Conclusion
L’empire impossible
« La gloire ne manquait pas, la gloire infatigable, meurtrière et terrible. Le temps des grandes destructions d’hommes avait commencé ; l’on ne devinait pas comment il finirait. De victoire en victoire, de carnage en carnage, le monde s’acheminait sur la pente du néant. »
MICHELET, Histoire du XIXe siècle.
Aujourd’hui comme hier, la chevauchée impériale continue à hanter l’imaginaire des hommes. Parvenu au terme de ce récit, le lecteur pourrait s’interroger sur la vérité d’une histoire qui – par son ampleur, sa rapidité et la richesse des événements qu’elle charrie – reste extraordinaire au sens premier du terme. Je préfère – quitte à décevoir les partisans des vérités tranchées et des jugements définitifs – revenir sur la complexité et la fragilité persistante du principal intéressé ainsi que sur son caractère dual. Celui qui se définissait comme divisé entre un homme de tête et un homme de cœur me semble avoir été de bout en bout écartelé entre des aspirations contradictoires. En cela, il épouse et reflète les tensions d’un pays oscillant entre révolution et contre-révolution, aspiration à la gloire et volonté de paix, rêve universel et repli autarcique ; pays passionné, grand et fragile, toujours à la recherche d’une synthèse idéale qui rapproche ses contraires, réconcilie ses mémoires et le porte en avant dans une impossible unité. La quête de l’action, ce mouvement permanent, épuisant, qui le caractérise au premier chef, est aussi chez lui une façon de fuir un désarroi intérieur suscité par les blessures profondes qui ont gâché sa jeunesse et nourri son mépris des hommes. Cet endurcissement est d’autant plus dommageable qu’il se conjugue avec un narcissisme nourri par les victoires et les flatteries des entourages.
Pourtant, rien n’est jamais simple avec ce Janus qui doute au plus profond de lui-même des suites de l’épopée. Derrière les cris, les colères et les oukases, se niche une déception, une amertume devant la victoire qui s’éloigne et l’âge qui s’enfuit. Ce monstre d’activité se sent vieillir et commence à s’user au moment même où l’immensité de l’espace qu’il doit gérer mobilise plus que jamais son énergie. Celui qui ne prétend vivre qu’à un horizon de deux ans se sent débordé par la prolifération de son système et se décourage devant la médiocrité des siens. Pourtant, en dépit des pressentiments sinistres, il ne parvient pas à s’arrêter.
Chez Napoléon, la hauteur indispensable à l’exercice du pouvoir, composite de distance et de vision, s’est progressivement abîmée dans l’urgence du quotidien tandis que la légitimité du combat s’évanouissait au profit de la volonté de puissance. Si Brumaire a été expliqué par un mot d’ordre qui vaut un programme – « terminer la révolution » –, l’Empire ne porte plus de vision et partant de légitimité. Le vide se lit notamment dans les bulletins de la Grande Armée, de plus en plus banals au fur et à mesure que la gloire se ternit. La démesure impériale se double d’une marche à la dictature sur fond de dérive curiale.
La force de Napoléon est d’avoir pressenti l’impasse et tenté de la conjurer. Comme on l’a vu, les confessions à Caulaincourt signent la prise de conscience qui inaugure la dernière métamorphose, celle du retour aux principes consulaires : ordre et paix, qui feront avec la fidélité à la Révolution le programme des Cent-Jours avant de nourrir l’explication finale devant l’histoire et pour la postérité. Là comme ailleurs, le changement réel se double d’une évidente volonté tactique. Le lion se fait agneau car il a perdu ses griffes. Mais la grandeur de la chute lui permet de crédibiliser la métamorphose et de fabriquer la légende. Néron redevient Hannibal, conquérant malgré lui, confronté à la haine d’Albion, pour fonder l’Europe moderne, démocratique et libérale dont il se veut le pionnier. L’actif compulsif revient sous les traits du génie multiforme, bourreau de travail qui dicte aussi vite qu’il décide et combat, entièrement dévoué à la grandeur de la France. Comme chacun le sait, le procès dure encore et fait de chacun de nous son juré. Mon jugement, le lecteur l’aura compris, oscille selon les périodes, mes préférences allant nettement vers Bonaparte et le dernier Napoléon.
