5
L’impasse
« La faute de Napoléon n’est [...] pas tant d’être resté à Moscou que d’y être venu ; ce qui n’empêche pas que le séjour y ait été prolongé au-delà de l’indispensable nécessité. L’Empereur lui-même a convenu qu’il aurait dû y demeurer quinze jours de moins. »
Le fer
Le 25 août, l’armée des vingt nations emprunte la route de Moscou. Comme le constate Anatole de Montesquiou, un des plus fins chroniqueurs de la campagne, beaucoup de généraux protestent en grommelant : « Eh bien, en avant, n’est-ce pas, nous disaient-ils avec ironie, en avant, en avant, toujours en avant ? Est-ce qu’il n’y en a pas encore assez ? Il n’en aura jamais assez ? Que diable venons-nous faire dans ce chien de pays ? [...] On ne vit pas seulement de gloire. La gloire est de la viande creuse, et cela porte à la tête. »
Au moins, la poursuite se simplifie, ce qui laisse augurer un dénouement prochain. Chacune des deux armées forme une masse compacte d’environ 130 000 hommes et marche sur la même route sablonneuse, la française poursuivant la russe. La chaleur reste excessive, ses effets dévastateurs étant accentués par les masses de poussière brûlante soulevées par le passage des troupes et surtout le manque d’eau932. L’artillerie marche au centre, l’infanterie et la cavalerie sur les côtés. Les engagements contre les Russes sont désormais quasi quotidiens. Non seulement ils se battent toujours avec le même acharnement, mais ils mettent systématiquement le feu aux villes et villages, détruisant les dépôts, pratiquant la stratégie de la terre brûlée. « Il n’y a pas à l’armée l’ombre de la crainte, ni même de la défiance ; tous ne demandent que le combat et personne ne doute du succès », s’enthousiasme Joseph de Maistre.
Pourtant, Napoléon garde le sourire. En dépit du feu, l’armée se nourrit beaucoup mieux que dans les provinces polonaises. La Sainte Russie est plus riche : grenier à blé de l’Europe, caves – qui échappent à l’incendie – abondamment pourvues en victuailles et en boissons. L’impressionnante réduction de ses forces la rend d’ailleurs plus facile à nourrir. Réduite à un effectif classique, elle se révèle plus maniable ; plus ardente aussi ; les mauvais éléments étant tombés sur le chemin. Surtout, il vient d’apprendre une nouvelle qui le ravit car elle annonce une bataille prochaine. Cédant aux injonctions de sa noblesse et de son état-major, Alexandre vient de nommer Koutouzov généralissime à la place de Barclay de Tolly. L’abandon de Smolensk avait mis au comble l’impopularité du chef d’orchestre de la « guerre de mouvement défensive ». A la tête de ses opposants, Bagration accusait Barclay de lâcheté, quand ce n’était pas de traîtrise, eu égard à ses origines étrangères933. Il affirmait notamment que Napoléon était sur le point d’être défait devant Smolensk et que la pusillanimité du général en chef avait tout perdu. « Je ne remettrai jamais un uniforme russe, puisqu’il est devenu une honte », s’était alors exclamé l’hetman Platov, chef des Cosaques. Derrière eux, la plupart des officiers supérieurs réclamaient d’être commandés par un Russe. Certains chefs soupçonnent même le tsar d’encourager la retraite pour préparer une rapide capitulation. Le climat se dégrade à un tel point que l’officier anglais Sir Robert Wilson est mandaté auprès du souverain pour réclamer un nouveau chef, le renvoi du ministre Roumiantsov, soupçonné d’être resté francophile, ainsi que la promesse qu’aucune négociation ne serait engagée tant qu’un Français resterait sur le territoire. C’est un véritable pronunciamiento. S’il ne cède pas sur son ministre, Alexandre fournit en revanche toutes les garanties nécessaires sur sa pugnacité et accepte d’abandonner Barclay. En dépit de sa vieille aversion pour le personnage, auquel il reproche notamment d’avoir eu raison contre lui en déconseillant d’attaquer à Austerlitz, il fait le choix de Koutouzov à la fois car il reste adoré des hommes et qu’il ne veut pas humilier davantage Barclay en le plaçant sous l’autorité de Bagration. D’ailleurs, le tsar se méfie de la nature offensive de ce dernier et redoute qu’il lui fasse perdre son armée sur un coup de tête.
A soixante-sept ans, très expérimenté, Koutouzov est un chef prudent, rusé, économe de la vie de ses soldats, le seul à détenir la légitimité suffisante pour commander, son pragmatisme bien connu ralliant les adeptes de la défensive tandis que son origine russe et sa haine des Français calment Platov, Bagration et tous les fanatiques de l’offensive. Au moins, celui-là ne trahira pas. « Le renard du Nord » est un paradoxe vivant, mi-brute, mi-courtisan, à la fois sale et raffiné, paresseux et volontaire, libertin et croyant. Le général de Langeron, émigré qui a longtemps combattu sous ses ordres, l’a croqué sans indulgence : « On ne pouvait avoir plus d’esprit que Koutouzov, on ne pouvait avoir moins de caractère ; on ne pouvait réunir plus d’adresse à peu d’astuce, on ne pouvait posséder moins de véritables talents et plus d’immoralité. Une mémoire prodigieuse, une grande instruction, une rare amabilité, une conversation aimable et intéressante, une bonhomie un peu factice à la vérité, mais agréable à ceux qui voulaient en être la dupe, voilà les agréments de Koutouzov. Une grande violence, la grossièreté d’un paysan lorsqu’il s’emportait ou lorsqu’il n’avait pas à craindre la personne à qui il adressait la parole ; une bassesse envers les personnes qu’il croyait en faveur, portée au point le plus avilissant, une paresse insurmontable, une apathie qui s’étendait à tout, un égoïsme rebutant, un libertinage aussi crapuleux que dégoûtant, peu de délicatesse pour les moyens de se procurer de l’argent, voilà les inconvénients de ce même homme », écrit-il dans ses Mémoires. Mais aussi, et sur ce point il faut s’imprégner de Tolstoï et du chef-d’œuvre cinématographique qu’en a tiré Sergueï Bondartchouk, un authentique chef, familier avec ses hommes, veillant à leur quotidien, tutoyant comme Napoléon, véritable père du soldat. Son arrivée à l’armée, fin août, suscite un enthousiasme unanime. Brûlant de se battre, elle sait qu’elle va être exaucée. Qu’il le veuille ou non, Koutouzov n’a plus d’autre choix que de livrer bataille pour sauver la capitale historique.
*
Le 5 septembre 1812, l’avant-garde de Murat butte à environ 150 kilomètres de Moscou sur une forte résistance ennemie autour du village de Borodino. C’est là que Koutouzov a choisi de faire front, appuyé sur une excellente position défensive, forte de ses défenses naturelles : bois épais, rivières, collines élevées au sommet desquelles il a bâti dans l’urgence des redoutes, véritables blockhaus truffés de canons. Les deux principales, la Grande Redoute et les Trois Flèches, commandent le centre et la gauche de son dispositif, la droite s’appuyant autour du village de Gorki, point le plus exposé du front où Koutouzov masse en conséquence l’essentiel de ses forces934.
Le 5, la division Compans s’empare de la redoute de Schwardino, position avancée qui commande l’accès à la Grande Redoute et aux Trois Flèches. Napoléon, qui craint de voir l’ennemi lui échapper, ne pousse pas davantage et se contente de rassembler ses unités en vue d’un nouvel Austerlitz.
La journée du 6 est consacrée à la préparation de « la » bataille. Chacun mobilise ses troupes par le verbe et l’image. Napoléon, qui vient de recevoir un portrait du roi de Rome par Gérard, l’expose devant sa tente pendant plusieurs heures avant de le ranger : « Retirez-le ! dit-il alors. Il voit de trop bonne heure un champ de bataille. » Comme d’habitude, il fait lire la brève proclamation qu’il a rédigée pour galvaniser l’armée avant le choc décisif : « Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous : elle nous est nécessaire. Elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou935. »
Du côté russe, tous les regards sont tournés vers le Très-Haut dans ce qui apparaît comme l’ultime chance de sauver la vieille capitale de l’agression de l’Antéchrist. Léon Tolstoï révèle l’existence d’une prophétie assimilant Napoléon à la bête de l’Apocalypse. En chiffrant l’alphabet français sur le mode de l’ancienne écriture hébraïque, « L’Empereur » équivaut à 666, soit le nombre de la bête tel qu’il est donné par saint Jean. Heureusement, son pouvoir doit bientôt prendre fin, le terme du règne du diable étant fixé à quarante-deux mois. Or, Napoléon vient d’avoir 42 ans le 15 août précédent. A n’en pas douter, l’année 1812 sera celle de sa chute. Tandis que les grognards hurlent « Vive l’Empereur ! », les Russes prient : « Koutouzov fait porter en procession dans tous les rangs une image réputée miraculeuse qui a été sauvée de Smolensk. Chaque soldat est appelé à mériter les palmes du martyre, et tous agenouillés répondent aux chants religieux par des transports d’enthousiasme : nous entendons les acclamations », rapporte le baron Fain.
