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Le prince
« L’Empereur s’était encore une fois confié à son étoile et elle lui avait été fidèle comme pour servir de flambeau à de plus immenses funérailles. »
Le lys contre l’Aigle
En une dizaine de jours, du 9 au 20 mars 1815, la Restauration s’écroule. Alors que Louis XVI avait mis trois ans pour descendre du trône, Louis XVIII ne résiste pas plus de trois semaines. Tardive et malhabile, la riposte de la royauté au défi lancé par Napoléon révèle au grand jour sa peur et ses faiblesses. Elle jette l’armée dans les bras de son bienfaiteur plutôt que de mobiliser ses propres fidèles et cède à la panique au lieu de prendre résolument l’opinion à témoin. On comprend donc que le jugement des contemporains soit un animement sévère. « L’incurie à cette époque a été au-delà de ce que la crédulité de la postérité pourra consentir à se laisser persuader », accuse par exemple Mme de Boigne1539.
Dès l’origine, la Restauration accuse un temps de retard qui s’avérera lourd de conséquences. La nouvelle du débarquement de l’Empereur n’est connue à la Cour que le dimanche 5 mars au soir, soit plus de quatre jours après les faits ! La déficience du télégraphe1540, souvent invoquée, n’explique pas tout. Le maréchal Masséna, commandant à Marseille, n’expédie lui-même la dépêche que le 3 dans la soirée1541. Un premier rapport fautif s’était contenté de lui signaler le débarquement anodin d’une cinquantaine de grenadiers elbois venus pour rejoindre leur famille ! En réalité, c’est l’absence totale de mesures préventives et la faiblesse de la police royale, comparée à celle de Fouché, qu’il faut ici incriminer.
Confiant et insouciant, le ministère a agi comme si Napoléon n’existait plus. Aucune surveillance maritime d’envergure autour des côtes de la Méditerranée ! Aucune surveillance militaire près des principaux ports alors que quelques bataillons de volontaires royaux placés à proximité auraient peut-être suffi. Et surtout aucune surveillance policière efficace autour de Napoléon ! Supprimé en 1814, le ministère de la Police avait laissé place, libéralisme oblige, à une direction générale successivement confiée à un Beugnot indolent puis à un d’André1542 inexpérimenté, les deux passifs et découragés face à l’émergence de nombreuses polices parallèles, comme celles du comte d’Artois ou de Fouché1543.
Vitrolles, mémorialiste talentueux de la débandade royale1544, raconte avec quel flegme Louis XVIII accueille la nouvelle. Après avoir lentement parcouru la dépêche, le monarque, sans trouble apparent, lève les yeux vers son interlocuteur :
« Vous ne savez pas ce que c’est ?
— Non Sire, je l’ignore.
— C’est, me dit-il d’un son de voix qui ne décelait aucune altération, c’est Bonaparte qui est débarqué sur les côtes de Provence. » Et d’ajouter, impassible : « Il faut porter cette dépêche au ministre de la Guerre, et il verra ce qu’il y aura à faire. »
Vitrolles, hors d’haleine, se dirige incontinent vers le ministère, rue Saint-Dominique. En chemin, il croise Soult qui se montre dubitatif : « Le débarquement, dit-il en substance, n’a aucune certitude. Il faudrait en attendre la confirmation. » Même insouciance chez Monsieur qui, au lieu de presser son départ, n’a rien trouvé de plus urgent que d’assister aux vêpres. On perd ainsi plusieurs heures précieuses.
La Cour, aussitôt informée par la rumeur, réagit avec légèreté, inconscience ou arrogance. A de rares exceptions près, la tentative de Napoléon est condamnée d’avance comme ridicule et suicidaire. Que peut faire le « bandit corse » flanqué d’un millier de « brigands » contre l’Etat et sa puissante administration, contre ses deux cent mille soldats auxquels s’ajoutent les « braves populations du Midi » qui rêvent d’en découdre avec l’« Usurpateur » ? Puisqu’il le veut, la France sera son tombeau. Pour le préfet Barante, royaliste libéral lié à Mme de Staël1545, « c’est tout bonnement un acte de désespéré. Il est dans les montagnes où on le prendra, ou desquelles il se sauvera déguisé ». Lamartine, alors jeune garde du corps1546, partage le même optimisme béat : « Bonaparte s’était trompé d’heure ; personne ne l’attendait ; personne ne le désirait ; il venait hors de propos... Il vient achever, me dis-je, ce que le traité de Paris n’a pas eu le bon sens d’achever : le détrônement de sa gloire. » Talleyrand lui-même, de Vienne, tombe dans le piège : « Je suis persuadé, écrit-il à son ami Jaucourt1547, que l’entreprise de Bonaparte n’aura aucune suite fâcheuse, et qu’il ne sera point nécessaire de recourir aux puissances étrangères1548. »
Une fois la nouvelle confirmée par plusieurs dépêches, le gouvernement se décide enfin à réagir. Le Conseil des ministres se réunit le 5 au soir puis à nouveau le lendemain matin pour arrêter des mesures militaires et politiques adaptées.
Le principal volet, approuvé dès le 5, orchestre la riposte armée. Soult, courtisan jusqu’au bout, proteste de la parfaite loyauté des troupes. Fort de cette assurance, que l’avenir devait cruellement démentir, le Conseil décide de prendre Napoléon en tenaille par un mouvement d’encerclement. Sous les ordres du comte d’Artois, un corps central occupera Lyon tandis que les deux ailes, commandées par ses fils, le duc d’Angoulême, depuis Bordeaux, et le duc de Berry, par la Franche-Comté, se rabattront sur lui pour l’écraser. Comme si Napoléon était homme à se laisser enfermer dans une souricière ! Connaissant les sentiments peu amènes de la troupe envers les princes, Soult fait adjoindre un maréchal à chacun d’entre eux1549.
Dans l’attribution des commandements, se pose le problème particulier de la place à accorder au duc d’Orléans. Ancien général de l’armée révolutionnaire, ayant porté à ce titre la cocarde tricolore, le futur roi Louis-Philippe a notamment combattu à Valmy et à Jemmapes à l’automne 1792. Il dispose ainsi d’une expérience et d’une popularité nettement supérieures à celles de ses cousins. Autant de raisons pour que le roi souhaite écarter cet encombrant parent, dont il se méfie et qu’il déteste depuis longtemps : « Il n’avance pas mais je sens qu’il chemine », confiait-il à son propos.
Il n’entend pas pour autant le laisser à Paris où il risque de devenir le point de ralliement de tous les mécontents et, qui sait, une solution de rechange pour les notables. Ses condamnations discrètes mais répétées des fautes de la Restauration le placent déjà, bien avant 1830, en position de recours idéal. Il faut en conséquence le conduire à s’engager clairement en faveur de la dynastie sans lui confier de trop hautes responsabilités. Louis XVIII décide de l’adjoindre à Monsieur ; le libéral devient ainsi premier aide de camp de l’ultra. Louis-Philippe, humilié d’être traité en général de pacotille, conscient du piège tendu par le roi, ne peut refuser de peur de passer pour un traître comme son père Philippe-Egalité1550.
Ce plan de campagne, naturellement jugé génial par les courtisans, se révèle dès le départ irréaliste, car réunir plusieurs milliers d’hommes exige des délais considérables qui n’ont pas été pris en compte par les ministres. Le gouvernement doit envoyer les ordres par courrier à chaque corps d’armée, centraliser les régiments dans les dépôts pour enfin les faire converger au point de rassemblement indiqué1551. L’opération devrait prendre au moins une semaine, une éternité au regard de la marche éclair de Napoléon ! Ainsi, arrivé à Lyon le 8 mars, le comte d’Artois se retrouve d’emblée en situation d’infériorité numérique face à l’« envahisseur », renforcé dans l’intervalle par la garnison de Grenoble.
