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Mort d’un empire
« [...] C’est dans ma destinée de me voir constamment trahi par l’affreuse ingratitude des hommes que j’ai le plus comblés de bienfaits. »
Lettre de Napoléon à Cambacérès,
6 novembre 1813.
Le nœud coulant
Sa position trop excentrée à l’est place d’emblée Napoléon sur la défensive. Forte de près de 500 000 hommes en première ligne, contre 350 000 Français, la coalition a divisé ses forces en trois armées, chacune mélangeant les nationalités afin de prévenir toute défection. En effet, Russes et Prussiens se défient des Suédois et des Autrichiens, les derniers engagés, soupçonnés d’être tentés de signer une paix séparée. L’Autriche demeure suspectée de vouloir ménager Napoléon tandis que ses visées sur le trône de France incitent Bernadotte à épargner la Grande Armée afin de ne pas insulter l’avenir1125. En conséquence, le prince royal, qui dirige l’armée du Nord en charge de couvrir Berlin, commande à 150 000 hommes dont un cinquième seulement de Suédois, le reste étant composé par des corps russes et prussiens. En Silésie, le bouillonnant Blücher dispose de 120 000 soldats tandis que Schwarzenberg hérite du commandement principal : environ 250 000 hommes massés en Bohême d’où ils peuvent facilement attaquer Dresde.
Face à cette menace, Napoléon réplique en choisissant de diviser lui aussi ses forces en trois entités distinctes : Gouvion-Saint-Cyr à Dresde, Ney et Macdonald face à Blücher ; Oudinot devant Bernadotte avec pour tâche de faire sa jonction avec Davout à Hambourg afin de prendre Berlin. L’Aigle, conservant une cinquantaine de milliers d’hommes, se portera à l’aide du groupe d’armées menacé, les deux autres armées devant rester sur la défensive.
Malheureusement, la Grande Armée de 1813 n’est plus que l’ombre de celle de 1805. Par fidélité envers le roi de Saxe, Napoléon a refusé d’abandonner Dresde, trop excentrée à l’est, pour reculer vers la Saale et le Rhin, soit sur un front moins étendu et plus proche de la France, donc mieux à même de recevoir vivres et renforts comme de résister aux coups de main des Cosaques et des partisans. Une nouvelle fois, Napoléon doit taper du poing sur la table pour imposer son point de vue aux maréchaux réticents : « Quelle prudence est donc la vôtre ? leur dit-il. Dix batailles perdues pourraient à peine me réduire à la position où vous voulez me placer tout d’abord ! [...] Si l’art de la guerre n’était autre chose que l’art de ne rien compromettre, la gloire deviendrait la proie des esprits médiocres. C’est un triomphe complet qu’il nous faut ! La question n’est plus dans l’abandon de telle ou telle province ; il s’agit de notre supériorité politique ; on veut l’abattre, et pour nous l’existence en dépend. Vous craignez que je ne reste trop en l’air au cœur de l’Allemagne ? N’étais-je pas dans une position plus hasardée sur les champs de bataille de Marengo, d’Austerlitz et de Wagram ? Depuis Arcole jusqu’à ce jour, tous les pas que j’ai faits dans la carrière ne sont que des hardiesses de ce genre, et en cela, j’ai suivi les plus illustres exemples1126. »
Or Napoléon ne sait pas que les Alliés ont anticipé ses réactions et prévu la réplique idoine. Leur plan de campagne, fixé dans ses grandes lignes dès juillet1127, a été élaboré par trois renégats, Bernadotte et les généraux Jomini et Moreau. Le premier, ancien chef d’état-major de Ney, a été « retourné » par le tsar moyennant finances et un grade prestigieux1128. Quant à Moreau, la perspective de venger son échec de 1804 l’incite à quitter son exil américain pour rejoindre la coalition et prouver au monde que le vainqueur d’Hohenlinden surpasse le miraculé de Marengo1129. Le trio préconise de refuser tout affrontement direct avec Napoléon pour mieux attaquer ses lieutenants dispersés. Il s’agit d’user progressivement l’Aigle, qui a fait le plein de ses renforts, tandis que les Alliés vont recevoir plusieurs dizaines de milliers d’hommes supplémentaires dans les semaines à venir et comptent sur le ralliement prochain des troupes de la Confédération du Rhin. Quand le rapport de force sera suffisamment écrasant en leur faveur, ils regrouperont leurs armées et rencontreront Napoléon au cours de la bataille décisive. En résumé, l’Aigle jouera le rôle du taureau affaibli à coups de banderilles jusqu’à la mise à mort.
Le 15 août, Marmont écrit à Napoléon une lettre qui s’avérera prémonitoire : « Par la création de trois armées distinctes, Votre Majesté renonce encore aux avantages que sa présence sur le champ de bataille lui assure, et je crains bien que le jour où elle aura remporté une victoire et cru gagner une bataille décisive, elle n’apprenne qu’elle en aura perdu deux. » Trois jours plus tôt, violant les dispositions de l’armistice1130, Blücher est passé à l’offensive. Napoléon se porte aussitôt à sa rencontre quand, à sa grande surprise, le bouillonnant « Vorwaerts » se dérobe et retraite. L’Aigle part aussitôt à sa poursuite, mais apprend bientôt que Gouvion-Saint-Cyr, vigoureusement attaqué à Dresde, se juge hors d’état de tenir. A marches forcées, Napoléon gagne aussitôt la capitale saxonne où il pénètre avec sa garde. Comme toujours, son arrivée dope les troupes et décourage les Alliés, qui se replient sous une pluie battante en subissant de lourdes pertes. Durant la bataille, Moreau s’écroule, victime d’un boulet français, ce que beaucoup interprètent comme une éclaircie du destin1131. Malheureusement, Napoléon, pris soudainement de violentes douleurs à l’estomac1132, doit regagner Dresde et abandonner la poursuite à ses lieutenants. Le général Vandamme, mal secondé par Gouvion-Saint-Cyr, se trouve bientôt acculé sous le nombre et doit capituler à l’issue d’une bataille acharnée1133. Même si la moitié de son corps parvient à s’échapper, le contrecoup est rude pour l’Empereur. Comme le résume Montesquiou : « L’effet moral de cette défaite catastrophique provoqua un découragement qui dura jusqu’à la fin de la campagne. »
La capitulation de Vandamme à Kulm date du 30 août. Une semaine plus tôt, Oudinot en marche vers Berlin a été sévèrement repoussé par Bernadotte à Gross-Beeren. Le 26, c’est au tour de Macdonald d’être étrillé par Blücher à la Katzbach1134. Le 6 septembre suivant, Ney, remplaçant le duc de Reggio, est sèchement battu à Dennewitz. La prophétie de Marmont est plus qu’accomplie puisque la victoire de l’Empereur à Dresde est annulée par les quatre défaites de ses maréchaux. Berlin est perdue, isolant la garnison de Hambourg bientôt encerclée tandis que Dresde reste soumise aux coups de boutoir de l’armée de Bohême.
L’occasion décisive a été manquée. Le baron Fain, chroniqueur méticuleux de la campagne, rapporte la réaction de son maître à la nouvelle du désastre de Vandamme : « Eh bien, dit-il à Maret, voilà la guerre : bien haut le matin, et bien bas le soir. Du triomphe à la chute il n’est souvent qu’un pas. Il fixe de nouveau ses yeux sur la carte, prend un compas, et scande ces vers qui lui reviennent à la mémoire :
J’ai servi, commandé, vaincu quarante armées ;
Du monde entre mes mains, j’ai vu les destinées ;
Et j’ai toujours connu qu’en chaque événement
Le destin des Etats dépendait d’un moment.
La médiocrité des maréchaux, mise en avant par Napoléon et de nombreux hagiographes, n’explique pas tout1135. L’armée se délite sous l’effet des marches forcées, au-dessus des forces des conscrits. La cavalerie, sur laquelle l’Empereur avait tant compté, se révèle tout autant inexpérimentée et moralement fragile que l’infanterie, comme l’explique Saint-Chamans en quelques lignes mordantes : « Cette cavalerie était fort belle ; mais comme on l’avait dit autrefois de l’armée du grand Condé, il ne lui manquait que d’être majeure ; effectivement, ni les hommes ni les chevaux n’avaient fait la guerre ; les premiers avaient vingt ans, les autres quatre ; tout cela était fort beau et rempli d’ardeur, mais aussi tout cela creva aux premières fatigues. » Elle poursuit mal et ne se protège pas. En résulte une audace chaque jour plus grande de l’ennemi qui agresse les convois, massacre les isolés et attaque les détachements au bivouac avec d’autant plus de facilité que l’armée, trop occupée à marauder, se garde mal la nuit. « Les Cosaques, qui connaissaient bien ces habitudes, se dissimulaient et choisissaient l’instant propice pour charger avec leur “Hourrah !” habituel, attaquer le camp français où ils faisaient toujours beaucoup de mal, et revenaient avec des chevaux et des prisonniers, quelquefois après avoir encloué des canons, car les artilleurs étaient aussi très négligents », constate le Polonais Grabowski.
