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L’enfer blanc

« Dans cette épouvantable crise, il resta admirable par la force de son caractère, par les ressources de son esprit. Si lui seul avait pu concevoir et oser une si folle expédition, lui seul pouvait n’y pas succomber tout entier. Telle était la puissance qu’il exerçait sur les hommes qui périssaient à sa suite, que pas un signe de désobéissance ne s’est manifesté, que pas un murmure ne s’est fait entendre dans cette armée succombant sous le froid et la faim ; un pareil exemple n’a peut-être jamais été donné au monde. Pour ceux qui l’ont vu sur les bords de la Bérésina, parcourant ces rives inconnues un bâton à la main, absorbé dans l’étude des chances qui lui restaient de dérober son passage à l’ennemi, donnant ses ordres avec un imperturbable sang-froid et triomphant enfin d’une difficulté qui eût paru insurmontable à tout autre, il n’a peut-être jamais été plus grand. »

PASQUIER, Mémoires.

La fuite

La manœuvre manquée vers Kalouga a fait prendre une semaine de retard supplémentaire. Trop d’hommes à manœuvrer et à nourrir, trop d’espaces à parcourir, trop de temps perdu. La Grande Armée s’est égarée dans l’océan russe avant de s’assoupir à Moscou. La victoire impériale, comme on l’a souvent vu, repose sur la vitesse et la mobilité. Celles-ci s’imposent plus que jamais alors qu’il faut gagner Smolensk à marches forcées avant que le froid tombe et que les trois armées russes de Koutouzov, Wittgenstein et Tchitchagov n’aient le temps de se regrouper. Or, les colonnes se traînent lamentablement, offrant une proie facile aux Cosaques.

 

L’armée sortant de Moscou ne ressemble pas à celle qui y est entrée trente-cinq jours plus tôt. Si les hommes sont reposés, il n’en est pas de même des chevaux : l’absence de fourrage et les épuisantes chevauchées de Murat les ont décimés. La plupart des cavaliers sont à pied, réclamant de nouvelles montures. Il y en a d’autant moins de disponibles qu’elles ont été souvent affectées au transport des blessés et des milliers de fourgons transportant le butin ramassé à Moscou988. Décrivant l’évacuation, Ségur assure que l’« on croyait voir une caravane, une nation errante, ou plutôt une de ces armées de l’antiquité, revenant toute chargée d’esclaves et de dépouilles après une grande destruction ».

Ce n’est plus une force combattante mais un gigantesque souk ambulant. Chacun a non seulement emporté des vivres, mais aussi des trésors réels ou supposés : bijoux, or, châles, fourrures, bottes, mais aussi volumes en maroquin, croix et autres pendentifs. On a du mal à comprendre pourquoi Napoléon a autorisé de tels débordements si ce n’est par ce mélange d’orgueil et de pragmatisme qui le caractérise. Orgueil du conquérant qui veut prouver qu’il n’a rien perdu de sa superbe et refuse d’abandonner quoi que ce soit. Pragmatisme du père du soldat qui veut satisfaire ses hommes en leur laissant le fruit de leurs rapines et amasser les victuailles, sachant que ses lignes de communication sont menacées et que l’intendance sera incapable de nourrir les troupes jusqu’à Smolensk.

Comme si cela ne suffisait pas, 50 000 civils se joignent aux 100 000 combattants, ce qui représente un chiffre anormalement élevé comparé aux autres campagnes de l’Empire. Il y a là de nombreuses femmes avec des enfants, des comédiens, la petite colonie française et allemande de Moscou qui a préféré partir par crainte de représailles. Langeron, qui en capturera beaucoup parmi les traînards de la Berezina, énumère dans ses Mémoires « une foule d’artistes et d’ouvriers », « des corporations de serruriers, de maçons, de bijoutiers, de carrossiers, d’horlogers ». Selon lui, « Napoléon voulait apparemment établir des colonies en Russie ». On connaît encore mal les détails de cette abondante population civile, notamment les nombreuses femmes qui d’habitude ne suivent pas leurs maris en campagne – l’Empereur y est farouchement hostile – et que l’on découvre soudain révélées par les mémorialistes alors qu’ils ne les mentionnaient pas jusqu’à l’arrivée à Moscou. Ce sont autant de bouches supplémentaires à nourrir et de personnes à transporter, poids terrible étant donné les circonstances.

En outre, il faut traîner les 600 canons que Napoléon a refusé d’abandonner aux Russes. Décision logique compte tenu de la stratégie qu’il avait adoptée. Encore fallait-il l’exécuter correctement, comme le note Caulaincourt : « Il aurait fallu, avant Smolensk, bien organiser et approvisionner quelques pièces dans chaque corps d’armée, les bien atteler, avoir même des chevaux de réserve et faire le sacrifice du surplus. De cette manière, estime-t-il, l’artillerie n’eût point retardé l’infanterie ; l’Empereur eût été maître de tous ses mouvements ; l’armée eût pu marcher presque en masse ; elle aurait eu moins de traînards et eût certainement défié toutes les attaques des Russes qui ne l’attaquaient que quand ils étaient six fois plus forts que les malheureux affamés sur lesquels ils tombaient. »

Il faut enfin rappeler que la nuit tombe de plus en plus tôt, ce qui raccourcit d’autant les étapes, les marches nocturnes devenant vite impossibles en raison du froid.

Le défaut d’approvisionnement se greffe sur cet ensemble déjà calamiteux. Très tôt, les derniers chevaux meurent, obligeant à abandonner les fourgons laissés comme des cailloux pour les Cosaques qui suivent la Grande Armée à la trace. L’état dévasté de la route du Nord, pillée et brûlée à l’aller, oblige les démunis à marauder de plus en plus loin. Ceux qui ne tombent pas aux mains des Cosaques forment des colonnes de traînards qui ralentissent d’autant le mouvement d’ensemble et obligent à étirer l’armée dans la longueur, l’exposant à être coupée et détruite par de vigoureuses attaques de flanc989. L’arrière-garde les ramasse et les pousse tant bien que mal en avant, cohue taraudée par la famine, troupeau déjà sauvage, prêt à tuer pour manger, déjà perdu pour le combat.

 

La débâcle n’a pas attendu la neige comme le révèle Fezensac, auteur d’une relation réputée pour son réalisme : « Nous étions réduits aux provisions que nous avions emportées de Moscou : ces provisions, peu considérables en elles-mêmes, avaient encore l’inconvénient d’être très inégalement réparties, comme tous les produits de pillage. Un régiment avait conservé quelques bœufs et manquait de pain ; un autre avait de la farine et manquait de viande. Jusque dans le même régiment, cette inégalité se faisait remarquer. Quelques compagnies mouraient de faim, tandis que d’autres étaient dans l’abondance. Les chefs ordonnaient le partage ; mais l’égoïsme employait tous les moyens pour tromper leur surveillance et se soustraire à leur autorité. D’ailleurs, pour conserver nos vivres, il fallait conserver les chevaux qui les traînaient, et le manque de nourriture en faisait mourir tous les jours un grand nombre. Les soldats qui s’écartaient de la route pour trouver à manger tombaient entre les mains des Cosaques et des paysans armés. Le chemin était couvert de caissons que l’on faisait sauter, de canons et de voitures abandonnés, quand les chevaux n’avaient plus la force de les traîner. Dès les premiers jours enfin, cette retraite ressemblait à une déroute. »

Selon le même témoin, Napoléon aurait donné à Davout, commandant l’arrière-garde, l’ordre de mettre partout le feu. Réponse du berger à la bergère, l’ordre est exécuté à la lettre avec pour seul résultat d’exciter la haine des habitants et d’accréditer la rumeur selon laquelle Moscou a été brûlée par la volonté de l’Ogre. Les prisonniers russes, en dépit des ordres contraires, sont le plus souvent exécutés et subissent les pires traitements990. Faut-il s’étonner que les prisonniers français n’aient pas été mieux traités ? La décomposition mine la discipline. Bientôt, sauf dans les rares unités approvisionnées et la Garde, on ne marche plus par régiments mais par divisions. Bientôt l’on marchera par corps. Le fruit de nos rapines jonche le sol. Dans peu de temps, ce seront les cadavres. Les chevaux tombés sont aussitôt dévorés par des essaims avides. La faim combinée à l’absence d’autorité mine tout esprit de corps et bientôt toute morale991. Le chacun pour soi triomphe, favorisant les brutes, tuant la camaraderie. « La crainte de mourir de faim, de perdre ses équipages déjà trop chargés, de voir périr ses chevaux déjà exténués de fatigue et de besoin, avait fermé tous les cœurs à la pitié, déplore le grand écuyer. Je frémis encore en racontant que j’ai vu des conducteurs faire courir exprès leurs chevaux dans des endroits raboteux pour se débarrasser des malheureux dont on les avait surchargés, et sourire, comme à un succès, lorsqu’une secousse les débarrassait d’un de ces infortunés qu’ils étaient, cependant, sûrs que les roues écraseraient, si les chevaux ne les mutilaient pas avant. Chacun pensait à soi et rien qu’à soi. »

L’instinct de survie rabaisse l’homme vers la barbarie. Pressé de rejoindre Smolensk, Napoléon laisse faire. De toute façon, il ne pourrait rien empêcher. N’oublions pas, même si on a trop tendance à le faire, que la retraite s’effectue sous la pression constante de l’armée russe. La situation se joue à front renversé par rapport à l’aller avec son lot d’escarmouches quotidiennes. Les véritables batailles y sont tout aussi rares, la Berezina répondant à la Moskova. Sauf que cette fois, ce sont les grognards qui sont menacés d’anéantissement. Toutefois, Koutouzov se montre un poursuivant beaucoup plus passif que Napoléon, ce qui lui vaut de recevoir de nombreuses critiques, à commencer par celles du tsar. Alexandre a salué la nouvelle de l’évacuation de Moscou par une phrase célèbre : « C’est maintenant que ma campagne va commencer. » Il réclame l’encerclement et l’anéantissement immédiat de l’Ogre. Mais Koutouzov continue à vouloir éviter la bataille et préfère miser sur la décomposition de la Grande Armée. A l’Anglais Wilson qui le supplie d’attaquer, il répond exaspéré qu’il fait reposer ses soldats tous les trois jours et veille en priorité à leur approvisionnement. « J’escorte l’armée française, ma prisonnière, ajoute-t-il ; je la châtie dès qu’elle veut s’arrêter ou s’éloigner de la grande route. Le terme de la destinée de Napoléon est irrévocablement marqué : c’est dans les marais de la Berezina que s’éteindra le météore en présence de toutes les armées russes. Je leur aurai livré Napoléon affaibli, désarmé, mourant : c’est assez pour ma gloire992. » Déjà, il pense aux campagnes futures et veut ménager ses hommes dans cette optique. Il suit de près, comme un corbeau, la longue colonne malade sur une route parallèle, facilement ravitaillé, porté par les acclamations des habitants. Comme le résume Tolstoï, panégyriste infatigable du maréchal russe : « L’armée russe devait agir à la façon du fouet sur un animal. Et le conducteur de troupeau expérimenté savait que le moyen le plus efficace était de tenir le fouet levé, menaçant, et non pas de frapper sur la tête l’animal en pleine course. »

 

Son armée régulière demeurant en retrait, Koutouzov mise sur les Cosaques et les partisans pour continuer à affaiblir son adversaire. Les célèbres cavaliers, immédiatement identifiables par leurs toques de fourrure, leurs barbes et leurs lances, sont les héritiers des fameuses hordes d’antan commandées par Attila, Gengis Khan ou Tamerlan. Misant tout sur la vitesse, ils préfèrent les coups de main rapides aux batailles régulières dans lesquelles ils sont vite surclassés en raison de leur absence de cuirasses et d’armes à feu. Cavaliers légers, ils optimisent les avantages de cette arme qui se révèle redoutable dans la poursuite. Surgissant par bandes en poussant des cris terribles, ces « taons de neige », comme les appelle Chateaubriand, fondent sur les traînards et les isolés qu’ils massacrent en quelques instants, enlevant les fourgons, partant aussi vite qu’ils sont venus. Ils traquent l’arrière-garde, encombrée de civils et de soldats perdus, créant la panique chez les plus faibles, toujours sur le qui-vive, habitués au froid comme leurs chevaux, petits et vifs. Dirigés par l’hetman Platov, ils sont environ 20 000 et opèrent de concert avec les partisans. Le rôle de ces derniers, diversement apprécié par l’historiographie993, ne commence véritablement qu’à partir de Smolensk. Ils s’inspirent essentiellement des guérillas, opèrent par bandes oscillant de quelques dizaines à plusieurs milliers d’hommes, la principale étant dirigée par un certain Denis Davydov. Associant paysans, milices et anciens militaires, ils forment en somme l’infanterie des Cosaques, détruisent les approvisionnements, attaquent les isolés, renforçant le climat de terreur qui ajoute à la débandade générale994.