Le plan français vise à prendre la Grande Redoute936, afin de crever l’ennemi en son centre. Pour ce faire, Eugène simulera une attaque en force sur Borodino et Gorki, afin de conforter Koutouzov dans son idée que Napoléon vise sa droite. Ses gros fixés sur ce point, Napoléon lancera, comme à Austerlitz, l’essentiel de ses forces sur les Trois Flèches, gardées par Bagration, avant de se rabattre sur la Grande Redoute. Davout a proposé une autre solution : contourner l’ennemi sur sa gauche, à proximité de la forêt d’Outitza avec une colonne d’une quarantaine de milliers d’hommes tandis que le reste de la Grande Armée fixera l’adversaire. Encerclé, il sera dans un second temps broyé par l’avancée conjointe de nos deux tronçons figurant une mâchoire. Trop dangereux rétorque Napoléon, qui délègue cependant Poniatowski avec quelques milliers d’hommes pour avancer en cette direction. Au lieu d’une bataille de mouvement, il adopte donc l’attaque frontale, privilégiant l’artillerie. De plus en plus, la force remplace la manœuvre937. Durant la nuit, l’Aigle se réveille plusieurs fois pour vérifier que Koutouzov demeure bien en place. Enfin, il tient sa bataille : « Le soleil [...] retrouva les deux armées, et les montra l’une à l’autre sur le même terrain où il les avait laissées la veille, écrit Ségur. Ce fut une joie générale. Enfin cette guerre vague, molle, mouvante où nos efforts s’anéantissaient, dans laquelle nous nous enfoncions sans mesure, s’arrêtait ! On touchait au fond au terme ! Et tout allait être décidé. » Napoléon prend position devant la redoute de Schwardino. Derrière lui, la Garde en grande tenue constitue la réserve. L’armée se déploie, note le général Lejeune, « comme un amphithéâtre ; et l’aspect de tous ces hommes d’élite, beaux à voir dans leur impatience de prendre part à l’action pour assurer la victoire, produisait un coup d’œil des plus imposants ».
*
La bataille commence à six heures du matin et ne tarde pas à tourner à la confusion. La mêlée devient générale, compliquant les éventuelles manœuvres à prescrire ; « une bataille dérangée », résume Bennigsen. Eugène s’empare assez vite de Borodino tandis que Ney, Murat et Davout partent à l’assaut des redoutes, privilégiant d’abord les Trois Flèches qui tombe vers dix heures après huit assauts infructueux. L’hécatombe est immédiate. Compans, Rapp et Davout sont blessés, Montbrun tué, Bagration mortellement atteint. « Qu’est-ce que la guerre ? » a interrogé Napoléon au bivouac avant de répondre : « Un métier de barbares où l’art consiste à être le plus fort sur un point donné938. »
Ney et Murat réclament déjà des renforts. Napoléon diffère : « Je ne vois pas encore clair sur mon échiquier. » Ney s’indigne : « Puisqu’il ne fait pas la guerre par lui-même, qu’il n’est plus général, qu’il veut faire partout l’Empereur, qu’il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux pour lui. »
Tandis que la tuerie se poursuit, l’Aigle, contrairement à son habitude, paraît étrangement absent, presque ailleurs. Il passe la plus grande partie de la journée à l’arrière, toujours près de la redoute de Schwardino et à proximité de sa garde. Certes, il est fortement indisposé par une grippe, mais il y a naturellement d’autres éléments d’explication. Peut-être un peu d’abandon et de lassitude, lié à son épuisement moral et physique. Sans doute la conviction que la bataille, succession de corps à corps meurtriers, ne nécessite pas de manœuvres particulières ni d’adaptations stratégiques. Il veut attendre et voir939. Son indécision permet en tout cas à Koutouzov de colmater ses premières brèches.
En fin de matinée, les Russes contre-attaquent violemment et reprennent une grande partie du terrain perdu. L’heure est aux gladiateurs comme Ney, infatigable à l’attaque, comme Murat, transfiguré par la bataille et qui se détache aux yeux de tous par la singularité de son accoutrement. « Avec son artillerie tonnante et l’immense nuage de poudre dans lequel il disparaissait tout entier, ou que dominait par moments sa haute stature », le roi de Naples « ressemblait à l’un des terribles dieux de l’Olympe » se souvient Montesquiou, « sous le charme de sa bravoure infatigable, de sa mâle élégance et de son accent martial », admiratif « de le voir savourer sans cesse les rudes joies de la guerre sans pouvoir s’en rassasier jamais ».
Le général Lejeune, auquel on doit un magnifique tableau de la bataille, le découvre avec stupeur, tourbillonnant au milieu d’une nuée de Cosaques : « Ces derniers, heureux comme dans un jour de fête, l’entouraient avec l’espoir de s’en emparer en criant : “Hourra ! Hourra ! Maurat !” mais aucun n’osait aborder même à la longueur de sa lance, celui dont le sabre vif comme l’éclair écartait avec adresse le danger et portait la mort au cœur des plus audacieux », écrit-il dans ses Mémoires.
La violence n’interdit pas encore la noblesse dans cette bataille de titans, charnière entre deux âges de la guerre car déjà annonciatrice de la barbarie contemporaine mais qui procède encore du vieil esprit chevaleresque, méprisant la mort, indifférent à la douleur, chérissant la geste, quêtant la gloire et empreint de sacrifice.
« La bataille des géants » (Jomini) demeure indécise. Trop concentrés, les Russes sont détruits par bataillons entiers sous le feu de notre artillerie. Mais la Grande Redoute tient toujours, broyant sous une grêle de boulets et de balles nos assauts répétés. C’est un cavalier, le général de Caulaincourt, frère du grand écuyer, qui sauve la situation en s’emparant de la position clé vers trois heures de l’après-midi. Il y trouve la mort après avoir mené une charge héroïque qui décide de la bataille. Pourtant, à la stupeur générale, les Russes ne s’inclinent pas encore. Ils tentent même plusieurs assauts avant de se replier sur leur deuxième ligne. A nouveau pressé de faire donner la Garde, Napoléon refuse encore : « A huit cents lieues de la France, on ne risque pas sa dernière réserve », dit-il pour se justifier. Couronnant maintenant les hauteurs, il se contente pendant deux heures de noyer l’ennemi sous le feu de quatre cents pièces : « Puisqu’ils en veulent encore, donnez-leur-en », s’exclame-t-il. Indifférent au déluge de feu, l’ennemi poursuit méthodiquement sa retraite. Il se reforme deux kilomètres plus loin, n’abandonnant aucun des siens en route. Tant de bravoure stupéfie l’Aigle : « Ces Russes se font tuer comme des machines ; on n’en prend pas, confie-t-il à Caulaincourt. Cela n’avance pas nos affaires. Ce sont des citadelles qu’il faut démolir avec du canon. » Nos troupes épuisées ne peuvent plus poursuivre. Le feu se ralentit puis tombe avec le soleil.
A la fin de la journée, 50 000 Russes sur 120 000 sont hors de combat. Il n’y a, et c’est tout dire, que 800 prisonniers tombés entre nos mains. De notre côté, environ 10 000 morts et 20 000 blessés jonchent le sol. Avec 48 généraux à terre, notre haut commandement se trouve littéralement décapité. Borodino, que les Français appelleront la Moskova, est la plus meurtrière de toutes les batailles de l’Empire, livrée pour un gain... de deux kilomètres de front. A la faveur de la nuit, Koutouzov ordonne la retraite, si fier de la résistance opposée qu’il crie aussitôt victoire, abusant jusqu’à son empereur940. Même s’il demeure maître du champ de bataille, l’Aigle semble abattu. Il croyait pouvoir écraser l’ennemi. Il n’est parvenu qu’à le faire reculer, encore redoutable, toujours menaçant, alors que lui-même est lourdement décimé.