Incontestablement, la foi en la victoire et l’ardeur sont en train de changer de camp. Mal nourri, le soldat impérial commence à déserter pour rejoindre les hordes de « fricoteurs » qui vivent en marge et n’hésitent pas à piller eux aussi les convois, aggravant le sentiment d’insécurité d’un troupier déjà hanté par la peur du Cosaque. Fait nouveau par rapport à la campagne de printemps : les troupes de la Confédération du Rhin – Bavarois, Saxons, Wurtembourgeois et Westphaliens – passent en masse à l’ennemi quand ils ne font pas défection sur le champ de bataille, ce qui a été le cas à Gross-Beeren comme à Dennewitz. Même Ney, le brave des braves, succombe au découragement comme en témoigne cette lettre qu’il écrit le 10 septembre à Berthier : « Le moral des généraux, et en général des officiers, est singulièrement ébranlé. Commander ainsi n’est commander qu’à demi, et j’aimerais mieux être grenadier. Je vous prie d’obtenir de l’Empereur, ou que je sois seul général en chef, ayant sous mes ordres des généraux de division d’aile, ou que Sa Majesté veuille bien me retirer de cet enfer. Je n’ai pas besoin, je pense, de parler de mon dévouement. Je suis prêt à verser tout mon sang, mais je désire que ce soit utilement. » Et de conclure : « Dans l’état actuel, la présence de l’Empereur pourrait seule rétablir l’ensemble1136. »
*
Au couchant de l’été, l’armée française ne compte plus qu’environ 250 000 combattants disponibles contre près de 600 000 pour ses antagonistes. Elle a perdu son allant et toute chance de prendre l’initiative. La stratégie de « défense offensive » de Napoléon a donc échoué. Certes, Macdonald, Oudinot et Ney ont commis des erreurs1137. Mais l’Aigle n’est-il pas le seul véritable responsable, coupable d’avoir confié les commandements majeurs à des médiocres, incapables de faire preuve d’initiative ? Il paie, comme en Espagne, le fait de ne pas les avoir assez responsabilisés, sans doute de peur qu’ils rivalisent de gloire avec lui et lui fassent ombrage. Interdits d’autonomie, tétanisés par la peur, ils se révèlent inefficaces face à des manœuvriers de talent comme Blücher et Bernadotte. Le constat mérite d’être creusé davantage. Stratège et tacticien de génie, l’Aigle possède une intelligence sèche, trop cérébrale. Ivre de tableaux et de statistiques, il néglige les facteurs humains les plus élémentaires tels que le moral des combattants ou l’épuisement des hommes. Comme en Espagne et en Russie, il commet aussi l’erreur de sous-estimer les partisans, ne jure que par les armées régulières. Enfin, comme toujours, il méprise les problèmes d’intendance. Il faut, sur tous ces points, rejoindre l’analyse du perspicace Odeleben. D’après lui, « Napoléon était toujours occupé de calculs géographiques : d’un coup d’œil exercé, il relevait avec une facilité surprenante, les distances des lieux et celles du temps, d’où dépendait la combinaison des marches de ses armées sous le rapport stratégique et tactique. Mais la précision des marches exécutées sous les ordres de ses généraux, l’habitua à voir tous ses ordres accomplis, et lui fit croire qu’il satisferait aussi aisément à tous les besoins de l’armée. Son ton de dictateur lui paraissait devoir suffire pour procurer du pain et de la viande, comme pour réunir son armée sur un point déterminé ». L’Aigle, ajoute-il, était « trop absorbé par ses dispositions mathématico-géographiques [...] pour s’occuper des détails les plus ennuyeux de l’art de la guerre. Il détestait cette partie comme celle qui mettait le plus d’entraves à ses projets. [...] Napoléon croyait en avoir fait assez en ordonnant qu’une grande quantité de vivres lui fût envoyée de France ». Avant de conclure : « Le simple soldat était devenu depuis longtemps une marchandise sans aucune valeur. »
Tandis que ses hommes s’épuisent, l’Empereur s’échine tout le mois de septembre à atteindre cet ennemi qui s’obstine à le fuir. Il passe l’essentiel de ses journées à Dresde, chaque jour plus morose et indécis1138. Berthier, bouc émissaire habituel, fait les frais de sa mauvaise humeur. Ayant soutenu les demandes de Murat et Ney en faveur de nouvelles négociations, Napoléon l’interrompt brutalement d’un définitif : « Et vous aussi, vieil imbécile, de quoi vous mêlez-vous1139 ? » Pourtant, le prince de Neuchâtel se contente de relayer avec sa timidité coutumière les récriminations de tout le quartier général qui juge, à défaut de paix, un repli inévitable sous peine d’être écrasé sous le nombre. « Sire, le supplie à son tour Macdonald, vous n’avez plus d’armée ; il n’y a plus que des malheureux mourant de faim. [...] Vous avez tout perdu ; vous n’avez qu’à songer à la paix. » Mais Napoléon refuse toujours de céder à l’évidence. Comme à Moscou, l’impossibilité de la victoire l’entraîne vers le gouffre. Certes, reculer serait admettre sa défaite. Mais rester précipite sa perte et la rend irrémédiable. Le 9 octobre, il appelle par anticipation 160 000 conscrits de la classe 1815 et en rappelle 120 000 autres sur les classes antérieures. Alors que tout tourne contre lui, il veut encore défier l’ennemi, certain de le battre si on lui offre enfin cette grande bataille qu’on n’a pas cessé de lui refuser. Pourtant, comme l’année précédente, le pessimisme le gagne : « Je voyais clairement arriver l’heure décisive, dira-t-il plus tard. L’étoile pâlissait, je sentais les rênes m’échapper, et je n’y pouvais rien. Un coup de tonnerre pouvait seul nous sauver, car traiter, conclure, c’était se livrer en sot à l’ennemi [...]. Il ne restait donc qu’à combattre ; et chaque jour, par une fatalité ou une autre, nos chances diminuaient. »
Début octobre, Blücher et Bernadotte franchissent l’Elbe et se portent enfin en avant. C’est le signe que les Alliés s’apprêtent à rassembler leurs armées pour porter le coup décisif. Autre mauvaise nouvelle : le passage de la Bavière à la coalition, effectif le 8 octobre, affaiblit dangereusement le dispositif français. Napoléon tente alors le tout pour le tout, soit tâcher de battre à tour de rôle les trois armées ennemies avant qu’elles n’aient eu le temps de faire leur jonction. Pour rassurer le roi de Saxe, il lui laisse 30 000 hommes sous Gouvion-Saint-Cyr à Dresde. Avant de quitter la capitale saxonne, il fait une chute de cheval, rappelant celle qui l’a affecté l’année précédente avant le franchissement du Niémen. « Quelques personnes ont regardé ce singulier accident comme un présage frappant de sa chute », avoue Odeleben.
Perdant vite le contact avec Blücher, qui se dérobe à nouveau, Napoléon passe plus de trois jours à attendre, aveugle sur les mouvements de l’ennemi, qui en profite pour se rapprocher1140. Chaque jour joue maintenant contre lui. Le 13 octobre, apprenant que Murat est attaqué par Schwarzenberg autour de Leipzig, Napoléon ordonne le rassemblement de ses corps autour de la ville. Il pense pouvoir détruire l’armée de Bohême avant que Blücher et Bernadotte n’aient eu le temps de la rejoindre. Malheureusement, il doit attendre encore deux jours avant d’être en mesure de passer à l’attaque, deux jours qui ne sont pas perdus pour les Prussiens et les Suédois, qui convergent à marches forcées tout comme le Russe Bennigsen qui accourt pour l’hallali à la tête d’une armée de réserve de plus de 60 000 hommes. Rencontrant Augereau, un des retardataires, Napoléon l’agresse :
« Vous vous êtes bien fait attendre, vous n’êtes plus l’Augereau de Castiglione.
— Sire, fulmine le vieux guerrier, je serai encore l’Augereau de Castiglione quand vous me rendrez mes soldats d’Italie. »
La sanction
Leipzig, surnommée « la bataille des nations », dure quatre jours, du 16 au 19 octobre. C’est la plus impressionnante de l’histoire de l’Empire à la fois par sa longueur et l’ampleur des forces engagées : 500 000 hommes, soit le triple des forces engagées à Austerlitz, appartenant à une dizaine de nations, vont y décider de l’avenir du monde en présence de trois empereurs, deux rois et d’un prince royal de Suède1141.
La défaite est scellée dès le 16 au soir. Napoléon, qui dispose le matin de 160 000 hommes contre 180 000 pour Schwarzenberg et Blücher, donne pour consigne de contenir le Prussien tandis qu’il concentre ses gros contre l’armée de Bohême. Celle-ci battue, il se fait fort de se retourner contre Blücher, bénéficiant à chaque fois d’une supériorité numérique substantielle. Tout est donc une question de vitesse. Heureux de tenir enfin « sa bataille », il aborde le combat d’excellente humeur en taquinant Murat dont il connaît les contacts secrets avec la coalition : « Oui, oui, lui dit-il d’un air patelin, vous avez été prêt à faire comme l’Autriche, mais je vous pardonne. » Comme l’affirme Louis Madelin dans une formule heureuse : « Pour l’empêcher de devenir un traître, il en referait un héros. »
Les hostilités s’engagent sous le feu roulant de l’artillerie, « une fusillade de canons » (Bellot de Kergorre) qui fait trembler la terre sous les pieds des combattants1142. Pour déséquilibrer Schwarzenberg, Napoléon a prévu de combiner une attaque au centre avec un mouvement de contournement de la droite autrichienne qu’il confie à Macdonald. Si ce dernier progresse difficilement, les autres colonnes françaises avancent bien, appuyées par l’artillerie, et s’enfoncent rapidement dans le centre adverse. Jugeant l’instant propice, Napoléon envoie Murat porter l’estocade à la tête de 12 000 cavaliers. En grande difficulté, Schwarzenberg doit engager ses réserves et semble condamné quand Napoléon, sur le point de faire donner la Garde, doit suspendre l’attaque en raison de difficultés rencontrées sur d’autres points du front. Quand il lance une nouvelle offensive, en fin d’après-midi, il se heurte à des ennemis trop solidement établis pour pouvoir être délogés. La victoire s’est envolée. Sur les autres positions, Marmont a glorieusement contenu Blücher, avec 20 000 hommes contre 60 000, tandis que le corps du général Bertrand, établi à Lindenau, a repoussé les attaques de plusieurs colonnes autrichiennes. Au total, 50 000 hommes – 20 000 Français contre 30 000 Alliés – ont déjà disparu1143.
Réduite à 140 000 combattants, l’armée n’est plus en état de s’opposer aux Alliés, qui vont recevoir 120 000 hommes de renforts amenés par Bennigsen et un Bernadotte venu prendre « le bain de sang français » exigé par Blücher comme preuve de la sincérité de son engagement. Ainsi, la Grande Armée va devoir combattre à un contre deux, cantonnée à l’est du large fleuve l’Elster, manquant de ponts pour retraiter vers l’ouest, prise dans un étau par les ennemis qui se déploient en demi-cercle autour d’elle toute la journée du 17. « Il est vraiment incroyable qu’un chef d’armée aussi célèbre, aussi prudent que l’Empereur ait choisi la plaine de Leipzig comme champ de bataille, s’étonne Grabowski. Il avait derrière lui une grande ville, avec des rues très étroites et une rivière marécageuse, l’Elster, sur laquelle il n’y avait qu’un seul pont. Quant à construire d’autres ponts pour faciliter le passage, on n’y avait pas pensé. » Marmont corrige avec justesse une erreur souvent commise : « Quand on fixe au 18 octobre la bataille de Leipzig, on est dans l’erreur, écrit-il dans ses Mémoires. Le 16, la grande question a été décidée. » Schwarzenberg attendant pour le 17 de puissants renforts, « il n’y avait plus rien à faire. D’ailleurs nos moyens étaient usés, nos munitions consommées, nos camps à moitié détruits. Nous n’avions donc plus d’espérance à concevoir, et notre pensée unique devait être de nous retirer en bon ordre, de sauver nos débris et de regagner la France ».
Pourtant, à la surprise générale, Napoléon passe la journée du 17 sans prendre de décision. « Il semblait frappé de léthargie », assure l’officier russe Boutourline1144. Odeleben qui l’aperçoit se promenant avec Murat le juge « sérieux et pensif ». Scandée par quelques coups de canon, la journée s’écoule, drôle de pause entre deux boucheries, intermède propice aux Alliés qui referment leur tenaille autour de leur proie.
Napoléon a été souvent attaqué pour cette coupable inactivité, si contraire à son caractère. Pourquoi laisse-t-il les Alliés l’encercler alors que chaque minute compte contre lui ? Pourquoi n’ordonne-t-il pas la retraite eu égard à une situation aussi compromise ? En réalité, il ne peut toujours pas se résoudre à reculer, s’accroche à Leipzig comme il s’accroche à Dresde ou à Hambourg. L’illuminé de Lodi, le miraculé de Marengo, espère sans doute en un dernier sourire du destin. Avec une armée considérable et encore vaillante, face à des adversaires qu’il a toujours battus, une partie de lui veut encore prendre le risque de la bataille, même à un contre deux, dans l’espoir qu’il pourra profiter d’une erreur de l’ennemi. Il y a tant d’aléas, tant de hasards dans un combat que son coup d’œil intact lui a toujours permis d’exploiter.