Ensuite, et cela suffit à disqualifier le projet, le gouvernement méconnaît l’exaspération de l’armée qui appartient corps et âme à l’Empereur. Pour résister avec quelque chance de succès face à l’élan et à la passion, la Restauration aurait dû opposer une ferveur et une détermination identiques. Seule troupe sûre, la garde royale, avec ses six mille hommes, aurait dû être dépêchée à la rencontre de Napoléon, épaulée éventuellement par les populations locales, comme le duc d’Angoulême réussira à le faire dans le Sud. Mais pour commencer, il fallait regrouper les nombreux volontaires royalistes, tous croisés de la fidélité, éconduits avec arrogance durant les premiers jours, tant on pensait pouvoir se passer d’eux1552. A défaut d’une victoire décisive, le sang aurait coulé, flétrissant le mythe impérial d’une France unie derrière son sauveur, tandis que l’Aigle immaculé bondissait de clocher en clocher.
Enfin, sans craindre le paradoxe, le dispositif est complété le 9 mars par la levée en masse de la garde nationale : le frère de Louis XVI appelle à son secours cette milice bourgeoise créée par La Fayette en juillet 1789 pour abattre la monarchie absolue. Une telle mesure, là encore, s’avérera inutile en raison des inévitables délais d’exécution.
Au volet militaire, le Conseil ajoute le 6 mars la convocation de la Chambre des députés. L’ambition avouée est d’impressionner l’opinion en prouvant la force du lien unissant la représentation nationale à la royauté. Prorogée pour libéralisme outrancier trois mois auparavant, la députation se trouve alors dans l’attente de la prochaine session parlementaire. Faute d’élections, c’est toujours la Chambre désignée sous l’Empire, celle qui a blâmé Napoléon en janvier 1814 avant de voter sa destitution. La voilà de nouveau mise à contribution pour jeter l’anathème.
Séduisante en théorie, la décision se révèle décevante en pratique, du fait de la faible représentativité des parlementaires. En vertu de la Constitution impériale, qui se retourne ainsi contre la Restauration, les députés de l’Empire n’étaient pas élus mais nommés par le Sénat à l’issue d’une parodie complexe du suffrage universel, écrémant les élections par degrés censitaires successifs. Au bout du compte personne ou presque ne connaissait les noms des députés ni leur rôle. Méprisés pour leurs palinodies répétées, impopulaires, les représentants étaient bien mal placés pour soulever les masses. Par ailleurs, l’histoire prouve combien les délibérations parlementaires se révèlent souvent vaines en période de crise. L’Assemblée législative n’a rien pu faire contre la révolte populaire du 10 août 1792. La Convention, encerclée par les canons d’Hanriot1553 et les sans-culottes, a fini à son corps défendant par livrer les députés girondins à la vindicte jacobine le 2 juin 1793. Les cris d’orfraie des tenants de la souveraineté parlementaire n’ont pas plus intimidé Barras le 18 Fructidor que Bonaparte le 18 Brumaire. On n’arrête pas une révolution avec des discours mais avec des hommes résolus, guidés par des chefs et soutenus par un idéal. En singeant la Constituante, la royauté s’est une nouvelle fois trompée de révolution. Occupant le terrain parlementaire, le pouvoir royal croit couper l’herbe sous le pied de Napoléon en le privant de toute légitimité. Or, contrairement à 1789, le souffle populaire ne vient plus du haut de la tribune. Il est porté par l’armée et la rue sur lesquelles les représentants, issus du suffrage censitaire, n’ont aucune prise.
Le Conseil des ministres tranche enfin la manière dont le gouvernement portera l’événement à la connaissance de la nation. Après vingt-quatre heures de silence, délai jugé nécessaire pour lancer les préparatifs et se prémunir contre d’éventuels complots bonapartistes, l’annonce emprunte la forme solennelle d’une proclamation du roi insérée dans le Moniteur du 7 mars. Publiée en même temps que les autres mesures – envoi de troupes, convocation des chambres – , elle vise à rassurer l’opinion en lui prouvant la détermination et la sérénité du gouvernement1554.
Avec son style ampoulé qui rappelle le Préambule de la Charte, la déclaration ne s’élève pas à la hauteur des enjeux, surtout comparée aux éblouissantes philippiques du « corsicain ». Napoléon est traité comme un vulgaire Mandrin, « traître et rebelle », et il est demandé à tout citoyen de lui « courir sus ». Au lyrisme moderne des proclamations de Golfe-Juan, la royauté rétorque par une pantomime, à la rhétorique creuse et désuète, qui place les rieurs du côté de l’Empereur. Elle provoque l’ironie de Chateaubriand : « Louis XVIII, sans jambes, courir sus le conquérant qui enjambait la terre ! Cette formule des anciennes lois, renouvelée à cette occasion, suffit pour montrer la portée d’esprit des hommes d’Etat de cette époque. Courir sus en 1815 ! courir sus ! et sus qui ? sus un loup ? sus un chef de brigands ! sus un seigneur félon ? non : sus Napoléon qui avait couru sus les rois, les avait saisis et marqués pour jamais à l’épaule de son N ineffaçable ! »
L’Empereur a d’ores et déjà remporté la bataille des mots.
Etroitement surveillée par la censure, la presse officielle donne le ton d’une campagne, relayée par de nombreux pamphlets, qui doit achever de convaincre l’opinion1555. Deux mots d’ordre s’imposent, apparemment contradictoires : dédramatiser et diaboliser. La voie est ouverte à la désinformation1556. Des proclamations incantatoires issues de tous les grands corps civils, politiques et militaires1557 se multiplient la semaine suivante dans les colonnes du Moniteur. Il s’agit toujours de prouver l’union du pays légal autour du roi. Afin de décourager les velléités de rébellion des bonapartistes, la chevauchée impériale est présentée, presque jusqu’au dernier jour, comme sur le point de s’effondrer. De crainte d’en révéler les progrès, on cache ses avancées ainsi que les défections en cascade des militaires. A l’inverse, les fausses nouvelles abondent au point qu’on pourrait en former un florilège : Napoléon est donné plusieurs fois battu1558 ; il se cache dans les montagnes, ou encore ses troupes fondent comme neige au soleil1559. Errant sur les routes, abandonné, ridicule, ruiné, sa capture n’est plus qu’une question de jours.
Comme en 1814, la presse n’hésite pas à jouer des armes faciles du mensonge, de l’insulte et de l’imprécation1560. Les injures se déclinent sur tous les tons, d’un Napoléon qualifié non seulement de tyran – « Tibère », « Néron », « despote », « fléau des générations », « boucher » –, mais aussi d’étranger – « Corse », « fils d’un bourgeois d’Ajaccio » – ou de lâche : « le poltron de 1814 ». Si le despotisme a toujours été dénoncé, ces dernières attaques appartiennent à un répertoire plus récent, destiné à miner le charisme impérial, le patriotisme et la gloire1561. D’où l’insistance malsaine à présenter la phalange elboise comme un ramassis de brigands étrangers « en grande partie polonais, napolitains, piémontais1562 ». D’où la stupéfiante dénonciation de la lâcheté par le camp royaliste qui tente, par ses propres braillements, de faire oublier les errements de l’émigration et les palinodies du comte d’Artois qui avait renoncé à rejoindre ses partisans en Vendée. Mais rien n’arrête les ultras, surnommés par dérision « les voltigeurs de Louis XIV ». Une de leurs chansons, ironiquement intitulée « Le retour du brave », récapitule les désertions impériales, insistant sur les départs prématurés d’Egypte (1799) et de Russie (1812) :
Car il le dit souvent ;
Autant en emporte le vent !