Comme en Espagne, la cruauté atteint une dimension insoutenable. Les Mémoires regorgent d’exemples de prisonniers torturés, empalés, ébouillantés, humiliés, attendant la mort comme une délivrance. Il suffit de parcourir les témoignages russes pour s’en faire une juste idée. Selon Wilson : « Tous les prisonniers [...] étaient invariablement et immédiatement mis tout nus, et marchaient en colonnes dans cet état, ou bien étaient abandonnés à la dérive, pour devenir les jouets et les victimes des paysans ; ceux-ci ne les laissaient pas toujours retourner, quand ils cherchaient à le faire, le canon de leur arme contre leur propre tête ou leur cœur, afin de mettre fin à leurs souffrances de la façon la plus sûre et la plus rapide ; car la gent paysanne pensait qu’atténuer ainsi leur torture “serait une offense contre la vengeance du Dieu de la Russie et les priverait ensuite de sa protection995”. »

Löwenstern décrit le cas à Dorogobouje d’un horloger, ancien militaire et partisan fanatique. Après avoir fait le signe de croix, l’homme « s’empara d’un grand couteau, courut dans la rue et tua en ma présence trois ou quatre Français avec une telle promptitude que je n’eus ni le temps ni le pouvoir de l’en empêcher. Puis il se mit à faire un tapage effroyable pour que les voisins sortent de leurs maisons et continua à faire un carnage horrible. [...] Les habitants, plus vigoureux et plus frais que ces pauvres malheureux, qui étaient exténués de fatigue et de froid, les atteignirent bientôt et les massacrèrent tous sans miséricorde avec des haches, des faux, des masses, enfin avec tout ce qui leur tombait sous la main. Ce spectacle était affreux ; ils avaient l’air de cannibales et une joie féroce brillait sur leur figure. Après s’être rassasié de carnage, mon horloger revint tout triomphant, son couteau sanglant à la main et se glorifiant de l’avoir enfoncé dans le cœur de vingt victimes996 ».

 

Déjà les Cosaques crient victoire. L’échauffourée du 25 octobre, qu’on appelle « le hourra de l’Empereur », excite leur ardeur. Manqué de peu, le « monstre » peut être capturé et son signalement est aussitôt répandu : « La taille épaisse et ramassée. Les cheveux noirs, plats, et courts. La barbe noire et forte, rasée jusqu’au-dessus de l’oreille. Des sourcils bien arqués, mais froncés vers le nez, le regard atrabilaire ou fougueux. Le nez aquilin avec des traces continuelles de tabac. Le menton très saillant, toujours en petit uniforme sans appareil et le plus souvent enveloppé d’un petit surtout gris pour n’être point remarqué, et sans cesse accompagné d’un mamelouk997. »

La Grande Armée doit ainsi déjà mener trois guerres à la fois : contre elle-même, contre Koutouzov, enfin contre l’armée irrégulière des Cosaques et des partisans avant de devoir bientôt en affronter une quatrième contre le froid et la famine.

L’instrument, toujours offensif jusqu’alors, n’est pas prêt à affronter la retraite. Il n’en a pas l’expérience et pour tout dire le psychisme qui nécessite une grande résistance morale, indispensable pour surmonter la souffrance physique. Alors que Russes et Anglais excellent dans cet exercice, le combattant gaulois, héroïque mais fragile, joue à contre-emploi : « Les Français sont les plus braves qu’on connaisse ; dans quelle position qu’on les essaie ils se battront ; mais ils ne savent pas se retirer devant un ennemi victorieux. S’ils ont le moindre échec, ils n’ont plus ni tenue ni discipline ; ils vous glissent dans la main », avouera Napoléon dans le Mémorial. Caulaincourt complète l’analyse en fustigeant « l’habitude du succès » et surtout en critiquant directement Napoléon : « Dans cette longue retraite de Russie, il fut aussi incertain, aussi indécis le dernier jour que le premier, quoique la nécessité de ce mouvement ne lui parût pas plus douteuse qu’aux autres. Se flattant toujours de s’arrêter, de prendre position, il s’entêta à conserver un matériel immense qui fut cause qu’on perdit tout. Il poussait, on peut le dire, plus loin que qui que ce soit, l’antipathie des réflexions sur ce qui le contrariait. La fortune lui avait si souvent souri qu’il ne put jamais la croire tout à fait infidèle. »

 

Le drame synthétise toutes les fautes commises depuis des années : ivresse de la gloire et de la puissance qui lui interdit, par orgueil déplacé, d’admettre la défaite et de prendre des dispositions en conséquence ; incapacité de déléguer qui transforme ses lieutenants en pantins désarticulés, incapables de prendre la moindre initiative ; déclin d’une armée dont l’élite a déjà disparu en Espagne et dans les campagnes précédentes ; démesure d’un empire devenu ingérable. Pour Jomini : « Il est tombé du faîte des grandeurs pour avoir oublié que la force et l’esprit humains ont aussi leurs bornes, et que plus les masses mises en mouvement sont énormes, plus le pouvoir du génie est subordonné aux lois imprescriptibles de la nature, et moins il commande aux événements998. » Dévoré par l’espace, rattrapé par le temps, il doit sentir que pour la première fois il ne maîtrise plus son destin et côtoie le gouffre. Bien sûr, il s’emploie à sauver les apparences, continue à commander, multiplie les courriers et les injonctions, feint la tranquillité la plus parfaite. Mais la machine ne répond plus, à l’exemple de ses chères estafettes qui n’arrivent plus, de sa cavalerie qui meurt et de son artillerie qui s’enlise.

Pour contrer les Cosaques, il rédige une instruction particulière qui s’inspire de la campagne d’Egypte. Comme il l’avait fait pour lutter contre les mamelouks, il recommande de marcher « les bagages au centre, des demi-bataillons en tête et en queue et des bataillons en file sur les flancs, de manière à présenter au besoin du feu de tous les côtés, comme un bataillon carré ». Selon Caulaincourt : « Il parla beaucoup de ces dispositions qu’il regardait comme le salut assuré de l’armée, se flattant de prendre position à Smolensk. » Encore faut-il pouvoir y arriver, sachant que les bataillons ne parviennent plus à se former et que les corps s’éloignent de plus en plus les uns des autres.

La potion est d’autant plus amère que la route rappelle à chaque étape l’enivrement de la marche vers Moscou. Le chemin de gloire est devenu chemin de croix. Chaque ville et village occupés à l’aller doivent être abandonnés, leurs petites garnisons rejoignant la colonne impériale avant de se dissoudre dans la cohue.

Le 28 octobre, on passe ainsi devant Borodino couvert de ruines. Selon Montesquiou, un survivant de la bataille attend l’Empereur. Laissé pour mort, il s’était extrait d’une montagne de cadavres avant de se réfugier dans un couvent. Toujours blessé et marchant à quatre pattes, il s’est adossé à un arbre dans l’attente de Napoléon auquel il s’adresse avec violence, lui reprochant à la fois ses souffrances et l’abandon dans lequel on l’a laissé. « Il continua en maudissant la guerre et la gloire, et en prédisant à l’Empereur lui-même l’abandon et l’oubli. L’Empereur ne témoigna que de la pitié999. » Trois jours plus tard, Napoléon parvient à Wiazma avec sa garde. Davout, qui commande alors l’arrière-garde, n’y parvient que le 3 novembre. Esseulé, il doit subir une attaque violente des 30 000 hommes de Miloradovitch qu’il repousse au prix de lourdes pertes. C’est le premier affrontement sérieux de la retraite, le dernier avant les grands froids. Le même jour, la première neige apparaît à Slawkowno.

Le gel

Le terrible hiver russe s’abat le 6 novembre, alors que la Grande Armée est encore éloignée de Smolensk, entre trois jours et une semaine selon la position des troupes. Il conjugue froid polaire entre − 15 et − 30°, vent violent et tempête de neige qui cingle les hommes et aveugle les traînards. « Les chevaux ne peuvent plus avancer sur le terrain glacé et s’abattent ; les convois et, pour la première fois, les canons restent en arrière, faute d’attelages ; la route sur laquelle la Grande Armée se dirige à pas précipités vers Smolensk, se jonche de cadavres d’hommes gelés. Mais bientôt la neige les a couverts comme un immense linceul, et de petites élévations, semblables aux tombeaux des anciens, ne nous montrent plus que faiblement les traces de nos compagnons d’armes ensevelis », raconte Faber du Faur.

En quelques instants, les doigts et les pieds gèlent. Les chevaux, en dépit des supplications prophétiques de Caulaincourt, n’ont pas été ferrés à glace. En conséquence, ils glissent, tombent et meurent, entraînant dans leur chute canons et fourgons, voitures de civils, femmes et blessés, bientôt laissés à l’agonie faute de pouvoir les transporter. On assiste à une catastrophe en chaîne. Affamé, meurtri par le gel, le combattant n’existe plus, l’homme régresse en bête sauvage n’hésitant pas à assassiner ces chevaux qui seuls pourtant peuvent le sauver. En effet, leur disparition entraîne l’absence de convois, donc de vivres, mais aussi le défaut d’artillerie et de cavalerie pour protéger les flancs et repousser les Russes. Une nouvelle fois, l’intendance s’est révélée en dessous de sa tâche en ne prévoyant pas de vêtements ad hoc. Saisi par le froid, chacun se couvre comme il peut, entassant les épaisseurs. Les plus prévoyants ont volé à Moscou pelisse, toque, bottes et gants de fourrure, sachant que chaque partie du corps doit être protégée, sous peine de gel immédiat et de souffrances atroces. Mais la plupart ont préféré l’or et les victuailles aux vêtements. Beaucoup ne possèdent qu’une partie de l’attirail de survie et improvisent tant bien que mal pour le reste, arborant châles, chapeaux, mouchoirs ou couvertures. « Peu de gens avaient assez d’adresse et de sens pratique pour se garantir du froid, ajoute un témoin. Une paysanne quelconque leur en aurait remontré. Au lieu de s’envelopper la nuque, le visage et les oreilles, ils avaient entortillé leurs pieds dans une foule de chiffons et de linges qui rendait la marche plus difficile ; ils avaient des fichus sur la poitrine au lieu de s’en servir pour protéger leurs oreilles et leur nez contre la gelée. Même maladresse aux bivouacs, et par suite, il ne faut pas s’étonner qu’une quantité d’hommes soient morts de froid, tandis que d’autres qui n’étaient pas autrement vêtus ou nourris, ont échappé1000. »

 

La conjugaison du froid et de la famine tue chaque jour plusieurs centaines d’hommes, les retardataires étant massacrés par les Cosaques. Tous les survivants décrivent avec plus ou moins de talent l’immense colonne blanche semée de cadavres, avançant sans ordre, mais en silence. La mort devient la compagne familière du troupier, le cadavre le nouveau point de repère pour les Cosaques après les chevaux et les caissons. La fin commence par le gel, premier stade de la décomposition dont le mémorialiste Mailly décrit les prémices : « Les parties de notre corps attaquées par la gelée prenaient subitement la couleur d’une ampoule formée par la brûlure de l’eau chaude. Cette couleur était bientôt remplacée par des taches très noires et de la même étendue que les premières bursicules. Ces effrayants et terribles stigmates de la rigueur du froid se remarquaient difficilement sur nos visages enfumés, jaunis par la misère et hérissés d’une barbe épaisse ; mais elles faisaient un étrange effet sur les jeunes figures de ces conscrits, dont le nez, les oreilles et les pommettes des joues paraissaient noires comme de l’encre1001. »

Vient bientôt l’agonie. Avec un talent littéraire rare chez un officier de l’époque, Montesquiou raconte le dernier acte, le plus souvent vécu comme une délivrance : « Tous périssaient de même, c’est-à-dire brusquement et sans s’y attendre. L’engourdissement les prenait debout ; ils continuaient cependant à faire quelques pas, puis ils trébuchaient et tombaient en avant. Une fois à terre, ils ne remuaient plus. Mais un moment encore quelquefois, on entendait leur plainte étouffée. La tête était un peu contractée et baissée, le visage était devenu bleu et les poings fermés se réunissaient violemment vers le creux de l’estomac ; tout le corps avait acquis une invincible raideur. C’était donc ainsi que l’on mourait. » En conséquence : « Il devenait urgent pour ceux qui voulaient vivre de se tenir en garde à toute heure contre la mort qui se glissait d’une manière imperceptible et probablement avec tout l’irrésistible charme de l’engourdissement et du sommeil. Cependant, le froid redoublait, la précoce nuit était venue et le nombre des soldats, tombant, s’augmentait avec elle. »

Le soir au bivouac, les survivants se pelotonnent autour des flammes. Les meilleures places s’y disputent avec le même acharnement que celui mis à trouver de la nourriture1002. Certains, par engourdissement ou impatience, se placent trop près du foyer et s’y brûlent atrocement ; d’autres y perdent la vue1003. Cette « guerre du feu » porte encore sur le moral, déjà au plus bas. Chacun attend avec angoisse ces nuits de seize heures, sachant que plusieurs centaines d’hommes seront morts le lendemain matin. Les plus endurcis n’hésitent pas à dormir après avoir éventré des chevaux et s’être lovés dans leurs entrailles pour y trouver un peu de tiédeur. « Personne ne pouvait plus se reconnaître, ni indiquer le régiment auquel il appartenait, affirme le populaire Bourgogne. Il y en avait beaucoup qui, après avoir marché une journée entière, étaient obligés d’errer une partie de la nuit pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y parvenaient ; alors, ne connaissant plus l’heure du départ, ils se livraient trop tard au sommeil et, en se réveillant, ils se trouvaient au milieu des Russes. Que de milliers d’hommes furent pris et périrent de cette manière ! »

Puis la route, la terrible route reprend. Parfois, la température se relève de quelques degrés. « Il arrivait presque toujours qu’après une tempête et un froid excessif causé par le vent et la neige le temps devenait plus supportable ; il semblait que la nature s’était épuisée de nous avoir frappés et qu’elle voulait respirer pour nous frapper encore », rapporte le même témoin. Aux portes de Smolensk, Labaume décrit le spectacle lugubre des « énormes lévriers à longs poils, qui, abandonnant les lieux que nous avions brûlés, nous suivaient le long du chemin ; mourant de faim, ils aboyaient comme s’ils eussent été enragés, et, dans leur fureur, venaient souvent disputer aux soldats les chevaux morts qu’on laissait sur la route. Enfin, les corbeaux, dont la Russie est remplie, attirés par l’odeur des cadavres, en épaisses nuées, se plaçaient devant nous, et leurs cris de funeste présage, en frappant de terreur les âmes faibles, ajoutaient encore à l’excès de leurs misères1004 ».