Le miracle peut aussi prendre une tournure diplomatique. Le 16 au soir, nos soldats ont capturé le général autrichien Merfeldt. Comme le souligne Marbot, c’est une vieille connaissance qui ne rappelle à l’Empereur que de bons souvenirs puisqu’il a été employé dans la négociation de l’armistice de Leoben, dans celle de la paix de Campoformio, puis dans celle du cessez-le-feu obtenu par l’Autriche après Austerlitz. Comment l’Empereur aux abois ne verrait-il pas dans sa présence le signe tant attendu ? Il le convoque derechef pour lui proposer un armistice immédiat dont Villemain a détaillé les conditions dans ses souvenirs. Cette fois, il accepte tout ce qu’il a refusé à Dresde, soit rendre l’intégralité de l’Illyrie et de la Hollande, toutes les villes hanséatiques ainsi que la dissolution de la Confédération du Rhin1145. Il va même plus loin en proposant de séparer le royaume d’Italie de son empire « admettant d’ailleurs pour tout le reste de l’Italie, ce qui serait conciliable avec ce principe », ce qui revient à abandonner Murat et à laisser entrevoir la restauration du pape à Rome. « Sur ces bases, il propose un armistice immédiat ; et pour prix de cet armistice, il offre d’évacuer sur-le-champ l’Allemagne et de se retirer sur le Rhin. »
Le ton qu’il emploie avec le général-diplomate n’est plus du tout celui dont il croyait bon d’user avec Metternich quelques semaines plus tôt. A l’arrogance se substitue la douceur, presque la supplique. L’Europe se trompe d’adversaire lui explique-t-il. Ce n’est plus lui mais la Russie qu’elle doit redouter. « On se trompe sur mon compte ; je ne demande pas mieux que de me reposer à l’ombre de la paix, et de rêver le bonheur de la France, après avoir rêvé sa gloire. Et cependant, ajoute-t-il, votre politique sacrifie à la peur qu’elle se fait de moi, non seulement les affections les plus naturelles, mais ses plus chers intérêts. Vous craigniez jusqu’au sommeil du lion ; vous croyez ne pouvoir jamais être tranquilles qu’après lui avoir arraché les griffes et coupé la crinière. Eh bien ! Quand vous l’aurez réduit à ce triste état, quelles en seront les suites ? Les avez-vous prévues ? Tourmentés par le désir avide de recouvrer d’un seul coup tout ce que vous avez perdu par vingt ans de malheur, vous n’avez que cette idée, et vous ne remarquez pas que depuis vingt ans, tout a changé autour de vous ; que vos intérêts ont changé de même, et que désormais, pour l’Autriche, gagner aux dépens de la France, c’est perdre. Vous y réfléchirez, général Merfeldt, ce n’est pas trop de l’Autriche, de la France et même de la Prusse, pour arrêter sur la Vistule le débordement d’un peuple à demi nomade, essentiellement conquérant, et dont l’immense empire s’étend depuis nous jusqu’à la Chine1146. »
Libéré sur sa parole de revenir rapporter au quartier impérial la réponse à cette ouverture « révolutionnaire », Merfeldt... ne reviendra pas. Les Alliés ne voient dans la démarche qu’une feinte désespérée, preuve de faiblesse d’un homme aux abois qui tente d’échapper par tous les moyens à la défaite. Or, ils ne veulent pas lui accorder un nouveau sursis qui aurait préservé son aura victorieuse. Pour la première fois de leur histoire, les éternels vaincus savent qu’ils peuvent faire mordre la poussière au plus grand conquérant vivant depuis César. Ils sont bien résolus à ne pas laisser échapper l’occasion. Après avoir manqué la victoire, l’Aigle vient de perdre toute possibilité d’entreprendre une retraite facile, préservant ses forces vives. Décidément, la roue du destin a tourné.
*
Le 18, près de 300 000 Alliés se ruent à l’assaut des positions de leurs adversaires, légèrement resserrés autour de Leipzig. Quoique sur la défensive, les grognards résistent héroïquement et parviennent à conserver globalement leurs positions. Le fait notable de la journée réside dans la trahison des 12 000 Saxons, qui, en pleine bataille, courent vers les rangs ennemis et retournent leurs canons contre leurs vieux compagnons d’armes1147. Blücher, qui méprise les traîtres et juge indigne le procédé, les envoie aussitôt à l’arrière « afin d’être sûrs qu’ils ne trahissent plus personne1148 ». S’il est moralement condamnable, le retournement saxon traduit cependant une haine qui n’est pas sans fondements tant la Saxe a pâti de la rudesse de l’occupation française au cours des derniers mois. Le soutien personnel du roi à Napoléon n’était plus, et depuis longtemps, partagé par ses sujets et ses troupes qui avaient fait, on s’en souvient, un accueil triomphal à Alexandre et Frédéric-Guillaume de Prusse lorsqu’ils étaient entrés à Dresde1149. Si leur trahison doit choquer, leur défection peut se comprendre et, surtout, aurait dû être anticipée, eu égard à leur attitude depuis l’ouverture de la campagne. L’événement n’allait pas moins être exploité par la propagande impériale qui pourrait, des bulletins jusqu’à Sainte-Hélène, lui attribuer l’essentiel des responsabilités de la défaite. Or, comme on l’a dit, cette défaite était scellée depuis le premier soir de la bataille. Réduite à une centaine de milliers d’hommes, par la conjonction de ses propres pertes avec l’abandon de ses alliés, la Grande Armée doit maintenant se replier d’urgence. En outre, elle se trouve à court de munitions et est épuisée par les combats1150. Quand la nuit tombe, elle se trouve presque totalement encerclée. Beaucoup d’officiers doivent alors se souvenir de l’avertissement que leur avait adressé Merfeldt : « Je vous plains, messieurs les Français ; vous êtes enfermés dans une souricière1151 ».
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La retraite, qui commence dans la nuit du 18, s’apparente vite à une débandade. Faute de précautions suffisantes, elle doit s’accomplir en traversant le seul pont d’envergure qui traverse l’Elster et se situe par malheur au cœur de Leipzig. Un embouteillage monstre s’y forme dès l’aube du 19, retardant l’évacuation tandis que les Alliés, de plus en plus difficilement contenus, se ruent à l’assaut et nous poursuivent l’épée dans les reins. « Tous les corps étaient mêlés, entassés les uns sur les autres, écrit un contemporain. Le boulevard qui menait au défilé de Lindenau était encombré de canons, de caissons et de bagages. Cet immense train filait vers le pont depuis la veille au soir. Mais comme on cherchait en même temps à sauver les hommes, les bataillons et les équipages s’enfournaient pêle-mêle dans cet entonnoir, se coupaient, s’embarrassaient sur une route qu’ils obstruaient dans une confusion inexprimable, tandis que les débris de trois ou quatre corps d’armée défendaient les trois barrières par où l’ennemi cherchait à pénétrer1152. » Napoléon, venu brièvement prendre congé du roi de Saxe à neuf heures du matin, éprouve lui-même les plus grandes difficultés à passer1153. A peine a-t-il le dos tourné que la garde royale saxonne, qui lui a rendu les honneurs de mauvaise grâce, fait défection à son tour, en compagnie des derniers contingents de la Confédération du Rhin, Hessois et Badois. Tous font feu, parfois à bout portant, sur les masses paniquées qui s’agglutinent autour du pont de Lindenau.
Mais le pire reste à venir quand le caporal en charge de faire sauter le pont panique devant l’arrivée de quelques tirailleurs ennemis et allume ses mèches. S’ensuit un épouvantable fracas qui laisse enfermés à Leipzig les 20 000 hommes de l’arrière-garde. Leurs commandants, les maréchaux Poniatowski et Macdonald, se précipitent pour tenter de franchir la rivière « peu large à la vérité mais profonde et très fangeuse » comme le note le général Griois. Si Macdonald y parvient avec difficultés, Poniatowski, déjà blessé, disparaît englouti, emportant avec lui les derniers espoirs de la Pologne. Seul maréchal étranger – il venait de recevoir le bâton le 16 au soir –, ce héros chevaleresque incarne, par son héroïsme désespéré et sa fin tragique, la dramaturgie de cette bataille des vingt nations qui s’achève par une hécatombe1154. Si les survivants se rendent pour la plupart, certains préfèrent mourir au champ d’honneur ou tentent de franchir l’Elster à la nage, la plupart se noyant aussitôt. Les dernières heures de Leipzig évoquent la Berezina, le froid en moins mais la défaite en plus1155. Il faut, pour en avoir une juste idée, consulter le pathétique récit de Macdonald : « Nos malheureuses troupes étaient ramenées en foule sur la rivière ; des pelotons entiers s’y précipitaient et étaient entraînés ; des cris de désespoir éclataient sur l’autre rive ; les soldats m’apercevaient ; malgré les clameurs et le tumulte, j’entendais distinctement ces mots : “Monsieur le maréchal, sauvez vos soldats ! sauvez vos enfants !” Et je ne pouvais rien pour eux ! Tour à tour agité par la rage, la colère, la fureur, je pleurais. »
De l’autre côté de l’Elster, 80 000 survivants, dont près d’une moitié de traînards, assistent avec désespoir à l’agonie de leurs frères d’armes. Les Français abandonnent près de 20 000 prisonniers qui s’ajoutent aux innombrables blessés entassés dans des conditions d’hygiène épouvantables1156. L’Empereur, comme le remarque Marbot, est accueilli avec froideur par la troupe qui s’apprête à retraiter d’urgence. Ayant perdu toute confiance, elle est gagnée par la peur et redoute le pire : « Nous reculions et le souvenir de la retraite que nous avions faite l’année précédente provoquait de douloureuses réflexions sur celle que nous commencions », résume Griois. Le fidèle Ali découvre avec stupeur « l’Empereur assis sur un de ses pliants-fauteuils ; les jambes allongées sur une mauvaise chaise ordinaire, les mains jointes sur le ventre, la tête baissée, les yeux fermés, il paraissait sommeiller ou pour mieux dire il semblait absorbé par les plus profondes réflexions. [...] Jamais je ne l’avais vu dans un tel état d’abattement ».
Au même moment, les Alliés victorieux se congratulent au centre de Leipzig. Sept ans après Iéna, Stein croit enfin toucher au but : « Voilà donc l’édifice monstrueux cimenté par le sang et les pleurs de milliers d’hommes établi par la tyrannie la plus absurde et la plus atroce renversé », écrit-il alors avant d’exulter : « On ose proclamer d’un bout de l’Allemagne à l’autre que Napoléon est un scélérat et l’ennemi du genre humain, que les fers honteux dans lesquels il a tenu notre patrie sont brisés et que l’ignominie dont il nous a couverts est lavée dans des torrents de sang français1157. »
Le château de cartes
« C’est bien de ce 19 octobre qu’il faut dater la fin de l’Empire », assure Jacques Bainville. Les conséquences de Leipzig sont en effet immenses puisque la bataille porte le dernier coup à la Grande Armée et entraîne dans la foulée la disparition du Grand Empire qui s’écroule en quelques semaines, sans laisser la moindre apparence de regret chez les populations concernées.
Il n’y a plus de Grande Armée. La retraite d’Allemagne prend un tour immédiatement catastrophique qui rappelle le précédent de 1812. L’accablement moral et l’épuisement physique, aggravés par la famine, brisent toutes possibilités de résistance. « Des troupes aussi exténuées, par les marches, les combats, les revers et les privations, s’abandonnèrent bientôt à l’indiscipline, déplore le maréchal Marmont. L’impossibilité de faire vivre les soldats par des distributions régulières motiva et justifia leurs dispositions. Chacun s’occupa, avant tout, à trouver sa subsistance ; et, comme l’esprit militaire était éteint, comme un abattement et un dégoût que rien ne saurait rendre le remplaçaient, tous ceux qui s’étaient éloignés des drapeaux jetèrent leurs armes et marchèrent un bâton à la main1158. »
Le 30 octobre, l’héroïsme de la Garde et des artilleurs de Drouot permet de battre facilement les Bavarois du général de Wrède à Hanau et de s’abriter derrière le Rhin. Après 350 kilomètres d’enfer, les survivants se regroupent à Mayence où ils sont attaqués par le typhus et la dysenterie qui touchent encore plus de 10 000 hommes. « Les rues pleines de fange étaient couvertes de lambeaux teints de sang, et si l’on pénétrait dans l’intérieur des habitations, on était bientôt chassé par le méphitisme d’un air empoisonné, ou par les cris douloureux qu’arrachait aux malades une violente agonie1159. » La quarantaine de milliers de rescapés, hâtivement déployée autour du Rhin, paraît incapable de résister à un ennemi qui peut lui opposer des forces huit à dix fois supérieures1160.
