Introduction
La dernière chevauchée
« Je n’ai qu’une passion, qu’une maîtresse, c’est la France... »
NAPOLÉON.
Voilà bien des années que je poursuis les traces de l’aventure napoléonienne. A la course de l’enfant fasciné par l’illustre bicorne se sont ajoutés plus tard le sel des histoires vécues, l’interrogation sur le destin d’un homme, sur l’étrange alchimie de l’histoire et du mythe, sur les chemins et détours de la mémoire. Ces Cent-Jours constituent une « ouverture » en forme de fable, car cette période, trait d’union entre deux mondes, deux époques et deux légitimités, offre un saisissant raccourci de l’épopée. En un temps très court, se mêlent et s’affrontent les idéaux et les doctrines, les caractères et les passions, dans une sorte de laboratoire de la comédie humaine où s’esquisse le visage de la France moderne.
Cette quête, pourquoi le cacher, s’est beaucoup nourrie de l’intimité du pouvoir, car bien qu’elle ne se répète jamais, l’histoire se souvient. Et si les courtisans se pressent dans ses allées foisonnantes, des êtres rares se distinguent aussi qui honorent la politique et font croire en la France.
Mais il n’est pas de jour où, saisi des affres du doute, je n’aie médité les voix du passé, épié les grands modèles et le premier d’entre eux, l’homme de Toulon et de l’Italie, de l’Egypte et de l’Espagne, de la Russie et des îles qui dansent furieusement autour de lui.
Pas de jour où je n’aie ressenti l’impérieux besoin de mémoire pour ne pas céder face à l’indifférence, aux rires et quolibets, pour éclairer la réflexion et l’action, pour continuer sur ce difficile chemin défriché par de glorieux ou humbles pèlerins et avancer encore au service d’une ambition française.
Pas de jour où je n’aie humé le parfum de la discrète violette1292...
Au printemps 1814, derrière le roulement du tambour s’élève la plainte funèbre. L’ombre sinistre d’un chien de misère1293 envahit le songe. Comme il paraît loin le temps où Hegel, assistant à l’entrée de l’Empereur dans Iéna, croyait voir l’esprit du monde dressé sur son cheval. Pour la première fois depuis 1792, la France connaît les souffrances et les humiliations de l’invasion.
En dépit des succès éclatants de la campagne de France, Napoléon, replié à Fontainebleau, entouré de ses dernières légions, ne peut empêcher la cruelle épreuve du territoire violé, de la capitale occupée par les armées étrangères. Quand il se résout à abdiquer en faveur de son fils, les événements se précipitent. Marmont livre ses hommes à l’ennemi, privant la Grande Armée de toute capacité de riposte. Aussitôt les parlementaires appellent au trône Louis XVIII, le frère cadet de Louis XVI. Les couloirs de Fontainebleau se vident alors que l’Empereur, avec l’énergie du désespoir, veut s’accrocher encore à son étoile de Lodi1294. Mais le 6 avril, il doit se résigner. Cet Aigle, hier si proche du soleil, le voilà qui gît à terre, les ailes froissées. Le 20, quand il s’éloigne, accompagné d’une poignée de fidèles, les Bourbons s’avancent déjà pour reprendre possession du trône. Chacun croit qu’une page est tournée.
Facétie ou cruauté de l’histoire, quinze mois plus tard, la scène se reproduit presque à l’identique : invasion de Paris, retour de Louis XVIII, nouvel exil de Napoléon. Dans l’intervalle, à la stupéfaction générale, l’Empereur resurgit pour une folle chevauchée de cent jours1295 où tout se croise, l’épique et le tragique, l’héroïque et le cynique, le burlesque et l’extravagant, pour filer une étonnante métaphore de notre histoire nationale.
