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Le défi

« Sur ce chemin monté et redescendu, Napoléon pouvait trouver aussi l’image des deux parts de sa vie. »

CHATEAUBRIAND.

 

 

« Si je vais à Saint-Pétersbourg, je prends la Russie par la tête ; si je marche sur Kiev, je la prends aux pieds ; mais si je me dirige sur Moscou, je la frappe au cœur. »

Propos de Napoléon prononcés à Wilno.

La rupture

Entre la Russie et la France, il n’y a pas de véritable divorce mais plutôt un pourrissement, une dégradation du climat qui tue à petit feu l’alliance de l’intérieur. Aussi peut-il sembler commode de s’abandonner à la vision fataliste de Tolstoï : « A nous, qui ne sommes pas historiens, que le processus même de la recherche n’obnubile pas et qui, en conséquence, contemplons l’événement en gardant intact notre bon sens, il nous apparaît que le nombre de ces causes dépasse le calcul. A mesure que nous avançons dans leur recherche, nous en découvrons toujours de nouvelles, et quelle que soit la cause ou la série de causes envisagées, toutes paraissent également exactes considérées en elles-mêmes et également fausses vu leur insignifiance en regard de l’énormité de l’événement qu’elles étaient incapables de produire (en dehors de leur coïncidence avec toutes les autres). » Napoléon ne pense guère autre chose puisqu’il écrit dès la fin 1810 : « J’aurai la guerre avec la Russie pour des raisons auxquelles la volonté humaine est étrangère car elle dérive de la nature des choses. » Autrement dit : en politique comme en diplomatie, la bipolarité engendre toujours le conflit. Dans ce cas précis, la montée aux extrêmes chère à Clausewitz résulte d’un sentiment de défiance réciproque qui s’est progressivement instauré et du manque d’utilité de l’alliance, qui a maintenant porté tous ses fruits et ne parvient plus à définir des objectifs communs.

*

Le 4 décembre 1809, dans un discours qu’il prononce devant le Corps législatif, Napoléon vante encore les bienfaits de Tilsit, soulignant les intérêts directs que le tsar en a retiré : « Mon allié et ami, l’Empereur de Russie, a réuni à son vaste empire la Finlande, la Moldavie, la Valachie et un district de la Galicie. Je ne suis jaloux de rien de ce qui peut arriver de bien à cet empire, mes sentiments pour son illustre souverain sont d’accord avec ma politique. » Les blessures de « l’abandon » russe lors de la campagne de 1809 semblent alors oubliées. Chacun sent pourtant qu’un second souffle est nécessaire, maintenant que les engagements de Tilsit ont été accomplis selon la lettre des traités. Autrement dit, le partage du monde reste à entreprendre, notamment pour Alexandre qui guigne toujours Constantinople.

 

Le sort futur de la Pologne demeure la principale pierre d’achoppement entre les deux empires. A la suite du traité de 1809, et en récompense pour son courage face aux armées autrichiennes, le grand-duché de Varsovie bénéficie d’une nouvelle extension et hérite d’une grande partie de la Pologne autrichienne. Alexandre y voit la menace d’un futur Etat indépendant sous la protection de la France. Il l’appréhende d’autant plus que la moitié de l’ancien royaume appartient à la Russie depuis les partages du XVIIIe siècle. Or les exploits de Poniatowski, général en chef de l’armée du grand-duché, ont suscité une agitation certaine jusqu’au Niémen, entraînant même une grande part de l’aristocratie lituanienne, la principale province de la Pologne russe. Le tsar en est d’autant plus ulcéré que ce regain nationaliste, dans lequel il soupçonne la main de Napoléon, contrecarre son grand dessein d’une Pologne réunifiée... mais sous sa tutelle. Le chancelier Roumiantsov, pourtant le plus francophile des ministres d’Alexandre, signifie son mécontentement en interpellant Caulaincourt, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, en des termes on ne peut plus explicites : « La Russie, lui dit-il, renoncera à l’alliance française et sacrifiera jusqu’à son dernier homme plutôt que de consentir à un accroissement du domaine polonais877 ! » « Les Polonais, précise-t-il, sont comme le vin de champagne, qui mousse, mais ne se conserve pas : ils ne peuvent faire une nation. »

Les négociations alors en cours pour le mariage incitent Napoléon à se montrer accommodant. Il charge Caulaincourt de préparer un traité qui donnerait satisfaction au tsar en certifiant que la France impériale ne favorisera pas la renaissance d’une Pologne indépendante. Alexandre insiste sur cette dernière clause, qu’il appelle l’« ultimatum de son amitié », en prenant toutefois bien soin de ne pas lier la question au mariage. Il n’en exerce pas moins un chantage tacite, d’autant plus pervers qu’il ne compte pas donner sa sœur et espère donc conclure le traité avant d’avoir à signifier son refus. Ainsi Napoléon se trouvera-t-il pieds et poings liés sans avoir rien reçu en échange. Or, en janvier 1810, le duc de Vicence, ardent partisan de l’alliance, conclut un traité qui engage la parole de la France beaucoup plus loin que Napoléon ne le souhaite. Elle s’engage non seulement pour le présent, mais aussi pour l’avenir en promettant que la Pologne ne sera « jamais » rétablie. En outre, elle entérine le passé, soit les trois partages de la Pologne accomplis à notre détriment par la Prusse, l’Autriche et la Russie. Fou de joie, le tsar serre fortement la main de l’ambassadeur en lui disant : « Maintenant, je ne chercherai plus que l’occasion de prouver à l’Empereur combien je lui suis attaché. » Sur ce, il continue tranquillement à berner Caulaincourt sur le mariage, filant son refus, heureux d’avoir manipulé son ami l’ambassadeur et d’avoir dupé Napoléon, n’attendant plus que la ratification de la convention, certain qu’elle dégoûtera les Polonais. Furieux d’être abandonnés par leur protecteur français, ces derniers renonceront à leur velléité d’indépendance et, qui sait, se tourneront peut-être vers le tsar, qui entretient de nombreuses amitiés sur place, à l’image du prince Adam Czartoryski, son fidèle conseiller et ancien ministre des Affaires étrangères. Il n’oublie qu’une chose : Napoléon ne connaît que le rapport de force et il est difficile à berner. Nous connaissons sa riposte : le mariage éclair avec Marie-Louise prélude à son refus de signer la convention polonaise en l’état.

Le voilà qui désavoue son ambassadeur et propose une rédaction très en retrait : « L’Empereur Napoléon s’engage à ne jamais donner aucun secours ni assistance à quelque puissance ou à quelque soulèvement intérieur que ce puisse être qui tendraient à rétablir le royaume de Pologne. » Désormais, il refuse d’insulter l’avenir, jugeant la revendication russe aussi indécente que puérile. « Il faudrait que je fusse Dieu pour décider que jamais une Pologne n’existera ! Je ne puis promettre ce que je ne puis tenir. Je ne ferai rien pour son rétablissement... mais je ne prendrai jamais un engagement dont l’accomplissement serait hors de mes moyens », tempête-t-il. Position juste et raisonnable, fidèle à l’esprit de Tilsit. Mais Caulaincourt a signé, le tsar réclame son dû. Le contre-projet n’interdit pas formellement une nouvelle extension du grand-duché. Roumiantsov et Kourakine exigent donc la signature du texte initial, seul à même de décourager les Polonais. La Russie multiplie dès lors les protestations, y compris pour des vétilles. Elle exige des démentis devant le moindre discours suspect, proteste contre le système des licences qui achève de ruiner son commerce. Longtemps patient, Napoléon sort ses premières griffes à l’été 1810. Le 1er juillet, il expédie une lettre menaçante à Caulaincourt : « Que prétend la Russie par un tel langage ? Veut-elle la guerre ? Pourquoi ces plaintes continuelles ? Pourquoi ces soupçons injurieux ? [...] La Russie veut-elle me préparer à sa défection ? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera la paix avec l’Angleterre. N’est-ce pas elle qui a recueilli tous les fruits de l’alliance ? » Et de citer les acquisitions de la Finlande, au détriment de la Suède, puis des principautés danubiennes, Moldavie et Valachie, qui nous ont brouillés avec l’Empire ottoman. « Et à quoi m’a servi l’alliance ? A-t-elle empêché la guerre contre l’Autriche, qui a retardé les affaires d’Espagne ? Est-ce l’alliance qui a fait les succès de cette guerre ? J’étais à Vienne avant que l’armée russe fût rassemblée, et cependant je ne me suis pas plaint ; mais certes on ne doit point se plaindre de moi. Je ne veux pas rétablir la Pologne. Je ne veux pas aller finir mes destinées dans les sables de ses déserts. Je me dois à la France et à ses intérêts et je ne prendrai pas les armes, à moins qu’on ne m’y force, pour des intérêts étrangers à mes peuples. Mais je ne veux pas me déshonorer en déclarant que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, me rendre ridicule en parlant le langage de la Divinité, flétrir ma mémoire en mettant le sceau à cet acte d’une politique machiavélique, car c’est plus qu’avouer le partage de la Pologne que de déclarer qu’elle ne sera jamais rétablie878. »

 

Dès lors, Alexandre se tait sur le sujet, comme bientôt sur tous les autres. Exaspérant Napoléon, qui voudrait une bonne fois pour toutes crever l’abcès, il continue à protester vaguement de son amitié, émet à peine quelques soupirs mais agit désormais dans l’ombre. Napoléon l’accuse bientôt d’hypocrisie. A l’entendre, le héros romantique de Tilsit est devenu un fourbe, « un grec du Bas-Empire ». C’est qu’Alexandre se sent dangereusement à découvert : l’opposition de la Cour à l’alliance reste massive et il a déjà ramassé les divers pourboires territoriaux que celle-ci avait autorisé à la Russie. Mais il n’a rien obtenu sur l’essentiel – Constantinople et les Détroits –, qui apaiserait le nationalisme grand-russe, et il vient de s’exposer à un camouflet en Pologne. Le compte y est d’autant moins que le Blocus coûte de plus en plus cher, menaçant l’économie d’étouffement et l’aristocratie de ruine : la valeur du rouble a été divisée par trois entre 1807 et 1810. Le tsar n’a plus objectivement d’intérêt à s’allier à une puissance qui le menace jusqu’aux portes de son empire et empiète, par le canal du grand-duché et de l’Illyrie, sur sa sphère d’influence traditionnelle auprès des Slaves. Il a tout à craindre d’un rival qui abolit partout le servage, sachant que la société russe est composée à moitié d’« esclaves879 ». Les bruits de complot s’avivent à nouveau. Craignant toujours de finir assassiné comme son père, Alexandre estime logiquement qu’il doit rompre avec « l’ogre » plutôt que de s’aliéner définitivement sa noblesse.