Les fortes garnisons déployées en Allemagne depuis un an afin de constituer les piliers de la reconquête ne forment plus que des débris inutiles. Plusieurs commencent d’ailleurs à tomber. C’est le cas de Gouvion-Saint-Cyr, esseulé à Dresde, où il capitule le 11 novembre avec ses 30 000 hommes. Suivent Grandjean à Stettin, Rapp à Danzig et Torgau décapitée par la mort de Narbonne ; ce qui représente 50 000 hommes de pertes supplémentaires. Violant les termes des capitulations, qui prévoyaient leur libre retour en France, les Alliés considèrent en effet leurs garnisaires comme des prisonniers de guerre et les retiendront jusqu’à la chute de Napoléon. Bien sûr, l’Aigle dispose encore de deux fortes têtes de pont à Anvers, bientôt commandé par Carnot, tandis que Davout, qui a accueilli de nombreux régiments en retraite, tient toujours tête à Hambourg avec plus de 50 000 hommes. Si l’on y ajoute les autres garnisons d’Allemagne et d’Espagne, ce sont près de 200 000 combattants qui se trouvent immobilisés. Certes, ils servent d’abcès de fixation à une partie des forces alliées, mais la supériorité numérique de ces derniers est telle qu’ils peuvent bientôt masser près de 500 000 hommes sur le Rhin et en consacrer presque autant à liquider les derniers vestiges de l’Empire en Europe.
Ainsi, en ces derniers jours de 1813, il n’y a plus de Grande Armée mais autant de petites armées, disséminées en Catalogne, sur les Pyrénées, en Italie, et dans les dernières places fortes d’Allemagne. Aucune n’est assez puissante pour arrêter le rouleau compresseur adverse. Pour avoir voulu tout garder, Napoléon est en train de tout perdre.
*
Il n’y a plus de Grand Empire. L’onde de choc de Leipzig détruit en deux mois l’Allemagne napoléonienne. Les administrateurs français évacuent dans l’urgence le grand-duché de Berg tandis que Jérôme abandonne la Westphalie en catastrophe, flanqué de ses gardes du corps et de sa cour d’opérette. Les derniers Etats alliés de la Confédération du Rhin passent à l’ennemi, à l’exemple du roi Frédéric-Guillaume de Wurtemberg, qui, moyennant conservation de son titre et garantie de l’intégrité de son territoire, signe le 2 novembre un traité avec l’Autriche. Le 16 novembre, Lebrun doit évacuer Amsterdam, conspué par les habitants qui feront un triomphe au prince d’Orange, venu récupérer ses Etats. L’Illyrie s’effondre, mettant en danger Eugène, qui parvient toutefois à se maintenir en Italie du Nord. Enfin, le 29 décembre, la diète suisse abolit la médiation profrançaise de 1803 pour proclamer sa neutralité.
Le rêve d’une Europe française s’achève dans l’horreur et la brutalité, victime de sa précarité, de ses exactions et de sa croissance trop rapide. A l’exception des Polonais, le sentiment antifrançais règne en maître sur le continent, avide d’envahir la grande nation arrogante pour laver dans le sang les affronts du passé.
En un an à peine, le front n’a cessé de reculer de fleuve en fleuve, de la Moskova au Rhin en passant par la Vistule et l’Elbe. « Parbleu ! Nous avons fait une belle besogne ! ironise le général Griois. Nous avons été chercher les Russes à Moscou pour les amener en France. » Cette dernière ne semble même plus pouvoir être sauvée, saignée par trop de conscriptions, sonnée par la défaite.
« L’ennemi est dans une déconfiture complète, exulte alors Metternich dans une lettre à son égérie Wilhelmine de Sagan. Dans quel état doit être un homme qui naguère au faîte de la grandeur, voit se briser sous ses mains les ressorts d’une aussi immense création ! S’il a le souvenir du passé, le sentiment du présent et s’il est capable de la crainte de l’avenir, dans quel état doit être cette âme si forte et si faible ! Combien de fois ne doit-il pas penser à un certain 25 juin où dans un entretien de neuf heures je lui ai prédit cette chute terrible jusque dans les moindres détails : la défection de ses alliés, la perte de son armée, la destruction de l’édifice monstrueux que j’ai toujours vu bâtir sur du sable mouvant ? »
Car Leipzig porte enfin en germe la chute de l’Empereur. Entré en triomphateur dans la ville saxonne, Alexandre ne fait pas mystère de ses intentions à Lauriston, fait prisonnier et qui, rappelons-le, a succédé à Caulaincourt à Saint-Pétersbourg : « Eh bien, lui dit le tsar, le voilà encore perdu, vous savez si je l’aimais, vous avez été l’interprète de mes sentiments, pour lui et pour la France. Je ne l’aime plus. Ma politique ne peut pas s’accorder avec la sienne. Il est venu perdre quatre cent mille hommes dans mes neiges ; il vient d’en sacrifier deux cent mille autres ; tant pis pour lui. Au reste, je n’ai pas une dynastie dans ma poche à vous donner ; prenez son fils, ses frères, qui vous voudrez, peu m’importe ; mais je ne veux plus de lui. Il n’y aura pas de paix possible pour l’Europe tant qu’il sera sur le trône, et l’Europe veut en être débarrassée1161. »
Leipzig, ne l’oublions pas, est la première bataille perdue en personne par l’Aigle. La défaite ruine le mythe de son invincibilité personnelle qui constitue le fondement de sa légitimité1162. Comment va-t-il pouvoir survivre à une pareille épreuve ? Déjà, certains maréchaux frondent, perdant toute retenue. Murat l’abandonne à Erfurt sur le chemin de croix de la retraite, pour regagner Naples et négocier son alliance avec l’Autriche. Accablé de douleur, Macdonald croise Augereau qui n’a pas attendu les ordres de Napoléon pour abandonner Leipzig. A sa surprise, le duc de Castiglione se livre à un violent réquisitoire contre leur maître, l’accusant « d’être lâche, de tous vouloir les sacrifier et d’avoir perdu la tête1163 ».
Beaucoup de questions se posent alors sur la santé mentale de Napoléon. La plupart des témoins le décrivent morne, abattu, étrangement passif. Dedem de Gelder, qui l’observe le jour de la bataille de Hanau, le dépeint « livré à ses réflexions, dans une apathie étonnante et digne d’un homme qui a perdu la tête. Je crois que, s’abandonnant à ses idées de fatalisme, il attendait le hasard1164 ». Macdonald ne reconnaît plus le vainqueur d’Austerlitz qui réplique à ses plaintes d’un ton indifférent : « Que voulez-vous que j’y fasse [...]. Je donne des ordres et l’on ne m’écoute plus [...]. Je n’y puis rien. » Marmont, qui se trouve près de lui à Mayence, où il demeure du 2 au 7 novembre, le décrit « morne et silencieux ». Bien sûr, il tente de donner l’illusion d’y croire encore, compte sur ses nouvelles levées, spécule sur les divisions et les fautes des Alliés. « Déjà deux fois foudroyé, sa tête restait haute ; sa voix brève et impérative, son attitude souveraine. Telle était sa nature que, réduit à un village, il y eût encore paru le maître du monde », estime Ségur. Mais, autour de lui, le charme est rompu. Sensible à tout ce qui l’entoure, il lit la défaite et le renoncement dans ces regards qui tour à tour le fuient ou le jugent. Une anecdote, rapportée par Marmont dans ses Mémoires, vaut tous les commentaires. Répondant à une tirade défaitiste du duc de Raguse, l’Aigle blessé rétorque en dénonçant le manque d’ardeur des maréchaux. Cherchant un regard approbateur, il s’arrête sur Drouot qui vient encore de s’illustrer par sa bravoure à la bataille d’Hanau. Voulant « mendier un suffrage au prix d’une flatterie », il le frappe sur la poitrine en signe d’affection et lui dit : « Il me faudrait cent hommes comme cela !
— Non, Sire, vous vous trompez. Il vous en faudrait cent mille », répond le sage guerrier.
Quittant Mayence pour Paris, Napoléon semble pour beaucoup déjà condamné, incapable de préserver la France de l’invasion, n’ayant plus le temps ni les ressources pour lever une nouvelle armée. En butte à la haine des Alliés, isolé, battu, il reste pourtant une dernière chance à laquelle l’éternel lutteur se raccroche avec l’énergie du désespoir. Lâché par les cours et les élites, le champion de l’ordre va tenter de renouer avec le souffle révolutionnaire et la mystique de la patrie en danger. L’entretien décisif avec Metternich, au palais Marcolini, lui a sans doute dessillé les yeux. Avec retard, tant cette révision lui est pénible, il décide de relever le gant de la Révolution qu’il a jeté à terre et piétiné depuis des années. Insensiblement, l’imperator contrarié revient vers le général fulgurant de l’Italie. Après Solon sous le Consulat puis Charlemagne durant les années de gloire, le conquérant déchu s’apprête à endosser le costume de Danton, méprisant les trônes, défiant les monarques, galvanisant la nation. Il espère par là même retrouver le cœur de l’esprit français, tendu vers la gloire et prêt au sacrifice à condition qu’on lui donne l’occasion de combattre pour une cause qui en vaille la peine. En 1814, le soldat n’aura plus à défendre les trônes de Jérôme et Joseph ou partir vers Moscou pour faire respecter ce blocus qu’il déteste presque autant que les Russes. Mais il devra défendre son pays, son village, sa maison, sa famille, sa mémoire ; celle d’un pays qui a émancipé les consciences et changé l’histoire du monde par ses lettres, ses actes et ses armes. Napoléon ne paraîtra plus comme le monarque absolu, enflé de luxe et de cour, ivre de conquête et de reconnaissance, mais à nouveau comme l’épée de son pays, sauveur militaire à la modeste redingote grise, père du soldat, premier défenseur de son peuple.
La métamorphose est bien en gestation depuis l’été comme le prouve cette anecdote, survenue lors d’une revue en septembre 1813. Le colonel de Saint-Chamans lui ayant proposé plusieurs noms pour le grade de sous-lieutenant, Napoléon réplique avec vivacité qu’il les juge trop jeunes et ponctue : « Donnez-moi de nos bons terroristes. » Son interlocuteur, qui croit avoir mal entendu, écarquille les yeux : « Oui, reprend l’Empereur, de nos braves de 93. »
La fronde
Persuadé comme en 1799 et 1812 que son avenir se joue à Paris, Napoléon quitte d’urgence les débris de son armée pour regagner la capitale. Il y arrive le 9 novembre pour dix semaines. Sauf que cette fois, la proximité de l’adversaire conjuguée avec sa puissance de frappe ne lui laisse pas le temps d’orchestrer une riposte d’envergure. En effet, ses moyens – matériels comme humains – se révèlent trop faibles pour lui permettre de réagir. Amputé des ressources du Grand Empire, le Trésor est à sec et les arsenaux sont vides. Et pourtant, il lui faut faire comme si, comme s’il était toujours le maître de l’Europe, comme s’il demeurait puissant et redoutable, comme si les débâcles passées pouvaient être réparées par la seule magie de sa volonté. Comme à son habitude, il écrit, tempête et ordonne, multiplie les revues et les conseils, tient sa cour et va au théâtre. Mais les regards qui se détournent, les ordres qui ne s’exécutent plus, les défections qu’il devine et celles qu’il constate le placent d’emblée sur la défensive.
