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Le crépuscule

« L’homme dont la vie était un dithyrambe en action ne tomba que quand les poètes de la jeune Allemagne eurent chanté et pris le glaive contre leur rival Napoléon, le poète armé. »

CHATEAUBRIAND.

Le retournement des passions

Le retour précipité de Napoléon redonne du baume au cœur à une France foudroyée par la nouvelle du 29e bulletin. Rassurer ! La France, les notables, l’Europe. Pour ce faire, l’Empereur martèle dès son arrivée qu’il a toujours vaincu les Russes, notamment à la Berezina, et que la débâcle résulte de la dureté du climat. Tout au plus concède-t-il être resté trop longtemps à Moscou car la fortune l’a ébloui : « J’ai cru obtenir en un an ce qui ne devait être exécuté qu’en deux campagnes. J’ai fait une grande faute, mais j’aurai les moyens de la réparer », confie-t-il à ses ministres. Dès son retour, il multiplie les Conseils et travaille comme un forcené pour mettre sur pied une nouvelle Grande Armée. Il se montre en public, va au théâtre et multiplie les revues afin d’exorciser les doutes, ranimer la flamme et entretenir la peur qu’il inspire.

« Le lion blessé était encore craint », note le fidèle Molé. C’est cette peur qui forme alors son seul atout, sachant qu’il n’a aucune force à opposer à Alexandre. Les premières semaines révèlent son obsession de limiter les dégâts, dans l’attente du printemps où, fort d’une nouvelle armée, il pourra punir le tsar et le renvoyer vers Moscou. « Au bout du compte, dit-il à Narbonne, qu’est-ce que tout ceci m’a coûté ? 300 000 hommes, et encore, il y avait beaucoup d’Allemands là-dedans. » Formule choquante, révélatrice d’un égoïsme déjà présent dans ce terrible 29e bulletin qui se terminait par la célébration de sa bonne santé. Or, la forme de César ne suffit pas à faire oublier le gouffre russe dont la tragique réalité se découvre jour après jour. Environ 200 000 Français ont disparu, chiffre beaucoup plus élevé que les campagnes précédentes et qui s’ajoute à l’impopulaire saignée espagnole. Comme le remarque Lamartine : « Bonaparte, comme un homme chassé par les éléments en furie, était revenu de Moscou, où il n’aurait jamais dû aller, et la moitié de ses forces était engagée en Espagne, où il n’aurait jamais dû prétendre. »

Le 16 janvier 1813, Murat abandonne les survivants à leur sort pour rejoindre son royaume. Napoléon réagit avec brutalité en insérant une note injurieuse dans Le Moniteur1071. La désertion du paladin, qui file déjà sa trahison, compromet davantage la retraite. Faute de combattants, Eugène doit abandonner le grand-duché de Varsovie, qui tombe en février.

L’Aigle a pourtant des raisons de rester optimiste. La France, relativement préservée jusqu’alors, va lui offrir près de 500 000 combattants. Invaincue depuis la guerre de Sept Ans, préservée depuis 1792, elle demeure la première puissance continentale, s’appuie sur la Confédération du Rhin et les royautés « frères ». L’Autriche et la Prusse demeurent officiellement ses alliées. Alexandre, épuisé par une campagne qui a été également meurtrière pour ses armées, devrait temporiser. En apparence, Napoléon doit pouvoir rétablir la situation. Or, l’héritier de la Grande Catherine va bouleverser tous ses calculs en prenant l’offensive en Prusse-Orientale, entraînant le royaume de Frédéric-Guillaume III dans son camp.

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Parvenu à Wilno en décembre, le tsar impose à Koutouzov de continuer la poursuite alors qu’il dispose de moins de 50 000 hommes encore en état de combattre. Sa victoire achève de le persuader qu’il est l’élu chargé par la divine providence de purger la France du fléau napoléonien : « Si le Nord imite le sublime exemple qu’offrent les Castillans, le deuil du monde est fini », annonce-t-il avec l’emphase qui lui est coutumière lors d’une de ses premières proclamations. Avant de poursuivre : « L’Europe, sur le point de devenir la proie d’un monstre, recouvrerait à la fois, son indépendance et sa tranquillité. Puisse enfin de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité ne rester qu’un souvenir d’horreur et de pitié1072. »

Le génie du tsar consiste à annexer l’idée de nation au service de l’Europe des rois. Face au Grand Empire oppressif, l’autocrate du Nord se présente en anti-impérialiste, soucieux de la liberté et du bonheur des peuples. En devenant le libérateur du monde, il trouve enfin le moyen de se venger de Napoléon, d’effacer Tilsit et de laver l’humiliation d’Austerlitz. Non seulement il veut battre, mais il entend éclipser l’Aigle devant la postérité. Son attitude publique, pleine de prévenance et d’humilité, forme un contraste saisissant avec celle de son ennemi. Là où Napoléon cherche à faire peur, le tsar s’échine à plaire et à être aimé des élites comme des peuples. Dans les territoires polonais et allemands occupés par ses troupes, il veille à respecter les populations, interdit le pillage, limite les épurations. A l’Europe napoléonienne, uniforme et verticale, il oppose une vision fédérale du continent, respectueuse de l’équilibre entre les puissances, unie par le christianisme, la légitimité et l’alliance contre l’oppresseur. Il pose par là même les jalons de l’esprit de la future Sainte-Alliance, visant à unir les peuples et les rois contre l’esprit de conquête et le despotisme. Il y a du libéralisme aristocratique dans cette approche éminemment religieuse de la politique et ce n’est pas un hasard si Chateaubriand a dressé un portrait louangeur du tsar dans son Congrès de Vérone1073. A l’impérialisme, il oppose l’altruisme, limitant sa volonté expansionniste à la seule Pologne dont il compte faire un royaume autonome doté d’une constitution. Ainsi l’autocrate pourra tester la monarchie constitutionnelle selon son cœur, dans un pays satellite qui servira de laboratoire pour la Russie entière.

Conseillé par Stein, il va même plus loin en misant ouvertement sur les peuples afin d’entraîner leurs rois. Connaissant la pusillanimité de Frédéric-Guillaume III et de l’empereur d’Autriche, il compte leur forcer la main en jouant la carte, qu’il sait sensible, du sentiment national allemand, forgé, on s’en souvient, dans la haine de la France. Elle explose déjà en Prusse au passage des débris de la Grande Armée. En Prusse-Orientale puis à Berlin, les habitants font subir tous les sévices possibles aux survivants de l’enfer blanc. Combe, mémorialiste réputé, assiste à Königsberg à l’agression d’un cuirassier français « la tête enveloppée de linges sales et sanglants, et pouvant à peine se soutenir à l’aide d’un bâton » par un soldat prussien qui le heurte avec son traîneau et lui donne un coup de fouet. Indigné, Combe rattrape l’agresseur et commence à le rouer de coups. S’ensuit bientôt un pugilat qui est sur le point de dégénérer en émeute. A Berlin remarque le même témoin : « Les voitures de transport pour les blessés et les invalides étaient renversées sur la place d’Armes, où elles arrivaient, avec les malheureux qu’elles contenaient, sans égard, sans pitié pour des souffrances si cruellement prolongées. Cette lâche et vile populace, après avoir culbuté les voitures, se tenait sur ces victimes désarmées et les déchirait, les torturait de toute manière. »

 

Exploitant ces sentiments, Alexandre remporte une première victoire, tant politique que militaire, en obtenant la défection des 20 000 Prussiens du général Yorck. Ce dernier, commandant le corps prussien de la Grande Armée, a hésité plusieurs semaines avant de faire défection. En mauvais terme avec son supérieur hiérarchique, le maréchal Macdonald, menacé de destruction par les Russes, il sait qu’il s’expose à la potence dans le cas où Frédéric-Guillaume ne ratifierait pas sa décision. Mais il trouve dans son patriotisme la force de surmonter ses hésitations. Pour le décider, les Russes ont la délicatesse de le faire approcher par des officiers prussiens passés à leur service, dont le célèbre Clausewitz avec lequel il établit, le 29 décembre, la convention de Taurongen qui prive l’aile gauche française de la moitié de ses effectifs et ouvre les portes de la Prusse-Orientale aux Cosaques.

Yorck sait qu’il joue gros, comme il l’explique à ses officiers : « Messieurs, leur dit-il, l’armée française est anéantie par la main vengeresse de Dieu. Le moment est venu où nous pouvons recouvrer notre indépendance en nous réunissant à l’armée russe. Que ceux qui sont décidés comme moi à sacrifier leur vie pour la patrie et la liberté me suivent ; que les autres se retirent. » Son entrée en résistance se conjugue avec une totale loyauté dynastique. Le 3 janvier 1813, le rebelle écrit à Frédéric-Guillaume pour justifier sa décision : « Maintenant ou jamais, c’est l’heure de conquérir la liberté, l’indépendance, la grandeur. [...] Il fallait un exemple aux pusillanimes ; l’Autriche suivra celui de Votre Majesté. [...] Je ne lui demande aucune considération pour ma propre personne. De quelque façon que je meure, je mourrai pour elle. » Convaincu que le roi est retenu en captivité par la garnison française de Berlin, Yorck choisit l’alliance russe, persuadé que son pays trop longtemps humilié n’a plus rien à perdre mais doit agir vite, sous peine de devenir une nouvelle fois la risée du continent1074.