Janus fait homme, l’autocrate épris de liberté réconcilie ses contradictions en les unifiant dans la lutte contre le conquérant despotique qu’est devenu Napoléon. Devenir son adversaire lui donnera un rôle à sa mesure, alors qu’il a échoué à réformer la Russie. Une nouvelle fois, Napoléon coalise contre lui les deux grands idéaux qui ont animé le souffle révolutionnaire : la nation et la liberté.

Elevé par La Harpe, Alexandre – comme on l’a vu – n’est pas insensible à ces idées. Il rêve d’en doter la Pologne, de les imposer à l’Europe, de réussir en un mot là où Napoléon a échoué en devenant le sauveur du continent. On peut parler de combat à front renversé entre les deux dirigeants des deux grandes puissances mondiales. Par sa naissance, Alexandre appartient à l’Ancien Régime, par son éducation et sa nature à la « bonne révolution », celle de Mme de Staël et des libéraux, soucieuse de progrès et de libertés individuelles. Lui seul, alors que Napoléon dérive vers le césarisme, reste à même de coaliser la légitimité et la liberté, de réaliser cette nouvelle alliance des peuples et des rois qui va triompher du Grand Empire. Se développe enfin chez lui une religiosité accrue, qui culminera sous l’influence de Mme de Krüdener pour donner naissance à la Sainte-Alliance en 1815. Teintée de fatalisme russe, elle le pousse à accepter l’affrontement annoncé comme voulu par le ciel. Bientôt, il se persuadera d’être l’ange du bien, envoyé par Dieu pour libérer le monde de l’Antéchrist et présider à l’avènement d’une nouvelle ère qui consacrera la justice et la morale.

*

En novembre 1810, Napoléon envahit le grand-duché d’Oldenbourg et l’annexe à ses Etats, en violation de Tilsit. Ni la justification – les exigences du Blocus –, ni la compensation offerte au grand-duc du côté d’Erfurt n’apaisent l’indignation russe. D’autant que le grand-duc, beau-frère du tsar, se charge d’ameuter Saint-Pétersbourg contre Paris. La Russie réagit par une protestation officielle à laquelle un Napoléon offusqué fait droit en mettant à l’étude d’autres compensations.

Peine perdue, ce qui laisse à penser que le tsar a fixé sa stratégie d’escalade. Un oukase en date du 31 décembre 1810 frappe lourdement les importations françaises tandis qu’il ouvre la Russie au commerce des neutres. Auprès de Caulaincourt, le tsar tente de se justifier en présentant la mesure comme dictée par l’état déplorable de son commerce et de sa monnaie. Non seulement, explique-t-il en substance, la France n’a pas compensé par ses achats la perte du débouché anglais, mais, par son système de licences, elle favorise son seul commerce au détriment de ses alliés, dénaturant de fait le Blocus. Accusation absurde, rétorque Napoléon, qui se déclare prêt à étudier un nouveau traité de commerce et accuse de son côté Alexandre d’avoir laissé pénétrer dans ses ports un immense convoi de pseudo-neutres, en réalité affrété par l’Angleterre880. C’est cette « trahison », accomplie à l’automne, qui l’a poussé à envahir l’Oldenbourg. A nouveau pressé de s’expliquer, Alexandre esquive. L’année 1810 se termine ainsi sur un triple échec : familial avec le mariage manqué, diplomatique avec la non-signature de la convention polonaise et l’annexion du grand-duché d’Oldenbourg, enfin économique avec l’oukase de décembre contre les exportations françaises.

La montée aux extrêmes

Tandis qu’il amuse Caulaincourt en feignant l’incompréhension et en multipliant les regrets, Alexandre mobilise l’essentiel de ses forces près du Niémen, à portée de Varsovie. Il écrit à Czartoryski, chargé de renforcer le parti russe en Pologne, pour lui confirmer sa volonté d’y rétablir un régime constitutionnel et de la doter d’une large autonomie. Dans le même temps, il recherche l’alliance de l’Autriche et de la Prusse, et s’abouche avec Bernadotte, nouveau prince royal de Suède. Tous ces éléments ont convaincu certains historiens qu’Alexandre est le responsable premier du conflit. « C’est lui, écrit notamment Albert Vandal, qui le premier borde silencieusement sa frontière, met en joue contre nous les ressorts de sa diplomatie, cherche partout des ennemis à la France. » Le tsar rêve déjà de réaliser l’union sacrée du continent contre l’Empereur. Malheureusement pour lui, ce dernier fait encore trop peur et personne n’ose s’engager à ses côtés.

Alerté par Poniatowski, Napoléon riposte aussitôt en mobilisant le grand-duché et en renforçant le corps de Davout, stationné en Allemagne. Au printemps, il écrit à son allié le roi de Wurtemberg : « L’Empereur Alexandre est déjà loin de l’esprit de Tilsit ; toutes les idées de guerre viennent de la Russie. Si l’épreuve n’arrête pas promptement cette impulsion, il y sera entraîné l’année prochaine malgré lui ; et ainsi la guerre aura lieu malgré moi, malgré lui, malgré les intérêts de la France, et ceux de la Russie. J’ai déjà vu cela si souvent que c’est mon expérience du passé qui me dévoile cet avenir. Tout cela est une scène d’opéra, et ce sont les Anglais qui tiennent les machines. »

 

Démasqué, sans alliés, repoussé par les notables du grand-duché, Alexandre fait marche arrière. Il dépêche auprès de Napoléon Tchernichev, un de ses meilleurs aides de camp, avec pour mission officielle de calmer l’ogre, sa mission secrète consistant à renforcer le réseau d’espionnage qu’il finance à Paris et donc les ramifications s’étendent jusqu’au ministère de la Guerre881. Napoléon, qui le connaît depuis Wagram, discute avec lui le 10 avril 1811. Prudemment, Tchernichev lui fait comprendre que la cession d’une partie du grand-duché, en compensation de l’Oldenbourg, réglerait tous les problèmes. Toujours la Pologne ! Napoléon foudroie son interlocuteur : « Non, monsieur, heureusement nous ne sommes pas encore réduits à cette extrémité ; donner le duché de Varsovie pour l’Oldenbourg serait le comble de la démence. Quel effet produirait sur les Polonais la cession d’un pouce de leur territoire au moment où la Russie nous menace ! » En le défiant, plutôt que de négocier, Alexandre l’oblige à tirer l’épée. « Tous les jours, monsieur, l’on me répète de toutes parts que votre projet est d’envahir le duché : Eh bien, nous ne sommes pas encore tous morts ; je ne suis pas plus fanfaron qu’un autre, je sais que vos moyens sont grands, que votre armée est aussi belle que brave, et j’ai trop livré de batailles pour ne pas connaître à combien peu de chose tient leur sort ; mais, comme les chances sont égales, dans le cas que le Dieu de la victoire se range de notre côté, je ferai repentir la Russie, et c’est alors qu’elle pourra perdre non seulement ses provinces polonaises, mais aussi la Crimée. »

 

Dès lors, Napoléon mobilise et glisse un peu plus chaque jour sur la pente de la guerre. « Alexandre et moi, dira-t-il à Las Cases, étions tous les deux [...] dans l’attitude de deux bravaches, qui, sans avoir envie de se battre, cherchent à s’effrayer mutuellement. » En avril 1811, les deux principaux ténors français de l’alliance russe sont remplacés : Champagny au ministère des Affaires étrangères par Maret, duc de Bassano, ami sincère de la Pologne ; Caulaincourt à Saint-Pétersbourg par Lauriston, aide de camp de l’Empereur. Reçu cinq heures à son retour, le 5 juin 1811, le duc de Vicence tente par tous les moyens de freiner son maître. Ce serviteur loyal croit sincèrement à la nécessité de la paix et de l’alliance et le dit sans ambages à Napoléon auprès duquel il récapitule les griefs du tsar. Passant selon son habitude de la cajolerie à la colère, l’Aigle tente par tous les moyens de convaincre son ancien ambassadeur qu’Alexandre l’a berné de bout en bout. Conversation passionnante, qu’il faudrait pouvoir retranscrire en entier tant elle est révélatrice du caractère de l’Empereur. Elle en souligne notamment deux traits essentiels : son assimilation de toute concession à une humiliation, sa capacité d’autopersuasion qui le pousse à détourner toutes les réponses de son interlocuteur au profit de sa conviction du moment. A l’entendre, la Russie veut le conflit et s’y prépare activement :

« On veut me faire la guerre, vous dis-je.

— Les ménagements qu’on met dans les explications prouvent qu’on ne veut faire ni la guerre, ni la loi à Votre Majesté, mais tout m’a prouvé qu’on ne voulait pas la recevoir chez soi, rétorque Caulaincourt.

— Les Russes veulent me forcer à évacuer Danzig, reprend Napoléon. Ils croient me mener comme leur roi de Pologne ! Je ne suis pas Louis XV ; le peuple français ne souffrirait pas cette humiliation. »

Quelle humiliation ? répond en substance Caulaincourt. Il suffit de revenir à la situation militaire d’Erfurt pour que tout rentre dans l’ordre. Napoléon n’a que deux options : rétablir la Pologne et la proclamer afin d’avoir pour lui les Polonais, ce qui peut avoir un avantage politique, ou maintenir l’alliance avec la Russie, ce qui fera arriver la paix avec l’Angleterre et finira les affaires d’Espagne.