Ses premiers actes le montrent toujours indécis, écartelé entre velléités pacifiques et crainte de perdre son aura, et partant sa légitimité. Ainsi, il procède quelques jours après son retour à un remaniement d’envergure qui voit Maret – unanimement dénoncé pour son bellicisme – laisser les Affaires étrangères au pacifique Caulaincourt, mais il replace le duc de Bassano à la secrétairerie d’Etat et conserve Savary à la Police en dépit de sa forte impopularité1165. Dans la foulée, il envoie Laforest, son ancien ambassadeur à Madrid, négocier la restitution de l’Espagne à Ferdinand VII et se décide enfin à délivrer le pape, dans l’espoir que son retour contrarie les manœuvres de Murat et la volonté hégémonique de l’Autriche sur la péninsule. Mais il fait traîner son départ1166 comme il tarde à ratifier le traité avec Ferdinand ; incapable d’aller jusqu’au bout de sa logique, tentant jusqu’au bout de garder tous les atouts dans sa main dans l’espoir d’un retour de fortune. En agissant ainsi, il achève de perdre toute crédibilité aux yeux de l’Europe, mais aussi, ce qui est nouveau, auprès de son propre peuple.
Le fossé s’approfondit d’autant plus que les Alliés opposent aux atermoiements de Napoléon une stratégie diplomatique ouvertement pacifique. Ils exploitent ainsi avec habileté les offres de paix informelles faites au lendemain de Leipzig par Metternich au baron de Saint-Aignan, beau-frère de Caulaincourt alors en poste à Weimar. Moyennant la cessation des hostilités, le chancelier autrichien offre de garantir à la France ses frontières naturelles. Certes, la Grande Nation perdrait l’Empire – elle l’a de toute façon déjà perdu –, mais éviterait l’invasion et conserverait les conquêtes essentielles de la Révolution. Que Metternich n’ait rien écrit et évité de consulter l’irréductible Angleterre compte peu. La publicité faite autour de l’offre lui permet d’instrumentaliser l’opinion française en opposant sa générosité à l’intransigeance de l’ogre. La manœuvre réussit d’autant mieux qu’au lieu de saisir la balle au bond, Napoléon tergiverse une nouvelle fois avant de se décider enfin à accepter les « bases générales de la proposition » sur la pression de Caulaincourt1167. Le 1er décembre, les Alliés placent à nouveau Napoléon en porte-à-faux au moyen d’une déclaration publique sur leurs buts de guerre. Publiée depuis Francfort, elle affirme que les puissances « ne font point la guerre à la France mais à cette prépondérance [...] que, pour le malheur de l’Europe et de la France elle-même, l’empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son empire ». Dans leur magnanimité, « les souverains alliés confirment à l’Empire français une étendue de territoire que la France n’a jamais connue sous ses rois ». Il suffit aux habitants de les laisser entrer pour qu’ils les libèrent enfin de l’oppression du « fléau du monde ». En somme, ils gagneront la paix et la liberté sans perdre leur honneur.
Contrairement à son habitude, Napoléon livre cette bataille capitale de l’opinion avec un temps de retard. Alors que le venin de Francfort se répand dans toute la société, il ne trouve pas le temps de publier une de ses grandes proclamations au peuple dont il a le secret. Il se contente de mobiliser les notables en convoquant les parlementaires dans l’attente qu’ils dénoncent les manœuvres des Alliés et expriment avec force leur soutien à sa dynastie. Le 19 décembre, il ouvre la session par un discours de combat qui contraste avec l’ambiance lugubre qui préside à la cérémonie1168. Répudiant la langue de bois traditionnelle, il commence par avouer les défaites1169 avant de faire appel à l’union sacrée pour repousser l’envahisseur : « Tout a tourné contre nous. La France même serait en danger, sans l’énergie et l’union des Français. » Il ne s’agit pas de lui mais de la France : « Je n’ai jamais été séduit par la prospérité. L’adversité me trouvera au-dessus de ses atteintes. » Comme tout le monde, il souhaite la paix, mais pas n’importe laquelle, négociée au rabais et la peur au ventre. La paix ne se décrète pas, elle se gagne. Aussi, « c’est à regret que je demande à ce peuple généreux de nouveaux sacrifices. Mais ils sont commandés par ses plus nobles et ses plus chers intérêts [...] les nations ne traitent avec sécurité qu’en déployant toutes leurs forces ». Après avoir annoncé l’augmentation des impôts et invité les parlementaires à se mobiliser, il conclut par un ultime appel au sursaut : « Mes peuples ne peuvent pas craindre que la politique de leur Empereur ne trahisse jamais la gloire nationale. De mon côté, j’ai la confiance que les Français seront constamment dignes d’eux et de moi. »
Afin de prouver sa bonne foi, il accepte de mettre à disposition des deux chambres les principales pièces diplomatiques récentes. Aussi attend-il en retour des adresses patriotiques, appelant le pays à la mobilisation générale. Si le Sénat, comme d’habitude, s’exécute de bonne grâce, il en va autrement pour les « représentants », qui entrent presque aussitôt en dissidence. Au lieu de leur faire confiance, Napoléon les indispose d’emblée en leur imposant un président dont ils ne veulent pas. Il s’agit de Régnier, duc de Massa, qui vient d’être écarté du ministère de la Justice en raison de son grand âge et de son manque patent d’énergie. Ce « second choix » est ressenti à la fois comme une insulte et une marque de suspicion par la chambre basse. Sa mauvaise humeur s’aggrave en raison d’une évidente volonté de rétention dans la communication des pièces et des pressions croissantes exercées par certains représentants du gouvernement sur les cinq membres désignés par leurs pairs pour rédiger l’adresse1170. Composée de libéraux et de républicains – Raynouard, Gallois, Flaugergues et le philosophe Maine de Biran –, la commission se raidit sous l’influence de Lainé, ancien Girondin converti au royalisme constitutionnel par dégoût de l’Empire. « A quelques exceptions près, écrira plus tard ce dernier, tous les députés étaient contristés des maux de la patrie et disposés à en accuser l’Empereur. La plupart, comme tous les Français, regrettaient qu’un boulet n’en eût pas fait justice et chacun se disait : “S’il était mort, nous aurions la paix1171.” »
Cet orateur d’exception au courage indéniable1172 rédige une philippique tranchante qu’il fait adopter à une majorité écrasante par ses collègues réunis le 29 décembre en comité secret1173. Le ton, qui peut paraître bénin aujourd’hui, doit impérativement être replacé dans son contexte pour faire comprendre la transgression qu’il constituait pour l’époque. Depuis Benjamin Constant sous le Consulat, personne n’avait osé employer de tels mots, et usé d’un tel ton contre le régime. Encore Lainé a-t-il pris soin d’accepter certains des adoucissements demandés par Cambacérès et d’éviter toute attaque directe contre le chef de l’Etat. Et pourtant. Sobre, sec, tendu, dépouillé, son discours dresse le réquisitoire de toute la politique conduite depuis le sacre, attaquant de concert l’esprit de conquête et la dérive népotique. Regrettant « l’état déplorable de la France », le nouveau Mirabeau condamne le refus de conclure la paix « lorsque l’ennemi franchit déjà les frontières du territoire ». Or, les dernières propositions des Alliés suffisent à notre bonheur comme à notre honneur. « Les Pyrénées, les Alpes et le Rhin renferment un vaste territoire dont plusieurs provinces ne relevaient pas de l’heureux empire des lys, et cependant la royale couronne de France était brillante de gloire et de majesté entre tous les diadèmes. » A ce panégyrique provoquant de la royauté, Lainé oppose le caractère « vexatoire » de l’administration, « l’excès des contributions » et « l’odieux fléau » qu’est devenue la conscription. « Une guerre vexatoire et sans but engloutit périodiquement une jeunesse arrachée à l’agriculture, au commerce et aux arts. [...] Il est temps que l’on cesse de reprocher à la France de vouloir porter dans le monde entier les torches révolutionnaires. » L’orateur réclame ensuite des libertés politiques « clairement établies » avant de conclure à la nécessité de « nous renfermer dans les limites de notre territoire et refreiner l’élan, l’activité ambitieuse, si fatale depuis vingt ans à tous les peuples de l’Europe ». Les quelques phrases d’hommage à Napoléon ne suffisent pas à masquer le caractère ouvertement provocateur du propos. Or, celui-ci n’exprime plus, comme au temps du Consulat, le point de vue d’une minorité d’opposants clairement identifiée mais reflète cette fois celui de la quasi-totalité d’une assemblée qui incarne les fameuses « masses de granit ». Au lieu du manifeste de soutien escompté, Napoléon reçoit un soufflet devant toute l’Europe et doit gérer une crise politique qui témoigne de son divorce avec les notables.
C’était mal connaître Napoléon que de penser qu’il laisserait passer l’affront sans réagir. Sur les conseils avisés de Cambacérès, il renonce à poursuivre les meneurs et se « contente » de proroger par décret le Corps législatif et de censurer le discours de Lainé. Il n’en ressent pas moins avec amertume la gravité du coup porté. « Au lieu de me seconder de leurs efforts, ils gênent les miens », s’indigne-t-il devant témoins au sujet des représentants. « Notre attitude seule pouvait arrêter l’ennemi, leur conduite l’appelle ; au lieu de lui montrer un front d’airain, ils lui découvrent nos blessures. Ils me demandent la paix à grands cris, lorsque le seul moyen pour l’obtenir était de me recommander la guerre1174. » Cette trahison – il la ressent profondément comme telle – le renforce encore dans son hostilité au parlementarisme et à la logique de compromis permanent qu’il entraîne à ses yeux. Elle l’enracine dans sa haine du libéralisme et des idéologues, « une bande d’imbéciles » toujours prêts à discuter, disputer ou discourir et, partant, à diviser au lieu de soutenir le gouvernement, ce qui est un devoir sacré en cas d’invasion. Il a tendu la main. On lui crache au visage. Dont acte : « Le Corps législatif, au lieu d’aider à sauver la France, concourt à précipiter sa ruine, il trahit ses devoirs, je remplis les miens, je le dissous ! [...] qu’on ne pense pas que je suis un Louis XVI ! qu’on n’attende pas de moi des oscillations journalières ! »
Sa décision prend d’autant plus de relief que Napoléon lui donne une publicité supplémentaire en prenant directement à partie les « congédiés » qu’il reçoit le 1er janvier 1814. Il le fait selon son habitude en termes directs, presque brutaux. Mais il relève par là même ce qu’il aurait justement dû cacher, soit à quel point le manifeste le blesse et l’humilie. Le silence signifie le mépris ; la colère prouve toujours la peur et la faiblesse. Sa harangue, qu’il a préalablement testée par bribes auprès des fidèles, se veut à son tour un manifeste, une leçon de haute politique qui décline le thème, devenu chez lui obsessionnel, du caractère fusionnel qui l’unit à la France : « Le jour où la Nation voudra une constitution avec laquelle je ne croirai pas pouvoir gouverner, je lui rendrai la Couronne, leur assène-t-il d’emblée. J’aime mieux faire partie du peuple souverain que de rester sur un trône avili et sans puissance. Vous séparez dans votre rapport le trône de la Nation, c’est le même langage qu’en 1789. Apprenez que le trône sans la Nation n’est rien que quatre morceaux de bois couverts d’un morceau de velours. La Nation est dans le trône, le trône dans la Nation, ou sans cela il n’y a pas de monarchie. » L’Empire n’a jamais été, n’est pas et ne deviendra jamais une monarchie constitutionnelle. Pour qui ces « représentants » le prennent-ils ? Et partant pour qui se prennent-ils sachant qu’ils sont choisis par le pouvoir et nullement désignés par les citoyens ? « Vous vous dites les représentants du peuple, vous ne l’êtes pas. Le peuple, les assemblées primaires ne vous ont point choisis ; il n’y a de représentants en France que moi. » Comment ont-ils osé ? « Si vous aviez des plaintes à élever, il fallait attendre une autre occasion que je vous aurais offerte moi-même [...]. Mais l’explication aurait eu lieu entre nous, car c’est en famille, ce n’est pas en public qu’on lave son linge sale. Je suis, sachez-le, un homme qu’on tue mais qu’on n’outrage pas. »
Après avoir fait tomber le tonnerre, il se radoucit soudain, dans l’espoir de restaurer la fidélité après avoir semé la peur. Ainsi, il tente d’isoler Lainé, qu’il accuse de conspirer en faveur des Bourbons, ce qui n’est naturellement pas le cas de la majorité dont il vante le bon esprit : « La France a plus besoin de moi que je n’ai besoin de la France. Retournez dans vos départements, allez dire à la France, que bien qu’on lui en dise, c’est à elle que l’on fait la guerre autant qu’à moi, et qu’il faut qu’elle défende non pas ma personne, mais son existence nationale. » Et de finir en annonçant qu’il va se mettre à la tête de son armée pour rejeter l’ennemi et conclure la paix « quoi qu’il en coûte à ce que vous appelez mon ambition. Je vous rappellerai auprès de moi, j’ordonnerai alors l’impression de votre rapport, et vous serez tout étonnés vous-mêmes d’avoir pu tenir un pareil langage dans de telles conjonctures ».