Le bivouac est lugubre, comme le révèle Brandt : « Autour de chaque lueur qui commençait à briller dans les ténèbres, les blessés, les agonisants, furent bientôt plus nombreux que nous-mêmes. On les voyait de toutes parts, semblables à des spectres, se mouvoir dans la pénombre, se traîner, ramper jusque dans l’arbre lumineux du foyer. Les uns, affreusement mutilés, avaient usé dans cet effort suprême ce qui leur restait de forces : ils râlaient et expiraient, les yeux fixés sur la flamme dont ils avaient encore l’air d’implorer le secours : les autres, ceux qui avaient conservé un souffle de vie, semblaient les ombres des morts. Ils reçurent tous les soins possibles, non seulement de nos braves médecins, mais des officiers et des soldats. Tous nos bivouacs étaient devenus des ambulances. » Habitués au triomphe, les hommes sentent que quelque chose s’est cassé et que la partie de campagne espérée dégénère en cauchemar. Pour la première fois, « le petit tondu » est critiqué. On lui reproche d’être resté longtemps absent, à l’abri derrière ses chers « messieurs de la Garde » qu’il n’a pas voulu faire donner, empêchant l’écrasement, compromettant la campagne. Du troupier au maréchal, la grogne monte, le doute gagne941. « Jamais nous n’avions éprouvé de pertes aussi considérables ; jamais aussi le moral de l’armée n’avait été si fortement atteint, constate Fezensac. Je ne retrouvai plus l’ancienne gaieté des soldats ; un morne silence succédait aux chansons et aux histoires plaisantes qui leur faisaient oublier autrefois la fatigue des longues marches. Les officiers eux-mêmes paraissaient inquiets ; ils ne servaient plus que par devoir et par honneur. » Enfin et surtout : « Cet abattement, naturel dans une armée vaincue, était remarquable après une affaire décisive, après une victoire qui nous ouvrait les portes de Moscou », écrit avec justesse le même témoin942. On pourrait multiplier les citations à l’infini. Toutes témoignent d’une crise de confiance, d’un abattement moral, d’une inquiétude inédite devant l’avenir.
Le lendemain, Napoléon visite comme de coutume le champ de bataille et y passe plusieurs heures. Il y fait relever les blessés, soulage la misère et encourage les survivants943. Il y vient aussi pour repérer les positions exactes de l’ennemi, comprendre sa tactique, deviner les secrets des victoires futures. Incontestablement le cœur n’y est pas. C’est encore le précieux Ségur qu’il faut suivre pour revivre le tragique de l’instant. D’après lui, aucun champ de bataille n’avait présenté jusqu’alors un aspect si horrible : « Tout y concourait : un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris ; à l’horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d’horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres ; des bivouacs silencieux, plus de chants, point de récits ; une morne taciturnité. » Autour des aigles, des survivants aux vêtements déchirés acclament encore l’Empereur, même si les cris sont plus rares que d’habitude : « Car dans cette armée, capable à la fois d’analyse et d’enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous. »
Voudrait-il maintenant s’arrêter qu’il ne le peut plus. Cette victoire incomplète, triste, maussade, lui fait l’obligation d’aller jusqu’à Moscou pour le prestige, pour sa gloire, mais aussi pour ses hommes qu’il faut reposer et satisfaire. Visiblement, il en a assez de cette drôle de guerre, de cet ennemi fuyant et obstiné dont l’endurance contraste avec le délitement de cette tour de Babel qu’est devenue sa Grande Armée. Conscient de sa faiblesse, il veut conclure la paix dans les délais les plus brefs et entend ne plus jamais revenir comme il le confesse à Berthier : « On a croisé l’épée ; l’honneur est satisfait aux yeux de tout le monde, et les Russes se sont fait assez de mal pour que je n’ai pas d’autres satisfactions à leur demander. Ils ne seront pas plus tentés que je leur fasse une seconde visite, que je ne le serai de revenir à Borodino. »
En continuant à avancer, il espère encore cueillir les débris de l’armée russe. Mais, quoique diminuée de moitié, celle-ci continue à retraiter en bon ordre et à disputer chaque jour des combats d’arrière-garde meurtriers. Toutefois, elle demeure bien trop affaiblie pour espérer sauver Moscou. Mais la revanche est proche annonce Koutouzov à son état-major, meurtri d’abandonner la capitale historique à l’envahisseur : « [...] Je considère cette retraite comme providentielle car elle conservera notre armée », leur dit-il, avant d’ajouter : « Napoléon ressemble à un torrent impétueux que nous ne pouvons pas encore arrêter, mais Moscou sera l’éponge qui va l’absorber944. » Le général en chef russe se place à Kalouga, au sud-ouest de la capitale où il va pouvoir menacer les communications de la Grande Armée tout en renforçant notablement ses troupes au cours des semaines suivantes.
Selon Tolstoï, Borodino s’avère une victoire à la Pyrrhus945 : « Tous les moyens qui, autrefois, étaient immanquablement couronnés de succès ; et la concentration du feu de l’artillerie, et l’attaque des réserves pour rompre les lignes, et la charge de la cavalerie, des hommes de fer – tous ces moyens avaient déjà été utilisés, et non seulement on n’obtenait pas la victoire, mais il s’agissait toujours, dans les renseignements qui affluaient de tous côtés, de généraux tués ou blessés, de besoins de renforts, de la résistance des Russes et de la désorganisation des troupes. [...] Napoléon, lui, savait fort bien, avec sa grande expérience, ce que signifiait une bataille où, après huit heures d’efforts, l’assaillant n’a pu obtenir la victoire, il savait que c’était une bataille presque perdue et que maintenant – dans cette situation – le moindre incident pouvait lui être fatal, à lui et à son armée. » L’hécatombe a la figure d’un nouvel Eylau, encore plus éloigné, encore plus meurtrier. La difficile victoire de 1807, déjà, avait failli être fatale à Napoléon, mais sa Grande Armée avait alors su se replier et se reposer pour mieux se renforcer. Or, cette fois, l’Aigle a déjà joué presque toutes ses cartes, ayant pressé la France et ses alliés au-delà du raisonnable. Eylau s’était déroulé en février, au sortir de l’hiver, laissant le printemps pour se reposer, l’été pour attaquer. La Moskova intervient au couchant de la belle saison, à l’aurore de l’automne, à huit semaines du terrible hiver946.
Napoléon sent-il qu’il est sur le point de tout perdre ? Il tente en tout cas de chasser le doute par l’autopersuasion. Il se forge sa vérité qui ne correspond plus du tout avec la réalité telle qu’elle s’impose à la lecture objective des données. Ayant remporté « la » bataille, il clame que la paix est proche, que son ami Alexandre y est résolu mais n’a pas encore osé l’imposer à son armée et à sa noblesse. Borodino lève les dernières difficultés ; l’entrée à Moscou l’obligera à conclure. Comme il méconnaît l’âme russe, comme il juge mal la résolution implacable du tsar ! Au lieu de l’acculer, la perte de sa principale armée et de sa capitale historique n’a fait que porter au paroxysme son désir de vengeance. Derrière Alexandre, c’est tout un peuple qui communie dans la haine de l’Antéchrist, toute une nation qui attend son heure tandis qu’elle évacue les abords du Kremlin, laissant une ville presque déserte à l’envahisseur honni.
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Le 14 septembre 1812, les 100 000 survivants de l’armée des vingt nations parviennent au terme de leur périple après quatre-vingts jours de poursuite inutile et de combats acharnés. Le panorama qu’ils découvrent les console de leur souffrance. Devant eux scintille l’étrange cité, si différente de toutes celles qu’ils ont déjà conquises avec son millier de clochers et de minarets dorés, ces murs rouges du Kremlin ; unique mégalopole mi-européenne, mi-occidentale, ville-monde de tous les contrastes architecturaux et sociaux où la splendeur des palais côtoie la misère du moujik ; où la superbe de la pierre et du bronze voisine avec la simple paille et le bois. Les cris fusent « Moscou, Moscou », comme le marin qui quitte le navire avant de toucher terre. « Ce fut un beau moment, témoigne le lieutenant-colonel de Baudus, que celui où le magnifique panorama présenté par l’ensemble de cette immense cité s’offrit tout à coup à mes regards. Je me rappellerai toujours l’émotion qui se manifesta dans les rangs de la division polonaise ; elle me frappa d’autant plus qu’elle se fit jour par un mouvement empreint d’une pensée religieuse. En apercevant Moscou, les régiments entiers se jetèrent à genoux et remercièrent le Dieu des armées de les avoir conduits par la victoire dans la capitale de leur ennemi le plus acharné947. »
Le temps est superbe, ce qui rend la vision d’autant plus spectaculaire et galvanise la troupe, pressée d’entrer dans ce Kremlin jusqu’alors imprenable et qui ne sera d’ailleurs plus jamais occupé puisque Hitler, en 1941, échouera aux portes de Moscou.