Il sut prendre en Espagne,
En Egypte, à Moscou
Ses jambes à son cou [...]
De clocher en clocher,
Son grand talent est de voler.
Mais, après le pillage,
La peur d’être vaincu
Lui fait tourner le cul.
Cette agressivité n’a même pas le mérite de l’efficacité puisqu’elle dope les bonapartistes, révoltés par ces crachats, tout en endormant les royalistes, convaincus que l’aventure bonapartiste touche à sa fin. Enfin, elle ne trompe pas les plus avertis, en l’occurrence les notables, habitués à lire à travers les lignes de la censure. Or la débandade annoncée n’arrive pas, ce qui suffit à prouver l’avancée irrésistible du « corsicain » scandée par la chute de la rente1563. Du même coup, les attaques de la presse officielle se font moins directes : on ne parle plus de l’« Ogre » mais du « fugitif de l’île d’Elbe »1564.
Bravades et rodomontades font alors place à un attentisme où l’on décèle déjà la peur. Puis une franche panique s’installe à l’annonce de la prise de Lyon, deuxième grande victoire impériale après Grenoble. La plupart des courtisans, passés sans vergogne de Napoléon à Louis XVIII, sont jetés dans les affres. Le caractère populaire et néojacobin du mouvement qui le porte sur le pavois ne fait qu’aviver leurs alarmes. Barante, qui a perdu un peu de sa superbe, a le mot de la situation : « Il revient pour nous déshonorer tous. »
Le trône vacille
La machine gouvernementale se grippe et ses plans s’effondrent dès le 10 mars. Lyon, au cœur de la résistance royale, tombe entre les mains du revenant. La monarchie sombre en huit jours. Chateaubriand salue le miracle dans ces lignes féroces où perce l’admiration : « Bonaparte accourut au secours de l’avenir ; ce christ de la mauvaise puissance prit par la main le nouveau paralytique [Louis XVIII], et lui dit : “Levez-vous et emportez votre lit.” »
La capitale des Gaules, que Napoléon avait failli faire sienne, s’affiche de longue date bonapartiste1565. Elle lui sait gré d’y avoir ramené la paix civile, après les tumultes de la Révolution1566, mais aussi d’être à l’origine de l’expansion de la ville, autour de la place Bellecour dont il a posé la première pierre à son retour de Marengo. La politique urbaine ambitieuse s’est accompagnée d’une relance économique qu’illustrent les soieries modernisées par l’introduction du métier Jacquard et soutenues par les énormes commandes de la Cour impériale. Enfin, l’annexion de l’Italie a grandement contribué à l’envol des échanges commerciaux1567.
Arrivé sur place le 8 mars, le comte d’Artois mesure vite son absence de marges de manœuvre. Non seulement les partisans du pouvoir royal se comptent sur les doigts de la main, mais en plus, avec la chute de Grenoble, il découvre effaré la faiblesse des forces à sa disposition : au lieu des trente à quarante mille soldats promis par Soult, une simple garnison de six mille hommes et un millier de gardes nationaux peu ou mal armés. Le voilà en situation d’infériorité numérique alors qu’il était, deux jours auparavant, censé combattre à trente contre un !
Enfin, les troupes adoptent le même comportement qu’à Grenoble, refusant d’engager la guerre civile, impatientes de rallier leur bienfaiteur. Le maréchal Macdonald, arrivé le 9 au soir, ne peut que constater l’ampleur du désastre. Un colonel qu’il sonde sur l’état d’esprit de ses hommes lui répond sans ambages : « Les soldats ont une opinion décidée que rien ne pourra vaincre. Aussitôt qu’ils apercevront la capote grise, ils se tourneront vers elle et tireront contre nous1568. » En accord avec Monsieur, le maréchal décide dans un ultime effort de rassembler le lendemain matin les troupes pour les sermonner et si possible les retourner en faveur des Bourbons.
Commencée sous une pluie battante, à l’aube du 10 mars, la revue tourne au désastre pour les amis de la monarchie. Macdonald, accueilli avec sympathie à son arrivée, prononce son allocution, appelant à la lutte contre l’Empereur au nom du serment de fidélité prêté au roi. Au fur et à mesure qu’il parle, les mines se renfrognent. Le lourd silence qui s’installe lui signifie l’échec de sa plaidoirie. Sur ces entrefaites, le comte d’Artois assisté du maréchal s’arrête devant un « ancien » et s’échine à le ramener dans le droit chemin :
« Allons mon brave, lui dit le prince, crie Vive le roi !
— Non Monseigneur, je ne le puis pas, nous ne nous battrons pas contre Notre Père », rétorque le grognard.
Ivre de rage et d’humiliation, le futur Charles X tourne le dos1569 et s’empresse de regagner Paris, laissant le commandement au pauvre Macdonald1570. Obstiné, le maréchal se retourne vers le comte de Farges, maire royaliste de la ville, pour lui demander vingt hommes décidés à se battre. Le maire, honteux, répond qu’il ne saurait pas même en trouver un.
Vers deux heures de l’après-midi, l’avant-garde impériale, escortée de milliers de paysans et de canuts, débouche sur le pont de la Guillotière, gardé par une barricade de fortune immédiatement détruite dans la bonne humeur. Les troupes fraternisent et s’embrassent dans une joyeuse cohue. Macdonald, effondré, prend ses jambes à son cou, poursuivi pendant des heures par un peloton de hussards1571. A neuf heures « le visiteur du soir » paraît enfin en queue du défilé. Tout Lyon est là pour l’accueillir. Pour donner une idée de l’enthousiasme régnant alors, il suffit de lire le récit navré d’un ultra bon teint, Mouton-Fontenille de Laclotte, auteur d’une brochure dont le titre indique assez son antipathie pour le héros du jour – La France en convulsions pendant la seconde usurpation de Bonaparte : « Des flots de peuple quittent leurs maisons, leurs travaux, leurs ateliers, se répandent sur son passage, obstruent les chemins, l’entourent, le pressent, le touchent, le félicitent de son heureux retour, le contemplent avec admiration, se livrent à toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants présentant l’extérieur de la plus affreuse misère, la plupart à demi nus ou couverts de guenilles, noirs de crasse, dégoûtants de sueur, enfumés de poussière, les yeux enflammés, la figure en convulsions, la fureur sur les lèvres, la rage au cœur, forment le cortège du tyran1572. » Plus violents que les Grenoblois, ils lapident les maisons royalistes, injurient quelques passants et saccagent le café Bourbon sur la place Bellecour en chantant La Marseillaise1573.