 

La fidélité dynastique n’est pas en revanche l’obsession du bouillant Stein. Le précurseur de Bismarck poursuit son rêve d’unité allemande contre la France et, si nécessaire, par-dessus la volonté des souverains : « Je n’ai qu’une patrie qui s’appelle l’Allemagne », écrit-il en décembre 1812 à un ami1075. Or, c’est lui qu’Alexandre désigne comme commissaire spécial pour administrer les premières régions libérées. Parvenu à Königsberg le 22 janvier, Stein lève de sa propre autorité le Blocus continental, emprunte d’abondance, autorise la monnaie russe et place sous séquestre les biens du duc d’Anhalt, membre de la « criminelle » Confédération du Rhin. Dictateur provisoire d’une Allemagne en gestation, il franchit un cap supplémentaire en faisant convoquer au mépris de la prérogative royale des états généraux de Prusse-Orientale avec le concours de Yorck. Les deux « renégats » obtiennent qu’y soit votée la levée de la Landwehr, puissante réserve nationale composée de volontaires. Immédiatement, la Prusse entre en ébullition, plaçant Frédéric-Guillaume dans un étau, pris entre sa peur de Napoléon et celle d’être renversé s’il continue à s’opposer aux vœux de son peuple1076. Le 10 février, Alexandre lance une nouvelle proclamation aux Allemands : « La crainte peut encore enchaîner vos souverains ; qu’une funeste obéissance ne vous retienne pas. [...] Que la Germanie rappelle son antique courage et son tyran n’existe plus. » En se présentant comme un libérateur, uniquement soucieux de rétablir la Prusse dans sa puissance passée, le tsar conquiert une sympathie grandissante. Il promet à la fois la paix, la fin du Blocus et de la conscription, enfin la suppression de l’impopulaire Confédération du Rhin. Yorck et Stein relaient la bonne parole, obligeant Frédéric-Guillaume à sortir de l’équivoque.

 

« Malade qui ne peut se décider à choisir entre le médicament et la mort », selon le mot d’un diplomate, le roi de Prusse donne encore des gages aux deux parties, jurant sa fidélité à l’alliance française et destituant Yorck pour la galerie tandis qu’il dépêche des émissaires au tsar et à l’Autriche1077. Si le caractère révolutionnaire du mouvement nationaliste lui répugne1078, si Stein et Yorck le hérissent, Frédéric-Guillaume finit par choisir son camp. Tentant de négocier des avantages concrets, il n’obtient de Napoléon que de vagues promesses alors qu’Alexandre lui offre de reconstituer son royaume à hauteur de celui qu’il possédait avant son démembrement à Tilsit1079. Se révèle toujours cette incapacité de Napoléon à céder pendant qu’il en est temps, qui constitue une des causes principales de sa chute. Quel intérêt Frédéric-Guillaume aurait-il à rester l’allié d’un pays qui l’a sévèrement battu, qui a diminué de moitié ses Etats, punis et humiliés, et ne lui offre aucune perspective séduisante ? Avant de jeter le masque, il lui reste à se dégager de la garnison française d’Augereau qui occupe toujours Berlin, le plaçant de fait en situation d’otage. Le 22 janvier 1813, sous un prétexte fallacieux, il quitte la capitale pour gagner Breslau, à portée des Russes avec lesquels il négocie encore plusieurs semaines, irritant le tsar par son intransigeance sur la question polonaise1080. Finalement, sur la pression de Stein et impressionné par l’ampleur prise par le mouvement nationaliste, Frédéric-Guillaume se résout à adopter la posture du héros et à sceller son alliance avec la Russie par un traité signé à Kalisch le 28 février. Après une nouvelle crise de doute, il officialise le traité en déclarant la guerre à la France à la mi-mars.

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Le mouvement patriotique prussien a souvent été comparé à celui de la France en 1793. Même ardeur à s’engager, même mobilisation de masse, même communion entre les civils et les militaires. Sur une population d’environ 5 millions d’habitants, la Prusse va fournir plus de 250 000 combattants. Le système des Krumpers permet d’aligner une armée régulière bien entraînée à laquelle vont s’agréger progressivement les réserves de la Landwehr et les corps frais de volontaires qui vont mener une guérilla meurtrière sur nos arrières. Le plus célèbre fut celui des « chasseurs noirs » commandés par Lutzow. La société secrète du Tugendbund joue un rôle majeur dans la réussite de cette levée en masse, notamment au sein du monde étudiant qui fournit le principal vivier où se recrutent volontaires et partisans. Fichte, dans une scène célèbre, suspend son cours à l’université de Berlin jusqu’à la fin de la campagne : « Nous le reprendrons dans notre patrie devenue libre, ou nous serons morts pour reconquérir la liberté », conclut-il sous un tonnerre d’applaudissements avant d’aller s’inscrire sur les rôles.

Les poètes rejoignent les universitaires. Arndt multiplie les proclamations et les textes enflammés. En février, il lance un « Appel à tous les Allemands à combattre ensemble contre les Français1081 ». Sa haine du « Welche » s’exprime dans tous ses textes de l’époque : « O mon Allemagne, je partirai et par la balle et par le sabre, je ferai couler le sang français. O ciel, envoie-nous des milliers de Français ; nous voulons qu’ils dorment bien tranquilles ; nous arriverons à cela avec nos canons, du plomb et de la poudre1082. » Si la Prusse emprunte à la France sa conscription, plagie son organisation en corps d’armée et même sa Légion d’honneur, qu’elle baptise croix de fer, elle détourne surtout l’esprit universaliste et émancipateur de la Révolution à son profit. Elle capte sa flamme et son enthousiasme, déjà éteints dans l’hexagone par la conjugaison du poids meurtrier de la conquête et la dérive curiale de l’Empire. En succombant à l’ivresse de la puissance, la France impériale a perdu la grandeur de l’idée de nation, cette flamme allumée par l’amour de la patrie au service d’un idéal collectif. A la Prusse et à la Russie d’en profiter. Tandis que les femmes de Paris pleurent leurs disparus, celles de Berlin font don de leurs parures et reçoivent en retour des médailles en fer avec cette simple devise : « J’ai donné mon or pour du fer, 1813. »

L’ardeur a changé de camp. Alors que les débris de la Grande Armée agonisent à l’Est, la Prusse renaît de ses cendres, prête à la guerre de libération que requièrent les circonstances. Les proclamations rédigées ou inspirées par Stein appellent à la guerre sainte, mais innovent en vantant la liberté et parfois même l’égalité contre l’hérédité et le privilège1083. « Jamais pareil langage n’avait été tenu par des rois, remarque Albert Sorel. Jamais de telles paroles n’avaient été lancées aux peuples avant la Révolution française, et, depuis cette révolution, jamais appel à l’indépendance n’avait eu ce retentissement dans les âmes populaires. La France, en 1792, avait prêché la guerre et la révolution cosmopolite ; la Russie, en 1813, déchaînait la guerre de nationalité. »

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La défection de Frédéric-Guillaume accélère la retraite de la Grande Armée, obligée d’abandonner Berlin et la ligne de l’Oder. La retraite de Russie se poursuit pour devenir la retraite d’Allemagne. Tout va dépendre maintenant de l’attitude de l’Autriche, « la grande muette » de ces premières semaines de 1813. Le 30 janvier, le corps de Schwarzenberg se retire à son tour du combat par la convention de Zeyck qui équivaut à un armistice. Toutefois, Metternich se refuse pour l’instant à aller plus loin. S’il souhaite se venger de Napoléon et rétablir l’Empire des Habsbourg dans ses frontières d’antan, le chancelier redoute les visées d’Alexandre sur la Pologne comme les ambitions prussiennes en Allemagne. Le caractère nationaliste emprunté par la propagande alliée menace au premier chef son empire constitué par une kyrielle de nationalités rivales. Il connaît la puissance d’attraction du grand frère russe sur ses minorités slaves. L’intervention prussienne le pousse pourtant à sortir au plus vite de l’ambiguïté, sous peine de perdre toute influence en Allemagne en cas de victoire de la coalition. Mais il ne veut pas pour autant rompre trop tôt avec la France. Redoutant le génie de Napoléon, Metternich n’oublie pas que l’empereur des Français demeure le gendre de l’empereur d’Autriche et que la France est une puissance catholique, à la différence de la Russie orthodoxe et de la Prusse protestante. Il n’oublie pas non plus l’abandon de la Russie et de la Prusse lors de la campagne de 1809, connaît la lâcheté de Frédéric-Guillaume comme la légèreté d’Alexandre. Tout le pousse ainsi vers la neutralité qu’il rompra en temps et en heure pour se rallier au plus offrant, sachant qu’il exige au préalable la mise sous le boisseau de l’esprit révolutionnaire, pour l’heure incarné par Stein et sa clique, ce qui place Napoléon – aussi paradoxal que cela puisse paraître – en défenseur conjoncturel de l’ordre traditionnel.

On se situe ainsi dans un combat idéologique à front renversé, comme l’explique Molé dans un des meilleurs passages de ses Mémoires : « [...] Les rois comprirent qu’ils pouvaient le terrasser [Napoléon] en tournant contre lui, sinon les idées révolutionnaires, du moins les passions d’innovations et de réformes d’où était sortie la Révolution française et qui fermentaient depuis si longtemps dans les classes moyennes et éclairées de toutes les monarchies. Voyant qu’il leur serait plus facile de transiger avec les idées qu’ils avaient si longtemps redoutées, que de résister aux armées de Napoléon, et à son insatiable ambition, eux-mêmes non seulement tolérèrent, mais encore encouragèrent ces idées. [...] Aveuglés par le désespoir ou entraînés par le désir de se venger, ils voyaient avec joie officiers et soldats se jeter dans les sociétés secrètes, et croyaient qu’ils se battraient d’autant mieux, en ajoutant à leur bravoure éprouvée le fanatisme des opinions libérales et démocratiques. » La suite du propos est déterminante : « Cet échange de drapeaux [...] qui plaçait du côté de Napoléon le drapeau de l’autorité, du principe monarchique, et du côté des rois légitimes le drapeau libéral sur lequel était écrit : “affranchissement de tous les peuples” » persuade le conseiller de l’Empereur que l’esprit révolutionnaire reprend son cours, justifiant cette « prophétie sortie de la bouche de Napoléon [...] : “Après moi la révolution ou plutôt les idées qui l’ont faite, reprendront leur œuvre avec une nouvelle force. Ce sera comme un livre dont on reprendra la lecture à la page où on l’avait laissée. Alors si des mains habiles ne creusent un lit au torrent, et n’endiguent pas son cours, il inondera au loin ses rives et les couvrira de déplorables et immenses débris.” »

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Le raidissement conservateur de Napoléon à son retour de Moscou frappe tous les contemporains. Pas un discours dans lequel il n’attaque la Révolution et son « idéologie » inspiratrice : « Cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire1084. » C’est à elle « qu’il faut attribuer les malheurs qu’a éprouvés notre belle France » ; les erreurs qui ont amené « le régime des hommes de sang. En effet, qui a proclamé le principe d’insurrection comme un devoir ? Qui a adulé le peuple en le promettant à une souveraineté qu’il était incapable d’exercer ? Qui a détruit le respect et la sainteté des lois en les faisant dépendre, non des principes sacrés de la justice, de la nature des choses et de la justice civile, mais seulement de la volonté d’une assemblée composée d’hommes étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, administratives, politiques et militaires ? Lorsqu’on est appelé à régénérer un Etat, conclut-il, ce sont des principes constamment opposés qu’il faut suivre ».