A l’avant-garde, Murat a conclu une suspension d’armes avec les Cosaques et laisse leurs derniers régiments se retirer en bon ordre. Le roi de Naples, qui sympathise avec les cavaliers ennemis, donne sa montre et de nombreux bijoux à ses admirateurs d’un jour. La paix des braves augure favorablement de l’avenir. « Enfin, il semblait que l’on fût au moment de s’entendre, au moment de s’aimer », s’attendrit Montesquiou. « Je fis alors une remarque étrange, note le même témoin ; tandis que nous étions dans une disposition amicale, les chiens des deux armées semblaient moins pacifiques. Ils se regardaient de travers, restaient à distance les uns des autres et ne cessaient pas de faire entendre des grognements sourds qui nous avertissaient de la dureté de leur rancune. » L’ombre du chien de Lodi n’émeut pas l’Aigle. Contemplant sa conquête, il s’exclame d’abord : « La voilà donc enfin cette ville fameuse ! » Puis il ajoute : « Il était temps948 ! »
Le feu
La prise de la capitale historique de la Russie est source d’un malentendu d’où découle un piège mortel. En battant la principale armée russe, l’Aigle croit avoir mis Alexandre à genoux et gagné la paix glorieuse qui lui permettra de ramener ses légions triomphantes à Paris après avoir fait rentrer le tsar dans le Blocus continental. Il paraît d’autant plus certain d’aboutir qu’il est décidé à rester modéré, ce qui l’oblige notamment à sacrifier la Pologne. Il n’aime pas et ne sent pas cette guerre qui a déjà décimé son armée et presque détruit sa cavalerie949. Sauf que l’occupation de Moscou, comme on l’a dit, achève de galvaniser les Russes et leur empereur. Résolus à poursuivre la lutte jusqu’à la mort, ils se montrent confiants dans la suite des opérations en raison de l’arrivée prochaine du redoutable hiver et de l’entrée en lice de leurs nombreux renforts, face à une Grande Armée exsangue et trop éloignée de son point de départ. En résumé, la Russie se renforce au fur et à mesure que le Grand Empire s’épuise et c’est à Moscou que le rapport de force, et partant l’ascendant psychologique, va s’inverser.
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Lundi 14 septembre 1812. L’armée des vingt nations qui pénètre en grande tenue, musique en tête, dans Moscou n’est déjà plus que l’ombre de celle qui a franchi le Niémen. Ils sont environ 100 000, soit un tiers de la masse principale avec laquelle Napoléon s’est enfoncé en Russie. Plus que les victimes des combats ou les maladies, ce sont surtout les désertions qui expliquent cette fonte spectaculaire. Certes, Napoléon dispose encore sur ses ailes des corps presque indemnes de Macdonald et de Schwarzenberg. Certes, il garde à sa disposition les 32 000 hommes de Victor, depuis peu parvenus à Smolensk, et les nombreuses garnisons laissées dans les principales villes traversées depuis le Niémen. L’ensemble dépasse les 250 000 hommes. Il n’en reste pas moins qu’une bonne moitié du total de départ a disparu et que le rapport de force avec les Russes, très favorable à l’origine, se trouve à cet instant globalement équilibré... et sera dans quelques semaines inversé. Napoléon n’en est que plus résolu à conclure.
Le spectacle qu’il découvre n’est pas fait pour le rassurer : l’armée pénètre dans une ville fantôme, lugubre, déserte, oppressante. Tous les notables ont fui. Ne reste que la lie de la population, notamment les prisonniers libérés à dessein par le gouverneur Rostopchine pour mettre le feu et quelques forcenés qui agressent l’avant-garde de Murat aux abords du Kremlin. « Ne voyant âme qui vive, j’étais glacé d’effroi », confesse l’officier Pion des Loches, synthétisant l’impression du grognard, vite dégrisé de l’impression d’orgueil et d’enthousiasme ressenti en découvrant la cité sang et or quelques heures auparavant.
Après avoir attendu en vain une députation de boyards, l’Aigle pénètre au Kremlin le lendemain. Contrairement à Vienne, Berlin et Madrid, les rues restent désespérément vides. Ni admiration, ni hostilité, ni même de la curiosité. Ce peuple décidément ne ressemble à aucun autre. Installé dans la ville rouge, coupé du monde, Napoléon savoure cependant l’exploit accompli. Personne jusqu’alors n’a pu prendre Moscou, pas même Charles XII. Sa conquête lui assurera la paix. Il peut d’autant plus attendre que la ville est riche, abondamment pourvue en fournitures et victuailles. La Grande Armée s’y refera rapidement une santé. L’Europe, qui le contemple et relève la tête, s’inclinera plus bas que jamais. L’Empire des tsars vaincu, plus personne n’osera jamais le défier : « Si je réussis avec la Russie, je suis maître du monde950. »
C’est alors, petit à petit mais d’un peu partout, que surgissent les premières flammes. Le foyer principal s’allume dès le 15 septembre au Bazar, situé au nord-est de la capitale, dans la ville chinoise dite Kitaye-Gorod. Le lieu a été volontairement choisi, car il forme, avec ses milliers de boutiques en bois, une véritable poudrière. Porté par un vent violent, l’incendie s’étend bientôt à toute la ville et atteint même le Kremlin, menaçant l’Empereur qui doit l’évacuer pour partir loger dans le palais Petrovskoïe situé à l’extérieur de la capitale951. La ville s’embrase dès la nuit du 15. Si l’odeur infecte et la chaleur du brasier indisposent et étouffent, le spectacle a pourtant quelque chose de fascinant, ballet de flammes qui s’entrecroisent, s’élèvent et crépitent, lumière vive qui illumine la ville comme en plein jour952. Anatole de Montesquiou dépeint le gouffre flamboyant qui consume la ville : « L’incendie semblait dévorer également le ciel et la terre, car le reflet dans les nuages avait tant d’énergie que l’on ne voyait pas de différence entre la réalité et l’image, et il arrivait ainsi, par un phénomène extraordinaire, que la terre à son tour envoyât de la lumière au ciel. La scène changeait à chaque instant de forme, d’étendue et de couleur, poursuit-il. De grands tourbillons du noir le plus opaque, s’élevant après la chute des édifices considérables, faisaient de larges et longues coupures transversales dans les flammes, et par-dessus, l’on voyait des volcans dont les jets incalculables n’avaient de bornes qu’aux cieux. [...] Souvent, les flammes, comme si elles eussent voulu se jouer de leur crime, s’entrouvraient, s’écartaient, et nous faisaient découvrir, non seulement des palais, mais des amphithéâtres de palais qui, au moment d’être dévorés, nous apparaissaient ainsi dans une féerique splendeur pour faire au monde un dernier adieu953. »
Pour ceux qui sont au contact du feu, la souffrance physique fait vite oublier la beauté du panorama. Tel est le cas de Fantin des Odoards qui assiste au spectacle depuis l’extérieur de la ville : « Le bruit arrivait à nous comme un mugissement lointain d’ouragan, écrit-il dans son journal. De temps en temps, un palais, en s’abîmant, envoyait vers les rues des gerbes d’étincelles semblables au bouquet d’un feu d’artifice, tandis que la masse de métal qui avait formé le toit tombait avec fracas, et alors une salve de coups de canon paraissait interrompre le lugubre murmure de la tempête infernale954. »
La passivité résignée des rares Moscovites présents stupéfie les témoins. Ils laissent brûler leur ville et leurs demeures en faisant montre d’une impassibilité qu’Ysarn, émigré resté à Moscou, attribue à leur fatalisme bien connu : « Quelques-uns sortaient les images, les plaçaient devant la porte et s’en allaient ; d’autres interpellés pourquoi ils ne s’opposaient pas au progrès du feu, répondaient qu’ils craignaient d’être massacrés par les Français s’ils l’éteignaient ; ou bien que : Dieu le voulait ainsi. »
La plupart des Russes croient en effet la Grande Armée coupable de cet acte de barbarie sans précédent. Si la thèse d’un incendie criminel ordonné par Napoléon ne résiste pas à l’examen955, on ne peut pas exclure totalement celle de l’accident : feu de bivouac mal éteint, jet de torche par un ivrogne, pyromane isolé. Il est donc possible qu’une infime partie du brasier soit imputable à des erreurs individuelles. Mais tout le monde sait, en dépit des dénégations postérieures de l’intéressé956, que l’acte a été commandé par le gouverneur de Moscou Rostopchine. Chef de file des francophobes957, le père de la comtesse de Ségur a pris soin de faire retirer toutes les pompes à incendie avant notre arrivée. Il a fait libérer les fous et les prisonniers dont beaucoup ont été capturés des mèches incendiaires à la main et ont avoué œuvrer sur son ordre. Lui-même n’a pas hésité à mettre le feu à sa propre demeure située aux environs de Moscou, en y faisant placarder l’avis suivant : « J’ai embelli pendant huit ans cette campagne et j’y vivais heureux au sein de ma famille. Les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt, la quittent à votre approche et, moi, je mets le feu à ma maison pour qu’elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou, avec un mobilier d’un demi-million de roubles ; ici vous ne trouverez que des cendres958. »