Marquant encore une pause, Napoléon reste à Lyon jusqu’au 13. Il y reçoit les autorités, passe les troupes en revue et réorganise son armée, sans cesse renforcée par le ralliement de nouveaux bataillons. Plusieurs régiments, envoyés par Soult pour contrer Napoléon, sont enfin parvenus à destination et s’empressent de grossir le contingent impérial, proche de vingt mille hommes désormais. Non content de destituer ou nommer fonctionnaires et officiers, décorer et haranguer à tout va, l’Empereur prend des décrets officialisant sa renaissance comme chef de l’Etat : « Je veux dès aujourd’hui, précise-t-il à Fleury de Chaboulon, anéantir l’autorité royale et renvoyer les chambres ; puisque j’ai repris le gouvernement, il ne doit plus exister d’autre autorité que la mienne ; il faut qu’on sache, dès à présent, que c’est à moi seul qu’on doit obéir. »
S’ils satisfont largement les desiderata populaires, ces « décrets de Lyon » révèlent l’obsession nouvelle chez Napoléon de ne pas se laisser déborder par ses partisans et de contrôler les Jacobins. Comme Louis XVIII, il veut réconcilier en se démarquant de ses propres ultras. L’accueil violemment antiroyaliste et anticlérical de la deuxième ville de France l’a sans doute décidé à presser le mouvement.
Toute l’œuvre des Bourbons sera en effet détruite, non sans mauvaise foi ni démagogie : abolition de la noblesse, des ordres royaux et des droits féodaux1574, suppression du drapeau blanc et rétablissement du drapeau tricolore, licenciement de la Maison du roi, annulation de toutes les nominations faites dans la justice, l’armée et la Légion d’honneur durant les mois précédents ; autant de mesures qui vengent les récentes humiliations. En outre, il fait placer sous séquestre les biens des Bourbons et expulse tous les émigrés rentrés depuis 1814. Enfin, il casse la Chambre des pairs, « composée en partie de personnes qui ont porté les armes contre la France et qui ont intérêt au rétablissement des droits féodaux et à l’annulation des ventes nationales », et dissout la Chambre des députés1575.
En résumé, il ressuscite l’ordre impérial en mettant la Restauration hors la loi. C’est sa réponse, directe et cinglante, aux proclamations de Louis XVIII. Signe qu’il garde seul le contrôle de la répression, il prépare une amnistie plutôt clémente dont il n’excepte que Talleyrand, Marmont, le préfet de police Pasquier et une poignée de royalistes notoires. Le message à destination des notables est clair : le passé est oublié. Il n’y aura ni nouveaux massacres de Septembre, ni Saint-Barthélemy des royalistes. Enfin, il convoque les collèges électoraux de l’Empire pour une assemblée extraordinaire, dite du Champ-de-Mai, chargée de « corriger et modifier nos constitutions » et de présider au couronnement de Marie-Louise et de « notre cher et bien-aimé fils ». Mais il ne précise pas les contours des futures institutions afin de préserver son jeu et conserver le monopole de l’initiative politique1576. Sur ce point, les décrets de Lyon s’apparentent étroitement à la proclamation de Saint-Ouen, publiée par le roi à la veille de son entrée à Paris l’année précédente. Même promesse de concessions, même volonté d’en fixer seul les limites.
Par cette manœuvre précoce, il ambitionne de réaliser autour de sa personne une union aussi large que possible. S’il veut venger la Révolution en annulant la Restauration, sa démarche reste éminemment conservatrice car il prend soin de s’appuyer exclusivement sur les collèges électoraux, donc sur les notables. Il confirme la pérennité de l’institution impériale, suscitant la déception des républicains qui espéraient, sans trop y croire, que Napoléon rétablirait le régime de leur cœur pour se contenter de le présider comme durant le Consulat. Constitutionnel, le nouvel Empire restera héréditaire et élitaire, faisant toujours fi du suffrage universel, cantonné au seul exercice du plébiscite. Il sera donc plus proche par l’esprit de la première Restauration que de la Convention.
Désormais bien en place, Napoléon ne doute plus du succès mais reste inquiet quant à la possibilité de parvenir à ses fins sans faire verser le sang. Si, plus au sud, le duc d’Angoulême ne peut plus le rejoindre, il redoute la réaction du maréchal Ney qui vient, le 10 mars, de prendre son commandement à Besançon. D’évidence, le « brave des braves » a l’air décidé à lui barrer la route coûte que coûte. Reçu le 7 par le roi, il a promis avec emphase devant toute la Cour de ramener l’Aigle dans une cage de fer1577. Pour cette fois, le ministère paraît avoir fait un choix heureux. Ney demeure populaire au sein de l’armée et semble irréconciliable avec Napoléon. Depuis la mort de Lannes en 1809, il reste le seul maréchal à posséder un réel charisme sur la troupe. Plus qu’à ses origines modestes, il le doit à sa bravoure légendaire dont il a notamment fait montre durant la retraite de Russie, sauvant l’arrière-garde de la destruction totale par son audace et son intrépidité. Entre Napoléon et lui, la blessure de la trahison des maréchaux de 1814 reste intacte. Ney en a été le meneur, exigeant avec dureté la cessation des hostilités et l’abdication de son bienfaiteur qui l’avait comblé d’argent, d’honneurs et de titres : duc d’Elchingen, prince de la Moskova. La gravité de l’offense semble exclure le pardon.
« Je fais mon affaire de Bonaparte, fanfaronne d’ailleurs Ney. Nous allons attaquer la bête fauve1578. »
« Le Rougeaud », surnom que sa tignasse rousse a inspiré aux grognards, doit pourtant en rabattre quand il apprend la chute de Lyon et la modestie des effectifs à sa disposition, cinq mille hommes environ. Mais ces mauvaises nouvelles ne paraissent pas pour autant altérer son énergie. N’est-il pas l’homme des situations désespérées ? Dans la guerre des légitimités, il s’agit moins de mesurer un rapport de forces que de tirer avantage des images et des symboles. S’il fait couler le premier sang de la guerre civile, Ney peut ébranler le moral des troupes impériales et, peut-être, retourner la situation au profit de la Restauration. Après avoir une première fois forcé Napoléon à abdiquer à Fontainebleau, il s’imposerait encore comme le sauveur de la France1579 : « Je prendrai un fusil, je tirerai le premier coup et tout le monde marchera », annonce-t-il d’un ton triomphant à Bourmont, son principal lieutenant.
Mais Ney, comme Murat, n’est plus dans le civil le même homme qu’à la guerre. Il manque de personnalité, fragilité qu’il dissimule derrière sa bravoure bien réelle et une assurance de ganache. Napoléon, doué pour les raccourcis saisissants, l’a sèchement croqué devant Caulaincourt : « Il n’a pas de tête. Il est aussi faible qu’il est brave et son excessive ambition donne grande prise sur lui. » Plus il parle haut, plus il doute. Par ailleurs, le maréchal a été comme tant d’autres meurtri par la Restauration qui a humilié sa femme à la Cour1580 et lui a refusé un commandement à sa mesure. D’une intelligence limitée, homme sanguin, vaniteux et susceptible, indifférent à la mort mais obsédé par sa réputation, il peut, circonvenu par un flatteur, changer rapidement d’avis, mettant à l’occasion la même intransigeance à soutenir une opinion inverse à celle émise quelques heures auparavant. Son aide de camp, Esménard, dresse aussi son portrait d’une phrase cinglante : « Le maréchal est un demi-dieu sur son cheval ; quand il en descend, c’est un enfant1581. »
L’Empereur connaît l’homme et ses faiblesses. Son jugement, toujours aussi sûr et rapide, a pris depuis la première chute une teinte fataliste dont il ne se départira plus. Il avait rêvé les Français aussi grands que la France. Dorénavant, il prend les hommes tels qu’ils sont, et ne veut les juger qu’à l’aune de leur capacité ou de leur utilité. Or, en cet instant, l’appui de Ney s’avère indispensable. Napoléon sait qu’il ne reculera pas devant la menace, encore moins devant la force, mais cédera à la flatterie, à condition qu’on le rassure en le persuadant qu’il agit pour le salut du pays. Face à ce dangereux rival, Napoléon parvient à faire preuve du réalisme nécessaire. Non seulement il se montre capable de masquer son mépris quand le jeu en vaut la chandelle mais encore, pour s’attirer les bonnes grâces de son ancien lieutenant, il multiplie les ouvertures et les émissaires, prenant soin de lui faire parvenir ses proclamations et une lettre personnelle par laquelle il lui fait part de son désir de l’accueillir en frère d’armes : « Je vous recevrai comme le lendemain de la bataille de la Moskova1582. » Ses envoyés assurent au maréchal que Napoléon a changé dans l’adversité. Il rentre pour établir une bonne constitution et régner en paix avec l’Europe.