« Quel parti prendriez-vous ?

— Le maintien de l’alliance, Sire ! C’est le parti de la prudence et de la paix.

— Vous parlez toujours de paix ! La paix n’est quelque chose que quand elle est durable et honorable. »

Le long dialogue de sourds se poursuit. Caulaincourt énumère les risques du conflit, Napoléon s’entête à le persuader de sa bonne foi, accusant son contradicteur de s’être « fait russe » et d’avoir été dupe des cajoleries d’Alexandre.

 

Comme souvent, Napoléon a fait mine de ne rien entendre, mais il a su écouter l’argumentation de Caulaincourt. Le tsar, lui a notamment dit son interlocuteur, n’attaquera jamais mais mettra à profit la dureté de son climat et l’immensité de son espace pour mener une guerre d’épuisement. Pays à l’échelle d’un continent, la Russie risque de devenir le tombeau de la Grande Armée. Alors, devant la démesure du risque, Napoléon semble hésiter réellement. Pendant quelques semaines, les préparatifs se ralentissent, mais les tergiversations impériales sont bientôt balayées. Derrière les justifications mille fois avancées – le Blocus, la capitulation de l’Angleterre, la maîtrise d’une Europe française –, on remarque encore une fois l’écriture d’un « roman » qui mêle destinée personnelle et avenir de la France. Caulaincourt, sans doute le meilleur analyste de la psychologie impériale, montre bien comment l’Empereur finit par se persuader lui-même du bien-fondé de sa résolution : « Une idée qu’il croyait utile une fois casée dans sa tête, l’Empereur se faisait illusion lui-même. Il l’adoptait, la caressait, s’en imprégnait ; il la distillait, on peut dire, par tous les pores. [...] S’il cherchait à vous séduire, il l’était avant vous. Jamais la raison d’un homme et son jugement n’ont été plus trompés, plus induits en erreur, plus victimes de son imagination, de sa passion que ne l’ont été la raison et le jugement de l’Empereur sur certaines questions. Il n’épargnait ni peines, ni soins, ni fatigues pour en venir à son but, et cela s’appliquait aux petites choses comme aux grandes. Il était, on peut le dire, tout entier à son objet. Il réunissait toujours tous ses moyens, toutes ses facultés, toute son attention sur la chose qu’il faisait ou sur la question qu’il traitait dans le moment. Il faisait tout avec passion882. »

 

Désormais, la guerre semble arrêtée dans son esprit. Comme toujours en pareil cas, Napoléon prend l’Europe à témoin. Il choisit le jour de son quarante-deuxième anniversaire, soit le 15 août 1811, pour faire une scène à l’ambassadeur Kourakine en présence de tout le corps diplomatique. « Je ne suis pas assez bête pour admettre que ce soit l’Oldenbourg qui vous occupe. On ne se bat pas pour l’Oldenbourg », l’agresse-t-il. Ce que veut en réalité la Russie, c’est la Pologne, en commençant par le grand-duché de Varsovie : « [...] Quand même vos armées camperaient sur les hauteurs de Montmartre, je ne céderai pas un pouce du territoire varsovien. Je ne pense pas à reconstituer la Pologne, l’intérêt de mes peuples n’est pas lié à ce pays ; mais si vous me forcez à la guerre, je me servirai de la Pologne comme d’un moyen contre vous. Je vous déclare que je ne veux pas la guerre et que je ne vous la ferai pas cette année, à moins que vous ne m’attaquiez. [...] Vous aurez l’Europe entière contre vous ! » Le lendemain, 16 août, il dicte à Maret un mémoire qui annonce l’entrée en guerre si « la Russie persiste dans son système ironique de se plaindre sans cesse et de ne s’expliquer sur rien883 ».

 

L’historien Albert Vandal date la marche à la guerre de ces deux journées où le dialogue de sourds se serait conclu par une impossible transaction. De fait, dans l’annonce du délai de dix mois avant toute opération, on repère le schéma de l’approche indirecte psychologique déjà employée pendant la campagne de 1805. Napoléon essaie de faire à nouveau mordre le tsar à l’hameçon d’une hésitation motivée par une hypothétique faiblesse numérique. Il expédie Lauriston et Narbonne à Saint-Pétersbourg, reçoit Tchernichev et encourage Roumiantsov. Mais ces « messages de paix » sont pareils à des écrans de fumée. Il sacrifie le bénéfice de la surprise initiale, domaine où il est pourtant sans égal, au profit d’une bataille frontale où la victoire viendrait de sa supériorité tactique dans l’emploi de l’artillerie. Pari audacieux, à la fois étonnamment moderne par le raisonnement et fondé sur un gaspillage humain, comme si l’Empereur avait oublié le principe de base martelé par le général de l’armée d’Italie : l’économie des forces par la mobilité, l’approche indirecte et la surprise.

La grande illusion

Les trois cents jours suivants, d’août 1811 à juin 1812, sont dominés par la préparation diplomatique et militaire du conflit. En allant chercher Alexandre dans son immense empire, Napoléon entend à la fois bénéficier d’une immense supériorité numérique et être tranquille sur ses arrières. Ces impératifs le poussent d’une part à rassembler une force de frappe sans équivalent jusqu’alors, de l’autre à rechercher l’alliance de l’Autriche et de la Prusse.

Il ne lui faut pas moins de dix mois pour mettre sur pied une nouvelle Grande Armée dont il fixe les effectifs à 600 000 hommes. Au fur et à mesure qu’il avancera vers Moscou, celle-ci assurera ses communications en occupant les principales villes qu’il aura à traverser d’ouest en est tout en gardant sous la main une masse suffisante pour engager la grande bataille qui décidera du sort de la campagne. Dès l’été 1811, des troupes considérables se regroupent en Allemagne, venues jusque des confins du Grand Empire : Espagne, Naples, Illyrie ; sont rassemblées toutes les nations alliées, notamment la Confédération du Rhin, qui fournit – Westphaliens, Wurtembergeois, Badois, Saxons ou Hessois – le principal contingent derrière celui des Français. On la surnomme « l’armée des vingt nations », véritable tour de Babel où, pour la première fois, l’élément hexagonal est minoritaire. Si l’on y ajoute les 230 000 hommes de l’armée d’Espagne et les garnisons laissées un peu partout en Europe, Napoléon a à sa disposition plus d’un million d’hommes sous les armes, soit environ le double par rapport à ce dont il bénéficiait durant ses dernières campagnes. Comment dans ces conditions douter de sa victoire ?

Napoléon paraît d’autant plus sûr de lui que, pour la première fois, il bénéficie d’un contingent autrichien, une trentaine de milliers d’hommes placés sous les ordres de Schwarzenberg, et d’un corps de 20 000 Prussiens. Rien d’étonnant de la part des Habsbourg, ravis de toucher les dividendes du mariage. Napoléon leur a, moyennant l’abandon de leurs derniers districts polonais, offert de récupérer l’Illyrie, soit un accès à la mer et une de leurs plus belles provinces. En revanche, le soutien de la Prusse ne peut que surprendre. Démantelée, ruinée, qu’a-t-elle à espérer d’une intervention contre son plus ancien allié, ce tsar qui l’a sauvée à Tilsit et n’a cessé de réclamer une amélioration de son sort ? En réalité, Frédéric-Guillaume III n’a aucune marge de manœuvre. Dans cette affaire, qui n’est pas avec Napoléon est contre lui. Coincé entre la soumission et la destruction, il obtempère et signe un traité d’alliance le 24 février 1812. Outre la fourniture de son corps d’armée, le royaume devra subir l’occupation française et nourrir le rouleau compresseur en marche884. Autant dire qu’il est mis à sac : « Chez le peuple, la haine perçait sous la peur, écrit Albert Vandal. Tandis qu’à Berlin les autorités s’épuisaient en bassesse, aucun de ses soldats ne pouvait s’aventurer aux environs de la ville sans être assailli d’outrages, poursuivi d’épithètes ignobles, frappé parfois, et attaqué. Les détachements qui traversaient les villages voyaient se fixer sur eux des regards lourds de haine ; sur leur passage, les poings se levaient à demi, les bouches crachaient l’injure. »

 

Mais Napoléon n’en a cure. A l’exception des corps utilisés en Espagne, l’armée n’a pas combattu depuis bientôt trois ans et rêve d’en découdre. « Toute la jeunesse militaire regardait cette expédition de Russie comme une partie de chasse de six mois, avance l’abbé de Pradt. L’armée se précipitait avec l’assurance du succès et l’appétit de l’avancement885. » Fort des souvenirs heureux d’Austerlitz et de Friedland, l’Aigle considère son adversaire avec mépris et prétend qu’il l’écrasera en quelques semaines. Il pense que les Russes, n’osant pas abandonner leurs provinces polonaises, l’attendront en Lituanie où il les réduira en cendres. Son schéma tactique reste celui d’une guerre éclair, scandée en trois temps successifs : débordement par les ailes, encerclement, destruction. Pour la mener à bien, il engagera quinze corps886 plus la Garde et les armées de Yorck et Schwarzenberg887. La première ligne sera forte de 400 000 à 450 000 hommes888. Lui au centre avec environ 250 000 combattants ; Jérôme à droite, Eugène à gauche, chacun avec un peu plus de 80 000 hommes, prendront en charge le mouvement tournant ; 150 000 chevaux et plus de 500 canons complètent l’ensemble. Derrière, une seconde vague de 200 000 hommes viendra au fur et à mesure occuper les échelons conquis par le « maître des batailles ». Ne laissant rien au hasard, celui-ci établit de gigantesques magasins, organise son service de santé, veille à la fabrication des armes et des habits. Rien ne peut lui arriver.