Peu ou pas d’entretiens où il ne crie au loup contre ces souverains inconscients qui réveillent le monstre endormi et vont bouleverser l’ordre social sous couvert d’émanciper les peuples. Devant tous ses interlocuteurs, il agite le spectre de la Terreur et se présente comme le seul garant des monarchies, le seul sauveur de l’Europe. A Erfurt, en avril, il prend ainsi violemment à partie Friedrich von Müller, en s’indignant de la révolte des étudiants d’Iéna : « Que veulent donc tous ces idéologues, tous ces radoteurs ? Ils veulent la révolution en Allemagne, ils veulent l’affranchir de tous les liens qui l’attachent à la France. Savez-vous, vous autres Allemands, ce que c’est qu’une révolution ? Vous ne le savez pas, mais moi je le sais. J’ai vu les torrents de sang inonder la France ; j’y ai surnagé et ne veux pas souffrir que ces terribles scènes se renouvellent en Allemagne. Mais certainement, Messieurs, vous aurez la révolution si je n’y mets pas bon ordre1085. »

Le positionnement, digne d’un Maistre ou d’un Bonald, ne doit rien au hasard. Il s’explique d’abord par sa volonté de garder la très conservatrice Autriche à ses côtés. Face à la Prusse, qui défend « la nation allemande » avec le soutien de la Russie, il joue la carte de la légitimité traditionnelle qui récuse la nation au profit de l’ordre, de la religion et de l’hérédité. Empires catholiques appuyés sur une vaste administration, les deux Etats, unis par le sang depuis 1810, sont naturellement faits pour s’entendre.

Mais ce durcissement puise autant, si ce n’est plus, dans les stigmates laissés par l’affaire Malet : « Remarquez combien la Révolution et l’habitude des changements continuels de gouvernement ont détruit toutes les idées d’ordre et de stabilité », confie-t-il dépité à Caulaincourt. Comme en 1804, la menace active son angoisse et le pousse à vouloir renforcer sa légitimité par le sacre du roi de Rome et de Marie-Louise. Il en exprime l’idée dès son retour auprès des sénateurs, dans des termes que n’aurait pas reniés Louis XIV : « J’ai à cœur la gloire et la puissance de la France ; mais mes premières pensées sont pour tout ce qui peut perpétuer la tranquillité intérieure et mettre à jamais mes peuples à l’abri des déchirements des factions et des horreurs de l’anarchie, c’est sur ces ennemis du bonheur des peuples que j’ai fondé avec la volonté et l’amour des Français, ce trône, auquel sont attachées désormais les destinées de la patrie. [...] Nos pères avaient pour cri de ralliement : le roi est mort, vive le roi ! Ce peu de mots contient les principaux avantages de la monarchie. »

Le sacre de l’Aiglon lui plaît par son caractère antique et grandiose. Sauf qu’il ne conçoit pas la cérémonie sans la présence de Pie VII, toujours retenu à Fontainebleau. Napoléon n’hésite pas à le rencontrer, sans s’être fait annoncer, fin janvier. En dépit des contentieux accumulés, l’Empereur – alternant selon son habitude menaces et séduction – parvient à négocier un nouveau concordat qui est signé le 251086. Napoléon publie aussitôt le texte dans toute l’Europe, passant outre à la volonté de Pie VII qui souhaitait maintenir le secret. Le 24 mars, le vicaire du Christ, retourné par les cardinaux les plus conservateurs, dénonce finalement l’accord. Mais sa protestation passe inaperçue, Napoléon ayant naturellement choisi de garder cette fois le silence : « Laissons, pour le moment, Rome et l’institution des évêques, dit-il à Narbonne. Le numéro est remis dans l’urne et n’en sortira qu’après une grande bataille gagnée sur l’Elbe et sur la Vistule. » Il n’empêche : la réconciliation manquée brise le rêve du couronnement de l’enfant-roi. Napoléon se replie alors vers une solution civile. Un sénatus-consulte, adopté le 30 mars 1813, confie la régence à Marie-Louise, secondée par Cambacérès et un conseil regroupant les grands dignitaires. Le clin d’œil à destination de l’Autriche est évident, comme éclate une nouvelle fois son obsession de la légitimité. C’est toujours la même volonté de terminer la Révolution, toujours la même peur d’être renversé qui le pousse à jeter des ancres dans l’espoir de fidéliser par la crainte, l’intérêt et l’honneur. « Tout le monde ignorait son projet, assure Mme de Chastenay. L’impératrice était au bois de Boulogne ; on la fit revenir à la hâte, on lui dit de s’habiller, et sur le premier mot de l’objet de la cérémonie qu’on préparait, la jeune princesse, trompée par la date du jour, s’écria : “C’est un poisson d’avril !” » Anecdote significative de la fragilité du régime comme du manque de sérieux de l’impératrice, créature d’apparat confiée au sage tutorat de l’archichancelier1087.

 

Pour préserver l’image d’un pays rassemblé autour de lui dans l’épreuve, il sort le Corps législatif du formol et le convoque pour ratifier le budget tandis que le Sénat approuve l’appel, sans précédent, de 350 000 conscrits qui seront suivis par 180 000 supplémentaires en avril. Pour ce faire, la chambre haute n’hésite pas à user de rétroactivité en frappant des classes déjà prélevées et qui pouvaient se croire épargnées. Non seulement ministres et parlementaires entérinent, mais ils acclament, à l’image de Molé qui s’exclame devant les députés : « Si un homme du siècle des Médicis ou du siècle de Louis XIV revenait sur la terre, et qu’à la vue de tant de merveilles il demandât combien de règnes glorieux, combien de siècles de paix, il avait fallu pour les produire, vous lui répondriez, messieurs : Il a suffi de douze années de guerre et d’un seul homme1088. » La dictature impériale présente alors le spectacle, récurrent dans les régimes autoritaires aux abois, d’une servilité révulsante des entourages. Pris de panique, ils lèvent leurs regards terrifiés devant le faiseur de miracles, espérant qu’il saura redresser la situation. Beaucoup, en raison de leur passivité dans l’affaire Malet, redoublent de zèle dans l’espoir d’obtenir leur pardon. Tel est notamment le cas de Savary, de Pasquier et même de Cambacérès, qui ont été maintenus mais savent qu’ils seront brisés au premier écart. C’est d’ailleurs en grande partie la raison pour laquelle Napoléon les a conservés. La reprise en main s’accompagne d’une nouvelle promotion de fidèles au Sénat et d’un remaniement préfectoral d’envergure1089. Durant ses vingt semaines de présence, Napoléon se démultiplie, tentant d’assurer un terrain stable avant de repartir en campagne. Il le fait par les mots et les actes, galvanise les fidèles et fait trembler les opposants. En retour, il reçoit son cortège d’éloges puérils qui lui permet d’entretenir l’illusion d’un pays soudé autour de son sauveur, riche en hommes et en ressources, prêt à châtier quiconque se dressera sur sa route.

 

Pourtant, si la façade du Grand Empire reste lisse, les lézardes se multiplient car ses fondations s’affaissent. L’opinion se détourne devant cette guerre qui n’en finit pas et se révèle de plus en plus coûteuse. Jusqu’alors, Napoléon a épargné la France. Cette fois, il n’a plus le choix et procède à la première levée en masse de son règne. Elle va lui coûter cher en termes de popularité. Le nombre de réfractaires passe la barrière symbolique des 100 000. Certains n’hésitent pas à se mutiler volontairement, en particulier les doigts de la main droite, ce qui les rend inopérants au tir. « Dans les campagnes, note le général Thiébault, tout était douleur et crainte, dans les villes appréhensions et mécontentements, alors que je trouvai Paris retentissant de reproches. Et pourtant qu’on était loin de connaître la véritable étendue des pertes ! » Pourtant, si le peuple regimbe, il répond encore largement présent. Il en va déjà tout autrement des notables. Tandis qu’ils acclament Napoléon et multiplient les adresses enthousiastes, nombre d’entre eux critiquent la lourde augmentation des impôts destinée à financer la conscription alors que la crise économique s’aggrave et se double d’une crise de confiance, résultat du naufrage russe. Une mesure exceptionnelle, la levée des gardes d’honneur, va sceller leur mécontentement. Datée de mars 1813, elle appelle sous les armes 10 000 aristocrates âgés de dix-neuf à trente ans. Désignés par les préfets, ils devront s’équiper à leurs frais et formeront quatre régiments de cavalerie : « Outre l’intention de se procurer un nombreux corps de cavalerie dont la première formation ne coûterait rien à l’Etat, il est certain que l’Empereur entendait avoir des otages pris dans toutes les familles dont la fidélité pouvait être douteuse », explique Pasquier, avant d’ajouter : « Nulle mesure n’a fait plus que celle-là, des ennemis irréconciliables à Napoléon, et n’a fait plus ardemment désirer sa chute. » Jusqu’alors épargnées par l’impôt du sang, les élites y voient une violation du pacte tacite passé en Brumaire et renouvelé par le sacre. Leur prospérité menacée, leur sécurité atteinte, ils se soumettent à contrecœur, souhaitant ardemment la conclusion de la paix. « Un empereur vaincu et réduit aux expédients n’était pas celui qu’on avait cru se donner », explique Mme de Chastenay avant d’accuser : « Qu’avait-il donc fait de l’Europe, dont nous ne lui demandions jamais compte1090 ? »

 