 

Il n’y a plus de discipline déplore le duc de Vicence, spectateur impuissant et analyste lucide auquel il faut largement se référer pour pénétrer l’ampleur du drame et en suivre l’évolution au quotidien : « Les montées et les descentes étaient continuelles, la route une glace sur laquelle même les hommes à pied avaient de la peine à se tenir. Aussi, versait-il à chaque instant des voitures, des fourgons, qui barraient le passage. Tout le monde se pressait et personne ne s’occupait de mettre de l’ordre. Sûr d’être mal obéi et que l’ordre établi ne s’exécuterait que pendant un moment, l’Etat-Major général ne prescrivait aucune mesure. » S’ils voient le mal, les chefs n’ont ni la force ni les moyens d’y remédier. « Quel moyen d’ailleurs, d’exiger un service, une chose pénible de l’homme auquel on ne donnait rien à manger et par un temps où ses doigts gelaient s’il les laissait à l’air ? Quel moyen de faire des dispositions quelconques, quand on marchait sans discontinuer, quand les officiers d’état-major avaient perdu leurs chevaux, quand ils ne pouvaient, le plus souvent, aller qu’à pied pour transmettre les ordres dont ils étaient porteurs, enfin quand tout le monde était entassé sur le même chemin et flanqué par des Cosaques qui ne nous perdaient presque plus de vue ? »

Heureusement, Smolensk est en vue, avec ses riches approvisionnements. Napoléon y a promis les quartiers d’hiver et la fin des souffrances. A son approche, l’armée se resserre et les plus démunis retrouvent des jambes. Quoique le nombre de combattants soit à peu près réduit de moitié – 50 000 contre 100 000 au départ de Moscou –, on peut y espérer rallier 30 000 traînards et recevoir des renforts qui permettront de reprendre la lutte dans des conditions convenables. Quand la Grande Armée parvient à ses portes, par échelons, entre le 9 et le 13 novembre, tout peut encore être sauvé même si 20 000 hommes environ sont déjà morts.

*

La désillusion s’avère à la hauteur de l’espoir suscité. L’oasis est un mirage, la réalité un tombeau. Le grenier est vide ou presque. Les approvisionnements trop faibles pour nourrir les 80 000 affamés, sauf durant quelques jours1005. Encore n’y en aura-t-il pas pour tout le monde. Pour prévenir l’émeute, Napoléon fait garder les entrepôts et limite les distributions aux unités régulières. Il espère par là même profiter de l’occasion pour rétablir un peu d’ordre. Mais les délaissés ne se laissent pas longtemps cantonner dans les faubourgs tandis que la Garde, abondamment pourvue, se repose en ville où elle bénéficie des meilleurs logements. L’arrivée progressive des traînards empêche bientôt de contenir cette « armée mourante au milieu d’une nature morte », selon la belle expression de Ségur1006.

 

« Des cris s’élèvent contre la troupe privilégiée : “L’armée n’aurait-elle jamais que ses restes ?” Ces cohortes faméliques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres ; on les repousse ; on se bat : les tués restent dans les rues ; les femmes, les enfants, les mourants dans les charrettes. L’air était empesté de la corruption d’une multitude d’anciens cadavres ; des militaires étaient atteints d’imbécillité ou de folie ; quelques-uns dont les chevaux s’étaient dressés et tordus, blasphémant ou riant d’un rire hébété, tombaient morts1007. » Les derniers arrivés, qui ne trouvent presque plus rien, se montrent les plus violents et n’hésitent pas à agresser leurs camarades mieux servis. « Comme il arrive toujours, résumera Fezensac, on détruisit, en vingt-quatre heures, les ressources de plusieurs mois ; on pilla et l’on mourut de faim. » Le risque de famine s’avère d’autant plus grand que la ville de Minsk, pourvue d’abondants magasins, est prise le 16 novembre par l’armée de Tchitchagov. Les quatre jours passés en moyenne par les différents corps à Smolensk1008 ne font ainsi qu’aggraver le processus de décomposition alors qu’ils étaient censés y mettre fin. L’armée, au sortir de la ville, ne compte plus qu’environ 30 000 hommes en état de combattre, soit 20 000 de moins qu’en y entrant. La cavalerie descend en dessous de 5 000 hommes.

La situation est d’autant plus grave que les renforts attendus ne parviennent pas. Ni les Cosaques polonais, dont Napoléon entretient sans cesse Caulaincourt et qu’il compte utiliser contre ceux de Platov, ni le corps de Victor qui a quitté Smolensk pour porter secours à Gouvion-Saint-Cyr et fera sa jonction plus tard. Autre déconvenue : la perte du corps de Baraguey d’Hilliers, surpris par l’armée russe et qui a dû capituler le 9 novembre. Enfin, le corps d’Eugène a été vivement attaqué et a subi des pertes sévères. « Ainsi, renforts, réserves, approvisionnements, tous les échelons que l’Empereur s’était ménagé sur la route, tout lui manque », résume Caulaincourt.

Il faut donc repartir au plus vite, le moral en berne et le ventre vide. Il le faut d’autant plus que la manœuvre d’encerclement des Russes semble en passe de réussir. L’armée de Tchitchagov arrive du sud tandis que celle de Wittgenstein débouche du nord, les deux prêtes à barrer le passage tandis que Koutouzov, qui talonne toujours à l’est, profite de notre arrêt à Smolensk pour faire passer son avant-garde devant nous1009. Le point de réunion est fixé à la Berezina où la mâchoire anéantira les survivants. Rencontrant Montesquiou, le maréchal Lefebvre lui confie avec son fort accent alsacien : « Zagré non te tieu, mon ger gamarate, nous zommes foutus. »

Heureusement, Napoléon ne commet pas la même erreur qu’à Moscou. Il part sans attendre vers Wilno, nouveau point d’arrêt fixé avec pour objectif prioritaire de franchir la Berezina avant les Russes. Pour aller plus vite, la plupart des blessés sont abandonnés sur place. Promis à la torture et à la mort, ils supplient qu’on les emmène. « Ils nous serrent les mains avec désespoir, ils embrassent nos genoux, ils sanglotent, ils crient, ils se cramponnent : “Par pitié, nous disent-ils en pleurant, ne nous laissez pas tomber aux mains des cosaques ! Si vous avez un peu d’humanité, ne nous laissez pas venir ainsi la mort pas à pas ; nous avons surmonté déjà tant de misères, tant de graves dangers ! Et tout cela pour finir par être brûlés vifs, pour servir de bûchers dès que vous nous aurez abandonnés et qu’ils entreront. Camarades, compagnons, amis, par pitié, emmenez-nous ! Et nous, quels soulagements pouvons-nous leur donner ? Quelques mots de consolation, de réconfort ! Nous nous éloignons le cœur serré. Alors, ces malheureux se roulent à terre en s’agitant comme des possédés ; leurs gémissements, leurs cris vont nous résonner dans les oreilles, une bonne partie de la route, et nous finissons par les oublier que pour penser aux nouveaux dangers qui nous enveloppent déjà de toutes parts1010. »

 

A peine est-on sorti de Smolensk qu’il faut à nouveau affronter les avant-gardes de Koutouzov. Elles nous attendent en embuscade à Orcha, à 50 kilomètres à l’ouest de la ville. Entre le 16 et 19 novembre, corps après corps, défilent successivement Napoléon et la Garde, les corps d’Eugène et de Davout. A la surprise des Russes, la Grande Armée reste en état de combattre, en particulier la Garde. Sa force tranquille impressionne notamment le chef des partisans, Denis Davydov : « Tous nos efforts pour détacher un seul soldat de ses colonnes serrées restent vains : les hommes, comme taillés en granit, méprisent toutes nos tentatives et restent intacts », écrit-il dans son journal, avant d’ajouter : « Je n’oublierai jamais la démarche libre, aisée et l’allure menaçante de ces guerriers éprouvés par tous les aspects de la mort. Avec leurs bonnets à poil, leurs uniformes bleus aux sangles blanches, leurs plumages et leurs épaulettes rouges, ils ressemblent à des pavots dressés sur un champ de neige. » Les Cosaques s’échinent en vain à les attaquer. La Garde les traverse « comme un navire armé de cent canons passe parmi les barques de pêcheurs1011 ».

A bout de ressources, Napoléon ne la ménage plus. Après l’avoir fait donner, il n’hésite pas à la faire revenir sur ses pas pour dégager Eugène en mauvaise posture. Il parvient ainsi à contenir les Russes, par ailleurs retenus par un Koutouzov toujours soucieux de préserver ses forces. En revanche, il doit reprendre la retraite avant d’avoir pu être rejoint par Ney, qui vient de prendre la tête de l’arrière-garde. Avec seulement 6 000 hommes, séparé de Davout qui n’a pas jugé possible de l’attendre, le prince de la Moskova semble perdu. Durant plusieurs jours, Napoléon reste sans nouvelle de lui, bouleversé par ce nouveau coup du sort : « Je donnerais [...] les 300 millions en or que j’ai dans les caves des Tuileries pour le sauver, dit-il alors. S’il n’est pas tué, il échappera avec quelques braves, mais il a bien des chances contre lui. » C’est mal connaître Michel Ney. La stupéfiante indulgence dont Napoléon fera montre avec lui par la suite, notamment durant les Cent-Jours1012, trouve son explication dans cet épisode héroïque de la retraite, toujours mis en avant pour mieux en exorciser l’horreur et entretenir l’illusion d’un possible retour de fortune. Sommé de se rendre, Ney refuse avec superbe. Il n’hésite pas à capturer le plénipotentiaire russe avant d’oser lancer une attaque contre les gros ennemis. N’ayant pas réussi à percer, il profite de la nuit pour s’échapper par des chemins de traverse. Barré par le Dniepr, il le franchit à gué à la barbe de l’ennemi. Exercice risqué car la température est remontée et la glace a fondu. Avec les quelques centaines de survivants qu’il lui reste, il repousse ensuite toutes les attaques des Cosaques, faisant former le carré et combattant à pied au milieu de ses hommes. Pour les galvaniser, « le rougeaud » n’hésite pas à faire le coup de feu, la scène ornant des milliers de gravures et d’images d’Epinal qui feront le tour du monde1013. Le 21 novembre, à quatre heures du matin, il rejoint Eugène près d’Orcha. Par son exploit, Ney sauve l’honneur de la Grande Armée et donne un coup de fouet moral à l’ensemble des troupes. « Jamais bataille gagnée ne causa une telle sensation, explique Caulaincourt. La joie était générale ; on était dans l’ivresse ; tout le monde était en mouvement, allait, venait pour annoncer ce retour ; on en faisait part à tous ceux qu’on rencontrait. C’était un événement national ; on se croyait obligé de l’annoncer même à ses palefreniers. Officiers, soldats, il semblait à chacun que les éléments et la fortune pouvaient vainement nous trahir maintenant, que les Français étaient invincibles ! »

*

Désastre militaire, la bataille de Krasnoé se termine ainsi en victoire morale. Maintenant concentrée autour d’Orcha, l’armée est prête pour l’épreuve décisive de la Berezina. Toutefois, les derniers combats ont été meurtriers1014. Bourgogne, un temps égaré, rejoint la Grande Armée à la veille du franchissement du fleuve. Le tableau d’ensemble qu’il en dresse est un des plus fidèles existants et à ce titre souvent cité. Après l’« escadron sacré », formé à partir des débris restants de la cavalerie, apparaît l’Empereur, à pied et un bâton à la main. « Il était enveloppé d’une grande capote doublée de fourrure, ayant sur la tête un bonnet de velours couleur amarante, avec un tour de peau de renard noir1015. » A ses côtés Eugène, Murat et « une poignée de maréchaux dont les trois quarts n’ont plus de chevaux. Tout cela était suivi de sept à huit cents officiers, sous-officiers, marchant en ordre et portant, dans le plus grand silence, les aigles des régiments auxquels ils avaient appartenu et qui les avaient tant de fois conduits à la victoire. C’étaient les débris de plus de soixante mille hommes. Venait ensuite la garde impériale à pied, marchant toujours en ordre ». Bourgogne se trouve en compagnie d’un autre grognard, Picart, avec lequel il vient de rejoindre l’armée à la suite d’un périple épique à travers bois. Celui-ci « regardait tout cela sans rien dire, mais ses mouvements convulsifs ne faisaient que trop voir ce qu’il éprouvait. Plusieurs fois, il frappa la crosse de son fusil contre la terre, et de son poing sa poitrine et son front. Je voyais de grosses larmes couler sur ses joues et retomber sur ses moustaches où pendaient des glaçons ». Suit une meute d’une trentaine de milliers d’hommes « ayant presque tous les pieds et les mains gelés, en partie sans armes, car ils n’auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyés sur des bâtons. Généraux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins de toutes les nations qui formaient notre armée, marchaient confondus, couverts de manteaux et de pelisses brûlées et trouées, enveloppés dans des morceaux de drap, des peaux de mouton, enfin tout ce que l’on pouvait se procurer pour se préserver du froid. Ils marchaient sans se plaindre, s’apprêtant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte, si l’ennemi s’opposait à notre passage ». En dépit de la tragédie, la foi dans Napoléon reste entière : « C’était toujours le grand génie et, tout malheureux que l’on était, partout, avec lui, on était sûr de vaincre. » Pour fermer la marche « il y eut encore une longue traînée des plus misérables qui suivaient machinalement à de grands intervalles. Ceux-là étaient arrivés au dernier degré de la misère et ne devaient pas même passer la Berezina dont nous étions si près ».