Ebranlé, le cœur de Ney balance pendant trois jours. Son drame intérieur reflète celui de tous les officiers supérieurs, écartelés entre le roi et l’Empereur. Où est le devoir ? Où est la morale ? Qui donc incarne l’intérêt général ? Envers Louis XVIII le retiennent le serment prêté et la gratitude pour la paix retrouvée, tout comme son intime conviction que le retour de l’Aigle ramènera la guerre au risque de perdre la patrie. Vers Napoléon le poussent la magie des souvenirs, l’admiration devant la geste du retour, la conviction que lui seul incarne la France, marié pour le meilleur et pour le pireavec la Révolution et la gloire de l’Empire. Le choix déborde le cadre de la raison et de l’intérêt, les calculs et supputations de toutes sortes. Ney est sommé sans attendre de prendre une décision complexe qui trouble sa conscience. Face à cette épreuve, il sait qu’il devra rendre compte devant la postérité, accusé tant par les royalistes de traîtrise que par les bonapartides de collaboration.
La lecture des proclamations impériales le bouleverse1583 mais ne le décide pas encore. Imprécations contre les Bourbons et Napoléon1584 se succèdent devant des témoins interloqués par la fébrilité croissante du maréchal qui, d’heure en heure, apprend les progrès fulgurants du Vol de l’Aigle et l’accueil enthousiaste des populations. Comme partout, son armée marque un désir ardent de rejoindre l’Empereur, ce qui achève de le déstabiliser. L’ultime combat intérieur entre Michel Ney et le prince de la Moskova se déroule dans le huis clos d’une chambre d’hôtel à Lons-le-Saulnier, dans la nuit du 13 au 14 mars. Il en ressort décidé à rallier Napoléon et invoque pour cela des raisons supérieures : le service suprême de la Patrie, les fautes des Bourbons et le risque d’une guerre civile, trois arguments qu’il ne cessera de mettre en avant pour justifier sa décision. « Je ne puis arrêter l’eau de la mer avec mes mains », confesse-t-il au préfet Capelle auquel il précise plus prosaïquement : « Je préfère mille fois être pilé dans un mortier par Bonaparte que d’être humilié par des gens qui n’ont jamais fait la guerre. »
Devant ses subordonnés, Lecourbe et Bourmont – le premier républicain, le second royaliste –, qui tentent de le dissuader au nom de l’honneur et de la fidélité jurée au roi une semaine plus tôt, Ney explose avec rage, la colère ne pouvant masquer son embarras : « Et moi aussi j’ai de l’honneur ! C’est pourquoi je ne veux plus être humilié. Je ne veux plus que ma femme rentre chez moi, les larmes aux yeux des humiliations qu’elle a reçues. Le roi ne veut pas de nous, c’est évident. Ce n’est qu’avec un homme de l’armée comme Bonaparte que l’armée pourra avoir de la considération. »
Pressé d’en finir, Ney se dirige maintenant à la rencontre de ses hommes qui sont réunis sur la place d’armes. L’ambiance rappelle celle de Lyon : tendue, lourde, électrique1585. Le maréchal s’adresse à son armée dans ce style emphatique qu’il affectionne, pastiche boursouflé des proclamations impériales. De sa voix de stentor, il lève d’entrée l’ambiguïté : « Officiers, sous-officiers et soldats, la cause des Bourbons est à jamais perdue. » Interrompu par les hurlements de joie, il reprend : « Soldats ! Les temps ne sont plus où l’on gouvernait la nation avec de ridicules préjugés et où les droits du peuple étaient méconnus ou étouffés. La dynastie légitime que la nation a adoptée va remonter sur le trône. C’est à l’Empereur Napoléon seul qu’il appartient de régner sur notre pays. Soldats, je vous ai souvent menés à la victoire. Maintenant, je vous mène à la phalange immortelle que l’Empereur conduit à Paris. »
Et de conclure sur un retentissant : « Vive l’Empereur ! » avant de se mêler à la troupe et d’embrasser chacun, dans l’enthousiasme général, « jusqu’aux fifres et aux tambours ».
En désarmant Ney, dont il juge le ralliement méprisable car dicté par le seul intérêt1586, Napoléon pense qu’il a définitivement gagné son pari. Il rentrera à Paris sans tirer un seul coup de fusil. Aussi accélère-t-il à nouveau le pas pour rejoindre la capitale le plus tôt possible. Après Lyon, il passe par Mâcon, Tournus, Chalon. Le 15, il parvient à Autun, fief de Talleyrand1587, le 16 à Avallon, le 17 à Auxerre où il effectue la jonction avec Ney. L’accueil populaire confine au délire : « Mon pouvoir est plus légitime que celui des Bourbons car je le tiens de ce peuple dont vous entendez les cris », dit-il fièrement à un maire royaliste. Son armée se gonfle chaque jour ou presque de régiments nouveaux1588. Comme il en a pris l’habitude depuis Grenoble, il place habilement les derniers arrivés à l’avant-garde pour les mettre en confiance. Un placard manuscrit, affiché dans la capitale, résume avec humour la situation : « Napoléon à Louis XVIII : Mon bon frère, il est inutile de m’envoyer encore des soldats. J’en ai assez1589. »
Sûr de lui, Napoléon ne croit pas aux bruits persistants qui font état de la volonté du roi de défendre Paris coûte que coûte. Devant son entourage, il s’exclame narquois : « La seule armée sur laquelle il [Louis XVIII] pouvait compter est à moi. Ney arrive. J’ai traversé la Provence et le Haut Dauphiné avec 900 hommes, j’en ai aujourd’hui 30 000. Trois millions de paysans sont accourus sur mon passage et m’ont comblé de bénédictions. Pourquoi ? Parce que j’ai honoré la France, parce que je l’ai gouvernée dans l’esprit de la nation. Les Bourbons ont apporté le joug de l’étranger et l’esprit de l’émigration. La France les rejette. Je suis tranquille sur Paris. » Et de conclure : « Louis XVIII est trop spirituel pour m’attendre aux Tuileries. »
Chronique d’une mort annoncée
Après avoir été chassés par la Révolution, les royalistes, menacés par le revenant, commencent à imaginer le pire. Que faire : se soumettre, combattre, fuir ? Confrontés à l’engrenage de la peur et de l’anarchie, de l’intrigue et de la défaite, ils revivent le drame de 1789. Tout conspire pour que, selon l’expression de Chateaubriand, la légitimité tombe en défaillance1590. Aux Tuileries, l’heure n’est plus à la bravade mais au sauve qui peut ! Devant le spectacle du délitement de l’armée et l’irrésistible avancée de Napoléon, les « amis du roi » perdent pied. Alors que la presse fulmine en vain, le ministère titube et la Cour se déchire au lieu de s’unir contre l’ennemi commun. Au milieu de cette effervescence, Louis XVIII seul garde la tête froide. Plutôt que d’exaucer les vœux de Napoléon en décrétant la guerre sainte contre-révolutionnaire, il confirme la Charte et s’assure de l’appui des libéraux. En se posant en défenseur d’une vision libérale de la Restauration, il prend date et s’érige en ultime recours dans l’éventualité d’une nouvelle invasion étrangère.