L’inquiétude et le défaitisme n’épargnent pas non plus le haut commandement. Si la volonté de repos née de la lassitude de la guerre existe depuis d’Espagne, l’horreur russe a accéléré le mouvement en créant un traumatisme profond. Le combat n’est plus perçu comme une joute ou une loterie mais de plus en plus comme une boucherie inutile. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les principaux Mémoires : le ton enjoué, dynamique et grivois en vigueur disparaît à partir des récits de la retraite de Russie pour laisser place à un pessimisme profond. Le spectre de la défaite, que personne n’a envisagée jusqu’alors, génère la peur de perdre les nombreux biens, pas toujours bien acquis, par des officiers supérieurs qui n’ont de toute façon jamais eu le temps d’en profiter. Méneval a entendu Berthier se plaindre à haute voix durant la retraite de Russie : « A quoi bon m’avoir donné 1 500 000 livres de rente, un bel hôtel à Paris, une terre magnifique pour m’infliger le supplice de Tantale ? » s’indignait le connétable avant de conclure sinistre : « Je mourrai ici à la guerre. Le simple soldat est plus heureux que moi. » Thiébault parle à ce sujet de « torture des contrastes, le supplice de posséder et de voir échapper en même temps tout ce qui pouvait contenter ou le désir ou le besoin ». Vieilli, usé, le bras droit de l’Empereur n’en peut plus. Mais, comme tant d’autres, il n’ose rien dire en sa présence. Selon la juste expression d’Albert Sorel, l’Empereur obtient encore mais n’entraîne plus. Rendu irascible par la défaite, il règne encore par la peur, mais chacun redoute désormais d’être entraîné avec lui dans le gouffre. A Sainte-Hélène, il analysera la situation sans indulgence : « Le vrai est qu’en général les hauts généraux n’en voulaient plus ; c’est que je les avais gorgés de trop de considération, de trop d’honneurs, de trop de richesses. Ils avaient bu à la coupe des jouissances, et désormais ils ne demandaient que du repos : ils l’eussent acheté à tout prix. Le feu sacré s’éteignait : ils eussent voulu être des maréchaux de Louis XV. » Tous les ingrédients de la chute sont déjà en gestation. Haine de l’Europe, lassitude populaire, perte de confiance des maréchaux, exaspération des notables1091.

La victoire introuvable

Napoléon doit entrer en campagne plus vite sans doute qu’il ne l’aurait souhaité. Mais la dégradation de la situation militaire à l’est ne lui laisse pas le choix. L’abandon de Berlin, le 4 mars par Eugène, suscite la colère de l’Empereur car il isole ses gros des garnisons de Prusse-Orientale et menace la Saxe alliée1092. Avec moins de 50 000 hommes dispersés sur un front trop étendu, le vice-roi ne parvient plus à repousser les corps russo-prussiens. Hambourg tombe le 12 mars, comme Dresde abandonnée par son souverain et qui accueille avec enthousiasme ses libérateurs alliés. Heureusement, l’Aigle s’avance, muni d’un plan ambitieux qu’il tentera de réaliser jusqu’à la fin de la campagne. Il s’agit d’abord de séparer les adversaires et d’occuper la capitale prussienne. Ensuite, il foncera sur Stettin et, renforcé par les garnisons laissées lors de la retraite par Eugène, libérera le grand-duché et rejettera les Russes derrière le Niémen. S’il caresse encore le rêve de se réconcilier avec la Russie, Napoléon est en revanche résolu à faire payer la Prusse pour sa nouvelle traîtrise et à la rayer de la carte de l’Europe. Fidèle à son habitude, il compte créer l’événement au plus vite, au moyen d’une bataille décisive qui terminera la campagne et dissuadera l’Autriche de rejoindre la coalition. Il lui faut donc frapper sans attendre avant que l’Empire des Habsbourg ait achevé ses armements et ne pèse d’un poids trop lourd dans la balance.

 

Malheureusement, la nouvelle Grande Armée se révèle très inférieure à ses devancières. D’abord, elle est trop jeune et inexpérimentée, composée essentiellement de conscrits qui n’ont jamais vu le feu et vont manquer de temps pour s’entraîner. Les cadres et les anciens font défaut, notamment les sous-officiers, ce qui empêche de mêler les bleus au sein d’unités plus mûres et aguerries. Ardents au combat, les « Marie-Louise » manquent de condition physique et s’usent dès les premières marches et combats. « Déjà, à Wagram, Napoléon se plaignait de ne plus avoir les soldats d’Austerlitz. Assurément, nous n’avions pas les soldats de Wagram », tranche Fezensac avant d’insister sur la fragilité morale des conscrits. Certes, confesse le mémorialiste, « il y eut sans doute des moments d’élan, de beaux traits de bravoure. Quand les généraux marchaient au premier rang, les soldats se laissaient entraîner par leur exemple ; mais cet enthousiasme durait peu, et les héros de la veille ne témoignaient le lendemain que de l’abattement et de la faiblesse. [...] Un soldat doit savoir supporter la faim, la fatigue, l’inclémence des temps ; il doit marcher jour et nuit avec des souliers usés, braver le froid ou la pluie avec des vêtements en lambeaux, et tout cela sans murmurer et même en conservant sa bonne humeur. Nous avons connu de pareils hommes ; mais alors c’était trop demander à des jeunes gens dont la constitution était à peine formée et qui, à leur début, ne pouvaient pas avoir l’esprit militaire, la religion du drapeau et cette énergie morale qui double les forces en doublant le courage ».

L’absence de cavalerie est un autre inconvénient majeur. Sur ce point, le gouffre russe n’a pas eu le temps d’être comblé, sachant qu’un cavalier est beaucoup plus long à former qu’un fantassin, combattant « intégré » dans une masse alors que le hussard est plus autonome et doit à la fois savoir tirer, monter et manier son sabre avec dextérité. Ce n’est pas un hasard si la cavalerie est considérée comme l’arme noble et l’infanterie comme de la valetaille. En outre, fait largement défaut le nerf de la guerre en la matière, à savoir le cheval. La France n’en élève pas assez et les ordres d’achat de l’Empereur n’ont pas eu le temps d’être exécutés. Ainsi, la Grande Armée de 1813 commence la campagne avec une misère de 5 000 cavaliers, huit à dix fois moins que les Alliés. En résulte un manque dramatique de mobilité et l’impossibilité de mener la guerre de mouvement chère à l’Empereur. Faute d’éclaireurs, l’armée devient de surcroît aveugle sur les manœuvres de l’adversaire.

L’ennemi bénéficie enfin de la sympathie des populations, prussiennes mais aussi saxonnes, qui le renseignent d’abondance. Or, et l’on touche ici au troisième et dernier inconvénient, les contingents de la Confédération du Rhin – Saxons, Bavarois, Wurtembourgeois ou Westphaliens – constituent un gros quart des effectifs de Napoléon. Si leurs souverains n’osent pas encore trahir, leurs peuples sont solidaires de la coalition et impatients de la rejoindre. Il en va naturellement de même de leurs soldats, qui désertent en masse dès le début de la campagne et supportent de plus en plus difficilement d’être placés sous commandement français. Comme le remarque Albert Sorel : « La France se voyait déjà comme envahie dans sa propre armée », sommée de gagner sans chevaux sur un territoire hostile avec des auxiliaires peu sûrs. Dans ces conditions, le pessimisme est de rigueur comme en témoigne cette confidence du maréchal Ney au général hollandais Dedem de Gelder avant l’ouverture des hostilités : « Si nous nous soutenons au-delà du Rhin, ce sera tout ce que nous pourrons faire, et ce serait une folie que de vouloir nous enfoncer en Allemagne ; des succès mêmes nous y prépareraient notre ruine totale. »

*

Le 15 avril 1813, Napoléon quitte Saint-Cloud pour Mayence. Ses seuls atouts résident dans la terreur qu’il inspire à ses adversaires et sa supériorité numérique ponctuelle. Son armée principale compte en effet 150 000 hommes contre environ 120 000 pour les Russo-Prussiens. La rapidité avec laquelle il est parvenu à surmonter le désastre russe impressionne également. On le sent blessé dans son orgueil, avide de venger l’affront et de réparer la défaite. Odeleben, un des meilleurs témoins de la campagne, prétend l’avoir entendu dire qu’il ferait cette campagne « comme le général Bonaparte et non pas en empereur ».

 

Fin avril, Napoléon fait sa jonction avec Eugène derrière la Saale. Il passe aussitôt à l’attaque en direction de Leipzig dans l’espoir de déborder ses adversaires. Or, ces derniers prennent résolument l’offensive et l’attaquent par surprise sur son flanc droit autour de Lützen, le dimanche 2 mai1093. Napoléon réagit aussitôt en donnant l’ordre à Ney, soutenu par Marmont, de tenir bon sous les coups de boutoir adverse tandis qu’il met en mouvement les corps de Macdonald et Bertrand pour le déborder sur ses ailes. Le sort de la bataille, engagée en fin de matinée, va dépendre de la résistance de notre centre, progressivement renforcé mais qui débute les hostilités en nette situation d’infériorité.

« L’Empereur, aussi prompt que s’il eût tout prévu, disposa son ordre de bataille sous le feu commencé », rapporte Villemain qui cite dans la foulée les paroles du maître : « Nous n’avons pas de cavalerie, dit-il à ses généraux ; eh bien, ce sera une bataille d’Egypte. Partout l’infanterie française doit se suffire à elle-même, et je m’en remets au courage naturel des Français. » Le combat fait rage autour des villages de Kaja, Klein-Görschen et Gross-Görschen qui sont pris et repris plusieurs fois. Napoléon ramène au combat des conscrits paniqués et paie de sa personne jusqu’à mettre sa vie en danger. Il sait qu’une défaite initiale entraînerait l’entrée en guerre de l’Autriche et l’explosion de la Confédération du Rhin. Ce serait la fin de l’Empire. Au plus fort de l’action, il reçoit un rapport inquiétant et le doute semble l’étreindre : « Avec un terrible ha ! il se le fit répéter, et jeta en même temps un regard long, incertain, timide sur Berthier et Caulaincourt, comme s’il eût voulu leur dire : est-ce que vous croyez que mon étoile disparaît1094 ? » Heureusement, vers cinq heures de l’après-midi, Macdonald et Bertrand développent leur manœuvre d’encerclement. Sentant le moment propice, Napoléon rassemble près de Kaja une batterie de 70 canons qui pilonne l’ennemi, lui permettant de contre-attaquer avec le concours de la Garde. Le soir même, les Alliés décident de la retraite à la fureur de Blücher qui lance pour l’honneur ses escadrons contre le corps de Marmont une fois la nuit tombée1095. Frédéric-Guillaume, dépité, croit revivre l’humiliation d’Iéna.