Si la stature de Napoléon domine les Cent-Jours, si l’« Ogre » jette encore son ombre sur l’horizon rougi, cette fois, la scène tout entière s’anime autour de lui. Il doit non plus seulement composer avec les forces du destin pour régler ses comptes sur les champs de bataille avec les rois et les dieux, mais aussi descendre dans l’arène pour tenir tête aux hommes, petits et grands, crottés ou perruqués, bien décidés à lui donner la réplique, à l’instar de Talleyrand ou de Fouché. Tels des diables, ils n’en finissent pas, après des années d’éclipse, de sortir de leurs boîtes, compliquant le jeu, entravant sa marche de mille obstacles. Cette flamme impériale qui autrefois embrasait tout sur son passage, êtres et continents, ne luit plus maintenant qu’au-dedans, et le géant d’hier n’avance qu’à tâtons, abandonné des cieux, rendu à l’usurpation et à la misère des origines : pauvre « chien fécal de Brumaire1296 » empuantissant les allées du pouvoir. Alors se déchaînent les animaux des fables, renards et loups, méchants et rusés, volailles de basse-cour ou fauves de haute lignée qui, libérés de leurs peurs, se ruent hors de leur cage. Et il faut à l’Empereur, menacé sur son aire, oublier le rêve évanoui de l’Empire d’Occident. Il lui faut réapprendre les hommes et leurs jeux ordinaires : se démener, calculer et épier, composer encore, anticiper toujours. Mais désormais il s’avance seul, homme de chair et de sang qui doit creuser son chemin de douleurs.
Napoléon a-t-il vraiment changé ? Peut-on parler de métamorphose, de grâce, pour cet homme touché par la défaite, ou ne s’agit-il que d’une comédie pour tromper le monde ? Curieusement, les Cent-Jours sont souvent négligés dans l’aventure impériale. Si tout a été dit sur le Napoléon aux nues de la puissance, l’inspirateur du Code civil, le stratège d’Austerlitz et de Friedland, le Grand Maître de l’Europe, si l’exil hélénien fascine historiens et essayistes, le Napoléon de l’entre-deux reste une énigme. Passé le vol de l’Aigle, que cache ce « dernier Empereur », ventripotent et assoupi, qui semble douter de lui et du destin ? Est-ce bien le César inflexible, cet empereur libéral qui s’échine à séduire les notables en promulguant sa « Benjamine1297 » ? Est-ce toujours le vainqueur d’Austerlitz, ce général en chef qui manque la destruction de Blücher à Ligny avant de s’épuiser face à Wellington ? Est-ce encore l’homme de Brumaire, ce personnage falot qui devant la fronde parlementaire dépose les armes sans combattre, hésitant entre l’exil américain et la soumission à l’Angleterre ? Le Napoléon des Cent-Jours doute, un Napoléon soudain fait homme, presque dépouillé de son si profond mystère. Ce revenant rappelle étrangement le Premier consul, encore affable, jamais rassasié de discussions et de connaissances. Ses contemporains surpris le voient descendre de son piédestal pour converser d’égal à égal avec Benjamin Constant ou chercher en vain à convaincre Molé d’accepter un ministère. A travers cette lumière blafarde de la fin, il nous laisse, ici ou là, entrevoir quelques-uns de ses secrets. Privé des lauriers d’Alexandre, il n’arbore pas encore le masque du Mémorial qui instruira la légende.
Dans l’ombre de Napoléon, il faut encore scruter la France trop souvent oubliée, confrontée à l’une des crises les plus graves de son histoire. En 1815, comme en 1792, s’opère la douloureuse alchimie de l’invasion et de la guerre civile. La confrontation entre l’Aigle et le lys, au-delà de Napoléon et de Louis XVIII, oppose deux philosophies, deux mémoires et deux légitimités. Elle renouvelle le conflit entre Révolution et Contre-Révolution, bleus et blancs, tandis qu’émerge une nouvelle fracture entre le pouvoir et la société. Le mur du cens s’élève alors même que celui de la naissance se lézarde. Le fossé se creuse entre l’ère de la conquête et ce nouveau siècle bourgeois qui consacre l’individu sur les ruines des croyances anciennes et des grandes aventures collectives de la Révolution ou de l’Empire. Dans le chaudron de l’histoire, les personnalités se mêlent, générations et partis d’hier et de demain : républicains, royalistes, orléanistes et bonapartistes.
Les Cent-Jours offrent ainsi une lucarne idéale pour revisiter Napoléon et observer la naissance d’une France nouvelle, présentant à la fois le spectacle de manœuvres et de convulsions, d’une révolution des esprits qui nourrit le tragique d’un rythme endiablé.