Il triomphe déjà devant Fouché qu’il sait hostile à la guerre et auquel il délivre un de ces monologues dont il a le secret : « Depuis mon mariage, on a cru que le lion sommeillait. On verra s’il sommeille. L’Espagne tombera dès que j’aurai anéanti l’influence anglaise à Saint-Pétersbourg. Il me fallait huit cent mille hommes, et je les ai ; je traîne toute l’Europe avec moi, et l’Europe n’est plus qu’une vieille putain pourrie dont je ferai tout ce qui me plaira avec huit cent mille hommes. Ne m’avez-vous pas dit autrefois que vous faisiez consister le génie à ne rien trouver d’impossible ? Eh bien, dans six ou huit mois vous verrez ce que peuvent les plus vastes combinaisons réunies à la force qui sait mettre en œuvre. Je me règle d’après l’opinion de l’armée et du peuple plus que par la vôtre, messieurs, qui êtes trop riches, et qui ne tremblez pour moi que parce que vous craignez la débâcle. Soyez sans inquiétude ; regardez la guerre de Russie comme celle du bon sens, des vrais intérêts, du repos et de la sécurité de tous. » L’exorde révèle la démesure : « D’ailleurs, qu’y puis-je, si un excès de puissance m’entraîne à la dictature du monde ? N’y avez-vous pas contribué, vous et tant d’autres qui me blâmez aujourd’hui, et qui voudriez faire de moi un roi débonnaire ? Ma destinée n’est pas accomplie ; je veux achever ce qui n’est qu’ébauché. Il nous faut un code européen, une cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois ; il faut que je fasse de tous les peuples de l’Europe le même peuple, et de Paris la capitale du monde. Voilà, monsieur le duc, le seul dénouement qui me convienne. »

Le cardinal Fesch lui ayant manifesté son inquiétude, l’Aigle l’entraîne près d’une fenêtre :

« Voyez-vous cette étoile ?

— Non, Sire.

— Regardez bien.

— Sire, je ne la vois pas.

— Eh bien, moi je la vois889. »

Cette assurance transparaît dans le dernier grand tableau de l’avant-chute : Napoléon dans son cabinet de travail aux Tuileries par David. Cette toile de 1812 représente l’Empereur dans son uniforme usuel de colonel des grenadiers à cheval de la Garde. La mèche en bataille, le visage calme, le ventre légèrement arrondi, il semble contempler le destin avec une confiance sereine, la main droite classiquement posée dans son gilet, la gauche pendant le long du corps. Parvenu au plein épanouissement de la quarantaine, rien ne semble pouvoir l’abattre. Caulaincourt, qui s’obstine dans son défaitisme, connaît les affres de la disgrâce.

*

En avril 1812, Alexandre transmet enfin ses revendications. Elles sont volontairement provocatrices : évacuation militaire de la Poméranie suédoise, de la Prusse et de toutes les places occupées au-delà de l’Elbe par la Grande Armée, réduction de la garnison de Danzig, possibilité de contourner le Blocus en commerçant librement avec les neutres. « Cette demande est un outrage », clame Napoléon à Kourakine immédiatement convoqué. Avant d’ajouter : « Vous agissez comme la Prusse avant la bataille d’Iéna ; elle exigeait l’évacuation du Nord de l’Allemagne. Je ne puis aujourd’hui consentir à celle de la Prusse. Il y va de mon honneur. »

 

Les derniers jours à Paris s’égrènent. Au moment de partir, Napoléon semble pourtant inquiet. Le doute suinte sous le masque de l’arrogance. Faut-il tout risquer pour la Pologne ? Faut-il, déjà, mourir pour Danzig ? Il s’entretient devant le colonel Jardet, envoyé d’Espagne par Marmont. L’inquiétude perce : « Eh bien, moi, lui dit-il, je vais m’enfoncer avec des armées nombreuses au milieu d’un grand pays qui ne produit rien. » S’ensuit un long et sombre silence. Puis soudain, fixant Jardet : « Mais comment tout ceci finira-t-il890 ? »

Regrets ? Remords ? De toute façon, il est maintenant trop tard pour reculer. L’entrée en guerre est arrêtée pour juin 1812, l’intendance militaire ayant affirmé qu’on trouverait à cette date d’assez abondantes subsistances pour nourrir les hommes et les chevaux. Napoléon dispose de quelques jours supplémentaires qu’il met à profit pour parader à Dresde devant tous ses « alliés ». Ayant quitté Paris le 9 mai, officiellement pour inspecter ses armées, il demeure dans la capitale saxonne du 16 au 29. Répétition générale avant le drame. Toute l’Europe accourt et se prosterne, à l’image du roi de Prusse891. Même François d’Autriche a fait le déplacement et se croit obligé de se comporter en vassal devant son gendre. Seule sa femme, l’impératrice Maria Ludovica, oppose une froideur raide aux avances du petit caporal. Pour bien faire sentir sa supériorité, l’Aigle s’autorise quelques propos crus, même vulgaires eu égard aux convenances d’alors. En écho au retentissant : « Taisez-vous, roi de Bavière ! » d’Erfurt, il passe sans un regard devant tous les souverains, affichant une morgue insupportable. Maria Ludovica ayant argué de la timidité de Ferdinand, prince héritier d’Autriche, pour excuser son absence, Napoléon lui réplique : « Vous n’avez qu’à me le donner pendant un an, et vous verrez comment je vous le dégourdirai. » Faut-il vraiment le condamner lorsqu’on constate la servilité dégradante avec laquelle les courtisans, princes comme ministres, se plient devant lui ? Lors d’un opéra, un soleil se dresse au-dessus de la scène. Il porte comme inscription : « “Moins grand et moins beau que lui.” “Il faut que ces gens-là me croient bien bête”, dit Napoléon en haussant les épaules, cependant que l’empereur d’Autriche, d’un hochement de tête sûr, approuvait l’allégorie et s’associait à l’intention892. »

Si l’asservissement des âmes conforte son mépris des hommes et avive sa dureté, l’excès d’encens n’en finit pas moins par lui tourner la tête et lui ôter une partie de sa lucidité. Narbonne, revenu de Wilno bredouille, lui confirme l’ultimatum d’Alexandre. Il lui faut donc partir, se libérer enfin de toutes ces sangsues couronnées qui le flattent et l’exaspèrent. Avant de prendre congé, il expose son plan à Metternich : « Le triomphe appartiendra au plus patient, lui dit-il. Je vais ouvrir la campagne en passant le Niémen. Elle aura son terme à Smolensk et à Minsk. C’est là que je m’arrêterai. Je fortifierai ces deux points et m’occuperai à Wilno, où sera le Grand Quartier général durant l’hiver prochain, de l’organisation de la Lituanie, qui brûle d’impatience d’être délivrée du joug de la Russie. Nous verrons, et j’attendrai qui de nous se lassera le premier ; moi de faire vivre mon armée aux dépens de la Russie, ou Alexandre de nourrir mon armée aux dépens de son pays893. »

 

Tandis qu’il rejoint son armée et se réconcilie avec Murat, « le pantaleone » qui lui tombe dans les bras à Danzig894, l’horizon, tant diplomatique que militaire, s’assombrit comme pour lui donner un ultime avertissement. D’abord, la Russie vient de signer la paix avec l’Empire ottoman. Koutouzov, commandant les forces russes sur place, a bâclé un traité qui permet au tsar d’éviter de lutter sur deux fronts et lui dégage une armée supplémentaire895. Surtout, Alexandre n’est plus seul puisque Bernadotte vient de lui donner son accord pour signer une alliance. C’est la première trahison d’un bonapartide. Elle en présage bien d’autres.

 

Le récent prince royal de Suède896 a en effet placé sa politique sous l’égide du seul intérêt suédois. Privé de la Finlande, donnée à la Russie après Tilsit, il entend soit récupérer son ancienne province, soit obtenir en compensation la Norvège qui appartient au Danemark, allié de la France. Napoléon refuse tout autant de braquer le tsar que de trahir un ami fidèle. En outre, l’ancien sergent « belle-jambe » réclame d’importants subsides pour prix de son alliance. Il tient la dragée haute à Alquier, notre ambassadeur en Suède, qui ne tarde pas à perdre patience. Napoléon, outré par ses prétentions, s’emporte contre le marchand du temple : « Quoi ! dit-il, quand l’Autriche et la Prusse recherchent mon alliance, Bernadotte ose la marchander ! Il me traite à la turque, il me rançonne ! L’argent ne sera jamais un moyen dans ma politique. Je ne veux pas de ces amis qu’on ne garde qu’en les payant ; et d’ailleurs l’Angleterre ne serait-elle pas toujours là pour enchérir sur moi897 ? »

En janvier 1812, Davout envahit la Poméranie suédoise pour faire respecter le Blocus. La violation de son territoire jette Bernadotte dans les bras du tsar, avec d’autant plus de facilité qu’Alexandre lui promet la Norvège. Préparée par un traité en avril 1812, l’alliance russo-suédoise est scellée le 30 août suivant, en pleine guerre, par une rencontre entre les deux hommes à Abo. Bernadotte promet le concours prochain d’un corps important qui débarquera sur les arrières français. Enfin, « le serpent nourri en notre sein » (Napoléon) donne en expert de précieux renseignements sur l’état de nos forces et la tactique à employer pour nous battre, en l’occurrence éviter les grandes batailles et nous épuiser898.