La Berezina

Du 26 au 29 novembre, se déroule la dernière grande bataille de la retraite. La Berezina demeure dans nos mémoires comme le paroxysme de cette tragédie, à tel point que son nom a fini par devenir une expression courante pour signifier un échec grave. Curieux paradoxe si l’on veut bien se rappeler qu’il s’agit, eu égard aux circonstances, d’une des plus grandes victoires remportées par Napoléon puisque, avec une armée délabrée, sans équipage de pont1016 et en nette situation d’infériorité numérique, il parvient à franchir le fleuve et à briser l’encerclement des deux armées de Tchitchagov et Wittgenstein, renforcées par une partie de celle de Koutouzov. Mais cette victoire sonne pourtant comme une défaite, car, comme nous l’explique Tolstoï, « les souffrances que subissait l’armée française au jour le jour, tout au long de sa route, se concentrèrent soudain en un spectacle tragique qui resta dans toutes les mémoires ». Du côté russe, la bataille illustre, même si elle ne s’est pas déroulée comme prévue, la justesse du plan d’encerclement médité par l’état-major. En conséquence : « Tout le monde était persuadé que tout se passerait dans la réalité exactement comme sur le papier, et c’est pourquoi on prétendit que ce fut précisément le passage de la Berezina qui causa la perte des Français1017. » Comme souvent, la postérité a détourné la vérité, la mémoire travesti la réalité.

 

Koutouzov, qui s’entretient longuement avec l’intendant Puybusque, fait prisonnier après Krasnoé, semble résolument optimiste. A la limite de la fatuité, il détaille avec complaisance l’ensemble des mesures prises depuis Moscou pour faire tomber Napoléon dans le piège et venger Borodino : « J’ai fait périr vos chevaux de faim, sur la route de Wiazma à Smolensk, je savais par là que ce qui vous resterait d’artillerie, vous seriez forcés de me l’abandonner dans cette dernière ville : la chose est arrivée comme je l’avais prévue. En partant de Smolensk, vous ne pouviez plus m’opposer ni cavalerie, ni artillerie... » A l’entendre, l’embuscade de Krasnoé a réussi au-delà de toute attente :

« Voulant vous détruire sans éprouver de résistance, j’avais ordonné de ne tirer que sur les queues de colonnes et de n’envoyer la cavalerie que sur des corps ébranlés : votre Bonaparte m’a servi au-delà de mes espérances, en mettant une journée d’intervalle entre chacun de ses corps d’armée. Sans que mes troupes aient quitté cette position, pendant quatre jours, la Garde et les trois corps d’armée qui la suivaient sont venus successivement y laisser chacun à leur tour la moitié de leurs soldats. » Il ne reste donc plus qu’à achever le travail : « Ce qui est échappé de Krasnoé passera difficilement à Orcha, dans tous les cas, nos dispositions sont faites sur la Berezina de telle sorte que ce sera là le terme de la course de votre armée et de son chef, si mes ordres sont exactement suivis1018. »

Or, Tchitchagov vient comme convenu de s’emparer de Borisov. Attaqué par Oudinot, il abandonne la ville mais prend soin de détruire le pont au préalable, ce qui semble interdire le passage aux Français, de surcroît handicapés par le dégel qui détruit la couche de glace. Il leur faudra donc bâtir un nouveau pont avec des moyens de fortune, les deux équipages de pont restants ayant été abandonnés. Cantonnés dans l’immédiat sur la rive gauche, ils devraient être facilement brisés par l’armée du généralissime russe, renforcé par le corps de Wittgenstein qui arrive du nord à marches forcées. Gouvion-Saint-Cyr et Schwarzenberg, à la tête des deux ailes de la Grande Armée, se sont laissé déborder et sont donc incapables de garantir notre retraite. Mieux nourris et habitués au froid, galvanisés par leurs récents succès, les Russes semblent invincibles. D’un avis général, la situation paraît désespérée. Murat confie alors : « Nous y passerons tous ; il n’est pas question de se rendre. »

*

Le miracle va pourtant se produire. Acculé dans une impasse, Napoléon se réveille soudain. Depuis la Moskova, on ne le reconnaît plus. A la différence des précédentes campagnes, il semble souvent absent, indécis sur le parti à suivre. Depuis Malo-Jaroslawetz, son état s’est encore aggravé puisque le doute a laissé place à l’abattement. Ségur dépeint son attitude : « Grave, silencieuse et résignée ; souffrant moins du corps que les autres, mais bien plus d’esprit, et acceptant son malheur. » Ses ordres ne sont plus exécutés, le pouvoir fuit entre ses mains. Pour la première fois, il ne maîtrise pas son destin. Spectateur désabusé de la débâcle, ses sursauts – comme sa contre-attaque à Krasnoé – se font de plus en plus rares. Alors que le gouffre s’entrouvre, sans doute se ferme-t-il aux autres pour mieux méditer sur les fautes commises. La révélation de l’attentat de Malet, qu’il apprend le 6 novembre, le jour des premiers grands froids, l’accable d’un poids supplémentaire en lui révélant la fragilité de l’Empire, ébranlé par cet ancien général sans appui qui a failli réussir son coup d’Etat. Il ne sait pas encore s’il s’agit d’un acte isolé ou d’un vaste complot puisque les estafettes de France ne lui parviennent plus. L’impassibilité de façade, derrière laquelle il se réfugie, masque ainsi une angoisse oppressante tant pour son armée que pour son régime. Où est passée son étoile ? Qu’a-t-il fondé de stable ?

Le sauvetage de Ney, en lui rendant l’espoir, a agi sur lui comme un puissant revigorant. Du jour au lendemain, Napoléon reprend les choses en main. Déjà, il a harangué sa garde, qui donne à son tour des signes inquiétants de décomposition1019. Le 22 novembre, il ordonne enfin de brûler la moitié des voitures et de remettre leurs chevaux au parc d’artillerie. Le lendemain, il se résout à faire brûler les aigles et tous ses papiers afin d’éviter qu’ils ne tombent entre les mains de l’ennemi. Il admet avoir « trop fait l’Empereur » et redevient général. Les cavaliers survivants ont été regroupés dans un « escadron sacré » placé sous le commandement de Grouchy. Les généraux y font fonction d’officiers et les officiers de soldats. Les hommes remotivés, la troupe allégée, il fait face crânement, redonnant l’espoir, à nouveau présent partout, en apparence sûr de lui et dominateur. Le 25 novembre, la Grande Armée opère sa jonction avec les corps d’Oudinot et de Victor. Les deux maréchaux amènent de 25 000 à 30 000 hommes, des troupes encore fraîches qui ont joui de bons cantonnements et d’un ravitaillement convenable. Les renforts découvrent avec effarement les « gueux » de l’armée de Moscou, faciès noir sans uniformes ni chaussures ; véritable cour des miracles en mouvement1020. Leur arrivée permet à Napoléon de disposer à nouveau d’une armée digne de ce nom avec laquelle il va pouvoir tenter de forcer le passage.

 

L’Aigle est conscient de jouer le tout pour le tout, comme il en fait l’aveu à Caulaincourt : « Cette fois il n’y aura de salut que pour les braves. Si nous franchissons la Berezina, je suis maître des événements, car les deux corps frais que je trouve ici et ma garde suffisent pour battre les Russes. Si l’on ne peut pas passer, nous ferons le coup de pistolet. Voyez avec Duroc ce que l’on pourrait emporter dans le cas où on serait obligé de faire une trouée à travers champs, sans voitures. Il faut d’avance être préparé à tout détruire, afin de ne pas laisser de trophées à l’ennemi. J’aimerais mieux manger le reste de la campagne avec mes doigts que de laisser une fourchette à mes armes aux Russes. »

Heureusement, le général Corbineau trouve un gué près de Studienka le 24 novembre. Dès le lendemain, les 400 pontonniers du général Eblé sont à pied d’œuvre pour y construire des ponts de fortune tandis qu’Oudinot abuse les Russes sur le point de passage en simulant une attaque sur Borisov. Massé sur la rive droite, Tchitchagov tombe dans le piège alors que les gros français s’apprêtent à lui échapper en traversant plus loin. « Voilà donc encore mon étoile ! » s’exclame Napoléon, qui confie aux 9 000 hommes de Victor le soin de protéger la rive gauche en contenant Wittgenstein jusqu’à ce que l’armée ait achevé le passage. Il faut agir vite, très vite, avant que Tchitchagov, conscient de son erreur, n’ait eu le temps d’opérer un retour en force.

Le 26 dans l’après-midi, deux ponts sont achevés. Longs de quelque 80 mètres, ils sont distants d’environ 180 mètres l’un de l’autre. Le plus solide est destiné aux voitures et à l’artillerie, l’autre à l’infanterie et à la cavalerie. L’histoire a retenu l’exploit sacrificiel des pontonniers, le corps immergé dans une eau glaciale, charriant d’énormes glaçons portés par un fort courant, gisant sur un fond vaseux atteignant parfois des mètres de profondeur, le corps rouge, les lèvres violettes, tous ou presque noyés ou morts de froid en posant les chevalets et les planches de fortune.

 

Le corps d’Oudinot passe le premier sur la rive droite et bouscule facilement les pelotons russes présents devant Studienka. Le passage peut commencer. Il s’accomplit essentiellement le 27 novembre. Traversent successivement Napoléon et la Garde, le 4e corps d’Eugène, le 3e de Ney, ceux de Poniatowski et Junot ; enfin le corps de Davout dans un ordre impressionnant. Déjà des retards sont à déplorer en raison de l’accumulation des traînards qui se règlent sur la Garde et tentent de passer à sa suite. Les ponts doivent être réparés plusieurs fois, engloutissant les premiers innocents. Mais la journée s’est plutôt bien passé, Oudinot a facilement repoussé Tchitchagov, Victor contenu Wittgenstein.

*

Le véritable drame commence sur la rive gauche, le 28. Les troupes de Koutouzov renforcent sans cesse celles de Wittgenstein, obligeant Victor à reculer par échelons. Privé du soutien des 4 000 hommes de la division Partourneaux – qui s’est égarée près de Borisov et a dû capituler –, le front français se lézarde. L’approche des Russes génère un sentiment de panique chez tous ceux qui n’ont pas encore réussi le passage. Des milliers d’hommes, femmes, chevaux et voitures commencent à s’agglutiner devant les ponts, se poussant les uns les autres, débordant bientôt les détachements de pontonniers et de gendarmes qui essaient de maintenir l’ordre.

Plutôt que de paraphraser les textes, mieux vaut rendre la parole aux contemporains comme l’a fait Chateaubriand qui cite d’abondance le récit de Ségur : « Ce fut vers le milieu du jour, écrit ce dernier, que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos : ils furent le signal d’un désespoir universel. Beaucoup de ceux qui s’étaient lancés les premiers de cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l’escalader par ses côtés ; mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu’on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu’elles s’enfonçaient ; déjà submergées, leurs bras raidis les tenaient encore au-dessus d’elles. Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l’artillerie creva et se rompit. La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d’hommes qui venait derrière, ignorant ce malheur, n’écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour. Tout alors se dirigea vers l’autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d’artillerie y affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs, et rapidement emportées sur une pente raide et inégale, au milieu de cet amas d’hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles ; puis s’entrechoquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers d’hommes éperdus poussés sur ces obstacles s’y embarrassent, culbutent, et sont écrasés par des masses d’autres infortunés qui se succèdent sans interruption. Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres ; on n’entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s’attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié comme des ennemis. Dans cet épouvantable fracas d’un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n’entendait pas les plaintes des victimes qu’elle engloutissait. »

 

La célèbre gouache de Fournier-Sarlovèze restitue parfaitement l’atmosphère de cohue, de panique et d’horreur qui hantera tous les survivants. Des centaines d’hommes agonisent dans l’eau glacée tandis que le passage s’effectue au compte-gouttes sur la rive droite et qu’une énorme masse humaine, encombrée par les voitures, pousse en avant au milieu des cadavres.

Certains tentent de franchir le fleuve à la nage tandis que les batteries russes commencent à faire des ravages sur la masse compacte qui s’agglutine à l’entrée des ponts. Pour se faire jour, les plus forts n’hésitent pas à jeter les plus faibles à la rivière ou à les précipiter dans les flammes. Ceux qui tombent sont aussitôt écrasés, leurs cadavres obstruant davantage l’entrée. « Nulle description ne pourrait rendre la confusion de la foule, le désir ardent de fuir, les cris, le désordre, la sauvagerie de ceux qui voulaient à tout prix devancer les autres, remarque un autre témoin. Voitures à bagages, canons, équipages, fourgons, charrettes, se poussèrent désespérément vers l’avant ; roues et moyeux craquaient ; vociférations et jurements proférés dans toutes les langues de l’Europe se croisaient ; les fantassins frappaient à tort et à travers à coups de crosse de fusil ; les cavaliers jouaient du sabre tout autour d’eux ; les conducteurs faisaient des moulinets avec leurs fouets ; on entendait les appels désespérés des femmes et des enfants. Dans cette mêlée incroyable, chacun était bientôt séparé de ses compagnons ; je me vis soudain entouré de gens inconnus, aux visages convulsés par le désespoir, qui cherchaient le salut dans le passage ou dans la fuite. Et pendant ce temps, les boulets russes continuaient leur œuvre1021. »

Le drame collectif fusionne autant de drames individuels impossibles à énumérer ; autant d’actes ignominieux que contrebalance l’esprit de sacrifice des pontonniers et de tant de héros anonymes. Plutôt que dérouler les exemples à l’infini, mieux vaut en choisir un, d’autant plus frappant qu’il touche une femme et un enfant. On en trouve le récit dans une lettre que le chirurgien wurtembergeois Hubert écrira plus tard à un ami : « Une belle dame de vingt-cinq ans, femme d’un colonel français tué peu de jours auparavant dans un combat, était près de moi, non loin du pont destiné à notre passage. Indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle, elle semblait vouer toute son attention à sa fille, une très belle enfant de quatre ans, qu’elle avait devant elle sur son cheval. A plusieurs reprises, elle chercha vainement à atteindre le pont ; chaque fois elle fut repoussée. Un morne désespoir parut s’emparer d’elle ; elle ne pleurait pas ; ses yeux se fixaient tantôt vers le ciel, tantôt sur sa fille, et un instant je l’entendis dire : “O Dieu, que je suis malheureuse de ne pouvoir même pas prier !” Presque aussitôt son cheval fut atteint d’une balle, et une autre balle vint lui fracasser la cuisse gauche au-dessus du genou. Avec le calme d’un silencieux désespoir elle prit son enfant qui pleurait, elle l’embrassa à plusieurs reprises, puis, de sa jarretière teinte de sang qu’elle avait ôtée de sa jambe brisée, elle étrangla la pauvre petite, et, la serrant dans ses bras, la pressant contre elle avec force, elle s’assit à côté de son cheval tombé. Elle attendit ainsi sa fin, sans proférer un seul mot, et bientôt elle fut écrasée par les chevaux de ceux qui se pressaient sur le pont1022. »