A mesure que l’« Ogre » s’approche de la capitale, les nouvelles, qui parviennent toujours plus vite, se font plus alarmantes pour les royalistes. La chute de Lyon est connue le 12, la défection de Ney le 17, soit deux à quatre jours après les événements. Les plus inquiets quittent Paris et abandonnent le monarque1591. La presse royaliste se voit donc contrainte de changer de tactique. Le ton est moins à la forfanterie qu’à la frayeur : l’ange noir de Corse revient pour déclencher l’Apocalypse et condamner la France à l’ensevelissement sous les décombres d’une guerre totale contre l’Europe. Et de stigmatiser son déguisement libéral et pacifique sous lequel perce toujours l’infâme, le Jacobin plus avide de sang que jamais. Un article publié le 17 mars dénonce ainsi « l’épouvantable tableau qu’offrirait la France replongée dans l’esclavage et sous le joug honteux et cruel de Bonaparte : la guerre étrangère, la guerre civile, le sang ruisselant de toutes parts, notre patrie déchirée, démembrée peut-être, épuisée dans toutes ses ressources, entièrement ruinée, et pendant plus de dix générations faisant de vains efforts pour se relever de maux affreux qu’aurait subis la nôtre ; enfin la sombre colère du tyran jouissant de tant de désastres et les augmentant par ses proscriptions et cette soif de vengeance qu’allumeraient en lui tant de souvenirs récents de son orgueil humilié1592 ». La question n’est plus tant de réduire Spartacus que de survivre à Néron.
Alors que leurs prévisions sont démenties, les ministres ne parviennent pas à s’entendre sur une nouvelle stratégie. Déchiré entre constitutionnels, prônant l’alliance avec les libéraux, et ultras, partisans de l’épuration immédiate des modérés, le gouvernement ne tranche pas, s’épuisant en de stériles querelles1593. Comme en 1789, le gouvernement royal, débordé, paralysé, se montre incapable de faire face aux événements. En l’absence de toute détermination forte, aucune ligne cohérente ne se dégage les jours suivants. La Cour, à l’image du gouvernement, plonge dans un chaos d’humeurs, d’attitudes et d’opinions, sans nulle concertation, cédant à la panique ou à la rage, dans une alternance de passivité et de sursaut. Les antichambres se peuplent de la nuée funèbre des Cassandres, corbeaux et rapaces, matamores en tout genre, aventuriers de pacotille, le plus souvent convaincus que le sauvetage de la monarchie passe par l’élimination de Napoléon1594. Le duc de Berry, qui se croit populaire auprès des soldats pour son allure martiale et ses jurons à l’encan, doit renoncer à la bataille tant ses troupes se montrent hostiles1595. A l’exception du fiasco de la conspiration du Nord, prise d’armes mal orchestrée par les généraux Lallemand et Drouet d’Erlon, la Cour n’a pas matière à se réjouir1596.
Pressentant le naufrage, les royalistes commencent alors à vouloir dégager leur responsabilité et à chercher des boucs émissaires. La peur du complot – héritage conjoint de la culture de cour et du traumatisme révolutionnaire – ne cesse de gagner du terrain pour créer un climat de suspicion généralisée qui paralyse les initiatives1597. Soult fait figure de victime désignée. Accusé d’orchestrer la désorganisation de l’armée et de faire le jeu de l’Empereur en dirigeant contre lui les régiments les moins sûrs, le ministre de la Guerre est démis de ses fonctions le 11 mars, bientôt suivi par d’André, le chef de la Police, à qui est reprochée son incompétence notoire. Pour les remplacer, deux hommes issus du sérail impérial sont choisis, Clarke et Bourrienne, dont on espère qu’ils sauront décrypter, forts de leur parfaite connaissance du personnage et de ses méthodes, les intentions de Napoléon.
Nouveau ministre de la Guerre, le général Clarke, duc de Feltre, a occupé sans discontinuer le même poste de 1807 à 1814, ce qui lui vaut le surnom cruel de « maréchal d’encre » pour bien signifier qu’il a gagné ses galons dans les bureaux et non au champ d’honneur. Travailleur consciencieux mais courtisan obséquieux, il s’attira ce jugement acerbe de Napoléon : « Probe, médiocre sous le rapport du talent, sans caractère, flatteur au point qu’on ne sait jamais quelle confiance on doit donner à l’opinion qu’il émet1598. » Bref, le parfait exécutant par temps calme mais incapable de faire face à la tempête.
Le choix de Bourrienne paraît plus habile. Né en 1769, condisciple de Bonaparte à Brienne, il a été son seul ami d’enfance avant de devenir son secrétaire particulier et son homme de confiance. De son bureau voisin, il suit et conseille l’ascension fulgurante de son mentor, de l’Italie au Consulat. Mais l’homme, comme tant d’autres, se révèle d’une avidité insatiable. Après avoir longtemps fermé les yeux sur ses multiples prévarications, Bonaparte, excédé par la mise au jour d’une nouvelle affaire, finit par le renvoyer comme un laquais en 1802. Appelant son ancien camarade, il lui assène en guise d’adieu devant son successeur : « Remettez à Méneval les papiers et les clefs que vous avez à moi, et retirez-vous. Que je ne vous retrouve point ici. » D’un coup, Bourrienne a tout perdu : son protecteur, son rang et son influence. Finalement éloigné comme simple chargé d’affaires à Hambourg, il est à nouveau renvoyé pour des motifs similaires en 1813. Outre sa parfaite connaissance du personnel et des réseaux bonapartistes, il a l’avantage, pour ses nouveaux amis, d’être irréconciliable avec l’Empereur. Sa haine pour Napoléon a la force des amitiés déçues et des blessures d’amour-propre. Malheureusement pour la royauté, la situation est déjà trop dégradée pour qu’il puisse s’opposer à l’implacable avancée de son ancien camarade.
Il est trop tard. Trop tard pour Bourrienne. Trop tard même pour faire des concessions. Appuyé par les chambres et ses collègues modérés, le ministre de l’Intérieur, Montesquiou, tente en dix jours de rattraper dix mois d’erreurs, multipliant les gestes envers les demi-soldes, réintégrés avec soldes entières, et encourageant les appels à la fidélité de l’armée. En agissant ainsi, il légitime les accusations portées contre le gouvernement et s’autoflagelle en pure perte, dans un pathétique aveu d’impuissance. Quand la défaite se dessine, celui qui met un genou à terre est un homme mort car, bien plus que le pouvoir, il perd tout à la fois honneur et considération : « Les concessions au moment où les gouvernements tombent n’ont jamais réussi ; elles sont presque toujours suspectes ou empreintes d’une nécessité violente qui ne leur donne ni durée ni force », note justement Hyde de Neuville, l’ami de Chateaubriand. Au contraire, celui qui se drape dans la dignité et le silence prend un gage sur l’avenir de respect ou d’admiration.