Texte capital, car fondateur de tout le discours napoléonien depuis la campagne de France jusqu’au couchant de Sainte-Hélène. Le dynastique s’y efface devant le national et la fidélité à la vraie Révolution selon son cœur ; celle du salut public qui justifie la dictature par la grandeur de la mission et l’hostilité de l’Europe. Il souligne la dimension vitale du combat engagé, obligeant à la concentration du pouvoir entre ses mains, non comme un monarque mais bien comme le sauveur et le continuateur du nouvel esprit du monde, esprit moderne attaqué par la coalition de la peur et de la réaction qui fera le lit de la Restauration.
Texte capital, car il témoigne aussi de la fracture nouvelle entre la vision de combat de l’Empereur et le défaitisme des notables, las du conflit et en quête d’un nouveau partage des pouvoirs. Le pacte de Brumaire est bien déchiré, compliquant le front extérieur d’un conflit intérieur, encore larvé, mais qui s’aggrave chaque jour. Le congédiement brutal des représentants s’ajoute aux effets dévastateurs des proclamations des Alliés, à la hausse des impôts et à la baisse de la Bourse1175 pour creuser le fossé et renforcer le défaitisme ambiant1176. Piliers du régime depuis le Consulat, les « masses de granit » répondent aux objurgations de l’Empereur par le découragement et la résistance passive. Pour renverser la métaphore de Lodi, le pouvoir fuit sous lui, ses soutiens historiques se réfugiant dans une neutralité hostile où la crainte le dispute à l’ingratitude. « On était inquiet de tout, on n’entrevoyait que malheurs de tous les côtés. On n’avait plus foi en rien, toutes les illusions étaient détruites », résume Pasquier1177.
La dépression morale gangrène tout le corps social, rendant vaines toutes les initiatives de l’Empereur. Il en va ainsi de la nomination de vingt-trois commissaires extraordinaires, désignés pour revigorer l’esprit public et orchestrer la résistance à l’invasion. Investis par un décret du 26 décembre 1813, ils disposent globalement des pouvoirs étendus des anciens représentants en mission puisqu’ils sont non seulement en charge d’accélérer la conscription et de veiller au bon équipement et armement des troupes, mais peuvent aussi ordonner la levée en masse et instituer des cours spéciales contre les traîtres et les perturbateurs de l’ordre public. Malheureusement, ils sont essentiellement choisis parmi les sénateurs, reflets d’une élite trop âgée pour combattre, trop fortunée pour risquer1178. En outre, la plupart sont des modérés qui évoluent dans le sillage des libéraux. En conséquence, ils répugnent à reprendre à leur compte la politique impitoyable de leurs prédécesseurs dont ils ne possèdent ni les convictions ni surtout l’énergie. Au lieu de nouveaux Saint-Just, l’Aigle ne disposera en eux que de relais timides, soucieux de préserver leur réputation et de ne pas insulter l’avenir. Comme souvent lorsqu’un rouage supplémentaire est institué, le nouvel échelon complique le pouvoir au lieu de le simplifier, diluant les responsabilités et compliquant la décision. Peu pressés de se compromettre, les commissaires entrent parfois en conflit avec les généraux et les préfets dont ils entravent l’action sans susciter en retour le salut public escompté. A la fois comme préfet et ancien Jacobin, Thibaudeau est à même de porter un jugement sur leur bilan. Il est lapidaire : « Loin d’être d’aucun secours, cette mesure fut nuisible, estime-t-il dans ses Mémoires. Les missionnaires, la plupart sénateurs, énervés par leur servilité, corrompus par l’argent et les honneurs, mesurèrent encore mieux hors de Paris l’abîme ouvert devant l’Empire. Les plus honnêtes évitaient de se compromettre avec le parti royaliste ; les plus éhontés se jetèrent en secret dans ses bras. Envoyés pour renforcer l’administration locale, ils la gênèrent ou l’affaiblirent. »
Face à tant d’apathie, que pèse en regard le ralliement d’un Carnot1179 ou l’enthousiasme intact des vétérans ? La solitude de Napoléon s’accuse d’autant plus que la lassitude gagne également le pays réel. Alors que l’orage gronde, lui aussi semble entrer en léthargie, perdre à la fois l’énergie et l’espérance comme l’atteste la résistance inédite qu’il oppose à la conscription. Sur 300 000 appelés, un cinquième seulement se présente, ce qui ne s’est jamais vu depuis l’instauration de la loi Jourdan et en dit plus long que tous les commentaires sur le défaitisme ambiant. Le rejet est d’autant plus frappant qu’il s’agit comme en 1792 de défendre le sol natal. Il est d’autant plus choquant que le pays a donné sans rechigner ses enfants pour envahir l’Espagne, conquérir Moscou ou, l’année précédente encore, submerger les Allemagnes pour sauver le Grand Empire. En bref, les Français répugnent à défendre la France et multiplient pour ce faire tous les moyens imaginables, révélant à l’occasion une ingéniosité qui n’est pas étrangère à notre caractère. Fuites, désertions et, dans un autre registre, automutilations1180 atteignent un rythme effarant, empêchant la reconstitution d’une nouvelle Grande Armée. En Bretagne, certains conscrits font dire une messe des morts et accompagnent leurs cercueils vides, là où ceux d’Austerlitz partaient à la victoire en chantant à tue-tête « Veillons au salut de l’Empire », avides de moissonner la gloire et d’humilier les rois.
Cette fois, la France paraît vraiment à bout, exsangue, apathique, comme incapable de réagir. Le peut-elle d’ailleurs ? Certes, vingt ans de guerre, des centaines de milliers de disparus, enfin les levées massives opérées depuis deux ans ont éclairci les rangs. Mais il reste encore des millions de bras valides, largement assez en tout cas pour rebâtir une force digne de ce nom comme le prouvera l’année suivante la formation en dix semaines de l’armée de Ligny et Waterloo. Le veut-elle surtout ? Là est la véritable question à laquelle il faut, on l’a déjà compris, apporter une réponse négative qui mérite d’être approfondie.
Oui, la France est épuisée et aspire à la paix. Mais sa lassitude n’explique pas tout. Le « mal français » traduit d’abord une crise de confiance de la société envers Napoléon, qui entraîne par ricochet une crise de conscience du pays envers lui-même. La patrie de 1814 n’est plus celle de 1793. Elle doute de son avenir et de son destin. Depuis une génération, elle aspire à la grandeur, car elle vit dans la certitude qu’elle a pour mission de régénérer l’univers. Cette vision d’une France pionnière, matrice de l’émancipation des hommes, s’est incarnée d’abord à l’intérieur par la rupture révolutionnaire suivie de l’instauration du modèle consulaire. Elle s’est ensuite prolongée par la guerre au moyen d’une politique de conquête justifiée à la fois par son caractère de légitime défense et de passeur des valeurs fondatrices. Cette vision universaliste, teintée d’altérité, ennoblissait le conflit et transcendait le combattant. Comme on l’a souvent dit, cette vision s’est obscurcie au fur et à mesure que Napoléon reniait la pureté des origines pour instaurer un impérialisme traditionnel, préférant imposer le Blocus plutôt que le Code civil sur fond de monarchisation du régime et de curialisation des esprits. Cette crise du sens se greffe sur le pessimisme engendré par les deux dernières années de défaites. Craint parce que réputé le meilleur guerrier du monde commandé par le premier capitaine de son siècle, le conscrit d’Iéna et de Friedland partait au combat animé par la certitude de la victoire et le partage d’un idéal. Celui de janvier 1814 quitte sa famille le cœur lourd, hanté par la conviction qu’il risque d’être défait, peut-être tué, pour une cause qui n’en est plus une. Dépouillée de son auréole de gloire, la mort se rétrécit à sa face hideuse ou inutile, sa perspective suscitant la peur ou le dégoût. Le soleil d’Austerlitz s’est couché dans les eaux glacées de la Berezina. Pour qui et pour quoi combattre ? A quoi bon lutter ? La crainte a détrôné l’énergie, la soif de paix la joie d’en découdre.
Le désir d’en finir devient d’autant plus pressant que le pays, peuple et notables confondus, ne croit plus en l’Empereur. Avant tout, il le juge incapable de conclure la paix, emporté dans une fuite en avant meurtrière qui n’aura de cesse qu’avec sa chute. Tout son discours sur la défense sacrale du territoire, prélude à une paix glorieuse, n’est pas audible. S’il ne croit plus en l’Empereur pacifique, il ne connaît pas encore l’Empereur du peuple érigé par le Mémorial. A l’ambiguïté du message s’ajoute la confidentialité du propos. Informé par l’écrit, le citoyen n’a pas accès aux propos directs du monarque, tenus dans une poignée de discours ou devant des intimes. La parole publique impériale, reproduite par Le Moniteur et la poignée de journaux provinciaux subsistants, ne prend jamais la teinte radicale des confessions aux fidèles ou des lettres particulières. En outre, s’il multiplie les revues et les conseils, Napoléon ne s’adresse pas directement aux foules au moyen d’une de ces grandes proclamations dont il a le secret. Le changement de ton officiel n’interviendra qu’un an plus tard, avec l’envolée lyrique des manifestes de Golfe-Juan. Seule une poignée de témoins enregistra la métamorphose.
Enfermé dans sa capitale, Napoléon est trop occupé pour aller prendre le pouls de son peuple aussi souvent qu’il le faudrait. Il trouve tout de même le temps de visiter les Halles, tirant les oreilles et exhortant les passants. Le 21 janvier 1814, il se rend sans escorte à la rencontre du faubourg Saint-Antoine, cœur du Paris populaire et foyer historique de la Révolution. Consigné par Las Cases, le dialogue s’engage :
« Est-il vrai que les affaires vont si mal ? l’interpelle un passant.
— Mais, je ne peux pas dire qu’elles aillent trop bien, répond l’Empereur.
— Mais comment cela finira-t-il donc ?
— Ma foi, Dieu le sait.
— Mais comment ? Est-ce que les ennemis pourraient entrer en France ?
— Cela pourrait bien être, et venir même jusqu’ici, si l’on ne m’aide pas : je n’ai pas un million de bras ; je ne puis pas faire tout à moi seul.
— Mais nous vous soutiendrons, dirent un grand nombre de voix.
— Alors je saurai bien battre encore l’ennemi, et conserver toute notre gloire.
— Mais que faut-il donc que nous fassions ?
— Vous enrôler et vous battre.
— Nous le ferions bien, dit un autre, mais nous voudrions y mettre quelques conditions.
— Eh bien ! lesquelles, dites.
— Nous voudrions ne pas passer la frontière.
— Vous ne la passerez pas.
— Nous voudrions, dit un troisième, être de la Garde.