Français et Alliés ont chacun perdu 20 000 hommes mais le champ de bataille reste à Napoléon qui peut dire à Duroc : « Je suis de nouveau le maître de l’Europe. » Les conséquences de cette première victoire semblent décisives. Elle redonne confiance à la Grande Armée, en retraite depuis six mois, dope l’opinion et restaure l’aura de l’Empereur partout en Europe. Le roi de Saxe, réfugié à Prague où il filait sa défection avec l’Autriche, regagne aussitôt Dresde et vient faire allégeance à Napoléon. Magnanime, l’Aigle épargne la capitale saxonne après avoir violemment pris à partie la députation de notables venus l’accueillir : « Vous mériteriez que je vous traitasse en pays conquis, leur dit-il. Je sais quelles insultes vous avez prodiguées à la France, à quels transports hostiles vous vous êtes livrés, lorsque l’empereur Alexandre et le roi de Prusse sont entrés dans vos murs. Vos maisons nous présentent les débris de vos guirlandes, et nous voyons encore sur le pavé le fumier des fleurs que vos jeunes filles ont semées sur les pas des monarques. Cependant, je veux tout pardonner. Bénissez votre roi, car il est votre sauveur. » Hambourg, également reconquise, est confiée à Davout, qui soumet la cité à une discipline de fer.

 

Ayant franchi l’Elbe, Napoléon divise ses forces en deux. Spéculant à tort sur la division des Russes et des Prussiens, il détache Ney avec un gros tiers de ses forces en direction de Berlin tandis qu’il s’enfonce vers l’est à la poursuite de Wittgenstein, le remplaçant de Koutouzov mort en avril. Or, mûri par l’exemple de Moscou, le roi de Prusse a préféré délaisser sa capitale pour rester groupé avec son allié sur la position fortifiée de Bautzen, à une cinquantaine de kilomètres de Dresde. Déjà illustré par Frédéric II durant la guerre de Sept Ans, le camp a été renforcé pour former deux vastes lignes appuyées sur des redoutes. L’arrivée d’un corps russe supplémentaire donne 110 000 hommes aux Alliés, nettement moins que la Grande Armée à laquelle ils espèrent toutefois infliger un nouveau Borodino. Rappelant Ney près de lui, Napoléon le charge de déborder la position adverse par sa droite tandis qu’il livrera une classique bataille d’usure jusqu’à son arrivée. Quand Ney aura achevé son mouvement, les Prussiens seront pris au piège et broyés comme dans un étau. Le 20, Napoléon attaque avec vigueur et s’empare de la première ligne adverse. Tout semble promettre un nouveau triomphe, sachant que Ney s’apprête à déboucher le lendemain. Sauf que le prince de la Moskova exécute mal ses ordres et se laisse distraire par des combats secondaires, ce qui laisse aux Prussiens et aux Russes le temps de s’échapper1096. De surcroît, l’absence de cavalerie rend toute poursuite impossible. Il n’empêche : le front a reculé de 350 kilomètres vers l’est depuis l’ouverture des hostilités. Le roi de Saxe et Jérôme ont été rétablis sur le trône ; Berlin semble sur le point de tomber.

 

Napoléon, d’un avis général, semble ressuscité. La qualité de ses manœuvres, à Lützen comme à Bautzen, prouve que son coup d’œil demeure intact. Il lui permet d’évaluer l’ampleur des forces ennemies en un instant et d’improviser la riposte adaptée. Après la prostration de Moscou, il a retrouvé toute sa vigueur, sa vista et son entrain. Odeleben affirme qu’il l’entend souvent chanter : « Lorsque Napoléon voyageait en carrosse, écrit-il, on y fourrait tous les papiers qu’il n’avait pas eu le temps de lire dans son cabinet. Il s’amusait à les parcourir lorsqu’il était en plein air, si la position du pays lui était connue ou indifférente. Tous les rapports inutiles étaient coupés et jetés par la portière. Les morceaux volaient dans l’air comme un essaim d’abeilles, et finissaient par être triturés sous les roues. » Journaux et livres volent par la portière, faisant le bonheur des soldats de sa suite.

Restauré dans son prestige, Napoléon se sent à nouveau en position de force pour négocier. C’est l’une des raisons pour lesquelles il accepte le 4 juin de signer un armistice qui constitue selon de nombreux mémorialistes et historiens une erreur majeure, peut-être la plus importante de toutes celles qu’il ait commises : « Comme son armée avait besoin d’être réorganisée, renforcée et ravitaillée en vivres et en munitions, l’empereur crut que ce serait lui qui gagnerait le plus à la conclusion d’un armistice. En fait, ce furent les Alliés qui en recueillirent l’avantage le plus net, car ils étaient à bout de résistance », écrit par exemple F. Kircheisen1097.

La réalité est plus nuancée. Si les Alliés sont défaits, ils sont loin d’être anéantis. Faute de cavalerie, Napoléon n’a plus les moyens de s’enfoncer vers l’est et préfère négocier en position de force, espérant rallier l’Autriche ou la Russie au moyen de concessions mineures qui lui permettront de sauver la face et de complaire à son opinion, qu’il sait foncièrement pacifique.

A l’issue de deux mois de combats intenses, la Grande Armée semble déjà exsangue. Sur les 250 000 hommes dont il disposait au départ, près de 50 000 ont disparu à Lützen et Bautzen, confirmant l’accroissement des pertes manifeste depuis Borodino. Il y trouve la confirmation que les Alliés combattent de mieux en mieux, notamment les Prussiens, qui n’ont plus rien à voir avec ceux qu’il a étrillés en 1806. Ils ont été héroïques à Lützen, combattant comme les Russes jusqu’à épuisement, refusant la retraite, ne laissant aucun prisonnier comme le constate l’Empereur avec dépit1098. Débarrassée de ses cohortes de mercenaires, l’armée de Blücher est enfin devenue nationale, renouvelée dans son commandement, entraînée au combat. Au contraire, c’est maintenant la Grande Armée qui présente des signes inquiétants de déliquescence, rétive à la discipline, supportant mal l’effort, multipliant les désertions. Des dizaines de milliers d’hommes ont déjà quitté les rangs, à commencer par les troupes de la Confédération du Rhin. Manquant d’espions, nos troupes s’épuisent en marches et contremarches tandis que les bandes de partisans prussiens et les Cosaques multiplient les raids sur nos arrières en toute impunité, détruisant les convois de ravitaillement, attaquant les postes isolés. Il en résulte un affaissement inquiétant du moral qui n’est pas sans rappeler celui de l’année précédente.

Napoléon lui-même n’échappe pas au doute. Il vient de perdre coup sur coup deux de ses collaborateurs préférés. Le maréchal Bessières d’abord, frappé à mort la veille de la bataille de Lützen par un boulet perdu qui lui perfore la poitrine après lui avoir sectionné le poignet1099. Le général Duroc, ensuite, lui aussi touché par un boulet au lendemain de Bautzen et qui expire dans ses bras après une agonie de trente heures. Contrairement à Bessières, le grand maréchal du palais est un intime pour lequel l’empereur éprouve une réelle affection. Le choc qu’il ressent à la nouvelle rappelle exactement celui qu’il a éprouvé pour Lannes. Il passe la soirée de sa mort prostré, réfugié au sein du carré de sa garde, refusant de recevoir qui que ce soit1100. Odeleben le décrit « couvert de sa capote grise, assis sur un pliant, au milieu de ses braves, les bras pendants, la tête penchée, isolé de sa suite brillante, qui, à une distance respectueuse, se formait en groupes, dans lesquels on osait à peine articuler que l’ami de Napoléon était sur le point de rendre le dernier soupir ». La solitude du maître de guerre « contrastait avec le mouvement des soldats préparant leurs repas et leur coucher ; deux troupes de musiciens [...] tantôt retraçaient en accords élégiaques les événements de la journée, tantôt s’efforçaient encore par un choix de leurs meilleures pièces, de faire diversion à la douleur de leur chef ».

Juste avant de mourir, Duroc avait confié à Marmont sa certitude d’une issue tragique : « Mon ami, lui avait-il dit, l’Empereur est insatiable de combat ; nous y resterons tous, voilà notre destinée. » Ainsi, il avait pressenti sa fin, comme Lannes, dont la dernière prophétie – « Ton ambition te perdra » – résonnait peut-être dans la tête de Napoléon. La mort du duc de Montebello, on s’en souvient, l’avait poussé à interrompre les opérations militaires après Wagram. Celle du duc de Frioul joue sans doute un rôle similaire. Napoléon y discerne un avertissement du destin. La disparition d’un être cher le renvoie toujours à sa propre fragilité, soulignant à quel point tout ce qu’il a construit est éphémère. « Du triomphe à la chute, il n’y a qu’un pas. » Difficile vainqueur, à la tête d’une armée exténuée en terrain hostile, il ne veut pas prendre le risque de foncer vers Danzig avec une Autriche menaçante sur ses arrières.

« Cet armistice arrête le cours de mes victoires, écrit-il à Clarke. Je m’y suis décidé pour deux raisons : mon défaut de cavalerie qui m’empêche de frapper de grands coups et la position hostile de l’Autriche. » Conclu jusqu’au 20 juillet, il lui permet d’attendre ses renforts et de montrer à son opinion une volonté pacifique qu’il sait omniprésente grâce aux lettres réitérées de Cambacérès et de ses ministres. Cependant, il s’inquiète : « Si les Alliés ne veulent pas de bonne foi la paix, cet armistice peut nous devenir bien fatal ! » confesse-t-il alors.

Tout va donc dépendre de l’attitude de l’Autriche et de l’ampleur des concessions qu’il se résoudra à faire.

La paix impossible

La légende noire accuse Napoléon d’avoir refusé la paix glorieuse que lui offraient les Alliés. Les napoléonâtres répliquent et incriminent la mauvaise foi des puissances, augmentant leurs exigences jusqu’à l’intolérable au fur et à mesure des négociations tout en masquant leurs buts de guerre devant l’opinion française afin de présenter l’Aigle comme incorrigible et antinomique avec le repos du continent. Le Napoléon du Mémorial accuse particulièrement la duplicité autrichienne. Selon Las Cases, fidèle écho du maître, l’Aigle se croyait indispensable à l’ordre européen et n’imaginait pas être condamné par les autres puissances1101. Comme souvent, la vérité se trouve à mi-chemin, à la fois plus complexe si l’on rentre dans le détail des négociations et plus simple si l’on expose les ambitions de départ des trois entités, à savoir la coalition, l’Autriche et la France.

