveraine faisant la paix et la guerre. Je ne vous en veux pas. Le plus honnête se trompe ; le plus habile a besoin d’expérience ; mais vous vouliez l’impossible ; et vous avez eu ce tremblement de terre, où a péri mon pauvre oncle Louis XVI.

« Encore un coup, vous agissiez en bon Français : vous travailliez à faire une armée au pays, en attendant un chef, pour la commander. Vous ne saviez pas où j’étais : je ne me connaissais pas moi-même. Mais nous n’en sommes plus là. La société, grâce à moi, s’est refaite, comme elle commence toujours : dans un camp865. »

 

Metternich, depuis le mariage, partage de plus en plus souvent l’intimité de l’Empereur. L’ambassadeur rapporte dans ses Mémoires les confessions d’un Napoléon devenu résolument hostile à la Révolution et qui cherche par tous les moyens à se rapprocher des vieilles monarchies dont il s’affirme désormais le meilleur garant. « Jeune, m’a-t-il dit, j’ai été révolutionnaire par ignorance et par ambition. A l’âge de la raison, j’ai suivi [...] mon instinct et j’ai écrasé la révolution. » Il l’a « dessouillée », comprimée, confie-t-il à d’autres témoins. Comme toujours, son discours oscille selon la nature de ses interlocuteurs et les circonstances. Un tronc commun s’en dégage pourtant : la volonté de convaincre que la Révolution demeure menaçante, que lui seul a su trouver l’antidote qu’il rêve de fournir au continent. Si le jacobinisme se réveille, l’Europe tremblera. Il ne veut pas agiter mais bien endormir ce volcan, sauvegarder les royautés en les réformant par la greffe du meilleur de l’esprit nouveau : l’énergie866, le patriotisme, l’élévation au mérite, l’égalité civile, la lutte contre l’Angleterre mercantile et oligarchique. Mais il ne se trompe pas de camp. Devenu monarque, il demeure un aristocrate dans l’âme. « Il attachait beaucoup de prix à la noblesse de sa naissance et à l’antiquité de sa famille, précise Metternich. Plus d’une fois, il a pris à tâche de me démontrer que l’envie et la calomnie seules avaient pu jeter du louche sur sa noblesse867. »

Cette insistance à rappeler ses origines gêne chez un tel homme. Qu’a-t-il besoin de se vanter d’une origine dont les véritables aristocrates ne parlent au contraire jamais ? On dirait monsieur Jourdain enivré d’avoir épousé une authentique princesse : « Mon mariage avec Joséphine était dans le temps, pour moi, ce qu’est aujourd’hui mon mariage avec une archiduchesse », confie-t-il. Grossi, ce qui le fait paraître plus petit, épaissi au moral comme au physique, il se compose un personnage qui excite la raillerie alors qu’il croit en imposer : « Les peines qu’il se donnait pour corriger les défauts de sa nature et de son éducation ne faisaient que d’autant plus ressortir tout ce qui lui manquait, persifle le chancelier autrichien. Je suis persuadé qu’il eût fait de grands sacrifices pour pouvoir hausser sa taille et ennoblir sa tournure, qui, à mesure que son embonpoint augmentait, devenait plus commune. Il marchait de préférence sur la pointe des pieds ; il s’était donné une espèce de mouvement de corps qu’il avait copié des Bourbons. » Comme Louis XVI, il se dandine et tient sa cour. Il confie toujours à Metternich son admiration pour le titre de « Sacrée Majesté Impériale » que porte traditionnellement le souverain autrichien : « L’usage est beau et bien entendu. Le pouvoir vient de Dieu, et c’est par là seulement qu’il peut se trouver placé hors de l’atteinte des hommes. D’ici à quelque temps, j’adopterai le même titre », lui dit-il. Le pouvoir vient de Dieu ! Comment peut-il oublier que son pouvoir ne tire pas sa source de la religion et de la tradition mais de la Terreur, du 18 Brumaire et d’Austerlitz ? Napoléon a beau faire ; il n’est pas et ne sera jamais un roi comme les autres. Son pouvoir n’est pas inné mais acquis à la force du poignet, conservé par la peur qu’il entretient et la convoitise qu’il suscite868. En moquant ce qu’il a été, en reniant son origine, il perd son identité et aliène ses fidèles sans jamais parvenir à séduire ses adversaires. En résumé, il perd sa base sans élargir ses assises ; il s’isole au fur à mesure qu’il s’élève.