Mais Montesquiou, qui veut encore gagner l’armée, n’en croit rien. Tout est une question de moyens, tant pour lui l’intérêt commande la passion. Vitrolles, témoin effaré des événements, apporte dans ses Mémoires un éclairage sévère sur son collègue : « L’abbé de Montesquiou arrivait tous les jours avec de nouvelles concessions à faire. Il aurait volontiers jeté tout par la fenêtre, comme il arrive dans une maison qui brûle. » Cédant à sa demande, Louis XVIII donne le grade de sous-lieutenant à tous les soldats de l’ancienne Garde impériale. « Et cette faveur leur était jetée à la tête au moment où, entraînés par les succès de l’Empereur, ils avaient déjà brisé les liens de la discipline et méconnu la voix du maréchal Oudinot, leur ancien chef bien aimé, que nous avions envoyé pour les maintenir dans l’obéissance. Cette concession tardive fut, comme elle devait l’être, l’objet du mépris de ceux à qui on l’adressait. Elle ne servit d’ailleurs, comme à tous les autres, qu’à montrer la détresse du pouvoir qui ne trouvait aucune ressource qu’en lui-même ou dans ses partisans. »
Le 18 mars, veille du départ du roi, les députés votent un projet de loi extravagant compte tenu des circonstances : la guerre nationale est déclarée à Bonaparte et il est promis solde triple et médaille spéciale à tous ceux qui se joindront à l’aventure.
Sur le fond, Montesquiou se montre plus politique. Il cherche à amarrer solidement les libéraux à la dynastie pour enfermer Napoléon dans son nouveau rôle de César jacobin, acclamé par le peuple mais rejeté par les notables. Opprimés ou ignorés par le Consulat et l’Empire, les libéraux ne croient pas à la conversion constitutionnelle de l’Empereur. Epuration et suppression du Tribunat1599, musellement de la presse, persécutions policières, forment autant de contentieux trop récents et trop lourds avec l’Aigle. En dépit des erreurs commises, la Restauration jouit d’un bilan autrement plus satisfaisant pour ces enthousiastes du modèle anglais.
La Charte, malgré ses ambiguïtés, a institué un régime équilibré, garantissant les libertés fondamentales et l’égalité civile. Avec le concours actif de Lainé, président de la Chambre des députés, plusieurs conférences sont organisées les 11 et 12 mars entre Montesquiou et les chefs politiques libéraux – le duc de Broglie, La Fayette et Benjamin Constant – afin de définir un programme commun. On envisage sérieusement de nommer le « héros des deux mondes », comme en 1789, au commandement de la garde nationale et de procéder à un remaniement ministériel d’envergure, renvoyant les ultras au profit de libéraux notoires1600. Le nouveau ministère réviserait alors la Charte dans un sens favorable au parlementarisme : responsabilité politique des ministres devant les chambres, abaissement du cens, liberté absolue de la presse, partage de l’initiative des lois entre le gouvernement et les parlementaires. Les conciliabules durent jusqu’au départ du roi mais n’aboutissent pas. Montesquiou, perdu dans la tourmente, semble prêt à tout accorder mais se heurte à l’opposition des autres ministres. A l’inverse, les ultras s’indignent devant tant de faiblesse et jugent, non sans raison, qu’il n’y a pas lieu de perdre du temps à la tribune ou en intrigues de couloirs alors que la tornade impériale s’approche. L’heure n’est plus à la réflexion, encore moins à la négociation mais à l’action, et les choix se limitent à une alternative simple : la résistance ou la fuite.
Dans l’épreuve, le monarque, d’une nature placide, ne cède pas un instant à la panique environnante. Toujours digne, il refuse, comme en 1814, de devenir l’otage affaibli de ces libéraux dont il se méfie pour les avoir déjà vus à l’œuvre durant la Révolution, en particulier La Fayette1601. Si au conseil du 15 mars il s’oppose à tout remaniement, il accepte pourtant de réunir les chambres le lendemain pour s’adresser à elles dans une audience solennelle. Comme il l’a fait l’année précédente, il reprend intelligemment la main en gardant le monopole de la réforme. En jouant la carte de la fidélité à la Charte, le roi compte opposer fièrement son bilan, pacifique et parlementaire, à l’héritage impérial, guerrier et dictatorial. En refusant une nouvelle fois publiquement la vision contre-révolutionnaire, il prend déjà date pour l’avenir dans le cas probable où Napoléon serait défait. Dans cette hypothèse, il a besoin du soutien des notables car il doute, comme il l’a confié à Louis-Philippe le 13 mars, que les alliés accordent spontanément une seconde chance à la Restauration1602.
Dans le secret de son cabinet, il a fait un choix, celui de la « Restauration libérale » ; il s’y tiendra jusqu’en 1820 lorsque, choqué par l’assassinat de son neveu1603 et fatigué, il laissera son frère régner sous son nom et appeler les ultras aux affaires. Pour l’heure, il est résolu à jouer l’ouverture à gauche en prenant toujours soin de garder le contrôle de la manœuvre. C’est le choix du bon sens qui correspond si bien à la modération de son caractère. N’est-il pas le seul à pouvoir sauver la monarchie en la réconciliant avec le pays légal, le seul à pouvoir contrarier le retour triomphal de Napoléon en le coupant des élites, pour laisser l’« Usurpateur » face aux passions populaires impossibles à canaliser ? Les contre-révolutionnaires ont beau dénoncer la trahison de l’idéal monarchique, le roi sait qu’ils ne courront plus, comme en 1789, le risque insensé de déclencher une révolution pour faire triompher la réaction aristocratique qu’ils appellent de leurs vœux. En revanche, l’élite de la France nouvelle – à l’exemple de Talleyrand ou de Fouché – sera comme toujours disposée à se vendre au plus offrant et au plus conciliant. C’est cette « France des notables » qu’il lui faut séduire par une politique libérale, censitaire et pacifique, en apportant la preuve que la monarchie légitime reste le meilleur gouvernement possible... faute de mieux. L’Empire, c’est la guerre ; la République, la Terreur et le duc d’Orléans, l’anarchie.
Arborant la Légion d’honneur pour la première fois1604, le roi se rend en grande pompe au Palais-Bourbon. Quand il entre, une acclamation immense le salue. « Louis XVIII monte lentement à son trône, note Chateaubriand ; les princes, les maréchaux et les capitaines des gardes se rangent aux deux côtés du roi. Les cris cessent ; tout se tait : dans cet intervalle de silence, on croyait entendre les pas lointains de Napoléon. » Le souverain prononce un discours émouvant et habile car il oppose la « souveraineté absolue de la Charte » à l’invasion étrangère ramenée dans ses « fourgons » par Napoléon. D’une voix ferme, il débite sans notes un texte appris par cœur, inspiré par Mme de Staël et qui place le trône sur une ligne clairement patriotique et libérale : « J’ai travaillé au bonheur de mon peuple ; j’ai recueilli, je recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour. Pourrais-je à soixante ans mieux terminer ma carrière qu’en mourant pour sa défense ? Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France. Celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère ; il vient remettre notre patrie sous son joug de fer ; il vient enfin détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette Charte mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette Charte que tous les Français chérissent et que je jure ici de maintenir. Rallions-nous donc autour d’elle, qu’elle soit notre étendard sacré. »
Le roi passe sous silence ses dix-neuf années de règne autoproclamées et ses « droits imprescriptibles » pour se placer sous l’aile de la Constitution. Avec un grand art, il oblige au cours de la même cérémonie le comte d’Artois à prêter publiquement serment à la Charte, apaisant par ce détail l’inquiétude des libéraux sur son futur règne. Enfin, le duc d’Orléans, naturellement réquisitionné pour la circonstance, atteste de l’union retrouvée et de la solidarité sans faille de la famille royale dans l’épreuve qu’elle traverse. « Cette héroïque race prête à s’éteindre, cette race d’épée patricienne, cherchant derrière la liberté un bouclier contre une épée plébéienne plus jeune, plus longue et plus cruelle, offrait, en raison d’une multitude de souvenirs, quelque chose d’extrêmement triste », remarque l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. En sortant de la séance, sous les acclamations des députés, le roi peut être à bon compte satisfait. Reconnu comme garant de la paix et de la liberté, il pousse l’Empereur – sous peine de désaffection immédiate – à se lancer dans une surenchère libérale et pacifique qui constitue désormais le programme commun des deux rivaux.