 

A l’été 1813, la sixième coalition ressemble à celle de 1806-1807 puisqu’elle regroupe la Prusse et la Russie auxquelles viennent se joindre la Suède de Bernadotte1102 et l’Angleterre. Par les traités de Reichenbach signés les 14 et 15 juin, cette dernière s’engage à financer l’effort de guerre à condition qu’aucun combattant ne signe de paix séparée. Ainsi, chacun des Alliés se trouve lié aux buts de guerre d’Albion.

 

Alexandre et Frédéric-Guillaume se sont mis d’accord à Kalisch en février 1813. La Prusse obtiendra un territoire équivalent à celui qu’elle possédait à Iéna, soit le double en superficie comme en nombre d’habitants de ce qui lui a été laissé à Tilsit. Le tsar comptant mettre la main sur la Pologne, donc sur le grand-duché de Varsovie qui appartenait à la Prusse, il lui offre – outre la Westphalie – des compensations à prendre sur les clients allemands de la France, à commencer par la Saxe. Il va de soi que cet arrangement entraîne la mort de la Confédération du Rhin. A ces démantèlements s’ajoute le but traditionnel voulu par l’Angleterre, soit le retour de la France dans ses frontières naturelles, moins Anvers et la Belgique, ce à quoi Napoléon ne consentira jamais. L’Aigle qui vient d’être victorieux serait donc contraint à renoncer à toutes les conquêtes du Consulat et de l’Empire ainsi qu’à la majeure partie de celles de la Révolution. Faut-il préciser qu’il ne l’envisage même pas ? Il est toutefois prêt, ce qui infirme la légende noire, à faire des concessions d’envergure. Si l’Espagne n’en est pas une, eu égard à la dégradation de la situation militaire sur place, il n’en va pas de même du grand-duché et de l’Illyrie, qu’il accepte d’abandonner, ajoutant in extremis les départements hanséatiques réunis de force en 1810. La cession du grand-duché de Varsovie a pour objectif de désintéresser la Russie dont Napoléon, jusqu’à l’absurde, tente de regagner les faveurs diplomatiques, allant jusqu’à dépêcher Caulaincourt au quartier général du tsar. Le duc de Vicence sera naturellement éconduit, Alexandre ayant fait de l’écroulement du Grand Empire le fondement de sa croisade. Si Napoléon est tombé, c’est donc en grande partie pour avoir voulu ressusciter Tilsit au lieu de payer au prix fort l’alliance autrichienne.

Sur ce dernier point, la responsabilité de la rupture divise toujours les historiens. Derrière les faits, il y a en effet l’esprit, les intentions et les sous-entendus ; autant d’éléments échappant à la preuve et aux documents, faisant appel à l’esprit critique et à la subjectivité de chacun.

L’historiographie française, volontiers cocardière, a souvent présenté Metternich sous le jour le plus sombre, négligeant l’intérêt général autrichien qui est la seule aulne à laquelle il doit être jugé. Si l’on veut comprendre les choix de chacun, il faut essayer de se mettre à leur place. Or, l’Autriche, comment ne pas la comprendre, n’aime pas le vainqueur d’Austerlitz et de Wagram qui l’a chassée d’Italie et détrônée du Saint Empire romain germanique. Le mariage avec Marie-Louise, on s’en souvient, a été voulu par Metternich pour sauver l’Empire des Habsbourg, dans l’espoir d’une revanche ultérieure. L’attitude étrangement passive du corps de Schwarzenberg pendant la campagne de Russie prouve assez de quel côté allait son amitié.

Toutefois, le chancelier autrichien est le contraire d’un sot. Comprenant tout l’intérêt d’avoir un gendre puis un petit-fils sur le trône de la première puissance continentale, il ne veut pas la perte de Napoléon, à condition toutefois qu’il rentre dans des limites de puissance compatibles avec l’équilibre européen. D’autre part, cet ultraconservateur répugne à la croisade des peuples mise en branle par le tsar en Allemagne. Il y voit à l’œuvre le redoutable esprit révolutionnaire, susceptible d’emporter dans la tourmente l’empire pluriethnique des Habsbourg, kyrielle de nationalités regroupant Allemands, Hongrois, Polonais, Croates et Serbes, forgé afin de contrer l’expansionnisme ottoman auquel était en train de succéder la Russie panslave. Derrière l’activisme de Stein, il voit se profiler l’avènement d’une grande Allemagne bâtie sur la Prusse, à l’exclusion de l’Autriche, soit le scénario qui triomphera finalement en 1870. La propagande russe en Pologne risque de lui faire perdre la Galicie, dont la possession lui a été formellement garantie par Napoléon l’année précédente.

Metternich, début 1813, a donc autant de raisons de craindre que d’espérer de la part des deux blocs. Aussi choisit-il logiquement la neutralité, profitant du printemps pour compter les coups et laisser s’user ses rivaux tandis qu’il réarme à outrance. A l’été, 250 000 Autrichiens seront prêts à entrer en campagne, ce qui place le pays en situation d’arbitre du continent. Son poids diplomatique monte en puissance à proportion de ses capacités militaires. De décembre 1812 à juin 1813, l’Autriche passe progressivement du statut d’alliée de la France à celui de neutre puis de médiatrice. A chaque stade, elle se rapproche des Alliés, faute d’un accord intéressant pour elle avec Napoléon. Tandis que le tsar lui offre, sur le modèle de ce qu’il a garanti à la Prusse, un retour à sa superficie de 1805, avec l’Italie du Nord dans la hotte de l’alliance, Napoléon s’obstine à la terroriser plutôt qu’à négocier, réservant ses grâces au tsar qu’il ne peut en aucun cas espérer reconquérir.

 

Dépêchés par Metternich, Schwarzenberg et Bubna ont de multiples entretiens avec Napoléon entre janvier et mai. L’Autriche tente alors de monnayer sa neutralité par la cession de l’Illyrie. Or, Napoléon refuse tout marchandage hors du cadre d’une alliance en bonne et due forme. Il ne cédera la province, occupée depuis 1809, qu’à condition que l’Autriche allie ses forces à la Grande Armée. Pour prix de son intervention, il se dit même prêt à ajouter une partie de la Prusse qu’il compte rayer de la carte en cas de victoire. En revanche, si l’Autriche persiste dans la neutralité, elle n’aura rien. Il y a chez Napoléon un refus de céder quoi que ce soit sous la pression qui tient, encore et toujours, à sa conception, agressive car défensive, de la légitimité. Faire le moindre pas en arrière serait selon lui avouer sa faiblesse, ce qui le conduirait à déchoir aux yeux des Français et de l’Europe1103. Il faudrait pouvoir retranscrire l’intégralité de ses conversations avec les diplomates autrichiens tant elles sont révélatrices de sa conception du pouvoir, axée sur la conscience de sa fragilité : « Ma position est difficile : si je faisais une paix déshonorante, je me perdrais, confie-t-il par exemple à Schwarzenberg en avril. Je suis nouveau, j’ai plus de ménagements à garder pour l’opinion, parce que j’en ai besoin. En publiant une paix de cette nature, on n’entendrait, à la vérité, au premier moment, que des cris de joie ; mais bientôt on blâmerait hautement le gouvernement, je perdrais l’estime et en même temps la confiance de mes peuples, car le Français a l’imagination vive, il aime la gloire, l’exaltation, il est “fibreux”1104. » Ce à quoi de nombreux esprits rétorquent qu’en faisant des concessions fortes, dans la foulée de ses premières victoires, l’Aigle aurait gagné la paix à moindre prix et aurait été plébiscité par la population.

*

Faute d’être entendue, l’Autriche glisse chaque jour un peu plus vers la rupture. Narbonne, envoyé comme ambassadeur à Vienne, en avertit l’Aigle fin avril, à la suite d’une série d’entretiens qu’il a eus avec Metternich et l’empereur.

Toute l’armée rêve de venger Wagram, précise-t-il1105, avant d’engager son maître à « tout éclaircir avec sa baguette magique qui ne peut être que son sabre1106 ». N’ayant plus rien à ménager, Napoléon passe à la menace ouverte avec Bubna qu’il retrouve en mai. L’Illyrie n’étant pas offerte, Bubna vient l’exiger tout en annonçant le passage de son pays à la médiation armée, dernier stade avant l’entrée en guerre. Devant un chantage aussi manifeste, Napoléon ne se contient plus : « Je ne veux pas de votre médiation armée, dit-il à l’envoyé. Vous ne faites qu’embrouiller la question. Vous dites ne pouvoir rien faire pour moi ; vous n’êtes donc forts que contre moi. C’est une subtilité que je n’admets pas, de dire que tout cela n’altère point votre système d’alliance avec moi ; c’est un discours qu’on peut tenir aux femmes qu’on veut séduire. » Vient ensuite la menace : « On n’obtient rien par des coups de bâton d’un Français. Je ne céderai pas un village de tout ce qui est constitutionnellement réuni à la France. [...] Je ne fais pas cas de ma vie, aussi peu que de celle des autres. Je ne l’estime pas plus que celle de cent mille hommes ; j’en sacrifierai un million s’il le faut. Vous ne me forcerez que par des victoires multipliées ; je périrai peut-être, et ma dynastie avec moi. Tout cela m’est égal. Vous voulez m’arracher l’Italie et l’Allemagne, vous voulez me déshonorer, monsieur ! L’honneur avant tout ! Puis la femme, puis l’enfant, puis la dynastie. » Dont acte : « Nous allons bouleverser le monde et l’ordre des choses qui est établi. L’existence des monarchies deviendra un problème. La meilleure des femmes en sera la victime ; elle sera malheureuse. La France sera livrée aux Jacobins. L’enfant dans les veines duquel le sang autrichien coule, que deviendra-t-il ? » Et de conclure enfin diplomatiquement : « Ce qui me tient le plus à cœur, c’est le sort du roi de Rome ; je ne veux pas rendre odieux le sang autrichien à la France ! »