L’acte s’inscrit dans la lignée de la politique de la terre brûlée systématiquement pratiquée par l’armée russe depuis Smolensk. Il s’agit à la fois de priver les Français de tout approvisionnement et d’affaiblir leur moral par le spectacle de désolation qui témoigne en regard de la force de l’âme russe. Obligé de quitter le Kremlin quelques heures après y être entré, Napoléon subit un camouflet sans précédent. Au courant dès le premier jour à l’issue de l’interrogatoire des premiers incendiaires, il ne peut s’empêcher d’admirer l’héroïsme d’un adversaire prêt à sacrifier sa ville sainte plutôt que de la voir tomber entre ses mains : « Quels hommes, commente-t-il, des Scythes. »
Les conséquences de l’incendie compromettent gravement la suite de la campagne959. Si la pluie, plus efficace que les efforts des sapeurs, finit par ralentir puis arrêter le feu le 21 septembre, la ville se trouve aux trois quarts détruite. « Sur 9 300 maisons et 800 hôtels, il peut rester à peu près 2 000 maisons », précise un contemporain960. Soit un nombre trop réduit pour loger convenablement les 100 000 survivants, sauf à les parquer comme des troupeaux jusque dans les caves. Faber du Faur, peintre et mémorialiste, brosse un tableau édifiant de Moscou après l’incendie : « Une odeur de brûlé, désagréable et pénétrante, avait infecté l’air qui la couvrait ; on pouvait parcourir des espaces d’une lieue d’étendue, sans rencontrer autre chose que des tas de cendre et des restes de murs provenant des maisons consumées, des rues couvertes des débris des murs écroulés, des toits de fer abattus, des cadavres gisant sous les décombres qui les avaient écrasés. Il n’y avait que le Kremlin, la Maesnizkaja de la Beloï-Gorod, des quartiers de quelques faubourgs, [...] quelques palais et quelques maisons, de même que la plupart des églises et des couvents, qui épargnés par l’incendie, s’élevaient de ce désert couvert de cendres, semblables à des oasis961. »
L’état des approvisionnements est moins catastrophique. Pour la plupart entreposés dans des caves, ils ont pu être sauvés des flammes. Pris par l’urgence, Napoléon s’est résolu à autoriser le pillage, à la fois pour sauver ce qui pouvait l’être mais aussi pour raffermir le moral des soldats, abattus par la destruction de cette ville promise où ils devaient trouver le terme de tous leurs maux. Comme d’usage, la Garde ouvre le ban, suivie de tous les corps de la Grande Armée. Que l’on essaye d’imaginer un instant ce spectacle d’une capitale dévorée par les flammes, des hommes étouffants, débraillés, assourdis par les bruits d’explosion. Ils se jettent dans les immeubles souvent en feu, violant les femmes, pillant tout ce qui leur tombe sous la main, l’indispensable et l’inutile, l’or, les candélabres, les meubles, les fourrures, les bibliothèques mais aussi les jambons, le vin, la vodka ou les confitures. « Moscou, résume le baron Larrey, devint pour nos troupes une nouvelle Capoue. » Des grappes de survivants hagards côtoient les incendiaires que l’on mène au peloton d’exécution. A ce jeu de la mort, la victoire appartient au plus fort, le butin au barbare. Allemands et Polonais se distinguent par leur férocité, exacerbant la haine des Russes à leur encontre. Le pillage, en sauvant le grognard de la famine, tue cependant l’esprit de corps au profit de l’individualisme outrancier et par là même brise la discipline sans laquelle aucune victoire n’est possible. Déjà, le spectre de l’anarchie, la dissolution de toute morale, se font jour et préludent aux horreurs futures. En prenant Napoléon de vitesse, l’incendie a empêché l’intendance de procéder aux réquisitions d’usage, ensuite réparties équitablement. Il n’y a déjà plus d’armée, mais seulement une addition d’individus ; certains opulents, gorgés d’or et de victuailles ; d’autres déjà misérables et faméliques962. Certains pilleurs n’hésitent pas à tenir boutique comme le révèle Eugène Labaume, qui s’indigne du délabrement des mœurs, de ce camp qui ne ressemble « plus à une armée » mais « à une grande foire où chaque soldat, métamorphosé en marchand, vendait, à vil prix, les choses les plus précieuses [...] mangeait dans des assiettes de porcelaine ; buvait dans des vases d’argent, et possédait tout ce que le luxe avait imaginé de plus riche et de plus élégant pour les commodités de la vie963 ».
Cette ambiance décadente, orgiaque et putride, est bien à porter au crédit de Rostopchine, vainqueur moral de la Grande Armée dont il a tué l’âme, ruiné l’optimisme et la solidarité qui faisaient sa force. Tolstoï n’a pas laissé échapper ce basculement : « Bien que déguenillées, affamées, épuisées et réduites à la moitié de leurs effectifs, les troupes françaises entrèrent à Moscou en bon ordre. C’était une armée fatiguée, affaiblie, et cependant encore combative et redoutable. Mais ce ne fut une armée que jusqu’à la minute où les soldats se dispersèrent dans les maisons. Dès que les hommes commencèrent à s’établir dans les riches demeures vides, c’en fut fini à jamais de l’armée. Ce n’étaient plus ni des citadins ni des soldats, mais quelque chose d’intermédiaire, ce qu’on appelle des maraudeurs. »
La responsabilité de l’incendie est attribuée sans vergogne à Napoléon par les autorités russes comme sont amplifiées les nouvelles du pillage964. L’armée du tsar repliée en ordre parfait par Koutouzov réclame déjà vengeance tandis que Moscou reste vide, les paysans refusant d’y rentrer en dépit des efforts de Napoléon, qui multiplie les proclamations rassurantes et établit une administration municipale qui parvient tant bien que mal à rétablir l’ordre. Tandis que nos adversaires aiguisent leurs poignards, les régiments s’installent dans les maisons restantes, à l’exception de l’avant-garde de Murat qui cantonne à l’extérieur afin d’épier les mouvements de Koutouzov. Si la foi dans le génie de l’Aigle reste entière965, le moral décline devant le spectacle de cette ville calcinée, vide, des jours qui raccourcissent, du temps qui se dégrade, de la paix promise et qui ne vient toujours pas966. Pour remonter tant bien que mal le moral des troupes, Napoléon fait monter des représentations théâtrales avec le concours de la troupe de comédiens français présente à Moscou967. Il multiplie les revues, veille à l’intendance. Tandis que l’inquiétude monte, y compris à Paris, il date de Moscou le célèbre décret qui organise la Comédie-Française, voulant à la fois exalter la fierté nationale, prouver sa confiance dans la suite de l’aventure en s’occupant d’un objet plus secondaire ; enfin montrer qu’il continue à gouverner l’Empire avec la même facilité qu’à Paris. Ces différents artifices ne trompent pas ses familiers. Napoléon reste de longues journées enfermé au Kremlin, soucieux et tendu. Il lui faut maintenant conclure la paix sans perdre la face, sortir du guêpier au plus vite. Cette paix, le sait-il, le sent-il ? va lui être refusée.
*
Le duel entre Alexandre et Napoléon se déroule maintenant à front renversé. L’Aigle d’Occident rentre ses serres, tandis que le César slave sort les siennes, avide de venger la Moskova, la perte de Moscou et la retraite honteuse depuis le Niémen. Si Napoléon ménage par tous les moyens son « frère Alexandre », ce dernier refuse crânement tout accommodement. « Pétersbourg serait pris, dit-il à son nouvel allié Bernadotte, que je me retirerais en Sibérie. » Face à l’ogre, incarnation du despotisme et de l’esprit de conquête, il revient à l’autocrate de jouer le rôle flatteur de sauveur de l’Europe. Pour ce faire, le petit-fils de Catherine II n’hésite pas à retourner le nationalisme et la liberté contre le Caïn de la Révolution. Alors que Napoléon décourage les Polonais, il leur promet un royaume autonome sous son sceptre, assorti d’une constitution respectant leurs libertés fondamentales. L’élève de La Harpe va pouvoir réaliser le rêve de sa vie qu’il n’a pu accomplir dans son empire en raison du conservatisme de sa noblesse et de l’absence de classes moyennes : souder la légitimité avec les peuples par un gouvernement moral, religieux, doux et protecteur ; accompagner le progrès par le despotisme éclairé, souder les puissances dans un directoire européen : la future Sainte-Alliance. Plus tard, quand le continent sera pacifié, l’Aigle chassé et les peuples réconciliés, il sera temps de favoriser l’émergence de nouvelles élites et de transformer l’autocratie en monarchie constitutionnelle. Par son charisme, il donne à la royauté une légitimité morale et une seconde jeunesse qui lui faisaient jusqu’alors défaut. Il n’a pour ce faire qu’à exploiter la haine suscitée par l’occupation française et à opposer sa politique d’ouverture et d’équilibre à la tyrannie vindicative de son ancien allié.