L’homme et l’œuvre demeurent riches d’enseignements, notamment pour les hommes de pouvoir. Son histoire milite certes pour l’action quand elle est portée par une vision et s’exerce dans la transparence. Mais elle encourage aussi à se méfier des flatteries des entourages, à toujours conserver à l’esprit le doute et le questionnement sans lesquels le pouvoir sombre dans l’illusion d’une popularité par nature éphémère. Elle révèle aussi l’extrême fragilité du politique et son essence tragique lorsqu’il accomplit sa mission de serviteur de l’intérêt général. Eternel paradoxe d’une politique qui porte à la grandeur mais s’abîme dans les petitesses, décourageant tant d’esprits élevés qui ont rêvé la France mais n’ont pu supporter de la servir sans s’asservir. Et pourtant, les grandes réalisations ont toujours été portées par de grands hommes, ceux que l’on appelle du terme trop souvent galvaudé d’hommes d’Etat. Tous, de Napoléon à de Gaulle, ont cru au contraire que sans mystique, il n’y avait pas de politique et que le long cheminement de leur rêve avait toujours pour corollaire la souffrance fondatrice de la chute.
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Le caractère illusoire de la puissance est, avec la solitude du pouvoir et les méfaits de l’esprit de cour, un autre fil d’Ariane du triptyque qui s’achève. Chacun a été revu à un moment particulier de mon existence dont le hasard a voulu qu’il ne soit pas sans résonance avec le sujet. Les Cent-Jours ou l’Esprit de sacrifice a été achevé sous la troisième cohabitation, à l’aube d’une reconquête du pouvoir lourde d’épreuves futures. Le Soleil noir de la puissance a été largement rebâti à l’aulne de ma charge de ministre des Affaires étrangères, observatoire privilégié pour comprendre l’impasse de la politique étrangère américaine, sur plusieurs points fille de l’illusion napoléonienne. Enfin, l’histoire de la chute proprement dite de Napoléon – qui fait l’objet du présent volume – s’est bien évidemment approfondie en miroir des derniers mois passés à Matignon et de l’année qui a suivi. La solitude a été ma compagne quotidienne face aux jeux des conservatismes, des intérêts et des partis. Autant d’expériences qui m’ont sans doute aidé à mieux comprendre l’histoire, comme le recours à l’histoire m’a permis de prendre un recul indispensable sur les acteurs, les fortunes et les infortunes inhérents à la responsabilité politique.
Comme Stefan Zweig en 1939, nous pouvons écrire qu’« aujourd’hui, nous nous retrouvons à un tournant, à une conclusion et à un début1290 ». Dans ce nouveau monde, la France peut et doit assumer pleinement le rôle charnière qui est le sien depuis le congrès de Vienne. La richesse de son histoire lui confère une connaissance particulière, la densité de son réseau diplomatique une assise sur laquelle elle peut s’appuyer pour rappeler la puissance à la raison et œuvrer à la perpétuation de la paix. Cette mission s’inscrit dans la lignée d’une tradition politique qui favorise l’équilibre dans le respect des indépendances. Louis XIV et Napoléon ne sont pas la règle mais des exceptions qui lui ont justement enseigné les dérives de l’excès de puissance. Notre pays a appris qu’il sait conduire et entraîner lorsqu’il demeure fidèle à sa mission démocratique, tissée d’écoute et de partage, passeur de culture, porteur de dialogue dans le respect absolu des diversités. L’humanisme de la Renaissance, l’esprit des Lumières, l’universalisme de la Déclaration des droits de l’homme et sa contribution à la cause de l’Europe jalonnent l’exceptionnalité d’un destin qui en fait l’autre phare du monde libre, ce « soldat de l’idéal » (G. Clemenceau) dont l’éclat illumine toujours, comme en atteste l’écho rencontré par sa parole lorsqu’elle renoue avec sa vocation.
Le recours à l’histoire, loin de pousser à une nostalgie stérile, s’inscrit dans un volontarisme du destin. En puisant à pleines mains dans le riche livre d’heures de son passé, notre pays trouve à la fois des exemples à suivre et des leçons à méditer. Comme il multiplie les questions, croise les héritages, porte au dépassement mais invite à la mesure, l’épisode napoléonien demeure dans ce domaine aussi fécond à méditer. Côtoyer son mystère nécessite de recourir sans tabous à toutes les approches, notamment à la liberté littéraire seule à même de comprendre l’irrationnel du poète de l’action1291, aventurier enfiévré doublé d’un homme de pouvoir, calculateur et pragmatique, à la fois fils d’Ossian et disciple de Machiavel, Jacobin entêté de légitimité, empereur au nom de l’égalité, être un et multiple, écartelé entre des pulsions contraires à l’image de cette France qu’il a tant aimée mais tant fait souffrir. Il incarne par ses paradoxes l’âme d’une nation pétrie d’ambiguïtés, solidaire dans l’épreuve et déchirée dans la prospérité, oscillant entre mouvement et conservation, réforme et révolution, mais toujours forte car portée par la quête éternelle de la grandeur. En auscultant Napoléon, la France s’interroge en réalité sur elle-même. Voilà pourquoi il la fascine toujours.