 

Le renvoi de Fouché à l’automne 1810 inquiète et émeut. On y décèle à la fois la confirmation de sa rupture avec la gauche néojacobine et l’accroissement de son népotisme sourcilleux, refusant désormais l’expression de toute sensibilité autonome à ses côtés. Toutefois, Napoléon voulait s’en débarrasser depuis longtemps, au moins depuis qu’il avait découvert ses menées avec Talleyrand à l’hiver 1808. « Je ne puis avoir confiance dans un ministre qui un jour fouille dans mon lit et l’autre dans mon portefeuille. » Mais il n’avait pas voulu ou osé passer à l’acte. « On eût dit que Fouché tenait Napoléon sous l’emprise d’un charme », écrit le candide Méneval. Nul charme en ces matières, mais plutôt de la peur et de l’intérêt, les deux grandes armes de l’absolutisme. Fouché en savait beaucoup trop sur l’argent des Bonaparte, Brumaire, l’assassinat du duc d’Enghien, la disgrâce de Lucien, le procès de Moreau ou le divorce ; autant d’affaires sensibles, autant de zones d’ombre emplies de cadavres auxquelles il a collaboré de près et dont il connaît les moindres recoins. Le duc d’Otrante a, pour se protéger, compilé des dossiers sur toutes les personnalités du régime et peut, si on le jette dehors, être tenté de les utiliser pour discréditer le régime. Il risque de livrer en pâture à l’opinion le nom des maîtresses de Napoléon, de Joseph et de Jérôme, les nombreux amants de Pauline et Caroline, l’homosexualité de Cambacérès, sans compter d’autres révélations croustillantes sur la fortune douteuse des uns et des autres. Pour toutes ces raisons, Napoléon le ménage tout simplement, car il le craint. Mais il estime aussi l’exceptionnelle efficacité de son ministre, qui contrôle la presse d’une main de fer, a brisé les partis, détruit la chouannerie, éradiqué le brigandage, et démantelé en secret tous les complots. Ce « monarque de l’opinion » (Mme de Chastenay) allie comme nul autre le savoir-faire avec le faire-savoir. Doté de réseaux dans tous les partis, il s’est forgé la réputation d’un homme d’Etat dont la modération contraste avec l’impulsivité de l’Empereur. Autant dire qu’il a repris à son compte le rôle de « ministre de la paix », tombé en déshérence depuis la disgrâce de Talleyrand.

Se croyant invulnérable, Fouché finit par se croire tout permis, ce qui va provoquer sa perte. Après ses tripotages avec le diable boiteux, il lève de sa propre autorité la garde nationale en 1809 pour riposter au débarquement anglais à Walcheren et nomme Bernadotte, que Napoléon vient de disgracier, au commandement des forces rassemblées pour l’occasion. Si Napoléon le loue publiquement pour son initiative, il n’en est pas moins choqué par le culot avec lequel son ministre s’est saisi du pouvoir en son absence. Enfin et surtout, sans lui en référer, Fouché a engagé des pourparlers en catimini avec l’Angleterre. Lorsqu’il apprend l’affaire, Napoléon l’apostrophe sèchement : « Vous faites donc, maintenant, Monsieur, la guerre et la paix », avant de trancher d’un ton plus sec : « Vous devriez, Monsieur, porter votre tête sur l’échafaud. » Il se contente finalement d’exiger sa démission avant de durcir sa position en l’assignant à résidence dans sa sénatorerie d’Aix, Fouché ayant eu l’audace de refuser de lui restituer ses papiers, ce qui en dit long sur l’impunité dont il pense jouir869.