 

Voilà décidément un allié autrement plus précieux que l’Autriche et la Prusse ne le sont pour Napoléon. Le fils de Paul Ier, au moment de l’entrée en campagne, est pleinement rassuré sur leurs intentions. Frédéric-Guillaume III et Metternich lui ont fait savoir, en secret, leur solidarité de fond899. Ils lui promettent de ne livrer qu’un simulacre de combat et de retourner leurs armes au moment opportun. Or, afin de ménager ses nouveaux alliés, Napoléon commet l’erreur de ne pas les mélanger au sein de corps hybrides, ce qui est la règle pour les autres contingents étrangers. Schwarzenberg et Yorck combattront donc de façon autonome, aux deux ailes, près de leurs territoires respectifs dont ils comptent s’éloigner le moins possible. L’Aigle les a également favorisés en les ponctionnant légèrement : 30 000 Autrichiens, 20 000 Prussiens. Ainsi, chacune des deux puissances conserve l’essentiel de ses forces sur son territoire, dans le dos de la Grande Armée, prêts à la renforcer ou à la poignarder, selon l’évolution du conflit.

 

Enfin, Alexandre bénéficie d’un merveilleux instrument de guerre : son immense empire, son climat rigoureux, sa population farouchement guerrière. Maître d’un pays-continent, il pourra compenser son infériorité numérique de départ par un repli calculé, obligeant son adversaire à étirer démesurément ses lignes de communication afin d’affaiblir son groupe central, brûlant villes et récoltes pour l’affamer. Tandis qu’il s’épuisera, Alexandre se renforcera, attirant à lui l’armée revenue du front ottoman, levant des milices, assaillant nos colonnes par des raids de Cosaques. Caulaincourt, saisi d’effroi, a soigneusement noté les derniers propos que le tsar lui a tenus avant son départ. La catastrophe y est clairement énoncée : « Si l’Empereur Napoléon me fait la guerre, lui dit Alexandre, il est possible, même probable, qu’il nous battra si nous acceptons le combat, mais cela ne lui donnera pas la paix. Les Espagnols ont été souvent battus et ils ne sont ni vaincus, ni soumis. Cependant, ils ne sont pas aussi éloignés que nous de Paris ; ils n’ont ni notre climat, ni nos ressources. Nous ne nous compromettrons pas. Nous avons de l’espace et nous conserverons une armée bien organisée. [...] Il [Napoléon] lui faut des résultats aussi prompts que ses pensées sont rapides, car, souvent absent de chez lui, il est nécessairement pressé d’y retourner. Ses leçons sont celles d’un maître. »

Quelle que soit l’évolution des combats, Alexandre luttera jusqu’à la mort : « Je ne tirerai pas le premier l’épée, mais je ne la remettrai que le dernier dans le fourreau, prévient-il. Les Espagnols fournissent la preuve que c’est le défaut de persévérance qui a perdu tous les Etats auxquels votre maître a fait la guerre [...]. On ne sait pas souffrir. Si le sort des armes m’était contraire, je me retirerais plutôt au Kamtchatka que de céder des provinces et de signer dans ma capitale des traités qui ne sont que des trêves. Le Français est brave, mais de longues privations et un mauvais climat l’ennuient et le découragent. Notre climat, notre hiver feront la guerre pour nous. Les prodiges ne s’opèrent chez vous que là où est l’Empereur, et il ne peut être partout et des années loin de Paris900. »

Il y a là de quoi frémir si l’on compare les dimensions respectives de l’Espagne et de la Russie et la qualité de leurs armées. Incapable de mater la première, comment Napoléon pourra-t-il réduire la seconde ? Cette réflexion, beaucoup d’esprits se la font au Grand Quartier général alors que l’armée des vingt nations s’apprête à franchir le Niémen. Connu pour son instinct, le sénateur Sémonville contemple d’un air sombre les régiments partant fièrement, musique en tête, vers leur destin : « Pas un ne reviendra, ils vont à la boucherie », commente-t-il avant d’annoncer qu’une défaite pourrait bien préluder à une restauration des Bourbons.

 

Le 23 juin 1812, un ultime avertissement parvient à Napoléon. Chevauchant « Friedland », il procède à une ultime reconnaissance des abords du Niémen. Soudain, un lièvre passe entre les jambes du cheval qui fait un écart... et jette l’Empereur à terre. Celui-ci se relève aussitôt et remonte sur sa monture, comme si de rien n’était. L’incident n’a échappé à personne de sa suite. « Nous ferions bien mieux de ne pas passer le Niémen. Cette chute est d’un mauvais augure », confie Berthier à Caulaincourt en lui prenant la main. Une voix s’écrie : « Ceci est d’un mauvais présage ; un Romain reculerait. » Superstitieux, Napoléon demeure sombre et préoccupé tout le reste de la journée901.

Le lendemain, il donne l’ordre d’attaquer : une marée humaine franchit le Niémen et pénètre en Russie comme à la parade. Ségur immortalise l’instant : « [...] Toutes les collines, leurs pentes, les vallées étaient couvertes d’hommes et de chevaux. Dès que la terre eût présenté au soleil toutes ces masses mobiles, revêtues d’armes étincelantes, le signal fut donné, et aussitôt cette multitude commença à s’écouler en trois colonnes, vers les trois ponts. On les voyait serpenter en descendant la courte plaine qui les séparait du Niémen, s’en approcher, gagner les trois passages, s’allonger, se rétrécir pour les traverser et atteindre enfin ce sol étranger, qu’ils allaient dévaster, et qu’ils devaient bientôt couvrir de leurs vastes débris. »

Quelques jours plus tard, Napoléon écrit à Alexandre : « La guerre est donc déclarée entre nous. Dieu même ne peut pas faire que ce qui a été n’ait pas été. Mais mon oreille sera toujours ouverte à des négociations de paix ; et quand Votre Majesté voudra sérieusement s’arracher à l’influence des hommes ennemis de sa famille, de sa gloire et de celle de son empire, elle trouvera toujours en moi les mêmes sentiments de la vraie amitié. » Ne lit-on pas dans cette lettre comme un remords ?

La poursuite infernale

Quand on connaît la fin de l’histoire, la campagne de Russie donne l’impression d’un immense piège, magistralement orchestré par le commandement russe, dans lequel Napoléon s’est bêtement laissé enfermer. Comme toujours, la réalité s’avère infiniment plus complexe. Rien n’était écrit. Certes, comme on l’a vu, le tsar a préconisé tôt une stratégie défensive qui lui était imposée par son infériorité numérique. Mais personne n’envisage alors, au sein de l’état-major russe, d’être obligé de reculer jusqu’à Moscou. A chaque étape de la retraite, des voix se lèvent pour réclamer une contre-attaque, protestant contre un abandon qu’elles estiment honteux, jugeant Napoléon suffisamment affaibli pour porter le coup décisif. D’après Léon Tolstoï : « Alexandre et ses généraux ne songeaient pas à attirer Napoléon mais voulaient au contraire arrêter son offensive. Napoléon n’a pas été attiré au fond du pays conformément à un plan (personne ne croyait que la chose fût possible) mais par suite d’un jeu des plus compliqués d’intrigues, de projets, de désirs des hommes engagés dans la guerre, qui ne se doutaient pas de ce qui allait arriver et quelle était l’unique chance de la Russie. Tout s’est produit fortuitement902. » Les terribles rivalités au sein du commandement entre Barclay de Tolly, partisan de la retraite et qui craint visiblement de combattre Napoléon, et Bagration, éternel partisan de l’offensive ; la séparation précoce entre les deux armées russes, l’indécision d’Alexandre, « trop faible pour gouverner, trop fort pour être gouverné », selon Speranski ; tout conspire pour retarder la décision, obligeant les Russes à reculer faute de pouvoir s’entendre. Or, leur salut résulte de cette fuite903.

Face à eux, Napoléon connaît les mêmes hésitations ; sa volonté d’attaquant se heurte au besoin d’une pause, imposée par l’épuisement des troupes et la nécessité de fortifier les territoires conquis avant de se décider à reprendre la poursuite et à tenter une nouvelle manœuvre. Il n’en reste pas moins que sa stratégie d’approche directe le pousse chaque fois à poursuivre, à la recherche de la grande bataille, fille d’Austerlitz, Iéna, Wagram et Friedland, qui lui permettra d’en finir au plus tôt. « Débuter par des coups décisifs et se servir des avantages ainsi obtenus pour frapper de nouveaux coups, jouer toujours son gain sur une seule carte jusqu’à ce que la banque sautât, là était toute sa méthode, et l’on peut dire que c’est à cette méthode qu’il a dû le colossal succès dont il a joui dans ce monde », rappelle Clausewitz904.

Visiblement, il ne sent pas cette guerre comme les précédentes, livrées sur des espaces moins vastes et avec des forces plus concentrées. Le gigantisme lui fait perdre sa maîtrise et sa lucidité, son inquiétude et son indécision gagnant au fur et à mesure qu’il s’enfonce vers l’est.

*

La première phase de la campagne, de fin juin à début septembre, se décompose en trois manœuvres successives d’enveloppement : vers Wilno (fin juin), Vitebsk (fin juillet) et Smolensk (mi-août). Non seulement Napoléon ne parvient pas à détruire l’adversaire, mais il ne peut empêcher la réunion des deux principales armées russes, respectivement commandées par Barclay de Tolly et Bagration. Fortes d’environ 150 000 et 50 000 hommes, elles se rejoignent près de Smolensk, obligeant Napoléon à rassembler ses corps en une seule colonne.

Le plan russe, essentiellement dû à un stratège prussien nommé Pfuhl905, s’inspire de la stratégie de Wellington à Torres Vedras906. Il préconise l’abandon de Wilno, capitale de la Lituanie, par l’armée principale de Barclay de Tolly qui attirera Napoléon à l’arrière vers un immense camp fortifié aménagé sur la Drissa. Comme Masséna au Portugal, Napoléon s’y usera en assauts infructueux avant que Bagration l’attaque de flanc au moment opportun.