 

Heureusement, la nuit tombante sauve les Français en mettant fin au carnage. Victor réussit péniblement à faire passer les débris de son armée sur la rive droite, ne laissant qu’une arrière-garde près de Studienka. Elle franchit le fleuve le lendemain matin à l’aube, abandonnant aux Russes une dizaine de milliers de traînards dont de nombreuses femmes qui n’ont pas eu la force nécessaire pour se frayer un passage. Alors que les ponts sautent à neuf heures, les Cosaques inondent la rive gauche, tuant les derniers combattants. Au milieu des cadavres ne restent que des survivants hébétés par le froid et les milliers de voitures abandonnées qui n’ont pas eu le temps d’être brûlées. Langeron, général français au service de la Russie, découvre avec stupeur le contraste entre la misère des survivants et le luxe des objets abandonnés : « Toutes les richesses de Moscou y étaient rassemblées », écrit-il avant de mentionner : « On y trouva des bijoux très riches, de superbes fourrures, des perles, des diamants en profusion, les vases sacrés des églises de Moscou, des habits de prêtres, des chasubles brodées en pierres précieuses, la croix dorée de l’église de Saint-Ivan-le-Grand, des collections de gravures, beaucoup de livres des superbes bibliothèques des comtes Boutourline et Razoumovski, des vaisselles d’argent, et jusqu’à des porcelaines [...]. »

Le même témoin loue le courage de nombreuses femmes et affirme qu’elles supportaient mieux le froid que les hommes. Toutes, alors qu’elles sont prisonnières, lui affirment qu’elles vont prendre leurs quartiers d’hiver à Wilno, preuve de leur foi inentamée dans les promesses de Napoléon. Le colonel russe Löwenstern décrit une réalité bien différente dans ses Mémoires. Cinq à six mille captives enfermées durant plusieurs jours dans une grange, presque sans nourriture : « Le froid excessif survint, et il n’y en eut qu’une vingtaine qui survécurent aux calamités que le froid, la faim et le feu répandirent sur elles. Plusieurs accouchèrent pendant ce temps, et les mères et les enfants périrent ensemble. Mes cheveux se dressent quand j’y pense », écrit-il. Selon lui, toutes maudirent Napoléon « comme la source de tous leurs maux. Avant de mourir, ajoute-t-il, presque toutes étaient devenues folles et tombaient dans une espèce de stupeur et d’insensibilité, de sorte que j’en ai vu plusieurs avoir la moitié du corps grillé, et malgré cela avoir le sourire sur les lèvres, ou plutôt une grimace qui y ressemblait ».

Où se situe la vérité, si ce n’est peut-être dans la conjugaison de ces deux témoignages, reflet de deux groupes ayant affronté des réalités différentes, l’un abandonné et en pleine décomposition ; l’autre ayant pu suivre l’armée dans des conditions supportables ? La même ambivalence se retrouve dans les Mémoires des combattants, même si l’affection pour Napoléon domine.

 

Paradoxalement, l’intensité du drame souligne l’exploit militaire accompli. Koutouzov a perdu son pari, l’Empereur gagné le sien en sauvant le meilleur de ses forces dans des conditions désespérées. On retrouve le guerrier flamboyant, omniprésent sur le front, audacieux dans ses manœuvres ; à la fois vif, déterminé et pragmatique. Face à lui, des Russes intimidés, alors qu’ils sont trois fois plus nombreux, tétanisés par la peur de l’affronter comme le souligne Clausewitz, qui attribue la victoire à sa réputation. « Il vivait en ce moment sur un capital amassé depuis de longues années », résume le stratège allemand1023.

L’agonie

A première vue, la Grande Armée peut sembler sauvée. Elle retrouve un territoire bienveillant, cette Pologne russe plus accueillante où la guérilla disparaît bientôt, à seulement 250 kilomètres de Wilno, nouveau terme fixé à nos maux. Même le lugubre Caulaincourt retrouve un semblant de sourire : « Depuis le passage de la Berezina, tous les visages se déridaient ; la Pologne souriait pour la première fois à tout le monde ; Wilno était devenue la terre promise ; c’était le port assuré contre tous les orages et le terme de tous les maux ; le passé n’était plus qu’un songe ; la perspective d’une meilleure situation faisait déjà presque oublier nos désastres1024. »

L’armée russe, presque aussi épuisée que la nôtre, abandonne ses tentatives d’encerclement pour se contenter de poursuivre. « La guerre avait cessé faute de combattants, remarque Löwenstern. On pillait bien encore par-ci, par-là quelques fourgons abandonnés, mais on ne fit plus de prisonniers. » Délestée de ses traînards, l’armée française retrouve une plus grande mobilité qui doit lui permettre d’échapper à son antagoniste. Même la température marque un mieux éphémère.

 

L’embellie donne à Napoléon l’opportunité d’un départ précipité vers Paris. Il peut partir sur une victoire, la tête haute, comme il avait quitté l’Egypte à la suite de son triomphe sur les Turcs à Aboukir. Comme en 1799, il entre un machiavélisme certain, une lâcheté diront ses adversaires, dans son attitude puisqu’il abandonne une armée aux abois, incapable de tenir longtemps face à l’ennemi et que son départ va encore démoraliser. Autant dans ces conditions laisser l’opprobre et la responsabilité de la débâcle à un autre, hier Kléber et aujourd’hui Murat, nommé commandant en chef de préférence à Eugène1025. Napoléon, qui a longtemps cru pouvoir ressaisir la situation, ne se fait plus d’illusion depuis Smolensk. En évitant la capitulation et l’encerclement, il a sauvé son honneur et sa réputation. D’ailleurs, et sur ce point, le parallèle s’impose encore avec l’avant-Brumaire, la conjoncture commande son retour à Paris. L’attentat de Malet, sur lequel nous allons revenir, a révélé la faiblesse de son régime et la faillite du sentiment bonapartiste puisque personne n’a songé à proclamer l’Aiglon. Il n’y a donc pas d’Empire mais seulement l’Empereur, plus seul que jamais car désormais dépouillé de son aura victorieuse qui commande la peur et le respect à son encontre. Il estime aussi devoir rentrer pour tenir en respect l’Autriche et la Prusse dont il redoute la trahison. « Dans l’état actuel des choses, confie-t-il à Caulaincourt, je ne puis en imposer à l’Europe que du palais des Tuileries. » Il compte pour ce faire lever dans l’urgence une nouvelle armée, espérant par là même tuer dans l’œuf une probable coalition et contenir la Russie. Pour cela, il faut partir. Vite, très vite. Mais il sent et il sait que l’acte lui sera reproché comme un abandon de poste. Comme pour chacune de ses décisions cruciales, il sollicite à plusieurs reprises les avis de ses intimes, en l’occurrence Caulaincourt et Maret auquel il écrit le 29 novembre une missive qui révèle également la gravité de la situation : « L’armée est nombreuse, mais débandée d’une manière affreuse. Il faut quinze jours pour les remettre aux drapeaux et quinze jours, où pourra-t-on les avoir ? » Il ne croit pas pouvoir tenir à Wilno si l’ennemi attaque durant les huit premiers jours. Et de demander : « Des vivres, des vivres, des vivres ! sans cela il n’y a pas d’horreurs auxquelles cette masse indisciplinée ne se porte contre cette ville. Peut-être cette armée ne pourra-t-elle se rallier que derrière le Niémen. Dans cet état de choses, conclut-il, il est possible que je croie ma présence à Paris nécessaire pour la France, pour l’Empire, pour l’armée même. Dites-m’en votre avis. »

Mais sa décision est déjà prise. L’armée, qui a jeté ses dernières forces sur la Berezina, n’est plus bonne à rien et il ne peut plus rien pour elle. Lui absent, n’importe quel maréchal pourra la diriger vers la frontière. Reste à donner l’illusion, pour éviter toute accusation de désertion, de s’être fait forcer la main. Tel est l’objet du conseil militaire du 3 décembre. Bessières, le premier à opiner pour le départ, subit les foudres de la colère, Napoléon fait mine de se jeter sur lui avec son épée pour avoir osé lui suggérer de quitter l’armée : « Quand vous m’aurez tué, lui dit froidement le duc d’Istrie, il n’en sera pas moins vrai que vous n’avez plus d’armée, que vous ne pouvez plus rester ici, car nous ne pouvons plus vous garder. » Colère naturellement feinte, destinée à souligner sa sollicitude pour les braves et sa volonté de rester. Tous les maréchaux et chefs de corps abondent dans le sens de Bessières, ce qui permet à Napoléon de conclure : « Puisque vous le voulez tous, il faut bien que je parte1026. » Il donne pour consigne à Murat de se fortifier à Wilno ou, au pire, sur le Niémen dans l’attente de prochains renforts1027 et lui laisse Berthier pour régler le mouvement. Le major général, perdu sans l’Empereur, épuisé et terrifié, le supplie de l’emmener :

« Sire, depuis longtemps Votre Majesté sait que je veux quitter le service : je suis vieux, emmenez-moi.

— Vous resterez avec Eugène et Murat », rétorque Napoléon. Berthier insistant, l’Aigle explose : « Je sais bien, moi, que vous n’êtes bon à rien ; mais on ne le croit pas, et votre nom est de quelque effet sur l’armée1028. »

*

L’Aigle part finalement le samedi 5 décembre de Smogorni à six heures du soir. L’armée est environ à trois jours de marche de Wilno et à dix de la frontière. Incapable de combattre, elle semble toutefois hors d’atteinte, ayant traversé le pire. Or, il n’en est rien en raison d’une nouvelle offensive du froid qui va réussir là où Koutouzov a échoué. Alors que l’année précédente avait été clémente, l’hiver 1812, d’une dureté exceptionnelle, atteint en décembre son acmé avec des pointes autour de – 30°1029. L’épreuve tombe sur une cohue débandée et profondément démoralisée par le départ de son chef. Après avoir tant lutté, elle se laisse mourir. Les renforts d’Oudinot et Victor se désagrègent sous l’effet conjugué du gel et de l’indiscipline ambiante. Ségur dresse un tableau édifiant de l’apocalypse : « Le 6 décembre, le jour même qui suivit le départ de Napoléon, le ciel se montra plus terrible encore, écrit-il. On vit flotter dans l’air des molécules glacées ; les oiseaux tombèrent raidis et gelés. L’atmosphère était immobile et muette ; il semblait que tout ce qu’il y avait de mouvement et de vie dans la nature, que le vent même fût atteint, enchaîné et comme glacé par une mort universelle. » Un silence morne s’installe : « On s’écoulait dans cet empire de la mort comme des ombres malheureuses. Le bruit sourd et monotone de nos pas, le craquement de la neige, et les faibles gémissements des mourants, interrompaient seuls cette vaste et lugubre taciturnité. Alors plus de colère ni d’imprécations, rien de ce qui suppose un reste de chaleur : à peine la force de prier restait-elle ; la plupart tombaient même sans se plaindre, soit faiblesse ou résignation, soit qu’on ne se plaigne que lorsqu’on espère attendrir, et qu’on croit être plaint1030. »

Le 8 décembre, journée la plus froide entre toutes, un bataillon napolitain fraîchement arrivé meurt en bloc1031. Les mourants, y compris les officiers supérieurs, sont dépouillés par les survivants avec avidité. Arndt, qui suit avec l’armée russe, décrit avec émotion : « Des malades couchés sur la paille des traîneaux, empilés les uns sur les autres. Dès que l’un d’eux mourait, ajoute-t-il, on le jetait dans la neige. Les cadavres gisaient le long des routes. Ces cadavres humains et les chevaux abattus nous indiquaient la route de Wilno : l’homme le plus ignorant du chemin n’aurait guère pu se tromper1032. »

Selon plusieurs observateurs, il y aurait même eu des actes de cannibalisme.

Torturés par la faim, la soif et le froid, de nombreux hommes deviennent fous : « On en voyait plusieurs ayant l’esprit aliéné, qui, pour se réchauffer, venaient avec leurs pieds nus se placer au milieu de nos feux : les uns, avec un rire convulsif, se jetaient à travers les flammes, et périssaient en poussant des cris affreux, et faisant d’horribles contorsions, pendant que d’autres, par une égale démence, les suivaient, et trouvaient la même mort », témoigne Labaume.

Comment dans ces conditions espérer tenir à Wilno ? Pour comble d’infortune, Murat se révèle incapable d’orchestrer quoi que ce soit, à tel point que Berthier réclame bientôt son remplacement. Sabreur émérite, le roi de Naples ne se soucie guère de l’intendance et ne donne pas d’ordres. Sauf un vague appel le matin, les troupes sont laissées à l’abandon. Obsédé par l’avenir de son royaume, Murat n’a qu’une hâte : s’échapper de l’enfer blanc au plus tôt pour sauver sa couronne. Plutôt que de procéder par petites étapes, indispensables en raison de l’épuisement des hommes, il accélère le train tant il est pressé de partir, ce qui achève de semer la débandade. Les violentes critiques que Napoléon formulera à son encontre n’en sont pas moins excessives, car elles tendent à faire de Murat le principal responsable de la débâcle en minorant l’état de l’armée et la rigueur du climat. L’Empereur lui-même n’était pas parvenu à orchestrer dignement la retraite. Pourquoi son lieutenant y serait-il parvenu ? Certes, il aurait pu et dû se démener corps et âme et tenter de tenir quelques semaines à Wilno. La population nous y était favorable, la ville debout, les approvisionnements meilleurs. Or, parvenue sur place à partir du 8 décembre, l’« armée » l’évacue presque aussitôt dans la panique dès l’apparition des premiers Cosaques. Murat, qui l’a mal fait garder, ne tente rien pour la conserver et décrète aussitôt le repli sur le Niémen1033. Dès lors, une fuite éperdue s’engage dont le récit répète toujours les mêmes scènes d’horreur et de désolation.