Son renvoi est logiquement interprété comme une volonté de reprise en main. Pour le remplacer, Napoléon choisit Savary, duc de Rovigo, inconditionnel et homme de main sans états d’âme comme il l’a notamment prouvé en orchestrant l’enlèvement du duc d’Enghien puis l’entrevue de Bayonne. Contrairement à Fouché, dont la réputation de modération a passé les frontières, Savary passe pour un séide aveugle, brutal et dur. « Si j’ordonnais à Savary de se défaire de sa femme et de ses enfants, je suis sûr qu’il ne balancerait pas », dit de lui l’Empereur, qui ne l’estime guère mais sait pouvoir compter sur lui en toutes circonstances. Peint par Robert Lefèvre en grand costume de cour, le nouveau ministre a l’air fat, bouffi de son importance, d’une intelligence médiocre870. Talleyrand lui a consacré un de ses meilleurs mots : « Je ne connais qu’un homme plus bête que Savary, c’est le duc de Rovigo », avant de saluer le départ de son vieux rival, devenu comparse, par un compliment de la même veine : « Pour remplacer Monsieur Fouché, je ne vois vraiment que Monsieur le duc d’Otrante. »

 

Fouché a parfaitement réussi sa sortie. Tout le monde le regrette, des anciens Jacobins dont il demeure le mentor aux ambassadeurs étrangers qui saluent en lui le représentant du « parti de la paix » en passant par le faubourg Saint-Germain qu’il a finement ménagé et au sein duquel il s’est fait de nombreux obligés. Le très conservateur Schwarzenberg traduit le choc ressenti dans la dépêche qu’il expédie à son gouvernement : « La disgrâce du duc d’Otrante, écrit-il, a produit ici la plus forte sensation. Le public, qui est consterné au plus haut point, regarde cet événement comme le présage d’un système de terreur que personne ne saura mieux mettre à exécution que l’individu dont l’Empereur a fait choix pour lui succéder. Dans Fouché, il a éloigné le seul de ses ministres qui, après la retraite du prince de Bénévent, eût su mitiger la sévérité de ses ordres, en retarder l’exécution, quelquefois s’y opposer et user de l’influence de son esprit pour l’amener à des résolutions plus modérées. C’est vraiment une circonstance qui marque la bizarrerie du siècle de voir un des suppôts les plus abhorrés du Comité de salut public suivi dans sa disgrâce du regret général de toute la nation. » Savary confirme honnêtement dans ses Mémoires : « Je crois que la nouvelle d’une peste n’aurait pas plus effrayé que ma nomination. » Avec le zèle du néophyte, il déploie tous ses agents, en quête de complots, soupçonneux, vindicatif. Paris et la Cour tremblent.

 

Désormais entouré d’exécutants comme Maret et Savary, Napoléon ne se contient définitivement plus. Sa cour, exhauçant ses désirs les plus chers, rampe devant lui comme elle ne l’a plus fait depuis Louis XIV871. Le prince autrichien Charles de Clary-et-Aldringen, venu en France à l’occasion du mariage, note avec stupéfaction dans son journal : « La manière dont les courtisans d’ici se pressent, se froissent, se marchent sur les pieds pour attraper un mot, un regard, pour entrer les premiers, est une chose comique, dont on n’a aucune idée chez nous. » Si le spectacle amuse les étrangers, il y a longtemps qu’il ne divertit plus les Français872. Arrogants devant les faibles, serviles devant les forts, ces courtisans tremblent de subir une des légendaires colères de l’Empereur : teint blême, œil foudroyant, gestes brusques, cris et insultes. Pour essayer de comprendre l’ambiance détestable qui règne dans l’entourage impérial, on peut se reporter à la scène saisissante décrite par le général baron Thiébault dans ses vivants Mémoires. Elle se déroule à Compiègne en 1810. Napoléon, après avoir passé en revue les courtisans prosternés sur son passage, s’arrête soudain. Croisant les bras sur sa poitrine, il fixe le parquet. Un silence de plomb s’établit, long, interminable pour les protagonistes. Soudain, le maréchal Masséna, duc de Rivoli, prince d’Essling, ose rompre le cercle et s’avance à pas lents vers l’Empereur : « L’étonnement et la curiosité se peignirent sur toutes les figures ; la mienne ne put exprimer que la crainte ; l’attente, au reste, ne fut pas longue ; car à peine quelques mots, dits trop bas pour être entendus, eurent-ils été proférés par le maréchal que, sans lever ou détourner les yeux, sans faire un mouvement, l’Empereur articula d’une voix de tonnerre : “De quoi vous mêlez-vous ?” Et ce vieux maréchal, qui en dépit de sa gloire et de ses dignités, venait d’être humilié en face de l’Europe entière, au lieu de partir de suite et de rentrer chez lui cacher sa honte, regagna sa place sans répliquer et, ce qui acheva de me confondre, la regagna à reculons. Jamais je ne me suis senti plus mortifié, jamais le despote ne m’est apparu dans Napoléon avec plus d’arrogance et d’impudence. » Pour finir, Napoléon « continua sa scène de statue encore quelques instants ; puis, comme sortant d’un rêve, il leva la tête, décroisa ses bras, jeta un coup d’œil examinateur sur tout ce qui l’entourait, se retourna sans rien dire à personne et rentra dans la salle de jeu. Sur un signe, l’impératrice jeta les cartes et se leva ; toutes les parties cessèrent et tout le monde fut debout. En passant devant Marie-Louise, il lui dit d’un ton assez sec : “Allons, Madame...” et continua à marcher, pendant qu’elle le suivait à trois pas en arrière de lui. »