L’Aigle, qui connaît ces dispositions, a prévu la riposte. Il veut, fort de son immense supériorité numérique, foncer sur Wilno à marches forcées, tandis qu’à l’aile gauche, Jérôme fixera Bagration près de Varsovie. Par là, il escompte séparer davantage les deux armées avant de les écraser à tour de rôle dans une nasse. Le succès de son plan spécule sur la rapidité de la Grande Armée et la conviction qu’Alexandre se sentira obligé de défendre la capitale de la Pologne russe. Or, il est immédiatement contrarié. D’abord, Barclay de Tolly se dérobe et refuse le combat. Ensuite, la marche forcée, du Niémen à Wilno, fait des ravages parmi la troupe. Déjà éprouvée par plusieurs mois de marche – on oublie trop souvent que certains régiments viennent de Naples et du Portugal –, l’immense armée impériale manœuvre avec difficultés, souvent avec lenteur. « Chaque année, accuse Stendhal, il y avait moins d’instruction, moins de discipline, moins de patience, moins d’exactitude dans l’obéissance. » L’ampleur des masses à mouvoir, les distances qui séparent les différents corps, l’anarchie linguistique résultant du cosmopolitisme des nations mobilisées constituent autant de freins à la mobilité inhérente à la guerre de mouvement. Déjà, les colonnes s’étirent dangereusement, laissant à l’arrière des milliers de maraudeurs. Les convois de ravitaillement ne suivent pas la cadence infernale imposée par l’Empereur907. En outre, les conditions climatiques éprouvent d’emblée les hommes et déciment les chevaux. Un orage glacial, tombé dans la nuit du 29 au 30 juin, en tue plusieurs milliers. « Nourris depuis plusieurs semaines d’herbes vertes, privés d’avoine, exténués de fatigue, les animaux se trouvaient dans les pires conditions hygiéniques ; ils n’avaient pu résister à la chute soudaine de la température, au froid qui les avait saisis, transis, abattus par un phénomène sans exemple dans l’histoire des guerres, une nuit avait fait l’œuvre d’une épidémie [...] », déplore Albert Vandal.

Déjà, il faut abandonner de nombreux fourgons et démonter une partie de la cavalerie. Chaque jour, plusieurs centaines de bêtes continuent à tomber. Au lieu de les ménager, Murat, à l’avant-garde, les mène à un train d’enfer et multiplie les accrochages avec l’ennemi908.

Les hommes souffrent presque autant. Le climat continental alterne chaleur étouffante et déluge glacial, jours de braise et nuits de glace, boue et poussière. L’Italien Laugier donne un aperçu saisissant du drame naissant dans ses souvenirs :

« Le 2 juillet. La pluie est tombée durant trente-six heures avec une violence inouïe.

« Routes et champs sont inondés ; la chaleur extrême que nous endurions depuis quelques jours se change en un froid très vif ; les chevaux tombent comme des mouches ; beaucoup d’entre eux périssent durant la nuit, et il faut s’attendre à en voir mourir beaucoup d’autres. Quant à nous, il nous a fallu, sans abri d’aucune sorte, rester sur pied jusqu’au matin, sous ce déluge, sans feu – car les foyers qu’on allumait s’éteignaient aussitôt –, sans pouvoir remuer ni nous étendre sur un terrain boueux où nous nous enfoncions comme dans un marécage.

« Au matin, l’aube est pâle. Transis, percés jusqu’aux os, à demi endormis, éreintés, nous ressemblons à des fantômes ou à des naufragés sauvés des eaux.

« Italiens, nous avons nos superstitions.

« Un tel spectacle, inattendu, véritable désastre pour l’ennemi, jette une note triste parmi nous. Les convois en retard, la crainte d’une lutte prochaine, la perte d’une grande quantité de chevaux, un malaise général, l’aspect menaçant d’un ciel qui s’embrase au moment même où nous pénétrons en Russie, nous paraissent de tristes présages. »

L’orage diluvien, le tonnerre incessant font écho à la chute de cheval de Napoléon devant le Niémen pour alarmer les esprits. Le grondement de Dieu après le noir présage alimente la peur d’une issue fatale autant chez Laugier, l’Italien superstitieux, que chez Rapp, cavalier émérite, célèbre pour sa bravoure.

En regard, le comte Roman Soltyk, officier supérieur polonais, insiste à juste titre sur la plus grande mobilité de l’armée russe, à la fois moins nombreuse, mieux nourrie et dotée de chevaux d’une qualité exceptionnelle. Aussi vivait-elle « dans une complète abondance : elle avait sur tous les points des magasins considérables pour l’alimenter, et des transports organisés avec une rare prévoyance. A chaque mouvement, elle se retirait avec ses ressources et détruisait sur son passage celles qu’auraient pu trouver les Français ». Le même témoin insiste sur la supériorité que donne aux Russes leur parfaite connaissance du terrain vis-à-vis des Français d’autant plus aveugles qu’ils manquent à la fois de cartes, d’interprètes et de guides fiables tant ils se sont aliénés les Lituaniens par leurs exactions durant les premières semaines de campagne.

 

Parvenu à Wilno le 28 juin, Napoléon contemple avec effarement l’ampleur des dégâts. Certains corps ont déjà perdu près de la moitié de leurs effectifs pour cause d’épuisement et de désertion massive qui frappe surtout les contingents étrangers909. Pour quels résultats ! A sa rage, Barclay de Tolly a refusé le combat et s’est retiré comme prévu vers son camp fortifié. « Alors j’ai la Pologne ! éructe Napoléon auprès de Caulaincourt [...], et Alexandre a, aux yeux des Polonais, la honte ineffaçable de la perdre sans avoir même combattu. C’est perdre la Pologne que de me céder Wilno. [...] Pour ne pas être contredit, ajoute le grand écuyer, l’Empereur faisait rapidement les demandes et les réponses telles qu’il les désirait, tout en ayant l’air de se presser de répondre et me demandant à chaque instant, sans me donner le temps de placer un mot, si je pensais comme lui910. » Au moins espère-t-il que Jérôme a pu affaiblir Bagration. Il apprend bientôt qu’il n’en est rien. Parvenu en retard sur le Niémen, son frère a laissé s’échapper le chef de la deuxième armée russe, alors qu’il commande à 84 000 hommes, le double de son adversaire. Rageur, l’Empereur le place le 10 juillet sous l’autorité de Davout. Furieux d’être assujetti à un « simple » maréchal, Jérôme, qui se considère comme un grand stratège incompris, déserte et regagne son royaume de pacotille avec sa garde, ce qui achève de désorganiser son aile. En dépit de sa bonne volonté, Davout ne peut pas rattraper le temps perdu et se contente d’accrocher l’arrière-garde adverse à Mohilev, le 23 juillet. Bagration peut écrire à son ami le général Ermolov : « C’est avec peine que je réussis à sortir de l’enfer. Ces imbéciles m’ont laissé échapper. »

*

Exsangue, la Grande Armée doit marquer dix-huit jours de repos dans la capitale de la Pologne russe. Il faut à la fois récupérer les traînards, réorganiser les corps et préparer un nouveau plan. Cette longue pause constitue selon Jomini une des fautes les plus graves de Napoléon. En effet, il ne reste que trois mois de belle saison, ce qui est très peu, surtout que l’ennemi met à profit notre arrêt pour continuer à se replier. Jusqu’où faudra-t-il aller le chercher ?

Au moins Napoléon entretient-il l’espoir de mettre à profit ce séjour pour orchestrer la levée en masse des Lituaniens à ses côtés. Comme en 1807, il ambitionne un raz-de-marée patriotique mais compte cependant le canaliser en contrôlant la mouvance nationaliste polonaise dans de justes proportions. Il refuse toujours de proclamer la restauration d’une Pologne indépendante, ce qui lui aliénerait l’Autriche, encore maîtresse de la Galicie, et le rendrait définitivement irréconciliable avec le tsar911. Il engage donc une partie particulièrement serrée, exerce un chantage à la fois envers Alexandre et les Polonais, ces derniers à nouveau sommés de se sacrifier sans retenue dans l’espoir de voir renaître leur patrie912. Malheureusement, il a commis une lourde erreur en choisissant un médiocre comme ambassadeur à Varsovie. Au lieu de Talleyrand, ce prince de l’ambiguïté qu’il a d’abord pressenti913, il a finalement opté pour sa caricature, en la personne de Georges Dominique Dufour de Pradt, archevêque de Malines. Aussi arriviste que Talleyrand, Pradt n’a aucune des qualités requises pour le poste : la religion du secret, la maîtrise des nerfs et l’endurance indispensables à la négociation, la connaissance du pays, le sens de l’organisation et l’aura nécessaire pour fédérer les passions. Dans les instructions qu’il lui a fait parvenir, l’Aigle l’a chargé de « pousser les Polonais jusqu’au transport, en évitant le délire ». Parlant trop, agissant peu, arrogant, distant, incompétent en matière militaire, Pradt ne parvient pas à galvaniser le grand-duché. Le sort de la campagne dépend donc largement de la réponse que Napoléon va faire à la diète polonaise et de l’attitude qu’adopteront alors les Lituaniens. Réunie d’abord à Varsovie, elle réclame l’indépendance et le rattachement immédiat de la Lituanie au grand-duché. Elle rejoint Napoléon à Wilno, croyant qu’il va prononcer la reconnaissance de la Pologne. N’est-ce pas pour cela qu’il vient d’envahir la Russie914 ?