*

Peu après Wilno, la rude montée de la colline de Ponary s’avère impossible en raison de la route verglacée sur laquelle les derniers chevaux patinent avant de s’effondrer. Murat décrète aussitôt l’abandon des mille voitures et des cent canons restants. Les fourgons contenant le trésor sont éventrés pendant des heures par de pauvres pillards, qui, alourdis par l’or, sont pour la plupart transpercés par les lances des Cosaques. Ces derniers se jettent ensuite avec avidité sur le butin.

Les derniers jours sur le sol russe sont les plus terribles. Autour de Kowno, dernière ville avant le Niémen, le nombre de morts augmente encore1034. Incapable de fournir le dernier effort, la troupe s’effondre, sauf Ney qui – héroïque jusqu’au bout – maintient les Cosaques à distance. Il renouvelle chaque jour son arrière-garde avec les détachements prélevés sur les garnisons qui, au fur et à mesure du retour, s’agrippent à la colonne principale avant d’être englouties à leur tour. A la tête d’une petite troupe de quelques centaines d’hommes, il lutte bravement jusqu’au Niémen, enfin atteint le 15 décembre.

Ecrivant à Napoléon, Berthier résume : « Tout est perdu [...]. L’armée est dans une débandade complète. » L’état des effectifs est éloquent : « Il n’y avait pas 300 hommes de la Vieille Garde, moins encore de la Jeune Garde, la plus grande partie hors de service, ayant la plupart les pieds et les mains gelés. La Garde napolitaine est réduite de 1 000 à 700 hommes au plus qui ne peuvent marcher qu’avec peine. Voilà donc, Sire, tout ce qui nous reste de l’armée. Comme je vous en ai rendu compte, les 1e, 2e, 3e, 4e et 9e corps n’ont plus que leurs aigles escortées par leurs officiers et quelques sous-officiers : tout le reste est débandé1035. » Ces 2 000 à 3 000 combattants sont suivis d’environ 20 000 traînards. Voilà tout ce qu’il reste du corps principal, fort de plus de 300 000 hommes au moment du franchissement du Niémen. Sur les 600 000 engagés en tout, il en reste à peine 100 000 dont une large moitié appartient aux corps de l’Autrichien Schwarzenberg et du Prussien Yorck, ces derniers déjà prêts à faire défection. Seule une poignée de Français a survécu. Sur les 500 000 autres, plus de la moitié sont morts, le reste ayant été fait prisonnier1036. Le corps de Davout, avec 66 000 hommes, n’en a conservé que 2 000. La Garde, partie à 25 000, revient à 1 200 en dépit du traitement de faveur dont elle a bénéficié. Le 3e régiment de grenadiers hollandais sauve 36 hommes sur 1 787 présents au départ1037. On découvre à travers ces quelques chiffres l’ampleur de cette tragédie, inédite à cette échelle dans l’histoire de l’humanité. Pour les survivants, le traumatisme est ineffaçable. Vaincue sans avoir été battue, la Grande Armée perd sa réputation d’invincibilité et, partant, sa force morale. A son tour, elle découvre l’humiliation de la défaite et la mémoire de la peur. De nombreux anciens resteront hantés par le cauchemar de la retraite à l’image du capitaine Dupin, qui, revenu chez lui, « se réveillait en sursaut, croyant toujours entendre le martèlement de ses pieds gelés frappant le sol glacé ».

Si elle a également beaucoup souffert du froid, l’armée russe, qui a pris possession de Wilno le 10 décembre, dispose encore de plus de 100 000 combattants, prêts à fondre sur le grand-duché de Varsovie et bientôt sur l’Allemagne1038. La Grande Armée n’existe plus, le Grand Empire est menacé de mort. Tout va maintenant dépendre des deux questions suivantes : Alexandre va-t-il poursuivre l’offensive en Allemagne1039 ? Les alliés de Napoléon vont-ils lui demeurer loyaux ?

L’affront

Parti le 5 décembre de Smogorni, Napoléon parvient à Paris treize jours plus tard, au moment où ses derniers bataillons franchissent le Niémen. S’il n’assiste pas au dernier stade de l’agonie, il en sait assez pour considérer la suite des événements avec inquiétude. Sa principale armée est détruite, l’autre en difficulté en Espagne. Un boulevard s’ouvre devant Alexandre, qui menace d’entraîner dans son sillage la Prusse et l’Autriche. Mais ce qui l’affecte sans doute le plus est la fragilité de sa position intérieure qu’il a découverte avec la révélation de l’affaire Malet. De quoi s’agit-il au juste ? Acte d’un fou isolé ou vaste complot avec des ramifications poussées jusqu’aux plus hautes sphères du régime ? Contrairement à la conspiration de 1804, le pronunciamiento de 1812 conserve une large part de mystère. Il n’en demeure pas moins qu’il a été beaucoup plus près de réussir que la tentative de Cadoudal, Moreau et Pichegru alors qu’il bénéficiait de moyens beaucoup plus limités.

 

Malet appartenait à la petite phalange de républicains qui n’avaient jamais admis l’établissement de l’Empire. Destitué en 1807, il avait été arrêté l’année suivante par le préfet de police Dubois tandis qu’il complotait avec un quarteron d’anciens Jacobins et de généraux disgraciés. Bénéficia-t-il d’une mansuétude quelconque de Fouché ? Talleyrand était-il étranger à ses manœuvres ? Le bruit d’une implication au plus haut niveau avait couru dès l’époque. Mais le duc d’Otrante, suspecté pour n’avoir pas découvert le complot, s’était facilement rétabli, d’abord en minimisant l’affaire puis en accusant son vieux rival Dubois d’exagérer les faits pour tenter de se mettre en avant1040. Enfermé à Vincennes, Malet est transféré deux ans plus tard dans la maison de santé où il est placé en résidence surveillée. Il y retrouve l’état-major de la société secrète des Chevaliers de la foi : les frères Polignac, Bénigne de Bertier et l’abbé Lafon. Royaliste et ultramontaine, cette franc-maçonnerie blanche se prépare par tous les moyens à favoriser la restauration de Louis XVIII1041. Comme en 1804, la haine de l’ogre fédère royalistes et républicains, qui s’entendent, une fois Napoléon renversé, pour convoquer des assemblées primaires qui devront choisir entre république et royauté. Toutefois, personne ne connaît Malet et l’abbé Lafon, à la différence de Moreau ou Pichegru. Il semble impossible que les comploteurs n’aient pas tenté de lier des complicités. Sauf des ramifications dans les milieux républicains du Sud, on n’en a encore trouvé aucune trace1042. Preuve que la confidentialité, condition première de la réussite du complot, a été parfaitement préservée.

La longue absence de Napoléon donne enfin l’occasion à Malet de tenter l’impossible. Son plan n’a jamais varié : profiter du départ de l’Empereur pour annoncer sa mort et s’emparer de Paris. Idée simple mais efficace, car elle spécule à raison sur l’omniprésence de l’Aigle et l’absence d’initiative de ses collaborateurs, tétanisés sous le choc et qui n’oseront contrecarrer une volonté résolue. Tout dépendra des premières heures durant lesquelles devront être mis à l’écart les ministres et principaux chefs militaires. Maître de Paris, Malet tiendra la France. La date est arrêtée au 23 octobre. Aidé de l’abbé Lafon, Malet fabrique de faux sénatus-consultes proclamant la fin de l’Empire et l’établissement d’un gouvernement provisoire dirigé par Moreau, lui-même se réservant la tête de la garnison de Paris.

 

Tout commence à la perfection. Sorti le 22 à dix heures du soir, Malet revêt son habit de général, prêt à tenter l’une des plus grandes supercheries de l’histoire de l’humanité. Avec deux acolytes, il se présente le lendemain, à 4 heures du matin, à la caserne Popincourt, siège de la 10e cohorte de la garde nationale. Son commandant, un dénommé Soulier, l’écoute béatement, impressionné d’avoir affaire à un général, estomaqué d’apprendre la mort de l’Empereur devant Moscou et la formation d’un gouvernement de transition dont son interlocuteur est le chef militaire. La troupe, peut-être 200 hommes, se met sans discuter à la disposition de Malet. Celui-ci fait d’emblée libérer deux généraux républicains, Lahorie et Guidal, de la prison de la Force. Il leur assigne pour mission d’arrêter les sommités du régime, Malet se réservant toujours la neutralisation de l’état-major de la garnison de Paris. Son coup de génie est de n’avoir pas mis au courant ses lieutenants de la supercherie1043. Ils n’en seront que meilleurs car totalement sincères. Même le pauvre Soulier est mis à contribution et chargé d’aller trouver Frochot, le préfet de la Seine, pour prendre l’Hôtel de Ville et faire préparer une salle pour le gouvernement provisoire. Il s’agit de faire tomber l’Empire comme un immense domino.

Entre six et neuf heures du matin, les premières pièces tombent. Lahorie, ancien bras droit de Moreau et parrain de Victor Hugo1044, s’empare au saut du lit de Pasquier, préfet de police, de Desmarets, chef de la police secrète, et surtout de Savary. Le ministre de la Police, arrêté à sept heures quai Voltaire, rejoint aussitôt les susnommés à la prison de la Force, changeant de place avec les conspirateurs. Pendant ce temps, Frochot s’est empressé de mettre l’Hôtel de Ville à la disposition du « nouveau gouvernement » et Malet a mis dans sa poche le colonel Rabbe, chef de la garde de Paris. Douze compagnies convergent vers le Sénat et la Trésorerie. Seul Guidal, en charge d’arrêter Clarke, ministre de la Guerre, et l’archichancelier Cambacérès n’a pas atteint ses objectifs.

Reste pour Malet à franchir un dernier obstacle de taille : la 1re division militaire, principale force armée de la capitale. Son chef, le général Hullin, juge au procès du duc d’Enghien, est le premier à réclamer qu’on lui montre le sénatus-consulte. Malet réplique froidement en lui tirant une balle dans la mâchoire. A-t-il gagné ? Non. Car les généraux Doucet et Laborde, adjoints d’Hullin, ont mis à profit les quelques minutes de confusion pour reprendre leurs esprits et se convaincre, enfin, qu’ils ont affaire à un charlatan. Ils appréhendent Malet à dix heures avant de faire libérer Savary, Pasquier et Desmarets. A midi tout est fini. Cambacérès réunit le Conseil des ministres et met Paris en état de siège. Clarke orchestre la répression avec vigueur. Une commission militaire, constituée le 20, condamne à mort quatorze personnes dont Lahorie et Malet, qui assume crânement l’entière responsabilité de ses actes. On connaît sa réponse au président de la commission lui demandant s’il avait des complices : « La France entière et vous-même, Monsieur le président, si j’avais réussi1045. »

 

Il n’empêche. « Un souffle avait presque jeté bas l’Empire, écrit Chateaubriand. Evadé de prison à minuit, un soldat était maître du monde au point du jour ; un songe fut près d’emporter une réalité formidable. » Considérée en elle-même, l’affaire passe pour une échauffourée sans conséquence, si ce n’est le ridicule jeté sur le haut personnel impérial. Le sort de Savary suscite l’hilarité générale. Le duc de Rovigo est aussitôt rebaptisé « duc de la Force » en référence à son bref séjour en prison. « Il est assez niais, en effet, qu’un général de division, ministre de la Police, soit pris dans son lit et mené à la Force au milieu de la capitale par un fou échappé d’une maison de santé », commente aussitôt Napoléon avant d’ajouter : « Cet événement fait avec raison rire tout Paris, et le ridicule tue les hommes en place, plus que leurs sottises1046. »

L’événement n’en reste pas moins dramatique par ce qu’il révèle à l’Empereur. Passivité de la population, notamment de la troupe qui n’a pas semblé émue de la nouvelle de sa mort et a exécuté sans faillir les ordres d’un usurpateur. Nullité de sa police, incapable de prévenir le complot. Spéculation sur sa chute et maintien d’une double opposition, royaliste et républicaine, toujours prête à s’allier pour le mettre à bas. Et surtout, fragilité de son régime, ridiculisé par un nain politique, ignorant totalement la fidélité jurée au roi de Rome. « Parmi ces militaires, ces fonctionnaires auxquels on annonçait ma mort, pas un n’a pensé à mon fils », dira avec amertume et lucidité Napoléon à Caulaincourt. L’attitude de Frochot le choque particulièrement. Pour sa défense, le préfet de la Seine se contentera de dire : « Ce diable de roi de Rome, on n’y pense jamais. » Quel aveu chez un serviteur réputé pour sa loyauté et son intégrité : « Frochot, outre qu’il me doit tout, m’a prêté serment. Cependant il trahissait mon fils et son serment, s’il me croyait mort, convaincu qu’il n’en était pas moins un honnête homme. S’il vous avait promis cent millions, il vous les paierait au jour dit. Rien ne le ferait manquer à sa parole et, cependant, il a manqué à son serment sans le moindre scrupule. Voilà les hommes, les idées du temps », ne peut que déplorer l’Empereur avant de conclure : « A qui se fier1047 ? »

Malet a donc failli réussir là où Moreau, Bernadotte, Fouché, Talleyrand et autres Pichegru ont échoué. La nouvelle, qui se télescope avec la décomposition de l’armée, le gifle en lui découvrant la terrible fragilité de son édifice. En dépit de sa gloire, du Consulat, de son sacre, de son mariage, de la naissance d’un héritier ; en dépit du Concordat, de sa noblesse et des dotations pléthoriques qu’il a distribuées à pleines mains pour fidéliser sa clientèle, il reste dramatiquement seul. La Révolution n’est donc pas terminée. Tout reste à faire, confesse-t-il à Caulaincourt : « L’habitude des changements, les idées de révolution ont laissé des traces profondes. Il fallait un bras comme le mien, un homme qui connût, comme moi, les Français, pour avoir pu opérer ce qui est déjà fait. » En conséquence : « La France a besoin de moi pendant dix ans. Si je mourais, tout serait, je le vois, dans le chaos et tous les trônes s’écrouleraient si celui de mon fils tombait, car je vois que tout ce que j’ai fait est encore bien fragile. »

Enfin, l’événement ne peut qu’encourager ses opposants en révélant la faiblesse de son gouvernement. Il ne peut qu’exciter l’Europe à se dresser contre lui, maintenant que l’étoile pâlit. Hier inexpugnable, l’Empire vient de se montrer à nu, révélant qu’il n’est rien sans la présence de son maître. La leçon ne sera pas perdue en 1814. « On regardait Malet comme un homme qui avait ouvert une porte à l’espérance », résume la duchesse de Coigny dans ses souvenirs.