Débarquant avec mille grognards à la conquête de son royaume perdu, l’Empereur semble prêt à trébucher à chaque pas. Bien vite l’aventure devient épopée. La marche sur Paris ne fait pas taire l’anxiété quotidienne du lendemain. Comment l’Empire libéral pourra-t-il survivre ? Napoléon restera-t-il sur son trône alors que l’Europe mobilise, que la Vendée s’agite et que les notables lui tournent ostensiblement le dos ? Alors qu’il a besoin de tous, la précarité de sa situation l’isole chaque jour un peu plus. La désillusion est d’autant plus forte, dès l’arrivée dans la capitale, que la froideur et l’attentisme contrastent avec le sacre populaire du Vol de l’Aigle. Cela irrite l’Empereur qui s’échine à répéter qu’il n’aspire plus qu’à jouer son nouveau rôle de roi constitutionnel et pacifique. Or, à part Constant et une poignée de libéraux, personne ne veut croire en sa conversion. Une large majorité le soupçonne même de vouloir restaurer la dictature une fois la victoire remportée. Au moment où il vient semer pour l’avenir, sauver la France et rassurer l’Europe, il lui faut expier son passé.
Les combats titanesques de la campagne de Belgique portent à l’incandescence la dimension tragique, tandis que le retour douloureux à Paris et les péripéties du départ vers l’exil entretiennent angoisse et suspense. Mais déjà la scène se déplace, la tragi-comédie du pouvoir se joue à Paris où Fouché multiplie les intrigues avant de marchander avec une habileté de maquignon son ralliement au monarque. Le temps est venu des incroyables retrouvailles avec Talleyrand alors que les coalisés envahissent à nouveau Paris, précédant de quelques heures le cortège de Louis XVIII, ultime tableau de ce ballet du pouvoir qui stupéfia les esprits de l’époque.
Le décor et la mise en scène impériale sont à la hauteur de cette chute où tout s’entrecroise dans les derniers soubresauts de la passion, sous l’œil apeuré des courtisans. Et puis il y a ces théâtres multiples de l’île d’Elbe à Sainte-Hélène, de Golfe-Juan à Paris, de Ligny à Waterloo, sans oublier la lointaine Vienne et ce Gand, si proche capitale d’un exil de carnaval où chacun se déchire. Il y a les haillons des faubourgs et les costumes des Tuileries, les uniformes d’apparat et les tenues de combat. Et surtout cette étrange silhouette, capote brune ou redingote grise, et ce curieux bicorne. Si Napoléon captive les regards, les seconds rôles atteignent l’exception : Louis XVIII, Talleyrand, Fouché, Ney, sans compter Chateaubriand, Blacas, Vitrolles ou Lamartine pour les royalistes ; La Bédoyère, Cambronne, Carnot, Davout pour les bonapartistes ; Benjamin Constant et La Fayette pour les libéraux. Derrière les frontières : Metternich, « le Rocher de l’ordre », Blücher le soudard, Castlereagh le diplomate, Wellington le stratège, le tsar Alexandre ou Pozzo di Borgo, le rival corse de Napoléon. Autant de vives figures sommées de choisir leur camp, de compter leur risque.
La palette est d’autant plus variée que ce temps offre une rare richesse de sources littéraires. Les proclamations de Golfe-Juan, les conversations du Mémorial, les réminiscences des Mémoires d’outre-tombe, les Mémoires sur les Cent-Jours de Constant constituent les pages les plus célèbres. Mais il faut citer aussi l’imposante production contemporaine de journaux, de mémoires, brochures, placards et affiches, pamphlets rarement médiocres, toutes tendances confondues. Deux grands textes nourrissent particulièrement la réflexion politique de cette période : le Rapport au roi de Chateaubriand répond aux Principes de politique publiés par Constant pour justifier son ralliement à Napoléon. Partout se dégagent un lyrisme et une franchise qui reflètent la vigueur des engagements et portent le témoignage d’un âge de feu où politique et littérature ne faisaient qu’un.
« C’est la politique qui doit être le grand ressort de la tragédie moderne », affirmait Napoléon à son état-major la veille d’Austerlitz. Moins de dix ans plus tard, en un dernier hommage, les tonnerres de la chute allaient une fois encore lui donner raison.