Or, Napoléon, qui lui répond le 28 juin, continue à éluder : « Gentilshommes, députés de la Confédération de Pologne, j’ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire. Polonais, je penserais et agirais comme vous915. [...] Dans ma situation, leur explique-t-il, j’ai beaucoup d’intérêts et de devoirs à remplir [...]. Je récompenserai ce dévouement de vos contrées, qui vous rend si intéressants et vous acquiert tant de titres à mon estime et à ma protection par tout ce qui pourra dépendre de moi dans les circonstances. » Phrases creuses qui déçoivent cruellement ses interlocuteurs. Pour l’instant, il se contente d’établir un gouvernement provisoire distinct de celui du grand-duché. Une nouvelle fois, Napoléon renie l’idée de nation et à travers elle la Révolution tout entière. La Pologne, pour lui, n’est pas une fin, seulement un moyen dont il joue pour faire pression sur le tsar. C’est ce qu’il explique en substance à Narbonne : « Vous le savez, lui dit-il, la guerre a été dans mes mains l’antidote de l’anarchie ; et maintenant que je veux m’en servir encore, pour assurer l’indépendance de l’Occident, j’ai besoin qu’elle ne ranime pas ce qu’elle a comprimé, l’esprit de liberté révolutionnaire. [...] Moi, j’aime les Polonais sur le champ de bataille ; c’est une vaillante race ; mais, quant à leurs assemblées délibérantes, leur liberum veto, leurs diètes à cheval, sabre nu, je ne veux rien de tout cela. C’est bien assez sur notre continent de ces folles Cortes de Cadix. [...] Je veux dans la Pologne un camp, et pas de forum. [...] Je ferai à Alexandre la guerre à armes courtoises, avec deux mille bouches à feu et cinq cent mille soldats, sans insurrection. »

Au sortir de l’audience, les patriotes polonais sont effondrés : « La réponse entortillée, évasive de Napoléon gâta tout ; elle consterna les Polonais, résume Pradt. Ils étaient partis de feu ; ils revinrent de glace. Leur froid se communiqua à la Pologne, et depuis ce temps, on n’a pu parvenir à la réchauffer916. » Les multiples exactions commises par les maraudeurs achèvent d’aliéner les Lituaniens. Une grande partie de la noblesse redoute que l’Aigle n’abolisse le servage et introduise le Code civil, comme il l’a fait à Varsovie. Prêts à sacrifier leurs privilèges pour l’indépendance, ils préfèrent autrement rester russes que devenir français. Pour toutes ces raisons, Napoléon reçoit un accueil glacial qui l’assombrit d’avantage : « Ces Polonais-ci sont bien différents de ceux de Posen », confie-t-il avec amertume.

 

Une seule bonne nouvelle vient égayer ce triste début de campagne. Bagration et Barclay demeurent séparés. En dépit des ratés initiaux, la victoire semble encore à portée de main. D’ailleurs, Alexandre vient d’adresser à Napoléon un envoyé, son ministre Balachoff. N’est-ce pas le signe que le tsar a déjà un genou à terre ? L’Aigle écoute sa proposition d’une oreille distraite. Si Napoléon se replie immédiatement en deçà du Niémen, Alexandre se dit prêt à négocier. Dans le cas contraire, il se battra jusqu’au dernier homme : « Mon frère Alexandre qui faisait tant le fier avec Narbonne, voudrait déjà s’arranger. Il a peur. Mes manœuvres ont dérouté les Russes. Avant un mois, ils seront à mes genoux », plastronne le conquérant917.

*

Le 15 juillet, l’Empereur lance à nouveau la poursuite. Si Bagration a échappé à Davout, Barclay, enfermé dans son camp de la Drissa, semble pouvoir être encerclé. Mais le ministre de la Guerre russe918 refuse in extremis l’affrontement. Il vient de se débarrasser de la tutelle encombrante et inefficace du tsar, parti pour Moscou à la mi-juillet. Stratège médiocre, Alexandre était entouré de surcroît d’un état-major pléthorique dont les avis contradictoires nuisaient à la bonne qualité du commandement919. Désormais, Barclay de Tolly a les mains libres et peut appliquer pleinement la stratégie d’usure défensive dont il est le parangon. « Si je commandais en chef, avait-il annoncé, j’éviterais une bataille décisive et je me retirerais, de sorte que les Français, au lieu de trouver la victoire, finiraient par trouver un second Poltava. »

Il abandonne sans attendre le camp fortifié cher à Pfuhl et laisse en arrière un corps de 25 000 hommes à Wittgenstein afin qu’il couvre son repli vers Vitebsk. De surcroît, il intime l’ordre à Bagration de poursuivre sa retraite pour le rejoindre vers Smolensk. En conséquence, la Grande Armée frappe une deuxième fois dans le vide : « Suivant sa méthode d’offensive foudroyante, Napoléon avance par bonds. Jusqu’à présent, dès l’entrée en campagne, il est tombé sur l’adversaire de tout son poids et celui-ci s’en est trouvé broyé, anéanti. Cette fois, chacun de ses bonds s’abat dans l’espace vide et la musculature de son armée, déjà plus faible, se disloque et se détruit par ces efforts vains », commente Jean Morvan.

 

L’Aigle estime cette retraite lâche, indigne, à rebours de l’esprit français qui dispute avec âpreté chaque arpent de terrain. Il ne comprend pas non plus que les Russes, au fur et à mesure qu’il s’enfonce vers l’est, vident les villages et brûlent les récoltes, véritable automutilation empreinte de fatalisme. Il ne comprend pas enfin que sa cavalerie, déjà exsangue, ne parvienne pas à attraper le moindre prisonnier, le rendant aveugle sur la destination précise de l’ennemi. Il ne voit plus, n’entend plus, n’anticipe plus. « On ne trouvait point d’habitants, on ne faisait point de prisonniers, on ne rencontrait pas un traînard, on n’avait point d’espions, on était déjà au milieu des habitations de la Russie et pourtant, constate Caulaincourt [...], comme un vaisseau sans boussole, seuls au milieu du vaste océan, ne sachant pas ce qui se passait autour de nous920. »

La seconde offensive, menée à un rythme toujours effréné, produit les mêmes effets dévastateurs, physiques et moraux, que la première. Sauf la Garde, les troupes meurent de faim et surtout de soif921. La cavalerie, menée à un train d’enfer par Murat, est déjà presque détruite, laissant chaque jour davantage d’espaces aux Cosaques qui tuent les maraudeurs et détruisent les convois. Or, eu égard à l’immensité de l’espace, la cavalerie reste plus que jamais l’arme déterminante, celle qui permet d’éclairer, poursuivre, rompre l’adversaire, transporter les fourgons, les vivres et l’artillerie. Comme le remarque Louis Madelin : « La tactique de Barclay, déjà se justifiait : les armées de Napoléon s’usaient sans avoir vraiment combattu922. »

 

Astucieux, le généralissime russe mène par ailleurs une véritable guerre psychologique en répandant par milliers des tracts appelant à la désertion : « Retournez chez vous ou si vous voulez, en attendant, un asile en Russie, vous y oublierez les mots de conscription, de levée de ban et d’arrière-ban, et toute cette tyrannie militaire qui ne vous laisse pas un instant sortir de dessous le joug », proclame l’un d’eux. « Mon frère Alexandre ne ménage plus rien, commente Napoléon. Je pourrais aussi appeler ses paysans à la liberté. Il a été trompé sur la force de son armée, il ne sait pas la diriger et il ne veut pas faire la paix ; et ne pas être conséquent. Quand on n’est pas le plus fort, il faut être le plus politique, et sa politique doit être d’en finir923. » Ne parle-t-il pas plutôt pour lui ?

 

La bataille tant attendue semble enfin se présenter. Le 25 juillet, l’arrière-garde russe a été rejointe et battue à Ostrowno. Le 27, les deux armées se font face devant Vitebsk. Napoléon exulte et annonce déjà un nouvel Austerlitz. Or, dans la nuit, Barclay lève le camp et s’éloigne vers Smolensk afin d’accomplir sa liaison tant redoutée avec Bagration. La première phase de la campagne s’achève donc par un échec retentissant. La guerre de manœuvre a échoué. Pour beaucoup d’observateurs, il faut s’arrêter là, maintenant.

« Cette campagne en poste, sans résultat réel, depuis le Niémen jusqu’à Wilno et depuis Wilno jusqu’à Vitebsk, avait déjà coûté à l’armée plus que deux batailles perdues, et la privait de ses ressources et de ses approvisionnements les plus indispensables », résume Caulaincourt. Un tiers des hommes a disparu, qu’ils soient déserteurs ou morts d’épuisement, deux tiers au moins des chevaux sont déjà morts. Le grand écuyer souligne l’état désastreux des hôpitaux : « On ne peut se faire une idée du dénuement où l’on fut dans les premiers moments, écrit-il. Le défaut d’ordre, l’indiscipline des troupes et même de la Garde privaient du peu de moyens qui restaient. Jamais situation ne fut plus douloureuse et spectacle plus déchirant pour ceux qui pensaient et que les faux prestiges de la gloire n’éblouissaient pas924. » S’il accuse l’administration d’incurie, Caulaincourt met aussi directement en cause le petit caporal, victime de sa paranoïa et de son incapacité à déléguer : « Pour être sûr qu’il n’y aurait pas d’indiscrétion de commise, l’Empereur n’avait consulté personne. Aussi nos caissons, tous nos transports, calculés pour des routes fermées, pour des marches et des distances ordinaires, n’étaient pas en rapport avec les chemins des pays que nous avions à parcourir. Les premiers sables avaient écrasé les attelages, parce qu’au lieu de diminuer le chargement, en raison du poids de la voiture et de la distance à parcourir, on l’avait au contraire augmenté, dans la pensée que la consommation le diminuerait suffisamment chaque jour. L’Empereur, pour ce motif de l’allégement journalier, n’avait pas voulu faire entrer dans ses calculs la distance à parcourir pour arriver au point où on pouvait commencer à consommer. Joignez à cela la forme pesante de nos attirails, le manque de subsistances, les marches forcées, le défaut de soin et de surveillance, résultat indispensable d’une marche sur une route pillée et sans magasins où l’homme, manquant de tout lui-même, ne pouvait s’occuper de ses chevaux ou les voyait périr sans regrets, parce qu’il entrevoyait, dans la destruction du service qui lui était confié, le terme de ses privations personnelles, et vous aurez le secret et la cause de nos premiers désastres et de nos derniers revers. »

Face à cette armée en charpie, les Russes, maintenant réunis, font bien meilleure figure. Ils sont plus frais, mieux nourris, disposent d’une abondante cavalerie et du soutien des habitants. En outre, ils se replient méthodiquement et infligent de lourds dégâts à notre avant-garde. Ils n’abandonnent rien : ni hommes, ni caissons, ni chevaux, ni canons. « Ce peuple possède des réserves de vertu nationale », écrira Mme de Staël, venue à Saint-Pétersbourg encourager le tsar.