En grand politique, Alexandre sait opérer à temps la métamorphose qui va donner un second souffle à son règne et, en triomphant de Napoléon, lui permettre de tutoyer l’immortalité. En réalité, le tsar n’a pas le choix. A la moindre velléité de capitulation, l’armée, dirigée par la noblesse, organiserait un pronunciamiento et, au mieux, le détrônerait. Bennigsen, l’assassin de son père, l’a dit clairement à Murat avec lequel il a un entretien aux avant-postes : « Vous pouvez souhaiter la paix tant que vous voudrez, nous préférons la guerre. Même si notre Empereur la souhaitait, les Russes ne l’admettraient pas... et tueraient instamment tout homme qui parlerait de négociation. » L’opinion, choquée par les défaites, lui tourne alors le dos comme le lui annonce sa sœur Catherine dans une missive forte : « L’abandon de Moscou a mis le comble à l’exaspération des esprits ; le mécontentement est au plus haut point, et votre personne est loin d’être ménagée. Si cela me parvient à moi, jugez du reste. On vous accuse hautement du malheur de votre Empire, de la ruine générale et particulière, enfin d’avoir perdu l’honneur du pays et le vôtre individuel. » Le 27 septembre 1812, il célèbre comme chaque année l’anniversaire de son couronnement à Saint-Pétersbourg. L’ambiance est glaciale, comme en témoigne une dame d’honneur de l’impératrice. Partant en carrosse vers la cathédrale, le tsar et ses entours croisent « une foule immense, dont le silence morne et les visages irrités contrastaient avec la fête qu’on célébrait. Je n’oublierai de ma vie l’instant où nous montâmes les degrés du temple, entre deux haies formées par le peuple qui ne fit pas entendre une acclamation. On aurait pu distinguer le bruit de nos pas, et je n’ai jamais douté qu’une étincelle aurait suffi dans ce moment pour produire un embrasement général. Un coup d’œil m’instruisit de ce qui se passait dans l’âme de l’Empereur, et je sentis mes genoux plier sous moi968 ».
Seul face à la fronde, Alexandre s’emploie à déminer la crise en multipliant les missives et déclarations officielles à l’armée, comme à sa famille et à ses alliés. Sa résolution, affirme-t-il à tous, est immuable : « Plus de paix avec Napoléon. C’est lui ou moi, nous ne pouvons plus régner ensemble969. » Certes, Moscou est tombée, écrit-il à Bernadotte le 1er octobre. « Cette perte est cruelle, j’en conviens. Mais, du moins, me donnera-t-elle l’occasion de présenter à l’Europe entière la plus grande preuve que je puisse offrir de ma persévérance à soutenir la lutte contre son oppresseur, car, après cette plaie, toutes les autres ne sont que des égratignures... Moi et la nation à la tête de laquelle j’ai l’honneur de me trouver, sommes décidés à persévérer et à nous ensevelir plutôt dans les ruines de l’Empire que de composer avec l’Attila moderne. »
Son optimisme croît au regard de la situation militaire. Tandis que la Grande Armée s’abîme à Moscou et que ses chevaux meurent, les forces russes se renforcent. L’alliance avec la Suède et la paix avec la Porte libèrent les deux armées de Wittgenstein et de l’amiral Tchitchagov qui manœuvrent désormais contre les deux ailes de l’armée des vingt nations, respectivement dirigées par Macdonald et Schwarzenberg, avant de se rabattre contre Napoléon. Or, Macdonald commande essentiellement à des Prussiens et le feld-maréchal autrichien à ses nationaux. Déjà, ce dernier fait preuve d’une passivité inconcevable. Les généraux prussiens sont à l’unisson. Autant dire que l’armée de Moscou risque d’ici à quelques semaines d’être prise en tenaille. Berthier reçoit de Schwarzenberg un billet alambiqué qui ne trompe pas : « Cela annonce des arrangements pour une défection à la première occasion, si ce n’est déjà commencé. Les Autrichiens et les Prussiens sont des ennemis sur nos derrières », commente Napoléon qui s’arrête, se tait, puis ajoute comme César devant le Rubicon : « Le sort en est jeté. Du destin qui fait tout, telle est la loi suprême. » Le prince de Neuchâtel, à l’unisson de Caulaincourt, préconise un repli immédiat vers la Pologne. Napoléon l’exécute par une allusion blessante à sa maîtresse : « Vous voulez aller à Grosbois, voir la Visconti970. »
De son côté, l’armée de Koutouzov double à peu près ses effectifs en un mois971. Désormais forte de 120 000 hommes, elle dispose surtout de 35 000 cavaliers, plus du double des Français. En raison de l’immensité des espaces russes, il s’agit d’un avantage décisif, la cavalerie légère ayant pour mission de suivre l’ennemi et de détruire ses unités isolées par de brusques coups de main. Manquant à la fois d’éclaireurs, de traducteurs et d’espions, la Grande Armée reste aveugle sur un adversaire dont les officiers parlent couramment le français, ce qui leur permet de s’infiltrer sans difficulté dans nos rangs. « Nos cent trente mille hommes représentaient donc une grande menace pour les Français, résume le lieutenant Tchitcherine. Pendant ce temps, une multitude de partisans harcelaient les lignes de communication ennemies. Moscou ne pouvait plus lui fournir de ravitaillement ; les paysans ne livraient pas de fourrage. L’armée française manquait de tout, tandis que nous nous trouvions à huit verstes de Kalouga d’où nous parvenaient des vivres et des renforts de tous genres972. » Plutôt que de continuer à fuir, le généralissime borgne a en effet décidé de procéder à une audacieuse marche de flanc pour venir se poster en embuscade près de Kalouga, nœud stratégique situé au sud-est de Moscou qui permet à la fois de surveiller la route de Saint-Pétersbourg et d’intercepter une éventuelle retraite des Français. Kalouga commande en outre l’accès à une route de retour vers le Niémen, plus riche que celle parcourue à l’aller, cette dernière étant de surcroît ravagée par le passage successif des armées russe et française. Ainsi placé en embuscade, le vieux renard refuse de débusquer son adversaire, certain que le temps œuvre pour lui. Il attend ses renforts, l’arrivée de Wittgenstein et de Tchitchagov. Surtout, il attend l’hiver, ce célèbre froid sibérien qui tombe brusquement à partir de la fin octobre. Pour gagner, il a donc besoin que Napoléon reste à Moscou le plus longtemps possible. Afin d’y parvenir, Koutouzov n’hésite pas à faire répandre des bruits alarmistes sur l’état de ses forces, entretenant ainsi l’illusion napoléonienne d’une Russie à genoux et prête à capituler. Dans le même ordre d’idées, il ménage Murat et fait croire qu’il le redoute en concluant avec lui une trêve qui permet au roi de Naples de parader à peu de frais et d’abuser Napoléon sur l’épuisement de l’armée du tsar. Au contraire, c’est justement l’avant-garde de Murat qui crève ses derniers chevaux, faute de fourrage pour les ravitailler973.
Cette stratégie d’attente, car elle repose sur la prudence et la patience, exaspère pourtant nombre des subordonnés de Koutouzov, parmi lesquels Bennigsen et Barclay de Tolly. Comme ils l’ont fait avec Barclay, ils demandent sa tête au tsar et réclament la reprise immédiate des hostilités. Mais Koutouzov n’en a cure. Il sent qu’il tient la victoire à portée de main. Tolstoï, dans Guerre et Paix, lui rend un hommage éclatant : « Le mérite de Koutouzov ne résida nullement dans quelque manœuvre stratégique géniale, comme on dit, mais en ce que seul il comprit le vrai sens des événements. Lui seul comprenait déjà alors ce que signifiait l’inaction de l’armée française, lui seul continuait à affirmer que la bataille de Borodino avait été une victoire ; lui seul, bien que sa position de commandant en chef eût dû l’inciter à l’offensive, lui seul s’employait de toutes ses forces à empêcher l’armée russe de livrer des batailles inutiles.
« La bête blessée à Borodino gisait là-bas, quelque part, là où l’avait laissée, en s’esquivant, le chasseur ; mais était-elle vivante, était-elle forte encore, s’était-elle seulement tapie, cela, le chasseur l’ignorait. Et soudain retentit le gémissement de cette bête.
« Le gémissement de cette bête blessée, l’armée française, qui révéla sa fin imminente, fut l’envoi de Lauriston auprès de Koutouzov avec des offres de paix974. »
Le commencement de la fin
Le 4 octobre 1812, soit près de cent jours après son entrée en Russie, Napoléon se décide en effet à descendre de son piédestal en envoyant son dernier ambassadeur à Saint-Pétersbourg solliciter officiellement la fin des hostilités. Combat à fronts renversés, disions-nous. Pour la première fois, une victoire suivie de la prise d’une capitale galvanise l’adversaire au lieu de l’abattre. Pour la première fois, le vaincu fait la sourde oreille aux demandes... du vainqueur. Plutôt que de répondre par un non catégorique, qui conduirait Napoléon à sortir à temps de Moscou, le tsar et Koutouzov louvoient et préfèrent garder le silence. Rivé au Kremlin, Napoléon attend une réponse. Depuis Smolensk, il a déjà envoyé trois émissaires russes au tsar, dont l’un porteur d’une lettre975. En vain. Déjà Berthier et surtout Caulaincourt le somment de regarder la réalité en face et de faire marche arrière pendant qu’il en est encore temps. Alexandre ne fera pas la paix. L’hiver s’annonce et aucune disposition sérieuse n’a été prise pour la retraite. Qu’attend-il ? Pourquoi s’acharne-t-il à courir après une chimère ? Le duc de Vicence ne comprend pas son attitude : « L’Empereur, écrit-il, sentait, comme tout le monde, que ses messages réitérés, montrant son embarras, ne feraient que confirmer l’ennemi dans ses hostiles dispositions. Cependant il lui en envoyait de nouveaux ! Pour un homme si politique, si bon calculateur, quelle foi, quelle confiance aveugle dans son étoile, on peut même dire dans l’aveuglement ou la faiblesse qu’il supposait à ses adversaires ! Comment, avec ce coup d’œil d’aigle et ce jugement si supérieur, pouvait-il se faire illusion à ce point ? » En réalité, il ne veut pas reconnaître qu’il a tort et s’acharne en conséquence à solliciter Alexandre, certain qu’il va lui répondre et lui permettre, une nouvelle fois, de triompher devant tous les sceptiques. L’approche indirecte ayant échoué, il se résout à s’abaisser en faisant le premier pas via l’envoi d’un plénipotentiaire d’envergure.