 

Le vent du boulet se fait sentir dans toute l’Europe avec les annexions de 1810 et la marginalisation des rois-frères. Louis abdique, Joseph et Jérôme perdent des territoires et l’essentiel de leur autorité au profit des maréchaux, Murat est accablé sous les exigences et les humiliations. Ce raidissement présage un changement de système. A terme, Napoléon compte sans doute remplacer ses frères par ses enfants. Un peu partout, les réformes sont ralenties quand elles ne sont pas tout bonnement suspendues873. Napoléon congédie le rêve d’une Europe française, assise sur le Code civil, au profit de sa nouvelle liaison avec l’Autriche, de sa quête de reconnaissance royale qui l’éloigne chaque jour un peu plus de la Révolution.

Alors que la liberté est depuis longtemps morte et enterrée, l’égalité s’estompe à son tour, ce d’autant plus que la paix bloque l’avancement par la gloire. Or, l’élévation reste l’apanage du mérite même si la noblesse domine l’état-major et que, là comme partout, la faveur commence à détrôner la valeur. Que gagne la France à ces deux ans et demi de paix relatives, de Wagram à la campagne de Russie ? Une crise économique d’une part, un durcissement du régime de l’autre. Alors que la guerre a sécrété la dictature, la détente n’amène aucun relâchement à l’intérieur. Bien au contraire : Savary remplace Fouché, les prisons d’Etat sont rétablies, la censure renforcée. Sommée de vivre dans le culte de la grandeur et la religion de la gloire, la nation a perdu tous moyens de se faire entendre. Les écrivains appointés et les discours officiels portent le culte de « Napoléon le Grand » à une hauteur démesurée874. Du sublime au ridicule, il n’y a décidément qu’un pas. A Dresde, en 1812, Napoléon confie à Metternich ses projets futurs : « La France, lui dit-il, se prête moins aux formes représentatives que bien d’autres pays. En France, l’esprit court les rues ; mais ce n’est que de l’esprit ; il n’y a derrière lui rien qui ressemble à du caractère et bien moins encore à des principes. Tout le monde y court après la faveur, que celle-ci vienne d’en haut ou d’en bas, peu importe ; on veut être remarqué et applaudi. » Il souhaite dissoudre le Corps législatif : « Personne n’y pensera plus, car il est déjà oublié de son vivant. » Il sera remplacé par le Conseil d’Etat élu pour un tiers, les deux autres tiers restant nommés par lui. Le Sénat jouera le rôle de chambre haute, Napoléon continuant à en désigner seul l’intégralité des membres. Et de conclure : « J’aurais de cette manière une représentation véritable, car elle sera toute composée d’hommes rompus aux affaires. Pas de bavards, pas d’idéologues, pas de faux clinquant. Alors la France sera un pays bien gouverné, même par un prince fainéant, car il y en aura. Il suffit pour cela de la manière dont on élève les princes. » Ce « modèle » ne s’apparente-t-il pas davantage à la monarchie absolue qu’au gouvernement représentatif, à l’Ancien Régime qu’à la Révolution ? En se séparant de Joséphine, il a finalement divorcé avec l’esprit de 1789.

 

A-t-il au moins réussi à gagner l’Europe, à se faire admettre comme un vrai roi à part entière ? Il le croit. Il se trompe. L’analyse d’Albert Sorel demeure, comme souvent, d’une grande finesse : « Après s’être fait empereur par la Révolution, après avoir employé les forces révolutionnaires à conquérir un tiers du continent et à dominer le reste, Napoléon, pour conserver sa suprématie, croit possible d’y intéresser l’Europe en se faisant, à son tour, conservateur de l’ordre monarchique. Il est conduit de la sorte à substituer à une Europe vaincue par la Révolution française une Europe confédérée, autour de l’Empire français, en vue de réprimer les révolutions issues, comme cet empire même, de la Révolution française.