L’appel de l’immensité

Parvenu aux portes de la Vieille Russie, Napoléon semble à nouveau vouloir s’arrêter : « La campagne de 1812 est finie ; celle de 1813 fera le reste », dit-il alors à Narbonne. Il précise à Murat : « Pour 1813 Moscou, pour 1814 Saint-Pétersbourg. La guerre de Russie est une guerre de trois ans. » Arrivé à Vitebsk le 28 juillet, il y demeure deux longues semaines, déployant à son habitude une activité prodigieuse. Il multiplie les revues, fait entrer sa deuxième ligne en renfort. Le corps de Victor se dirige vers Wilno tandis que celui de Schwarzenberg vient épauler Oudinot, en difficulté devant Wittgenstein à Polotsk, soit à l’arrière de nos positions. Il s’agit d’abord de liquider toute menace ennemie sur nos flancs.

Surtout, il reprend directement en main l’état-major, marginalisant Berthier auquel il attribue une lourde responsabilité dans la débandade. Caulaincourt s’avoue choqué par la brutalité avec laquelle le maître éconduit son vieux serviteur : « Le prince de Neuchâtel était bourré à la journée et accablé de choses désagréables pour prix de sa franchise, de son inconcevable activité et de son dévouement. L’irritation de l’Empereur contre lui était poussée au point qu’il lui disait souvent de s’en aller à Grosbois, qu’il n’était plus bon à rien », écrit-il dans ses Mémoires. Stendhal, qui a suivi la campagne, abonde à l’inverse dans le sens de l’Empereur. Il décrit en Berthier un homme fini, las de se battre : « Nous l’avons vu à cette époque, homme totalement usé, fort occupé de son nouvel état de prince, craignant d’en compromettre le privilège en étant trop poli dans la forme de ses lettres. Le prince était tellement usé et fatigué que lorsqu’on allait lui demander des ordres, on le trouvait souvent renversé dans son fauteuil, les pieds appuyés sur sa table et sifflant pour toute réponse ; on ne distinguait d’autre mouvement, dans cette âme dépourvue de toute activité, qu’une aversion bien prononcée pour les généraux qui montraient du caractère et de l’énergie, choses tous les jours plus rares dans l’armée. » Déjà la fatigue et le poids des ans se cumulent avec la lassitude du combat, la peur et l’envie de jouir de sa fortune. Napoléon n’oublie pas de s’en prendre à l’administration, notamment aux commissaires de guerre, responsables de l’intendance, qu’il morigène sévèrement925. Il rétablit une discipline stricte, veille aux subsistances, limite les débordements de la Garde, qui ne partage pas et se croit tout permis. « Depuis vingt ans que je commande les armées françaises, je n’ai jamais vu d’administration militaire plus nulle, il n’y a personne ; ce qui a été envoyé ici est sans aptitude et sans connaissance », écrit-il le 3 septembre à Berthier.

 

Sous sa poigne de fer, l’armée retrouve un semblant d’organisation. Aussi, l’envie d’aller chercher l’adversaire, de concrétiser enfin son approche convergente par une victoire, le taraude à nouveau. Villemain, qui a hérité des confidences de Narbonne, analyse ses sentiments à cet instant précis de la campagne : « Il lui déplaît de se caserner dans cette masure conquise sans combat ; son orgueil s’ennuie : sa politique même, accoutumée à tout spéculer sur l’admiration et sur l’effroi des hommes, s’inquiète pour l’opinion européenne, d’une campagne ainsi manquée dans sa grandeur, arrêtée volontairement à la limite obscure d’un ancien district de la Pologne : et la passion, ce merveilleux sophiste, lui fait trouver que la sagesse serait dans la témérité, le calcul dans une imprudence qui consternerait l’ennemi, en étonnant le monde, et qu’enfin la sûreté, comme la gloire, est en avant. »

En dépit des avis contraires qui se multiplient926, il se décide à profiter d’une contre-attaque de Barclay pour tenter de le déborder par Smolensk. Il convoque ses généraux non pour les entendre, mais pour les convaincre. Il faut une bataille pour le prestige, leur explique-t-il. Après on s’empressera de conclure la paix, sachant que la Pologne, trop divisée et pauvre, ne mérite pas qu’on se batte pour elle. Ségur se souvient : « La plupart l’approuvèrent, sachant bien d’ailleurs, que quand même ils s’exposeraient à déplaire, en conseillant de s’arrêter, on n’en marcherait pas moins. Puisqu’il fallait courir de nouveaux dangers, ils aimèrent mieux paraître les affronter volontairement. » En résumé : « Ils trouvaient moins d’inconvénients à avoir tort avec lui, que raison contre lui. »

Le 11 août, les premiers éléments – il reste de 150 000 à 180 000 hommes disponibles – se ruent vers Smolensk. Délestée des traînards, reposée par quinze jours d’arrêt, la Grande Armée retrouve sa vitesse et son ardeur. En dépit de sa vélocité, le généralissime russe se replie sans encombre dans la cité, ville sainte et frontière de la Vieille Russie, qu’il semble pour ces raisons vouloir défendre avec acharnement. Vainqueurs d’une partie du corps de Bagration à Krasnoé, les Français entourent la ville dès le 16 août. De violents combats s’engagent dans les faubourgs, et vont durer jusqu’au lendemain soir, mettant environ 10 000 hommes hors de combat dans chaque camp. Meurtris par nos attaques, décimés par nos batteries, les Russes, à la rage de Bagration qui veut poursuivre le combat, abandonnent à nouveau la partie dans la nuit du 17. Encore une fois, la bataille échappe à Napoléon. En outre, le 19, la passivité d’un Junot déjà atteint par la folie fait manquer la destruction de l’arrière-garde ennemie à Valoutina – 5 000 hommes de plus jonchent le sol pour rien927.

Pour la première fois, Napoléon découvre la détermination des Russes authentiques. Avant de se retirer, ils mettent le feu sans hésiter à leur vieille cité928. « Ces tours nombreuses et ces murailles crénelées se dessinaient en noir sur des torrents de flammes », écrit Montesquiou. Napoléon réveille Caulaincourt pour l’inviter à assister à l’incroyable spectacle, d’autant plus étonnant qu’il se déroule la nuit et illumine l’horizon : « C’est une éruption du Vésuve, clame l’Empereur. N’est-ce pas que c’est un beau spectacle ?

— Horrible, Sire, répond le grand écuyer.

— Bah ! reprit l’Empereur, rappelez-vous, messieurs, ce mot d’un empereur romain : le corps d’un ennemi mort sent toujours bon. »

 

Il n’empêche. La troisième attaque a encore échoué. L’armée russe se retire maintenant vers Moscou qui n’est plus distante que d’environ 400 kilomètres, ce qui représente une dizaine de jours de marche. La tentation d’y entrer est d’autant plus forte que Napoléon vient d’apprendre que ses deux ailes viennent d’être victorieuses. A sa gauche, Gouvion-Saint-Cyr, remplaçant Oudinot blessé, a battu le 18 août Wittgenstein à Polotsk, ce qui lui vaut de recevoir le bâton de maréchal.

Six jours plus tôt, Schwarzenberg a lui aussi gagné à droite la bataille de Gorodeczno. Pour la première fois, le sang autrichien a coulé pour la France. Napoléon est d’autant plus heureux que ces victoires, remportées sur ses arrières, lui permettent de poursuivre sa marche en avant sans risque. Selon Labaume, auteur d’une des plus célèbres relations de la campagne, il ne fallait pas pénétrer sur le territoire de la « Sainte Russie » mais passer l’hiver à fortifier les provinces polonaises. Au printemps suivant, on aurait attaqué sereinement les deux capitales : Saint-Pétersbourg et Moscou. « Mais au lieu d’adopter ce plan judicieux, le guerrier qui dévorait l’avenir, se rappelant l’heureuse issue de ses dernières campagnes, où toujours il dicta la paix dans le palais même des souverains qu’il avait vaincus, fut trompé par l’éclat de ses anciens traités : ces souvenirs glorieux l’enhardirent à tel point qu’il dédaigna les conseils de sagesse et voulut, quoiqu’à six cents lieues de la France, n’ayant plus que des chevaux fatigués, sans vivres ni magasins, ni hôpitaux, s’aventurer sur la route déserte de Moscou929. »

 

Il n’y a désormais plus qu’une route qui mène à la capitale historique de la Russie. Tous les corps français, jusqu’alors dispersés, vont pouvoir être réunis, ce qui va permettre d’augmenter notre masse de frappe et de la placer entièrement sous l’autorité de Napoléon. Après une dernière hésitation, l’Aigle cède à la tentation, sûr de trouver la victoire et la paix, déjà enivré par la perspective d’entrer vivant dans la légende en conquérant la ville aux mille clochers930. « Avant un mois, affirme-t-il à Smolensk, nous serons à Moscou ; dans six semaines nous aurons la paix. » Le tranchant du propos dissimule mal l’inquiétude qui le ronge. Pressé d’en finir, il vient de faire parvenir ses premières offres de paix au tsar et se persuade d’une conclusion prochaine. Or, il se leurre complètement. Apprenant la prise de Smolensk, la tsarine Elisabeth vient d’écrire à sa mère la margrave de Bade : « Nous sommes préparés à tout, à la vérité, hormis des négociations. Plus Napoléon s’avancera, moins il doit croire une paix possible. C’est le sentiment unanime de l’Empereur et de toute la nation dans toutes ses classes, et, grâce au ciel, il existe la plus parfaite harmonie à cet égard. C’est sur quoi Napoléon ne comptait pas ; il s’est trompé en ceci comme en bien des choses. Chaque pas qu’il fait dans cette immense Russie, l’approche davantage de l’abîme. Nous verrons comment il supportera l’hiver931. »