Pour Jacques Bainville, l’Aigle n’est décidément plus le même : « Dès lors, note-t-il dans sa biographie, Napoléon est l’homme qui doit nier l’évidence, qui s’obstine à vouloir que les choses soient autrement qu’elles ne sont, qui s’ingénie à démontrer que ce qu’on croit funeste est bienfaisant, que tout ce qui détruit ses calculs les confirme et les sert. » Aussi, apprenant que Lauriston a été reçu par Koutouzov, il voit déjà la paix conclue et croit son étoile indemne. Il n’est pas cependant totalement aveugle puisqu’il a confié à son plénipotentiaire, juste avant son départ : « Je veux la paix, il me faut la paix, je la veux absolument ; sauvez seulement l’honneur976. » Or Lauriston revient les mains vides977, si ce n’est un vague engagement de Koutouzov de transmettre ses propositions au tsar dont il faut à nouveau attendre la réponse.
Encore quelques jours supplémentaires gagnés pour les Russes, et autant de perdus pour les Français qui viennent, en implorant la cessation des hostilités, de révéler leur tragique faiblesse. Comme toujours, Chateaubriand décrit la situation à la perfection : « Bonaparte, sentant qu’un pas rétrograde rompait le prestige et faisait évanouir la terreur de son nom, ne pouvait se résoudre à descendre : malgré l’avertissement du prochain péril, il restait, attendant de minute en minute des réponses de Saint-Pétersbourg ; lui qui avait commandé avec tant d’outrages, soupirait après quelques mots miséricordieux du vaincu. »
Le voici, vainqueur impuissant, empêtré dans Moscou dont le prestige de la conquête s’est évanoui par l’incendie et ses offres de paix inutiles. Les jours s’égrènent tandis qu’il continue à attendre et à espérer. Ségur l’entend s’écrier : « Eh ! Ne sais-je pas, que militairement Moscou ne vaut rien ! Mais Moscou n’est point une position militaire, c’est une position politique. Qu’on m’y croit général, quand j’y suis empereur ! Puis il s’écrie, qu’en politique il ne faut jamais reculer, ne jamais revenir sur ses pas ; se bien garder de convenir d’une erreur, que cela déconsidère ; que lorsqu’on s’est trompé il faut persévérer, que cela donne raison. »
Puisqu’il ne peut ni ne veut reculer, pourquoi ne pas surprendre en attaquant ? Durant les premiers jours, il caresse le projet d’une offensive éclair sur Saint-Pétersbourg mais doit y renoncer sur la supplication de ses maréchaux, qui arguent de l’épuisement de l’armée et du manque de renforts. Il reprend l’espoir de soulever la Pologne, réclame à Pradt des Cosaques polonais et des renforts. Mais l’ambassadeur à Varsovie s’est rendu odieux par sa jactance. Suffisant et insuffisant978, il ne tire plus rien du grand-duché, exsangue et découragé, tandis que la Lituanie refuse toujours de bouger. Seule la proclamation d’une Pologne indépendante pourrait galvaniser les énergies et donner un nouvel élan. Mais Napoléon s’y refuse toujours, par crainte de mécontenter le tsar tout comme il se refuse pour la même raison à émanciper les serfs979. Acculé dans une impasse, Napoléon ne peut espérer en sortir qu’en renouant avec l’esprit de la Révolution, défenseur des nationalités opprimées, émancipateur de l’esclavage contre l’autocratie. Mais il croit être devenu, par le sacre et son mariage avec Marie-Louise, le rocher de l’ordre européen, continuant à courir après cette légitimité monarchique qui lui a été refusée par la naissance... et qu’on ne lui accordera jamais. Plutôt que César, il se veut Charlemagne, dynaste respecté, Empereur des rois. Gigantesque erreur de perspective qui le transforme en défenseur d’un ordre social avec lequel son histoire est antinomique. L’Europe le repousse alors que les nations l’abandonnent. Désormais, il ne règne plus que par ses prétoriens, ayant déçu ses partisans sans parvenir à séduire ses adversaires.
Il faut pourtant sortir du piège. « La saison avançait, précise Ysarn ; les cosaques autour de Moscou s’étaient rendus redoutables ; les chevaux crevaient comme des mouches, les rues, les cours, les étangs, les chemins étaient jonchés de leurs cadavres ; il fallait prendre un parti prompt. » Deux solutions s’offrent à Napoléon : rester à Moscou pour y prendre ses quartiers d’hiver ou retraiter jusqu’à Smolensk, abondamment pourvue ou il attendra ses renforts et reprendra l’offensive au printemps suivant, selon la stratégie qu’il avait accomplie avec succès durant l’hiver 1806-1807. Consulté par son maître, l’intendant Daru prône, chiffres à l’appui, la nécessité de fortifier Moscou qui peut nourrir et abriter les troupes pendant l’hiver à condition d’y rétablir une discipline de fer et d’ordonner convenablement les distributions. Napoléon loue le « conseil de lion » mais se dérobe en arguant qu’il ne peut s’absenter trop longtemps de Paris et que la Prusse et l’Autriche en profiteraient pour se retourner contre lui. C’est donc bien la retraite qui s’impose980. Mais il recule toujours devant sa perspective, sachant qu’elle portera un coup fatal à son prestige. En dépit des suppliques de Caulaincourt, il ne prend aucune disposition pour la préparer. Le grand écuyer, dans un plaidoyer prophétique, lui dénonce « le manque de magasins, de chevaux pour votre artillerie, de transports pour vos malades et vos blessés, les mauvais vêtements de vos soldats. Il faudrait à chacun une peau de mouton, des gants bien fourrés, un bonnet pour couvrir ses oreilles, de grands chaussons, des bottes pour les empêcher d’avoir les pieds gelés. Tout vous manque. On n’a pas préparé un fer à crampon pour les chevaux. Comment traîneront-ils l’artillerie ? Ce que j’aurais à dire sur cela à Votre Majesté serait à l’infini. Ensuite l’interruption de vos communications. La saison est encore belle : que sera-ce dans quinze jours, dans un mois, peut-être même plus tôt ? ».
Par peur de dévoiler sa détresse, Napoléon continue à bomber le torse. Il préfère dicter des ordres offensifs, mais inapplicables, comme l’achat de 20 000 chevaux et de deux mois de fourrages, alors que les uns et les autres font cruellement défaut. Il veut faire croire à sa volonté de rester sur place, alors que l’envoi de Lauriston atteste du contraire. Le résultat est qu’il gâche octobre, rongé par l’incertitude, se raccrochant au moindre espoir. Or, « différentes circonstances semblaient alors concourir à rassurer l’Empereur sur l’avenir, précise Soltyk. Il consulta les relevés météorologiques des vingt-cinq dernières années, et le résultat de ces recherches à ce sujet fut que les grands froids ne commençaient à Moscou qu’à la fin de novembre. D’un autre côté, le roi de Naples lui donnait l’assurance qu’il régnait parmi les Cosaques un mécontentement sourd qui, bientôt peut-être, éclaterait en révolte ouverte [...] ». Sauf que ces rumeurs sont lancées à dessein par Koutouzov afin de prolonger le plus longtemps possible le séjour des Français à Moscou.
La beauté de l’automne, anormalement ensoleillé, conspire encore à sa perte. Mauvais joueur, il se moque de son grand écuyer, répétant « chaque jour et avec affectation [...], que l’automne était plus beau, même plus chaud à Moscou qu’à Fontainebleau », avant de conclure : « Voilà un échantillon de ce terrible hiver de Russie dont M. de Caulaincourt fait peur aux enfants981. »
Or, le 13 octobre, Moscou s’éveille sous les premières neiges tandis qu’il a gelé pendant la nuit. D’autres mauvaises nouvelles viennent assombrir l’Empereur et le pousser vers l’inéluctable : passivité de Schwarzenberg, renforcement des Russes, état de plus en plus déplorable de la cavalerie, interruption fréquente des convois venant de Paris, multiplication des embuscades. Le 22 septembre, de nombreux caissons d’artillerie ont été enlevés avec leur escorte de deux escadrons. Trois jours plus tard, 80 dragons de la Garde sont à leur tour fait prisonniers. Le service des estafettes, cher à l’Empereur, car il lui permet de connaître quasi quotidiennement les affaires de la France, connaît plusieurs retards et interruptions dus aux coups de main des Cosaques982, chaque jour plus audacieux ; preuve que la confiance est en train de changer de camp.