— Eh bien va pour la Garde ! »
Toujours selon le Mémorial, Napoléon est raccompagné en triomphe jusqu’aux Tuileries et plusieurs milliers de volontaires s’enrôlent dans la foulée. En dépit de son caractère hagiographique, le compte rendu n’en révèle pas moins l’importance vitale du contact direct du chef avec le peuple, ce que Napoléon ne fait plus assez, et depuis trop longtemps. Derrière les vivats, il confirme aussi le rejet de la politique de conquête, les candidats réclamant de ne pas franchir les frontières. En résumé, pour être cru, il doit être vu, ce qu’il n’a, à ce moment, pas le temps matériel de faire tant ses journées sont vampirisées par la préparation matérielle de la future campagne.
Le Napoléon de 1814, au couchant de son règne, n’est pas encore celui mythique du crépuscule de la Restauration et du retour des Cendres. Le premier est subi, le second rêvé par ses contemporains. Eternelle question du décrochage entre le temps du pouvoir et celui de la mémoire, de l’action et de son interprétation, fossé entre les contraintes de la réalité et la puissance de l’imaginaire qui reste constitutive de la condition politique.
Ce décalage est d’autant plus fort que Napoléon ne va pas jusqu’au bout de sa logique et cultive l’ambiguïté. L’appel au patriotisme se conjugue avec sa hantise de l’anarchie pour lui interdire de traduire ses paroles en actes, autrement dit de jouer franchement la carte du peuple contre ses élites. Oui, certes, il visite les faubourgs, ressuscite la Marseillaise1181 et prétend que le trône n’est rien, mais il n’en continue pas moins à s’appuyer exclusivement sur les élites. De même, il fait armer la garde nationale, bras armé de la révolution bourgeoise, mais évite soigneusement de rétablir les instruments du jacobinisme populaire que furent les clubs et les fédérations. En somme, il veut nationaliser la guerre sans révolutionner la France, pari impossible sachant que le salut public est indissociable de l’esprit républicain. La Révolution est déjà un bloc.
On touche ici à l’impasse d’un pouvoir né de la Révolution mais qui a su la canaliser en restaurant l’ordre ; régime fondé sur l’égalité mais restaurateur de l’hérédité ; république impériale assise sur des notables qu’elle méprise sans pouvoir s’en passer. Après avoir utilisé l’ambiguïté pour accroître son pouvoir, Napoléon en devient la victime maintenant que la difficulté libère les pulsions du passé, détournées jusqu’alors par l’ivresse de la gloire et de la prospérité. La crise révèle le drame d’un homme qui ne peut, ni ne veut, renier son passé alors que les circonstances l’obligent à un changement de cap radical. Elle illustre le déchirement d’une France écartelée à son image entre conservatisme séculier et goût de la table rase, ordre et mouvement, égalité contre liberté. « Dans la position où je suis, il n’y a pour moi de noblesse que dans la canaille et de canaille que dans la noblesse que j’ai faite », aurait-il confié à Bourrienne. Comment peut-il espérer être cru alors que cette peur de la « canaille » l’a toujours emporté chez lui sur son mépris du bourgeois1182 ? Ses hésitations n’aboutissent qu’à lui faire perdre l’appui de sa clientèle sans rallier ses anciens adversaires ; pour parler clair : à désespérer sa droite sans gagner sur sa gauche, aboutissant en toute logique à le laisser chaque jour plus seul et déconsidéré. Le silence qui suivra sa première chute en témoigne suffisamment. Au crépuscule de son règne, Napoléon a perdu la confiance de l’immense majorité de son peuple. Certes, il ne le hait pas, mais il ne l’aime plus et surtout ne l’entend plus. A cet homme de passion, il oppose la pire des injures : l’indifférence.
Témoin majeur du premier XIXe siècle, Guizot a su dire l’essentiel dans un passage de ses Mémoires : « Il n’y avait point d’enthousiasme pour sa défense et peu de confiance dans son succès ; mais personne ne tentait rien contre lui ; des conversations malveillantes, quelques avertissements préparatoires, quelques allées et venues à raison de l’issue qu’on entrevoyait, c’était là tout. L’Empereur agissait en toute liberté et avec toute la force que comportaient son isolement et l’épuisement moral et matériel du pays. On n’a jamais vu une telle inertie publique au milieu de tant d’anxiété nationale, ni de mécontents s’abstenant à ce point de toute action, ni des agents si empressés à désavouer leur maître en restant si dociles à le servir. C’était une nation de spectateurs harassés qui avaient perdu toute habitude d’intervenir eux-mêmes, dans leur propre sort, et qui ne savaient quel dénouement ils devaient désirer ou craindre à ce drame terrible dont ils étaient l’enjeu. »
Le sursaut
La conjugaison entre faiblesse militaire et dépression morale place Napoléon dans une situation a priori désespérée. Face à la première vague de l’invasion alliée, forte d’approximativement 500 000 hommes, il n’a en tout et pour tout qu’une cinquantaine de milliers de soldats à opposer. En dépit de la fameuse boutade : « 50 000 hommes plus moi, cela fait 150 000 », le rapport de force ne lui a jamais été aussi défavorable depuis le début de sa carrière1183.
Deux mois après Leipzig, les Alliés reprennent leur marche en avant. Comme l’année précédente, ils adoptent une division en trois groupes d’armées distincts qu’ils confient logiquement aux mêmes chefs. A la tête de l’armée de Bohême, forte de plus de 200 000 hommes, Schwarzenberg viole la neutralité suisse dans les derniers jours de décembre 1813 et attaque derechef l’Alsace et la Franche-Comté. Toujours dirigée par le bouillant Blücher, l’armée de Silésie franchit le Rhin le 1er janvier 1814 et tombe comme la foudre sur la Lorraine. En deuxième ligne, l’armée composite de Bernadotte achève de soumettre la Westphalie et la Hollande et s’apprête à faire de même avec la Belgique.
Face à un pareil rouleau compresseur, les débris de l’armée du Rhin ne peuvent opposer aucune résistance sérieuse et retraitent en catastrophe. L’apathie des populations favorise encore l’avancée des Alliés, qui s’emparent facilement de leurs objectifs et atteignent la Champagne en un mois. Strasbourg, Epinal, Dijon et Reims se rendent presque sans combattre, aggravant le moral de nos troupes. Les désertions se multiplient, laissant augurer la prise rapide de Paris1184. Autant dire que la campagne semble perdue avant même d’avoir débuté.
Elle le semble d’autant plus que la trahison de Murat, quoique non encore effective, est déjà consommée. Elle annonce la perte de l’Italie et porte un coup supplémentaire au prestige de Napoléon. L’histoire, fortement influencée par le jugement lapidaire du Mémorial, n’a pas été tendre avec le « Bernadotte du Midi1185 », doublement condamné comme traître à sa patrie et à son bienfaiteur. La façon tortueuse dont le roi de Naples procède, mêlant la dissimulation et la lâcheté, n’a pas contribué à le racheter devant ses contemporains et la postérité. Ecartelé entre son ambition et son passé, le roi cavalier avait repris ses menées auprès de l’Autriche et de l’Angleterre dès son retour à Naples. Soumis à la pression de plus en plus forte de la part des deux camps, il comprend qu’il ne peut demeurer plus longtemps dans l’expectative sous peine de tout perdre. Or, Murat, sur ce point à l’unisson de sa femme Caroline, tient par-dessus tout à conserver son royaume. « Il semblait que ce soldat, né si loin du trône, à qui une véritable gloire militaire aurait dû servir de dédommagement, ne pouvait vivre s’il ne régnait pas », écrit Thiers à son sujet. Si la balance des forces le pousse naturellement vers les coalisés, sa peur de Napoléon, dont il n’est jamais parvenu à se départir, le retient encore dans l’alliance française. Pour sortir de l’impasse, Murat fait ce qui causera bientôt sa perte, il épouse la cause encore balbutiante de l’unité italienne1186. Enivré par sa camarilla, il finit sincèrement par croire, du moins le semble-t-il, à la grandeur et à la légitimité du dessein qui triomphera un demi-siècle plus tard sous l’impulsion de Cavour et avec la bénédiction de Napoléon III. Tour à tour domestiquée par l’Autriche et la France, la péninsule retrouvera grâce à lui son indépendance et sa grandeur passées. Ainsi parvient-il à trouver la raison morale qui apaise ses remords et lui permet de mettre son ralliement aux enchères.
« Sire, écrit-il à son beau-frère le 3 janvier 1814, me voilà parvenu au jour le plus douloureux de ma vie, me voilà livré aux sentiments les plus pénibles qui aient jamais agité mon âme. Il s’agit de choisir. Et je vois d’un côté la perte inévitable de mes Etats, de ma famille, de ma gloire peut-être ; de l’autre des engagements contraires à mon éternel attachement à Votre Majesté, à mon inaltérable dévouement à la France », puis il ose demander à Napoléon de constituer en sa faveur un véritable royaume d’Italie... faute de quoi il devra signer avec ses adversaires.
Or, Napoléon ne répond pas, ce qui revient à refuser ses conditions. Pour parer au plus pressé, il s’est contenté de lui dépêcher... Fouché, de retour d’Illyrie et qu’il tient à maintenir éloigné de la capitale. Le duc d’Otrante étant un vieil ami des Murat, l’Empereur espère faire d’une pierre deux coups ; autrement dit tenir Fouché à l’écart tout en l’utilisant pour faire patienter le félon en puissance. Sauf que Fouché n’a pas le droit de promettre et que Murat n’a plus le temps d’attendre. Car, de leur côté, les Alliés activent leurs diplomates pour mettre le roi de Naples au pied du mur en lui adressant un véritable ultimatum. Soit il demeure dans l’expectative et perdra tout, soit il trahit à temps et verra son royaume augmenté d’un territoire de 400 000 âmes. Sur la pression de Caroline, accessoirement ancienne maîtresse de Metternich, le paladin de l’épopée finit par signer un traité par lequel il promet d’entrer en campagne contre les forces d’Eugène avec une armée de 30 000 hommes1187. Le 23 janvier suivant, il quitte Naples pour rejoindre son armée. Brûlant ses derniers vaisseaux, il publie une semaine plus tard une proclamation dans laquelle il tente de justifier l’injustifiable en accusant « la folle ambition de Napoléon à lui assujettir le monde1188 ». Le fol ambitieux ne lui pardonnera jamais comme il ne pourra oublier la trahison d’un membre de sa famille qu’il a fait roi et qui le poignarde dans le dos au moment où il est à terre. « La conduite du roi de Naples est infâme, et celle de la reine n’a pas de nom, écrit-il à Fouché sous le coup de l’indignation. J’espère vivre encore assez longtemps pour venger moi et la France d’un tel outrage, et d’une ingratitude aussi affreuse. »
Sans vouloir excuser Murat, il faut rappeler la responsabilité propre de Napoléon. Par-delà le cas particulier du roi de Naples, il illustre le fiasco du système des royautés « frères ». Dans le Mémorial, l’Aigle multipliera les jugements assassins contre sa famille : « Ils étaient plusieurs que j’avais faits trop grands ; je les avais élevés au-dessus de leurs esprits », dira-t-il par exemple. Soyons juste : Napoléon n’a rien fait pour leur faciliter la tâche. Incapable de leur faire confiance, et partant de déléguer, il a les a tenus en lisière avec rudesse et mépris, multipliant les ordres comminatoires formulés d’un ton humiliant. Faut-il rappeler les innombrables courriers que nous avons cités, et en particulier justement ceux adressés à Murat, assurément le plus mal traité de la famille avec Louis ? Las d’être brimé et traité comme un moins que rien, Murat avait souffert comme tous les autres. Sa frustration avait généré un ressentiment d’autant plus fort dans son cas que la dureté de son traitement contrastait avec les louanges prodiguées à Eugène, auquel semblait promis ce trône d’Italie qu’il convoitait tant. La jalousie à son égard avait dégénéré en haine lorsque Napoléon lui avait confié le commandement de la Grande Armée à sa sortie de Russie et qu’Eugène avait réussi à assurer cette retraite vers l’Allemagne qu’il avait compromise par son départ précipité.