 

Y penser toujours, n’en parler jamais. Napoléon décide de traiter la conspiration par le mépris. Elle sera passée par pertes et profits, présentée comme l’acte d’un fou isolé, minorée autant que faire se peut. Sauf Frochot, trop compromis par sa lâcheté et qui fera office de bouc émissaire, il n’y aura pas de sanctions, y compris à l’encontre de Pasquier et Savary, maintenus à leurs postes1048. Entre des imbéciles dévoués et des traîtres en puissance, Napoléon ne peut décidément s’appuyer sur personne. C’est pourquoi il décide, dès le 6 novembre, de regagner Paris mais doit attendre un mois, le temps de sauver l’armée de l’encerclement et de pouvoir partir la tête haute. Entre la capitale qui flanche, l’Europe qui murmure et ses phalanges qui meurent, il se trouve confronté à une crise d’envergure sans précédent. En cent jours, Napoléon vient de passer du statut d’Alexandre le Grand à celui de Charles XII.

 

Il décide d’abord de prendre l’initiative de la parole pour conserver la maîtrise de l’information qui conditionne l’évolution de l’opinion. Plutôt que de laisser se répandre l’étendue du désastre, il choisit de le révéler par le biais d’un bulletin de la Grande Armée qui précédera de peu son arrivée à Paris. « Je dirai tout. Il vaut mieux qu’on sache ces détails par moi que par des lettres particulières et que les détails atténuent ensuite l’effet qu’auront produit les désastres qu’il faut annoncer à la nation1049. » Tel est l’objet du 29e bulletin, sans doute le plus célèbre de l’histoire de l’Empire. Il ne cache rien même s’il minore tout : l’effet du froid, la perte de la cavalerie ainsi que la décomposition de l’armée : « Des hommes que la nature n’a pas trempés assez fortement pour être au-dessus des chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté et leur bonne humeur et ne rêvèrent que malheurs, et catastrophes », avoue notamment le texte. Jamais la France n’a entendu un tel langage. Afin d’en balancer les effets dévastateurs et tenter de rassurer les Français, il ajoute une dernière phrase – « La santé de Sa Majesté n’a jamais été aussi meilleure » – qui produit pourtant l’effet inverse tant elle paraît indécente après le récit des désastres subis. Napoléon est déjà coupé de son peuple dont il croit, ou feint de croire, qu’il l’attend comme un sauveur et tremble pour sa santé. Au moins la surprise de son retour permettra-t-elle de lever rapidement de nouveaux contingents et coupera court à toutes les intrigues.

Le premier Mémorial

Pour compagnon de son voyage de retour1050, Napoléon a fait le choix de Caulaincourt. La décision peut surprendre si l’on considère le duc de Vicence comme l’inutile Cassandre qui n’a cessé de protester contre l’expédition de Russie, condamné le temps perdu et réclamé le repli de Moscou avant la tombée de l’hiver. Elle est pourtant révélatrice du caractère de l’Empereur, qui respecte l’indépendance et la franchise si elles n’altèrent pas la loyauté, ce qui est le cas chez ce serviteur exemplaire, figure emblématique de cette noblesse ralliée dont il redoute de perdre le soutien au cours des difficiles mois à venir. En Caulaincourt, l’Aigle apprécie l’aristocrate authentique, alchimie rare entre la civilité des mœurs et la bravoure, l’être et le paraître.

Napoléon, qui l’a beaucoup malmené depuis le début de la campagne, veut d’abord le reconquérir et, à travers lui, l’ensemble des masses de granit. D’où ce jet continu de propos qui ne remplit pas moins de la moitié du second volume des Mémoires du duc de Vicence1051. Au Napoléon silencieux et atterré de la retraite succède un parleur volubile qui rompt avec son mode de conversation habituelle – celui pratiqué par exemple avec Roederer, Chaptal, Molé ou Talleyrand – tendu vers l’action du moment, souvent bref, cassant et autoritaire, entièrement dénué de doute. L’homme des questions à répétition s’éclipse devant celui des réponses, l’homme d’action se métamorphose en conteur et en pédagogue. Blessé par l’échec, Napoléon éprouve le besoin de prendre à témoin la France et la postérité en expliquant sa politique et en revenant sur son passé. Conversations capitales car l’Aigle pour la première fois se place sur la défensive. Auprès de Caulaincourt, il ne commande plus mais se justifie. En un mot, il doute et éprouve le besoin de faire le point. Le duc de Vicence se trouve là pour écouter et prendre en note scrupuleusement. Napoléon, et c’est sans doute là la dernière raison de son choix, sait qu’il a à la fois devant lui un scribe consciencieux qui ne perdra rien de ses propos et un honnête contradicteur qui relancera la conversation par ses critiques et l’obligera à donner le meilleur de lui-même.

Le document, exceptionnel par son ampleur et sa densité, annonce les futures dictées de Sainte-Hélène. Même soif d’affirmer sa légitimité en répondant aux accusations de despotisme et de folle conquête ; même méthode de conversation débridée, spontanée, pleine d’aperçus originaux, mais qui n’échappe pas à la répétition. Tout à son idée du moment et craignant d’être mal compris, Napoléon succombe facilement au piège du radotage1052. Même volonté de lutte sublimée par l’épreuve, même si en 1812 Napoléon est encore au pouvoir et se montre plus optimiste qu’à Sainte-Hélène. La principale différence, mais elle est de taille, tient à la finalité des buts politiques poursuivis. Le fils spirituel déchu de la Révolution, le régénérateur du continent contre l’Europe des rois, n’est pas encore présent, loin s’en faut. Toute son œuvre, a contrario, vise en cet instant à opposer une digue à l’esprit révolutionnaire et à préserver les trônes. Le despote éclairé veut encore sauver la monarchie en la régénérant. César ne s’est pas encore effacé devant le prophète libéral du Mémorial. Il n’en est que plus sincère et crédible.

 

Napoléon tient inlassablement à justifier l’Empire : « Je me sentais l’homme fort, l’homme fait pour présider à ces grandes destinées. Je n’étais donc pas assez sot pour travailler pour d’autres, quand je me sentais d’ailleurs seul capable de répondre à l’attente de la nation française. J’avais lu l’histoire et ne me souciais pas plus de livrer la France à la haine de l’émigration que de faire des ingrats, quand je me connaissais fait pour tout fixer. Je pris donc un parti. Je préparai tout pour réorganiser une monarchie. Ce gouvernement est le seul qui convienne à la France, le seul qui pût d’ailleurs tranquilliser les rois de l’Europe. »

La France ne voulant pas plus de la République que de la Restauration, il était nécessaire de bâtir un pouvoir neuf mariant l’hérédité et l’égalité : « Moi seul, je connais les Français, les besoins des peuples et de la société européenne. L’Ancien Régime était plein de bonnes choses qu’il faut seulement adapter au temps présent. » Ni blanc ni rouge, clame-t-il avec fierté : « Ceux qui croient avoir un droit héréditaire pour s’interposer entre le peuple et l’Empereur feraient autant de mal que les Jacobins qui ne veulent pas de gouvernement ou une autorité si divisée qu’elle serait nulle, à cause de nos mœurs et de nos vices. Si j’avais cru ces derniers, j’aurais établi un gouvernement comme celui des Etats-Unis. Je connaissais trop bien la France pour ne pas voir que c’était impossible1053. »

Un retour des Bourbons s’avérait tout autant impossible : « Je n’occuperais pas le trône qu’il serait occupé par un autre, car la nation ne veut pas d’eux. » Sa vision de la Révolution, profondément originale pour l’époque, n’accuse pas Louis XVI, dont il déplore à maintes reprises l’exécution, mais la noblesse. C’est la Cour, essentiellement la noblesse libérale, qui a déclenché puis radicalisé la Révolution : « C’est Coblentz qui a été la cause de la mort du roi. » Une longue partie de son discours ressasse ses reproches tournés à la fois contre les esprits faux comme La Fayette et les privilégiés réactionnaires qui ont comploté contre leur souverain au lieu de prendre sa défense : « [...] Il ne faut demander compte de nos malheurs passés qu’aux princes et aux hommes de la Cour qui ont fait cette révolution. Les Montmorency, les Lameth, les Aiguillon, les Talleyrand, les La Fayette, les La Rochefoucauld, Monsieur, frère du Roi, et tant d’autres en étaient les vrais fauteurs. [...] Ces hommes-là auraient dû mourir sur les marches du trône, plutôt que de l’attaquer. En général, la noblesse aurait dû s’y faire tuer, au lieu de se sauver à l’étranger, moyen commode de s’éloigner du danger en montrant un faux dévouement. Quant aux autres, que l’on appelait les révolutionnaires, ils appartenaient à une classe inférieure, qui devait naturellement chercher à s’élever. Ils ont fait leur métier ; les circonstances ont été plus fortes qu’eux. Ceux qui ont intrigué à l’étranger ont plus contribué que la Convention à la mort du Roi1054. »

Par l’émigration, la noblesse s’est durablement coupée de la nation. Son départ a privé la France d’une aristocratie nécessaire comme lien naturel entre le pouvoir et la société. Voilà le cœur du drame français, ce divorce entre le peuple et les élites qui distingue la rupture de 1789 de la révolution anglaise, conduite de bout en bout par la noblesse éclairée. L’absence de relais qui en résulte justifie le despotisme appuyé sur l’Etat vertical édifié sous le Consulat pour combler le vide et doter la nation d’une charpente solide. La Terreur n’a laissé que des cendres, appelant nécessairement à un pouvoir fort. Mais ce pouvoir, martèle Napoléon, s’est distingué de ses prédécesseurs en œuvrant exclusivement pour l’intérêt général, au-dessus des partis, en dehors des factions : « Mon gouvernement est toujours parti du principe que tout ce qui était antérieur à son établissement était non advenu, à l’exception des services rendus. C’est à ce principe que l’on doit de ne plus éprouver de réaction, d’avoir amorti toutes les haines, toutes les vengeances. »

 

Napoléon passe en revue avec fierté l’œuvre accomplie : la Légion d’honneur, « la plus belle de mes institutions. [...] Une des grandes conceptions du temps et aussi bien appropriée aux besoins du trône qu’aux besoins des peuples, car elle établit une honorable fraternité entre le civil et le militaire, entre le maréchal et le soldat, entre le paysan et le duc ». Elle incarne cet esprit d’émulation, d’élévation par le mérite dont il a voulu doter la société entière. Sa méritocratie autoritaire respecte l’égalité et la propriété et garantit l’ordre et la justice, ce qui lui assure depuis plus de dix ans la confiance des Français : « J’aime le pouvoir, dit-on. Eh bien ! quelqu’un, dans les départements, est-il fondé à se plaindre ? Jamais les prisons n’ont réuni moins de prisonniers. Se plaint-on d’un préfet sans obtenir justice ? Sur cinquante réclamations, quarante-cinq sont jugées contre eux. Le gouvernement est fort, ma main est ferme, et les fonctionnaires sentent que je ne laisse pas flotter les rênes. Tant mieux pour le peuple, car, en même temps que cette marche trace à chacun une route sûre, ma surveillance rend l’autorité vigilante ; les fonctionnaires remplissent leurs devoirs ; tous les citoyens, toutes les propriétés sont également protégés. Les routes n’ont jamais été plus sûres. Point de vexations, point de haines, plus de partis grâce à moi. On ne sait plus ce que c’est en France. »

Il a toujours gouverné seul, indépendamment des clientèles et des modes : « Je me suis appuyé sur moi, sur ce que j’ai successivement créé dans l’intérêt de la France, sur mes institutions, sur la morale d’un gouvernement indépendant des opinions. Premier Consul, Empereur, j’ai été le roi du peuple ; j’ai gouverné pour lui, dans son intérêt, sans me laisser détourner par les clameurs ou les intérêts de certaines gens. On le sait en France. Aussi le peuple français m’aime-t-il. Je dis le peuple, c’est-à-dire la nation, car je n’ai jamais favorisé ce que beaucoup de gens entendraient par le mot peuple : la canaille. »

Ses détracteurs confondent dans sa personne autorité et despotisme. Or, il n’y a pas de pouvoir équitable sans fermeté.