« Après avoir renversé tant de rois, menacé de déchéance ceux qu’il daignait tolérer, il se flatte de les rassurer assez pour faire d’eux les garants de leur humiliation et de leur chute. Erreur plus profonde et plus funeste que celle qui l’avait conduit à introniser ses frères. Les révolutions nationales, suscitées, proclamées, propagées par la France continuent, malgré toutes les apparences, de mener les peuples et les rois. Il en devait être des alliances dynastiques sous l’Empire comme des alliances républicaines sous le Directoire. Loin de renoncer à leur vœu de revanche par crainte de la Révolution, les princes étaient prêts à profiter des révolutions nationales pour recouvrer les territoires et la puissance perdue. L’intérêt que trouvait Napoléon, arrivé à l’apogée, à enchaîner cette force nationale qui l’y avait élevé, portait ces princes à déchaîner, pour la détruire, cette même force nationale et populaire875. »

C’est le patriotisme qui a soulevé l’Espagne et est en train de reconstruire la Prusse. C’est lui qui mine la Hollande et gangrène la Confédération du Rhin, encore et toujours lui qui a galvanisé l’Autriche en 1809. Telle est la grande leçon de la Révolution, retenue par l’Europe. Pour le reste, elle rejette 1789 et tout ce que cela incarne : la destruction des privilèges, l’atteinte à la religion, la négation d’une légitimité ancestrale, la substitution de la bourgeoisie à la noblesse comme classe dominante, de l’argent à la naissance. Autant de points que Napoléon incarne, qu’il le veuille ou non. Il ne peut pas reconstruire son passé, renier ces fondements bourgeois qui ont fait Brumaire et l’Empire. Sauf une condamnation commune de la terreur et de l’anarchie, sa vision ne coïncide pas, n’aurait jamais pu coïncider avec celle des vieilles dynasties, assises sur la religion, liées avec leur aristocratie, fortes de leur histoire. Il demeure à leurs yeux un despote, un assassin, un usurpateur, il incarne non seulement la Révolution, mais la Grande Nation, soit l’égalité et la conquête. Ses réformes inquiètent, son caractère exaspère, sa métamorphose irrite. En se rapprochant de la vieille Europe, il n’en devient que plus dangereux, véritable démon tentateur des peuples dont il faut se débarrasser au plus vite avant qu’il ait jeté bas le vieil édifice.

 

Comme les autres, l’Autriche attend son heure. En donnant sa fille, elle n’a pas renié ses idées, mais seulement gagné quelques années de repos, indispensables après la débâcle de 1809876. « Monsieur gendre » ne fait pas l’unanimité, c’est le moins qu’on puisse dire, à la cour de Vienne. L’impératrice le hait. La vieille Europe ricane ou rugit. L’ancienne reine de Naples, Marie-Caroline, en exil à Palerme, écrit une lettre furieuse à son ambassadeur à Vienne : l’empereur d’Autriche, écrit-elle, « ose donner sa fille en concubine adultère à un scélérat couvert de tous les crimes et atrocités ». Chassée de son royaume, n’ayant plus rien à perdre, elle ne craint plus Napoléon et peut se permettre de dire tout haut ce que l’aristocratie européenne chuchote. Le dernier « carré blanc » du très royaliste faubourg Saint-Germain, justement surnommé le noble faubourg, se venge du mariage par des calembours : « C’est la première archiduchesse d’Autriche qui fait un mariage civil [si vil] » ; « C’est par le mariage que l’Empereur s’allie [salit] les Bourbons ». Autant de piques qui en disent long sur la rancœur indemne de la Contre-Révolution. En singeant Louis XIV, Napoléon a perdu le soutien d’une grande partie de ses partisans sans gagner celui de l’Europe. Par ailleurs, en épousant Marie-Louise, il n’a pas gagné l’Autriche à sa cause mais a hypothéqué l’alliance russe. Déjà malade depuis Erfurt, cette dernière entre maintenant en agonie, prélude à une guerre à laquelle personne n’ose croire, mais que tout le monde redoute.