Ses derniers jours moscovites sont pathétiques. « L’embarras de sa difficile position le tenait comme enchaîné au Kremlin », résume Caulaincourt, qui présente un Napoléon rivé à ses illusions même si la nécessité de la retraite finit inéluctablement par s’imposer à lui : « Il voulut toujours espérer que ses ouvertures amèneraient une négociation. C’est, je le répète, à cet espoir qu’il sacrifia les moments si précieux que nous passions encore à Moscou, moments qui eurent sauvé l’armée, quand on réfléchit qu’en partant alors elle aurait eu le temps d’arriver à Wilno avant d’éprouver les rigueurs de l’hiver983. » Pour tuer l’ennui, il lit notamment l’Histoire de Charles XII de Voltaire, dont le volume, en « maroquin doré sur tranches », orne son bureau. L’exemple du roi de Suède, qui a échoué un siècle plus tôt à envahir la Russie et dont l’armée a été détruite à l’issue d’une retraite catastrophique, l’incite à méditer sur son destin et à envisager l’avenir avec angoisse. « On remarqua seulement, note Ségur, qu’il prolongeait ses repas, jusque-là si simples et si courts. Il cherchait à s’étourdir. » L’auteur le présente passant de « longues heures à demi couché, comme engourdi, et attendant, un roman à la main, le dénouement de sa terrible histoire [...] parvenu au faîte de sa gloire, sans doute, il pressent que de son premier mouvement rétrograde datera sa décroissance, que c’est pourquoi il demeure immobile, s’attachant et se retenant encore quelques instants sur ce sommet ».
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Le 18 octobre, Koutouzov attaque Murat à Winkowo, rompant l’armistice tacite observé entre les deux armées984. Le roi de Naples, s’il parvient à rétablir la situation, n’en a pas moins été sévèrement bousculé puisqu’il perd environ 3 000 hommes et près de 50 canons. Pour la première fois de la campagne, les Russes prennent l’initiative. L’événement sort Napoléon de sa torpeur. Ecourtant une revue, il rentre au Kremlin et donne aussitôt ses ordres pour orchestrer la sortie de la capitale le lendemain. L’accrochage lui fournit l’occasion, du moins il l’interprète comme tel, de sortir du guêpier la tête haute en marchant derechef à la rencontre de Koutouzov. Il lavera l’affront par une victoire, ce qui lui permettra ensuite d’emprunter la meilleure route possible vers Smolensk. Sans réaliser qu’il alimente sa réputation d’« incendiaire », il fait miner le Kremlin et donne l’ordre à Mortier, qui restera quelques jours sur place en assurant l’arrière-garde, de le faire sauter à son départ. Dans le même esprit de vengeance, il a fait enlever les aigles impériales juchées en haut des tours du Kremlin et la lourde croix au sommet de l’église d’Ivan-Veliki, symbole de la puissance russe et de l’inviolabilité de Moscou, qu’il décide de ramener à Paris comme trophées985. Par tous les moyens, il s’attache à nier la déconvenue qu’il vient d’essuyer, refuse toujours de parler de retraite mais seulement de bataille décisive à livrer contre l’adversaire afin d’aller chercher de bons quartiers d’hiver. Sauf qu’il est déjà trop tard, comme le rappelle Chateaubriand : « Durant trente-cinq jours, comme ces formidables dragons de l’Afrique qui s’endorment après s’être repus, il s’était oublié : c’était apparemment les jours nécessaires pour changer le sort d’un homme pareil. Pendant ce temps-là, l’astre de sa destinée s’inclinait. Enfin, il se réveille pressé entre l’hiver et une capitale incendiée ; il se glisse au milieu des décombres : il était trop tard ; cent mille hommes étaient condamnés. »
Apprenant la nouvelle de la bouche d’un officier de la garde russe, Koutouzov se serait tourné vers une icône et écrié : « Dieu, mon Créateur, tu as enfin entendu nos prières. A partir de ce moment, la Russie est sauvée986. »
Sortant de Moscou, Napoléon est donc encore loin de s’avouer battu. Son objectif reste de venger l’affront fait à ses aigles à Taroutino en culbutant Koutouzov pour s’ouvrir une nouvelle route de retour. Il espère ensuite gagner rapidement Smolensk, prendre l’hiver de vitesse en se repliant sur une base richement approvisionnée et qui lui assurerait la maîtrise de la Pologne russe, attendant ses renforts qui lui permettront d’avoir à nouveau plus de 500 000 hommes sur pied au printemps 1813.
Pour surprendre son adversaire, l’Aigle opère par une marche de flanc. Or les Russes, parfaitement renseignés sur nos mouvements par les Cosaques, réagissent rapidement et anticipent l’offensive. Les avant-gardes des deux armées se heurtent violemment à la bataille de Malo-Jaroslawetz, bourgade inconnue qui va entrer dans l’histoire en marquant le début du recul. C’est un nouveau Borodino à échelle réduite. Si la place, prise et reprise sept fois, reste finalement aux mains d’Eugène, le bilan s’avère lourd puisque 5 000 combattants de chaque camp trouvent la mort. Tout cela pour rien puisque les Russes demeurent solidement établis et à nouveau prêts à en découdre. « Ceci devient grave, confesse l’Empereur à Caulaincourt. Je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien. » Le champ de bataille offre un spectacle de désolation que décrit Labaume avec son réalisme coutumier : « La ville où l’on avait combattu n’existait plus ; on ne distinguait l’alignement des rues que par les nombreux cadavres dont elles étaient jonchées ; de tous côtés l’on ne voyait que des membres épars, et des têtes humaines écrasées par les pièces d’artillerie qu’on avait fait manœuvrer. Les maisons ne formaient qu’un monceau de ruines et sous leurs cendres brûlantes paraissaient des squelettes à demi consumés. Il y eut aussi des malades et des blessés, qui, en quittant le combat, partirent se réfugier dans ces mêmes maisons ; le petit nombre de ceux qui échappèrent aux flammes se montraient devant nous, ayant la figure noircie, les habits et les cheveux brûlés : d’une voix mourante et lamentable, ils poussaient les cris les plus douloureux ; en les voyant, l’homme le plus féroce était attendri, et détournant les yeux, ne pouvait s’empêcher de répandre des larmes. »
Il y a là de quoi réfléchir. Napoléon, qui a perdu sa supériorité numérique, ne peut prendre le risque d’engager une nouvelle bataille de cette envergure. Le 25 octobre à l’aube, tandis qu’il effectue une reconnaissance, l’Empereur est à deux doigts d’être capturé par les Cosaques. L’arrivée de l’escadron de service le dégage in extremis alors qu’il a déjà l’épée à la main. Plus qu’un présage funeste, il y voit la preuve que les Cosaques, chaque jour plus audacieux, sont déjà trop nombreux pour pouvoir être contenus par sa cavalerie, désormais hors d’usage, ce qui lui interdit sa chère guerre de mouvement et le condamne, là encore, à la plus grande prudence. Déjà, il n’a plus de marges de manœuvre.
Plutôt que de tenter de forcer le passage, il se résigne à décider la retraite par la même route qu’à l’aller987. La décision est prise à l’issue d’un conseil de guerre qui a lieu le soir même du hourra en présence des maréchaux. Ségur en rapporte le moment décisif. L’Empereur finit par couper court aux rares conseils offensifs qui lui sont donnés et s’écrie « que c’était assez de témérité ; qu’on n’avait que trop fait pour la gloire ; qu’il était temps de ne plus songer qu’à sauver le reste de l’armée ». Bessières ajoute « que pour de pareils efforts, dans l’armée, dans la Garde même, l’élan manquerait. Le maréchal finit en prononçant le mot de retraite que l’Empereur approuva de son silence ».
Pour la première fois depuis le début de la campagne, Napoléon se range à l’avis majoritaire de ses lieutenants. Accablé, il sait qu’il perd à la fois l’initiative et l’aura de la victoire. Le chasseur devient une proie comme l’explique Tolstoï : « L’armée était incapable de se refaire où que ce fût ; depuis la bataille de Borodino et le pillage de Moscou, elle portait en elle les conditions en quelque sorte chimiques de sa décomposition. Les hommes de cette armée fuyaient avec leurs chefs sans savoir où, ne désirant qu’une chose (Napoléon comme le dernier de ses soldats), sortir personnellement au plus vite de cette situation sans issue dont tous ils se rendaient compte, bien que vaguement. » Bataille oubliée, Malo-Jaroslawetz marque le début de la retraite proprement dite et, qui le sait alors, la fin du septennat de gloire inauguré à Ulm. Commence en cet instant, après l’ascension et l’épopée, la troisième et dernière phase de la vie de Napoléon : celle de la défaite et de l’exil. Il y aura ici ou là quelques magnifiques sursauts et le dernier soleil des Cent-Jours, mais, désormais, le tragique l’emporte.