L’homme d’Etat doit supplanter l’homme de cœur : « Je me fais plus méchant que je ne suis, me dit-il en plaisantant, parce que j’ai remarqué que les Français sont toujours prêts à vous manger dans la main. C’est le sérieux qui leur manque et, par conséquent, ce qui leur en impose le plus. On me croit sévère, même dur. Tant mieux : cela me dispense de l’être. Ma fermeté passe pour de l’insensibilité ; comme c’est à cette opinion que l’on doit en partie l’ordre qui règne et de n’avoir rien à réprimer, quoique nous soyons encore bien près de la Révolution et que nous vivions avec des générations élevées au milieu des troubles, sans idées de morale ou de religion, je ne m’en plains pas. »

En résumé : « Inspirer au peuple une grande confiance en ma justice, lui bien persuader que je ne favorise aucun autre intérêt avant le sien, voilà le grand secret pour gouverner les Français. C’est là mon grand levier. »

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Napoléon est le premier à reconnaître que son œuvre n’est pas finie. La haine entre Révolution et Contre-Révolution divise toujours la France. Les Jacobins redoutent et jalousent les émigrés, notamment dans l’armée1055. Quant à ces derniers, beaucoup demeurent hostiles au nouvel ordre impérial, en particulier le très royaliste faubourg Saint-Germain1056. Dernier bastion de l’Ancien Régime, celui-ci « veut reconquérir une influence qu’il croit lui appartenir. Dans son opinion, les rois sont son choix, les peuples ses vassaux. Les rois doivent gouverner par lui et pour lui, et le peuple obéir. [...] N’osant se cabrer, il s’est soumis sans se convertir ». « C’est le caractère des courtisans de tous les temps : leur intérêt est tout ; la patrie n’est rien. » Mais leurs enfants seront élevés dans d’autres principes : « Ils reviendront, car ils aiment le pouvoir et la Cour par-dessus tout. »

Plus les années passent, plus Napoléon est sensible au charme de la noblesse ancienne. Lorsqu’elle n’est pas gangrenée par l’esprit de cour, elle seule conjugue la civilité du cœur avec l’esprit chevaleresque des origines. Il la vante en la personne de Narbonne, fils naturel de Louis XV devenu son aide de camp. « Malgré son âge il supporte les fatigues, les privations comme un jeune homme. Il n’est cependant soutenu que par un sentiment d’honneur. » Aussi rêve-t-il toujours de rallier l’ancienne noblesse : « Le fils d’un ministre, d’un chancelier, d’un maréchal de Louis XV ou Louis XVI ne peut être confondu dans la foule, ou il n’y aurait plus de société civilisée. » Une fois la paix conquise, il préconise la transformation du Sénat en Chambre des pairs héréditaires ainsi qu’une grande réforme de l’éducation pour forger une jeunesse fidèle aux principes de mérite et de dépassement qu’il a voulu inculquer : « Il faut à la France une aristocratie mais sur d’autres bases que celle qui existait et qui est devenue incompatible avec ce qui existe1057. » Encore un peu de temps et ses « vieilles moustaches » fusionneront avec « les noms de notre vieille histoire » pour forger cette aristocratie régénérée qu’il appelle de ses vœux. Cette alchimie dynamique fermera la porte aux révolutions, en France comme en Europe1058, car elle associe le meilleur des héritages : l’hérédité et la gloire, le mérite et l’ordre, la conservation et le mouvement ; l’émulation et le rassemblement. Malheureusement, l’époque manque cruellement d’hommes. L’esprit du temps ne connaît plus la transcendance, l’honneur et le sacrifice qui formaient justement l’apanage de la noblesse. Des courtisans, des traîtres, des médiocres, des vaniteux, voilà ce dont il dispose : « S’il y avait plus de talents parmi les chefs d’armée, ils feraient comme les lieutenants de César et se partageraient le monde, mais aucun n’a le génie nécessaire pour accomplir une si grande révolution, qui pourrait vous sauver si je mourais. »

 

Ses propos nombreux sur ses contemporains sont pour la plupart d’une extrême dureté. Il exécute Pradt qui a échoué à Varsovie : « Le dernier de ses secrétaires eût fait mieux que lui », tout comme Clarke, son ministre de la Guerre : « Un vrai courtisan, l’homme le plus vaniteux qu’il eût jamais vu1059. » Le jugement s’avère plus équilibré sur Talleyrand : « Le ministre le plus capable que j’ai eu. » Il s’est fait « l’apôtre des mécontents » car ses ambitions personnelles n’ont pas été satisfaites. Cependant, l’Aigle ne lui pardonne pas de s’être érigé en censeur de l’expédition d’Espagne alors qu’il en a été le principal initiateur. « [...] Il a, comme un mauvais citoyen, déclamé plus haut contre ces affaires au fur et à mesure qu’il les voyait aller plus mal. J’ai su sa conduite et le lui ai fait sentir parce que sa malveillance a commencé après la défaite de Dupont. Il m’a jeté la pierre, comme les lâches, quand il m’a cru battu1060. » Si l’immoralité bien connue du prince de Bénévent n’a rien de surprenant, il n’en va pas de même pour Lannes, « un de mes meilleurs généraux, peut-être le plus capable sur le champ de bataille ». L’ami et héros n’a pourtant pas hésité à trahir à Erfurt en affirmant à Alexandre que la France se lassait de la guerre et regimbait sous son autorité.

« Voilà les hommes, Caulaincourt, ajouta l’Empereur. On me reproche de les estimer peu. Ai-je tort ? Pardonnerais-je, oublierais-je si je les croyais meilleurs qu’ils ne peuvent être et qu’ils ne sont en effet1061 ? »

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Auprès de son grand écuyer, Napoléon se présente sans cesse comme un incompris. Despote l’accuse-t-on ? Mais il l’est par nécessité, non par goût. Comment ne pas l’être dans un pays divisé par la Révolution ? Comment ne pas l’être alors qu’il est seul, sans aristocratie pour le soutenir, sans lieutenants pour l’assister, sans famille pour l’aider ? « Ma famille ne m’a jamais secondé. Mes frères ont autant de prétentions que s’ils pouvaient dire : le Roi, notre père... » Et d’attaquer comme toujours la nullité de Joseph et la vanité de Jérôme. A l’entendre, la dictature est de toute nécessité car elle comble un vide et s’exerce avec justice. Les Français le savent et l’en louent. Il en est de même de la guerre. Face à un des ténors du parti de la paix, proche de Talleyrand et partisan des frontières naturelles1062, l’Aigle s’échine à prouver – comme il l’a fait pour le césarisme – qu’il n’est pas responsable de la situation, n’est pas le conquérant avide et mégalomane dénoncé par ses adversaires, mais le défenseur intransigeant des seuls intérêts de la France.

Le foudre de guerre adopte l’enveloppe rassurante du roi bourgeois : « Il me tarde bien que la paix soit générale pour me reposer et pour pouvoir faire le bon homme », annonce-t-il à son interlocuteur. Il affirme vouloir voyager quatre mois par an et poursuivre la rénovation entreprise : « Je verrai l’intérieur des chaumières de cette belle France. Je veux visiter les départements auxquels il manque des communications, faire des canaux, des routes, donner des secours au commerce, des encouragements à l’industrie. Il y a immensément à faire en France, des départements où tout est à créer. » Le ministre de l’Intérieur collecte à cet effet les renseignements : « On me bénira autant dans dix ans qu’on me hait peut-être aujourd’hui1063. »

Il a trop vieilli et « engraissé » pour ne pas aspirer à la quiétude : « Pour ne pas aimer le repos, pour n’en avoir pas besoin, pour ne pas regarder comme une grande fatigue le déplacement, l’activité qu’exige la guerre. Mon physique a nécessairement, comme chez les autres hommes, de l’influence sur mon moral. Vous me dites, et on aime à le croire généralement, que j’aime la gloire, la guerre, que je vise à ce que vous appelez la monarchie universelle. Mais cet empire universel est un rêve et je suis très éveillé1064. » On se trompe du tout au tout sur sa nature, car l’on ne perçoit pas la réalité du monde. « Je ne suis pas don Quichotte qui a besoin de quêter les aventures. Je suis un être de raison qui ne fait que ce qu’il croit utile. La seule différence entre moi et les autres souverains, c’est que les difficultés les arrêtent et que j’aime à les surmonter, quand il m’est démontré que le but est grand, noble, digne de moi et de la nation que je gouverne. »

 

L’Angleterre, voilà l’ennemi, la responsable de toutes les guerres, de tous les maux. Napoléon y revient sans cesse, dans l’espoir de convaincre son interlocuteur. Bâtie sur le commerce et le crédit, Albion ambitionne l’empire des mers et du négoce afin de placer l’Europe sous ses fourches caudines. Déjà sa flotte règne en maître, ce qui assure des points d’ancrage à son commerce sur tout le globe. « La puissance de l’Angleterre, telle qu’elle est maintenant, ne repose que sur le monopole qu’elle exerce sur les autres nations et ne peut se soutenir que par lui. Pourquoi ferait-elle seule les bénéfices que tant de millions d’autres individus peuvent faire avec elle ? La preuve qu’elle exploite seule ce qui appartient aux autres, c’est qu’elle ne vit que par ses douanes, par son commerce et que sa population ne peut consommer tout ce qui lui paye des droits. » Dans la France, elle combat d’abord un concurrent mais surtout l’adversaire résolu qui a percé ses desseins et la seule puissance qui peut la mettre en échec eu égard à sa force militaire.

Vivant à crédit, au moyen d’emprunts, Albion ne peut renoncer à ses avantages sous peine d’être ruinée : « Si la dette de l’Angleterre était moins considérable, peut-être serait-elle plus raisonnable. C’est le besoin de la payer, de soutenir son crédit qui la pousse. Plus tard, il faudra bien qu’elle prenne un parti sur cette dette. En attendant, elle lui sacrifie le monde1065. »

C’est elle qui a rompu la paix d’Amiens, elle qui a financé les coalitions et monté l’Europe contre lui1066. « Dans ce monde il n’y a que deux alternatives : commander ou obéir. La conduite tenue par tous les cabinets envers la France m’a prouvé qu’elle ne pouvait compter que sur sa puissance, par conséquent sur sa force. J’ai donc été forcé de la rendre puissante, d’entretenir de grandes armées1067. »

Mais la nouvelle Carthage peut être détruite par l’arme commerciale dont elle se sert. Telle est la grande pensée du Blocus qui mine sa confiance et sape son crédit. « Voilà pourquoi, ajouta l’Empereur avec véhémence, voilà pourquoi il faut de la persévérance. L’Angleterre est, en ce moment, dans un état de crise ; son commerce souffre ; la Russie, en lui ouvrant ses portes, retarde sans doute les effets de ce malaise, mais, la cause subsistant, le mal n’est qu’ajourné. » Obnubilés par leur peur de la France, les souverains se trompent d’ennemi. « C’est, de fait, me dit l’Empereur, pour les plus chers intérêts de l’Europe que je combats maintenant et que j’exige tant de sacrifices de la France. J’ai la prévoyance d’un sage politique, tandis que les autres souverains n’ont que l’aveuglement d’une peur, et d’une peur sans fondements. Ils semblent ne craindre que la puissance de la France, tandis que cette France peut seule défendre les libertés commerciales de l’Europe. L’ancien équilibre n’existant plus, les vieilles routines ne peuvent y ramener. Tout est déplacé, changé, rajeuni dans le monde. Il faut donc s’ouvrir de nouvelles routes. Si les cabinets approfondissaient ces questions, on apprécierait mes efforts au lieu de s’en inquiéter. En me secondant franchement, on serait moins froissé et l’on arriverait plus tôt au but. Je n’en ai qu’un : c’est la paix avec l’Angleterre, c’est-à-dire la paix générale. Sans cette paix, les autres ne sont que des trêves1068. » Ce « combat entre deux géants », comme il le qualifie lui-même, aboutira ainsi à un nouvel ordre mondial dont il se garde bien de définir les contours. Sans doute le rêve-t-il encore sous les couleurs d’une Europe française, rassemblée au sein d’une vaste fédération qui s’étendrait jusqu’à Wilno, la Pologne servant de poste avancé contre la Russie1069. L’émancipation des colonies, qu’il annonce en des termes prophétiques, contribuera tout autant à la ruine de l’Angleterre au profit de l’Amérique, la grande puissance démocratique de demain1070. Il faut donc, encore et toujours, continuer à se battre.

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Le Napoléon du traîneau de fortune révèle ainsi un homme nouveau car sur la défensive, obligé d’expliquer et de se justifier, soucieux de laisser sa trace et d’achever son œuvre.

Il révèle aussi le combattant farouche, résolu à tomber plutôt qu’à conclure une paix bâclée et honteuse, défendant le Blocus, accablant l’Angleterre. Face aux critiques, il justifie le despotisme par la Révolution et l’absence de lien social auquel il compte remédier par l’établissement d’une nouvelle aristocratie ouverte au mérite, associant l’ancienne et la nouvelle noblesse, l’histoire et les talents. Il n’est pas Néron, pas plus que Louis XIV, mais plutôt César et Charlemagne, condamné à se battre pour défendre l’Europe française contre l’unilatéralisme d’Albion.

Les treize jours de monologue avec Caulaincourt lui ont été précieux pour faire le point, dresser un premier bilan de l’œuvre accomplie et se donner les raisons d’y croire encore. En parlant des heures durant, il s’est d’abord soigné lui-même pour retrouver un moral, restaurer une confiance sévèrement écornée par les derniers événements. Comment ne pas songer à une confession avec Caulaincourt dans le rôle du médecin des âmes, parlant peu mais toujours à l’écoute, compagnon loyal, fidèle et bienveillant ; l’ami dont il avait besoin à ce moment précis pour accomplir un travail de deuil et retrouver un second souffle ?

« Nos désastres sont grands, avoue-t-il à son comparse, mais mon arrivée en balancera les fâcheux effets. » Revenu par surprise dans la nuit du 18 au 19 décembre 1812, il semble déjà prêt à repartir au combat, avide de laver son terrible échec pour retrouver foi en son destin.