Quant à l’Illyrie, il ne saurait en être question puisqu’il l’a conquise au prix d’un million d’hommes : « Vous ne l’aurez pas par la force sans en sacrifier autant. Vous voulez pêcher dans l’eau trouble. On ne gagne pas des provinces avec de l’eau de rose ; ce sont des moyens qu’on peut employer pour séduire les femmes. » S’il cède sur ce point, l’Autriche lui demandera Venise, le Milanais et la Toscane. « Et vous me forcerez à me battre contre vous ; il vaut mieux commencer par là. Oui, si vous voulez avoir des provinces, il faut que le sang coule. Repoussé jusqu’à Francfort, je vous aurais dit la même chose1107. »

Bien évidemment, les victoires de Napoléon provoquent un durcissement dans son attitude. Le 13 juin, il rabroue sèchement Savary qui se fait l’écho des doléances pacifiques de la nation : « Le ton de votre correspondance ne me plaît pas ; vous m’ennuyez toujours du besoin de la paix. Je connais mieux que vous la situation de mon empire, et cette direction donnée à votre correspondance ne produit pas un bon effet sur moi. Je veux la paix et j’y suis plus intéressé que personne ; vos discours là-dessus sont donc inutiles ; mais je ne ferai pas une paix qui soit déshonorante, ou qui nous ramènerait une guerre plus acharnée dans six mois1108. » Rejouant Tilsit et Erfurt, il fait venir des acteurs à Dresde et multiplie les revues tandis qu’il consacre l’essentiel de son temps à préparer la prochaine campagne1109. Refusant toute concession nouvelle, il pousse chaque jour davantage l’Autriche dans les bras de la coalition. Pourtant, une partie de lui refuse toujours de voir la réalité et s’accroche au mirage du pacte de famille, certain que l’empereur François ne consentira jamais à détrôner son petit-fils1110. C’est cette dernière illusion qui s’effondre lors de l’entretien décisif qui réunit Metternich et Napoléon le 26 juin, à Dresde. Il se déroule au palais Marcolini, lieu de résidence de l’Empereur, et aurait duré près de dix heures. Le seul témoin direct, naturellement suspect, se trouve être le chancelier autrichien. S’il magnifie sans doute son rôle dans ses Mémoires, s’attribuant des reparties trop crânes pour être vraies1111, son récit n’en forme pas moins un document majeur auquel il faut accorder une large place tant il marque un tournant dans l’histoire du Premier Empire et est révélateur de la personnalité de Napoléon.

Comme toujours dans ce type d’entretiens, l’Aigle tente de déstabiliser l’adversaire et de l’épuiser puisque leur rencontre dure une journée entière. Il aime ces longs tête-à-tête qu’il mène comme une bataille, usant son interlocuteur afin de l’obliger à se découvrir pour lui porter l’estocade. Alternant le charme et la colère feinte, jouant des mains, du regard et de la voix, il ne désespère pas de prendre son antagoniste dans ses filets comme il l’a fait avec le pape, la famille royale d’Espagne, Alexandre ou le roi de Saxe. Sauf qu’il va tomber sur un roc qui l’admire mais ne l’aime pas, détestant en lui le soldat parvenu, ivre de puissance et dont il a percé les faiblesses narcissiques lors de son ambassade à Paris. Metternich, qui s’est déjà mis d’accord avec Alexandre1112, vient juste mettre sa conscience à l’abri en tentant de jouer jusqu’au bout son rôle de médiateur. Moyennant la renonciation de la France à la Pologne et à l’Allemagne, le chancelier s’affirme prêt à négocier. Or, il n’aura même pas à rentrer dans les détails tant les points de vue vont s’avérer incompatibles.

*

Pénétrant dans la capitale saxonne, Metternich s’avoue surpris par le découragement des Français : « Il me serait difficile de rendre l’expression d’inquiétude douloureuse qui se lisait sur le visage de ces courtisans et de ces généraux couronnés d’or, qui étaient réunis dans les appartements de l’Empereur », écrit-il dans ses Mémoires. Berthier lui susurre en aparté : « N’oubliez pas que l’Europe a besoin de paix, la France surtout, elle qui ne veut que la paix. »

Le voici maintenant introduit auprès de Napoléon. Que de chemin parcouru depuis leur dernière rencontre dans la même ville à l’aube de la campagne de Russie. Le maître des batailles à l’apogée, enflé de gloire et de puissance, a laissé place à un homme aux abois dont la nervosité traduit l’inquiétude. Une large partie de l’entretien, celle que Metternich n’a pas retranscrite, a trait à l’enfer de 1812. Obsédé par la défaite, Napoléon tente sûrement, comme il n’a cessé de le faire depuis son retour, d’écarter toute responsabilité personnelle en attribuant la débâcle au climat et à la nullité de Pradt, fustigeant l’ineptie de ces généraux russes qu’il a toujours battus. On le sent dévoré par la crainte de perdre son aura, tentant de minimiser les pertes. Mais pas question pour lui de se placer trop longtemps sur la défensive et, après quelques compliments d’usage, il agresse aussitôt son interlocuteur :

« Ainsi, vous voulez la guerre ; c’est bien, vous l’aurez. J’ai anéanti l’armée prussienne à Lützen ; j’ai battu les Russes à Bautzen ; vous voulez avoir votre tour, je vous donne rendez-vous à Vienne. Les hommes sont incorrigibles ; les leçons de l’expérience sont perdues pour eux. Trois fois, j’ai rétabli l’empereur François sur son trône ; je lui ai promis de rester en paix avec lui tant que je vivrais ; j’ai épousé sa fille, je me suis dit dans le temps que je faisais une sottise, mais je l’ai faite et je m’en repens aujourd’hui.

— La paix et la guerre, répond calmement Metternich, sont entre les mains de Votre Majesté. [...] Entre les aspirations de l’Europe et vos désirs, il y a un abîme. Le monde a besoin de la paix. Pour assurer cette paix, vous devez rentrer dans des limites de puissance compatibles avec le repos général, ou bien vous succomberez dans la lutte. Vous pouvez faire la paix aujourd’hui ; demain vous ne le pourrez plus. L’Empereur, mon maître, réglera sa conduite sur la voix de sa conscience ; c’est à vous, Sire, d’écouter la vôtre. »

Au lieu de laisser son interlocuteur développer ses propositions, Napoléon l’interrompt en s’écriant : « Eh bien, que veut-on de moi ? Que je me déshonore ? Jamais ! Je saurai mourir, mais je ne céderai pas un pouce de terrain. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et ne pas moins rentrer toujours dans leurs capitales ; moi je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j’aurai cessé d’être fort, et, par conséquent, d’être craint. » Pour entretenir cette crainte, l’Aigle entraîne son interlocuteur dans son cabinet. Durant une heure, il lui révèle qu’il connaît jusqu’au bout des ongles ses préparatifs militaires, détaille les effectifs et les emplacements des différents corps d’armée autrichiens. Aujourd’hui comme hier, il sait tout, voit tout, anticipe tout : « Combien d’alliés êtes-vous donc ? Quatre, cinq, six, vingt ? Plus vous serez nombreux, plus je serai tranquille. J’accepte le défi. Mais je puis vous assurer, continua-t-il avec un rire forcé, qu’au mois d’octobre prochain, nous nous verrons à Vienne. » Et Napoléon d’énumérer l’ampleur de ses forces en les exagérant.

« J’ai vu vos soldats, ce sont des enfants, répond impassible Metternich. Et quand cette armée d’adolescents que vous appelez sous les armes aura disparu, ajoute-t-il glacial, que ferez-vous ? » Placé à découvert, Napoléon s’enflamme et prononce la célèbre phrase révélatrice de son mépris de la vie humaine :

« Vous n’êtes pas soldat et vous ne savez pas ce qui se passe dans l’âme d’un soldat. J’ai grandi sur les champs de bataille, et un homme comme moi se soucie peu de la vie d’un million d’hommes.

— Ouvrons les portes, et puissent vos paroles retentir d’un bout de la France à l’autre ! Ce n’est pas la cause que je représente qui y perdra », rétorque l’Autrichien1113.

Durant l’entretien, une anecdote prouve que le rapport de force entre les deux hommes s’est inversé. Au plus fort de sa colère, Napoléon laisse volontairement tomber son chapeau, escomptant que Metternich se baissera pour le ramasser. Ce dernier s’en abstient, obligeant l’Empereur, déconfit, à finir par le ramasser lui-même.

La nuit tombée, et les hommes n’ayant plus rien à se dire, l’entretien se conclut par une ultime maladresse de l’Aigle :

« Eh bien, dit Napoléon en le frappant sur l’épaule, voulez-vous savoir ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre.

— Vous êtes perdu, Sire, lui dit alors l’Autrichien, je l’ai pressenti en arrivant, en vous quittant, j’en emporte la conviction1114. »

Napoléon sait désormais à quoi s’en tenir. Ses dernières illusions sur le pacte de famille sont en train de s’évanouir, même s’il gardera jusqu’à la dernière minute l’espoir d’un accommodement. Comme l’a dit en substance un diplomate autrichien : « Ce que la politique a fait, la politique peut le défaire. » Marie-Louise ne sauvera pas le Grand Empire. En dépit du mariage, l’Aigle découvre le mépris intact de l’aristocratie continentale, dont Metternich est l’archétype, pour le parvenu couronné de Brumaire. Le neveu de Louis XVI se voit brutalement renvoyé à la médiocrité de ses origines, usurpateur vulgaire et conquérant insatiable dont plus personne ne veut maintenant que la peur qu’il inspirait s’estompe. Il réalise alors l’ampleur de son erreur : « En épousant une Autrichienne, j’ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle ; je me suis trompé et je sens aujourd’hui l’étendue de mon erreur. Cela me coûtera peut-être mon trône, mais j’ensevelirai le monde sous mes ruines », a-t-il dit au chancelier. La rage du propos souligne l’ampleur de l’humiliation et du malentendu avec l’Europe. En voulant à toute force être adoubé par ses « frères », Napoléon, on l’a assez dit, s’est éloigné de la Révolution, laissant en déshérence l’idée de nation et l’esprit de liberté. Les valeurs fondatrices de 1789 se retrouvent maintenant liguées contre lui, détenues par ces mêmes souverains qui lui crachent au visage, lui révélant qu’ils ne l’ont jamais admis, seulement tolérés comme un pis-aller. Véritable monsieur Jourdain de la légitimité, « le capitaine-canon » comprend soudain l’étendue de ses fautes et la vanité de ses ambitions. Tandis qu’il fulmine des anathèmes contre la duplicité de l’Autriche s’engage une prise de conscience qui aboutira à l’ultime métamorphose. L’Empereur redécouvre cet esprit de 93, autoritaire, guerrier et patriotique, qu’il préférera toujours au parlementarisme libéral de 1789. Napoléon s’apprête pour de bon à revenir vers Bonaparte.