Ravalé à son statut de cavalier, tête folle tout juste bonne à assurer le rôle de garde-côte du Blocus, Murat saisit avec d’autant plus d’empressement la perche tendue par les Alliés que ceux-ci lui offraient cette légitimité que Napoléon lui avait toujours refusée. Comme tous les parvenus, le paladin aux tenues extravagantes était fasciné par le prestige des dynastes, le raffinement des étiquettes et la magie des lignées. En abandonnant le vaisseau napoléonien à la dérive, il ne se contente pas de sauver son trône mais caresse l’illusion de l’enraciner. En somme, il cesse d’être le féal d’un parvenu pour devenir un roi véritable, traité en égal et avec déférence par ses pairs, comme l’illustre l’exemple de Bernadotte.
Si ces considérants ne justifient pas entièrement Murat, du moins ils l’expliquent et permettent de le comprendre. Sa défection n’en a pas moins des conséquences immédiates de la plus grande gravité. D’un point de vue militaire, elle implique la perte prochaine de l’Italie et interdit dans l’immédiat à Eugène de distraire une partie de ses forces pour les envoyer en renfort à son beau-père. Mais c’est surtout son impact psychologique qui s’avère désastreux. Premier abandon d’un napoléonide1189, la nouvelle renforce la conviction d’un écroulement prochain. Elle y conspire d’ailleurs en galvanisant les adversaires tandis qu’elle déprime les fidèles.
Battu, frondé, trahi, Napoléon aurait pu lâcher prise. Seul contre tous, donné perdu, il opère alors ce retour aux sources qui le conduit à faire son deuil de l’Empire pour revenir à son rôle premier de sauveur militaire. Il délaisse la pourpre pour l’épée comme il abandonne l’esprit de conquête pour tenter de préserver les frontières naturelles. Le général reprend le pas sur le souverain, Bonaparte sur Napoléon, hanté désormais par l’obsession de ne pas laisser la France plus petite qu’il ne l’a trouvée. Ce dépouillement, le mot n’est pas trop fort, lui confère l’énergie nécessaire pour un nouveau départ. Dégagé des entraves du pouvoir, il retrouve la liberté fondatrice de celui qui n’a pas peur de perdre et peut donc prendre tous les risques. Pour inverser la célèbre maxime de Péguy, le politique renoue avec la mystique et quitte le royaume des vanités pour la pureté de l’esprit de service. Il y trouve comme une seconde vie, un nouvel élan qu’il semblait avoir perdu depuis Tilsit. Le Napoléon de la campagne de France n’est plus celui désabusé et distant des dernières campagnes mais à nouveau le général ordonnateur, épuisant de vitalité, des campagnes d’Italie et d’Egypte. Comme à chaque charnière de son incroyable existence, il se hisse à la hauteur de l’homme d’Etat, délaissant les contingences du présent pour se projeter vers les enluminures de l’histoire. En préférant la défaite au déshonneur et la chute à la compromission, il révèle qu’il possède la force d’âme des figures de proue, solides dans la crise, exemplaires devant l’épreuve.
« J’appelle les Français au secours des Français, clame-t-il devant les sénateurs dès qu’il reçoit les premières nouvelles de l’invasion. J’appelle les Français de Paris, de la Bretagne, de la Normandie, de la Champagne, de la Bourgogne et des autres départements au secours de leurs frères1190. »
Mais il le perçoit bien depuis le discours de Lainé : il n’entraîne plus car il n’est plus cru. Alors que l’orage s’amoncelle, il refuse avec rage de se laisser contaminer par le défaitisme ambiant, d’écouter ce discours récurrent sur le déclin qui ne fait qu’aggraver les maux qu’il prétend combattre en répandant le venin de la morosité. Au contraire : « Il faut de l’élan. On parle de paix alors que tout devrait retentir du cri de guerre1191. » Entre Napoléon et les notables s’installe un véritable dialogue de sourds : le premier porte des convictions, les seconds privilégient leur intérêt à court terme. Ce divorce entre la geste et l’instinct de conservation court à travers toute notre histoire.
Derrière la Nation, Napoléon incarne une vision passionnelle de la France, quasi charnelle, qui transcende les partis et insuffle l’esprit de résistance. Cette vision s’explique largement par le fait qu’il n’a jamais été le sicaire d’une faction, sauf son bref compagnonnage avec les robespierristes. Son indépendance tient à sa propre histoire. Français par défaut avant de le devenir par choix, il est resté étranger aux luttes personnelles ou idéologiques qui ont défiguré la Première République. Sa vision de la politique s’en est trouvée élargie, ouverte, sans idées préconçues ; vision à la fois affective et idéaliste, assumant l’ensemble des mémoires par-delà des fractures qui ne sont tout simplement pas les siennes. Sa France est unitaire, forgée par les guerres, pétrie par les âges. Elle partage une langue, un territoire et une histoire. Il lui attribue une identité et une âme ; à la fois légiste et artiste, créatrice en 1789 d’une nouvelle vision de l’homme qu’elle rêve de faire partager à l’humanité. Cette vision anticipe celle de Michelet et préfigure celle de Charles Péguy. C’est celle d’une France plus grande que les Français, portée par une histoire sans pareille qui lui confère une mission universelle.
Oui, Napoléon dépouille alors le masque de César pour renouer avec le « capitaine-canon ». C’est ce qui ressort par exemple à la lecture du discours, peu connu, qu’il tient devant les commissaires extraordinaires le 2 janvier 1814. Pour la première fois, il y avoue ses erreurs : « Je ne crains pas de l’avouer, j’ai trop fait la guerre ; j’avais formé d’immenses projets ; je voulais assurer à la France l’empire du monde. Je me trompais ; mes projets n’étaient pas proportionnés à la force numérique de notre population. » En conséquence : « Je dois expier le tort d’avoir trop compté sur ma fortune, et je l’expierai. » Aussi fera-t-il la paix « telle que la commandent les circonstances, et cette paix ne sera mortifiante que pour moi. C’est moi qui me suis trompé, c’est à moi de souffrir, ce n’est point à la France. Elle n’a pas commis d’erreur, elle m’a prodigué son sang, elle ne m’a refusé aucun sacrifice ! Qu’elle ait donc la gloire de mes entreprises, qu’elle l’ait tout entière, je la lui laisse. Partez donc messieurs ; annoncez à nos départements que je vais conclure la paix, que je ne réclame plus le sang des Français pour mes projets, pour moi, comme on se plaît à le dire, mais pour la France et pour l’intégrité de ses frontières ; que je leur demande uniquement le moyen de rejeter l’ennemi hors du territoire ; que j’appelle les Français au secours des Français ; que je veux traiter, mais sur les frontières, et non au sein de nos provinces désolées par un essaim de barbares ».
Les retraites de Russie et d’Allemagne ont montré un Napoléon découragé et parfois impuissant, fataliste et résigné, que l’on retrouvera au couchant des Cent-Jours. Dopé par l’adversité, celui de 1814 a retrouvé la volonté sans laquelle il n’est plus rien. Redevenu lui-même, il reprend foi en son étoile et retrouve son ascendant psychologique qui lui permet, à nouveau, de tout oser. Son choix de la France, quitte à lui sacrifier le trône, le libère. En choisissant l’esthétique du risque, il s’ouvre les portes de la postérité, ce qui lui permet de ne pas transiger. Le cas est patent dans les négociations diplomatiques en préparation desquelles il limite strictement la feuille de route de Caulaincourt : « Veut-on réduire la France à ses anciennes limites ? C’est l’avilir, lui écrit-il début janvier. On se trompe si on croit que les malheurs de la guerre puissent faire désirer à la nation une telle paix. Il n’est pas un cœur français qui n’en sentît l’opprobre au bout de six mois, et qui ne la reprochât au gouvernement assez lâche pour la signer. » Tout va dépendre de la combativité de la nation. Si elle le seconde, « l’ennemi marche à sa perte ». En revanche : « Si la fortune me trahit, mon parti est pris : je ne tiens pas au trône. Je n’avilirai ni la nation, ni moi, en souscrivant à des conditions honteuses. »
Sa nature, propre au pouvoir charismatique cher à Max Weber, commande mais ne négocie pas. Rien ne le retient : l’argent, il le méprise ; le pouvoir, il le rejette s’il le rabaisse et le conduit à se renier ; la peur de la défaite : il l’a toujours ignorée. Napoléon fusionne désormais avec la France ou plutôt avec l’image qu’il s’en fait. Non pas une France molle, peureuse ou frivole, mais une France guerrière et redoutable, une France rêvée comme le laboratoire du monde. Une France héritière de l’universalisme des Lumières, porteuse d’un combat, la chute de l’Ancien Régime, et d’un idéal, l’émancipation des individus et des nations contre les privilèges et les empires.
Plus question désormais de subir les sempiternelles jérémiades de la famille comme en témoigne cette superbe lettre à Joseph, dépité d’avoir perdu sa couronne d’Espagne. Nous sommes le 7 janvier 1814 : « Mon frère, j’ai reçu votre lettre. [...] Voici en deux mots la question. La France envahie, l’Europe toute en armes contre moi. Vous n’êtes plus roi d’Espagne [...]. Que voulez-vous faire ? Voulez-vous, comme prince français, venir vous ranger auprès du trône ? [...] Vous avez mon amitié, mon apanage, et serez mon sujet, en votre qualité de prince de sang. Il faut alors avouer votre rôle, m’écrire une lettre simple que je puisse imprimer, recevoir toutes les autorités et vous montrer zélé pour moi et pour le roi de Rome, ami de la régence de l’impératrice. Cela ne vous est-il pas possible ? N’avez-vous pas assez de bon jugement pour cela ? Il faut vous retirer à quarante lieues de Paris, dans un château de province, obscurément. Vous y vivrez tranquille, si je vis. Vous y serez tué ou arrêté si je meurs. Vous serez inutile à moi, à la famille, à vos filles, à la France, mais vous ne serez pas nuisible et ne me gênerez pas. Choisissez promptement et prenez votre parti. Tout sentiment de cœur et hostile est inutile et hors de saison. » Joseph se soumet, tout comme Jérôme1192 et Louis, priés de se faire oublier en attendant des jours meilleurs.
Il quitte Paris le 25 janvier 1814 à quatre heures du matin après avoir confié deux jours plus tôt sa femme et son fils aux officiers de la garde nationale réunis aux Tuileries. La scène appartient à la mythologie napoléonienne. Avec une émotion visible, Napoléon leur remet « ce que j’ai au monde de plus cher après la France [...] ». La suite du discours se révélera prémonitoire : « Il pourrait arriver toutefois que, par les manœuvres que je vais être obligé de faire, les ennemis trouvassent le moment de s’approcher de vos murailles. Si la chose avait lieu, souvenez-vous que ce ne pourra être l’affaire que de quelques jours, et que j’arriverai bientôt à votre secours. Je vous recommande d’être unis entre vous et de résister à toutes les insinuations qui tendraient à vous diviser. On ne manquera pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs, mais je compte sur vous pour repousser toutes ces perfides instigations. » A la fin, Napoléon prend son fils dans ses bras et le présente à la face des officiers qui hurlent « Vive l’Empereur ! Vive l’Impératrice ! Vive le roi de Rome ! ». Le soir, il paraît sombre et prend congé de ses entours en leur disant : « Au revoir, messieurs, nous nous reverrons peut-être. » Il ne pouvait pas savoir qu’il ne les reverrait jamais.