*

Le 27 juin, soit le lendemain de sa rencontre avec l’Aigle, Metternich adhère formellement au traité de Reichenbach dont les clauses avaient été fixées juste avant son entrevue avec l’Aigle. Le « médiateur » s’engage à entrer en guerre contre la France si elle n’adhère pas à des préliminaires en quatre points portant renonciation de la France à l’Illyrie, au grand-duché de Varsovie, à Danzig et aux villes hanséatiques. Ce « prologue » adopté, il s’engage à soutenir les revendications de ses partenaires sur la dislocation de la Confédération du Rhin et la restauration d’une grande Prusse. Tout le monde sait que Napoléon, au sortir de deux victoires, ne souscrira jamais à une pareille humiliation. L’Autriche a donc choisi son camp. La guerre, sauf miracle, est résolue. La prolongation de l’armistice jusqu’à la mi-août est juste destinée à laisser aux protagonistes le temps de parfaire leurs préparatifs.

Dans ce contexte, le congrès de Prague, qui s’ouvre le 5 juillet, n’est qu’une vaste comédie. Narbonne, et surtout Caulaincourt, les plénipotentiaires français, y arrivent en retard, sans instructions claires. Même mauvaise foi du côté de la coalition, qui use de moyens dilatoires pour retarder l’ouverture des conférences.

La perte de la bataille de Vittoria le 21 juin, qui condamne la présence française en Espagne, renforce encore s’il en était besoin la détermination des Alliés1115. Elle couronne une belle manœuvre offensive de Wellington, soulignant a contrario l’incapacité de Joseph et de son major général Jourdan1116. « Les malheurs d’Espagne sont d’autant plus grands qu’ils sont ridicules », commente Napoléon, qui envoie d’urgence Soult prendre le commandement de la retraite, tandis qu’il écarte son frère, sommé de se faire oublier dans sa propriété de Mortefontaine.

Cette débâcle ibérique, connue en juillet, renforce le poids des colombes dans le camp français. A l’exception de Maret, partisan de la lutte à outrance1117, ministres, maréchaux et diplomates supplient Napoléon de conclure la paix sur la base qu’ils jugent honorable des frontières naturelles et de l’Italie. Caulaincourt se fait le principal représentant de cette tendance, n’hésitant pas à solliciter les Alliés pour qu’ils se montrent fermes. Devant les plénipotentiaires étrangers réunis à Prague, il fait une profession de foi pacifique qui confirme l’isolement de l’Aigle dans son propre camp : « Dites-moi seulement si vous avez assez de troupes pour nous rendre une bonne fois raisonnables. [...] Je suis tout aussi européen que vous pouvez l’être. Ramenez-nous en France par la paix ou par la guerre, et vous serez bénis par trente millions de Français et par tous les serviteurs et amis éclairés de l’Empereur. » Manipulé par Metternich, qui le persuade de son attachement au père de l’Aiglon, le duc de Vicence s’aventure ainsi, au nom de la fidélité, jusqu’aux limites de la traîtrise, renseignant ses interlocuteurs sur la faiblesse de la cavalerie impériale et la médiocre qualité des renforts envoyés. Ce qui revient à leur dire que la France sera écrasée en cas de reprise du conflit.

Ravis de l’entendre, les Alliés sont tout aussi heureux d’apprendre que la nation ne supporte plus la guerre et maudit l’esprit de conquête. Ils décident d’exploiter pleinement ces nouvelles en se livrant à une « médiatisation diplomatique » destinée à rejeter la responsabilité de la reprise des hostilités sur Napoléon. Pour ce faire, ils pratiquent une diplomatie à deux visages, rendant publique leur volonté d’assurer à la Grande Nation ses frontières naturelles, mais gardant soigneusement secret tout ce qui touche à la Belgique, la Hollande et l’Italie du Nord1118. L’objectif consiste naturellement à séparer l’Empereur de ses sujets. Comme le résume Joseph de Maistre à Blacas, le favori de Louis XVIII : « C’est par les Français que Bonaparte doit périr. » Faut-il préciser que l’intransigeance de l’Aigle sert à merveille leur dessein ? De plus en plus isolé, Napoléon s’enferme par orgueil dans sa stratégie de fermeté, prisonnier de ses conquêtes et de sa vision glorieuse de la légitimité. Ainsi son maximum négociable reste inférieur au minimum proposé par les Alliés, la renonciation à son protectorat sur la Confédération du Rhin formant le principal point d’achoppement.

Contrairement aux dires de Marmont, qui le présente comme un exalté emporté par la passion1119, il a au contraire parfaitement perçu les arrière-pensées de ses adversaires : « Il fallait, comme en 1795, comme en 1798, comme en 1805, 1806, 1809, choisir entre une lutte à mort et le retour pur et simple de la France à ses anciennes limites, affirme Albert Sorel. C’est du Grand Empire que l’on prétend l’exproprier, d’abord, puis de l’Empire même et des conquêtes de la République. »

 

C’est sa fragilité qui le pousse à l’intransigeance. Imaginons-le complaire aux colombes et abandonner la Pologne et la Confédération du Rhin. Il perdrait aussitôt le soutien du corps de Poniatowski, le contingent saxon et celui des autres princes allemands alliés de la France. En outre, ces immenses concessions, alors qu’il vient d’être victorieux, ne lui donneraient qu’une trêve éphémère. L’Europe, enhardie par ce triomphe sans combat, exigerait tôt ou tard le retour à la carte de 1789, l’obligeant à laisser la France plus petite qu’il ne l’avait trouvée. Quitte à tout perdre, il préfère encore essayer de tout garder, misant sur ses conscrits et son génie pour rétablir sa situation. Fort maintenant de 350 000 hommes, dont 40 000 cavaliers, n’est-il pas en bien meilleure posture qu’après son retour de Moscou ?

 

Durant les derniers jours, il hésite pourtant, cherche jusqu’au bout un moyen de sortir par le haut. Le 9 août, veille de l’expiration de l’armistice, il reçoit enfin « l’ultimatum » autrichien, arraché par Caulaincourt à Metternich. Vienne réclame pour elle l’Illyrie, la dissolution du grand-duché et de la Confédération du Rhin, une Prusse forte avec Danzig, le rétablissement de l’indépendance d’Hambourg et Lübeck, la renonciation au titre de médiateur de la Confédération helvétique. Il lui resterait en théorie la Hollande, la Belgique et l’Italie. Sauf que la proposition est subordonnée à l’acceptation préalable de l’Angleterre. Autant dire qu’Amsterdam et Bruxelles sont condamnées. Pourtant, Napoléon ne veut pas passer pour le seul fauteur de guerre. Il fait une réponse conciliante qui arrive – volontairement ou non ? – trop tard par rapport au délai fixé. Le soir même du 10 août, date butoir de l’armistice, Metternich fait allumer des signaux lumineux, de Prague à la Silésie, pour avertir de la déclaration de guerre qu’il notifie deux jours plus tard à Caulaincourt. Naturellement, l’opinion française ne connaîtra que la première mouture des propositions de la si raisonnable Autriche. Elle n’aura qu’à s’en prendre à Napoléon d’avoir refusé la garantie de ses frontières naturelles, augmentées du nord de la péninsule italienne, soit les rêves conjugués de Louis XIV et François Ier.

 

Ainsi, pour la première fois depuis la Révolution, l’Europe est unie contre l’ogre1120. Jusqu’alors les coalitions n’ont jamais pu triompher, car il y a toujours eu un chaînon manquant : la Russie en 1793, la Prusse en 1799 et 1805, l’Autriche en 1806 et début 1813, la Prusse et la Russie en 1809, l’Autriche et la Prusse en 1812. Cette quadruple alliance1121, assortie des 30 000 Suédois de Bernadotte, donne d’emblée aux Alliés une supériorité numérique qui ira en s’accentuant. La défection de l’Autriche s’avère particulièrement lourde de conséquences, car elle menace de désintégration l’ensemble de la Confédération, à commencer par la Bavière, l’autre grand Etat catholique allemand qui rejoindra la sixième coalition le 8 octobre1122. Le sentiment unitaire allemand reçoit un nouvel élan, notamment en Saxe, théâtre des opérations depuis le printemps. Le petit royaume ne supporte plus d’être pressuré par l’occupant français, volontiers pillard et violent.

 

Face à un ennemi galvanisé, la Grande Armée semble avoir perdu la flamme. Pour le général hollandais Dedem de Gelder : « Personne ne voulait plus de la guerre, sauf ceux qui ne l’avaient point faite ou qui la faisaient fort commodément au quartier impérial où ils n’éprouvaient ni fatigues ni privations. » Lignières, pourtant membre de la Garde, témoigne d’un même désenchantement : « Le soldat commençait à se démoraliser fort, écrit-il. L’ambition soutenait les cœurs et l’élan des sous-officiers et officiers jusqu’au grade compris de capitaine. A partir du grade de chef de bataillon, le dégoût de la guerre allait croissant jusqu’aux grades les plus élevés ; ces derniers étaient les plus dégoûtés. Ils désiraient jouir paisiblement des honneurs et richesses qu’ils avaient acquis1123. » Placé sur un bateau derrière l’empereur, le préfet de Mayence, Jean Bon Saint-André, constate auprès de son voisin Beugnot que « le sort du monde dépend d’un coup de pied de plus ou de moins » avant de déplorer le manque de « gens de résolution » et de conclure : « Tenez-vous pour dit que nous pleurerons des larmes de sang que sa promenade de ce jour n’ait pas été la dernière1124. »