Récoltant ce qu’il a semé, le monarque reçoit le soutien public des libéraux d’envergure. Charles Comte, rédacteur en chef du Censeur, d’ordinaire très critique envers le régime, publie le 15 mars une brochure au titre cinglant : De l’impossibilité d’établir un gouvernement constitutionnel sous un chef militaire et particulièrement sous Napoléon. Comparant Louis XVIII et l’Empereur, il tranche nettement en faveur du premier : « On ne peut donc établir aucune comparaison entre le gouvernement impérial et le gouvernement actuel : sous le premier, nous étions soumis à un joug de fer ; sous le second, nous pouvons dire que nous sommes libres, et chacun peut défendre ses droits comme il le juge convenable. ... Le retour du gouvernement impérial ne serait donc autre chose que le retour du despotisme le plus dur1605. » L’Ecole de droit, qui compte alors parmi ses membres Odilon Barrot, futur avocat et chef de la gauche orléaniste1606, adresse dans le même esprit une pétition vigoureuse à la Chambre des députés1607.
Mais le soutien le plus précieux, car prestigieux et inattendu pour le régime, vient de Benjamin Constant. Certes, l’écrivain voue une haine bien connue à Bonaparte dont témoigne son pamphlet De l’esprit de conquête et de l’usurpation publié au couchant de l’Empire. Il n’en passe pas moins pour un déçu de la Restauration, ce qui confère un grand poids à son ralliement1608. Plus que le retour de Napoléon, le secret de cette conversion se trouve dans son amour pour Juliette Récamier. Constant, qui la connaît depuis des années – elle est la meilleure amie de Mme de Staël –, a succombé à son charme quelques mois auparavant. La passion le dévore d’autant plus que la célèbre égérie est coquette et joue avec lui des ambiguïtés d’une amitié consolatrice. Pour vaincre son cœur, Benjamin, qui sait son attachement aux Bourbons, cède au vertige du risque politique. En mettant sa plume au service du roi, quand tout le monde l’abandonne, il risque sa vie pour la cause, avec l’espoir fou d’une capitulation de la belle éblouie. Malheureusement, Mme Récamier n’est pas Mme de Staël et son stratagème n’aura aucun succès. Reste le poids des mots. Le 19 mars 1815, veille du retour de l’Empereur, le Journal des débats publie un éditorial étincelant de Constant, l’un des meilleurs fulminés contre Napoléon : « Quand on ne demande qu’à servir le despotisme, on passe avec indifférence d’un gouvernement à l’autre, bien sûr qu’on retrouvera sa place d’instrument sous le nouveau despotisme. Mais quand on choisit la liberté, on se fait tuer autour du trône qui protège la liberté. [...] Du côté du roi est la liberté constitutionnelle, la sûreté, la paix ; du côté de Bonaparte, la servitude, l’anarchie et la guerre. » L’« Ogre » n’a pas changé. Il reste le tyran de Brumaire et le bourreau de l’Europe : « Nous subirions sous Bonaparte un gouvernement de mamelouks ; son glaive seul nous gouvernerait. [...] C’est Attila, c’est Gengis Khan, plus terrible et plus odieux parce que les ressources de la civilisation sont à son usage. » Vient ensuite l’aveu révélateur – « Il ne déguise pas ses projets, il nous méprise trop pour daigner nous séduire » – qui précède la trop célèbre conclusion : « J’ai voulu la liberté sous diverses formes : j’ai vu qu’elle était possible sous la monarchie ; j’ai vu le roi se rallier à la nation. Je n’irai pas, misérable transfuge, me tramer d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. »
Le ralliement libéral ne saurait enrayer la déroute de la monarchie, saluée par les notables, acclamée au concert ou à la parade, mais sur le point d’être engloutie par le raz de marée bonapartiste. A l’exception du Midi et de l’Ouest, la propagande royale ne rencontre aucun écho populaire. Le comte d’Artois, qui a gardé de ses années de cour et d’exil un goût prononcé pour les complots, croit en désespoir de cause avoir trouvé le seul antidote possible face au mal qui progresse : s’allier avec le diable lui-même, l’assassin de son frère, le boucher des royalistes de Lyon. Ainsi ce Fouché maudit se voit-il proposer le ministère de la Police. Les ultras, après les nominations de Clarke et de Bourrienne, jouent leur dernière carte. Ils misent in extremis sur le savoir-faire impérial en la personne de son plus illustre et redoutable représentant, l’alter ego de Talleyrand pour l’Intérieur, l’homme connu pour être le mieux informé de France, ce mauvais génie dont on pense qu’il possède l’arme secrète pour mettre en fuite l’« Usurpateur ».
Sa réputation n’est plus à faire : habileté, efficacité, longévité, ses talents sont innombrables. Et, à cette heure, sa duplicité, sa cruauté et son cynisme ne font qu’ajouter à ses mérites. Son ambition tient lieu de garantie. N’est-il pas le seul personnage à se retrouver, tout au long de l’aventure, dans le camp des vainqueurs ? Talleyrand-Fouché, Fouché-Talleyrand. On assiste à un passionnant chassé-croisé entre les deux hommes qui s’inscrit en filigrane derrière celui de Louis XVIII et de Napoléon. Deux puissances de l’ombre, deux rivaux en même temps que deux partenaires, qui nouent et dénouent les fils de l’histoire, sans parler des brumes de la légende où chacun vient noyer ses pas.
Sans la Révolution, Talleyrand serait sans doute devenu cardinal. Mais quel avenir pour Fouché ? Rien ou pas grand-chose. Il doit tout à 1789 et ne l’oubliera jamais. Né en 1759, il a dix ans de plus que l’Empereur, cinq de moins que Talleyrand. Ancien oratorien, il passe, obscur professeur de mathématiques et physique1609, à côté des grands événements de la Constituante. La chute de la royauté et le renvoi de la Législative lui donnent sa chance. La Convention a besoin d’hommes neufs, représentatifs de la France nouvelle. Alors que Talleyrand part pour Londres, Fouché se fait élire à l’Assemblée sur un programme fourre-tout, plutôt modéré, et démagogique. Le voilà sorti de l’anonymat ; il s’évertuera à n’y jamais rentrer.
Fouché incarne la mémoire vivante de la Terreur et de l’Empire, les deux régimes auxquels il doit sa fulgurante mais tardive ascension sociale. Il ne saurait se réduire à l’image caricaturale d’un parvenu diabolique colportée par des générations de biographes et de mémorialistes. Pâle, fuyant, le duc régicide s’avance cerné de mystère sous des airs d’éternel conspirateur, scrutant de ses yeux gris les hommes et le monde pour assouvir sa soif de puissance. Comme Talleyrand, à force de volonté, de sang-froid et d’habileté, il peut se flatter en certaines occasions d’avoir su hisser son destin personnel à la hauteur de celui de la France : quand il contribue à renverser Robespierre ou aide Bonaparte à devenir Premier consul ; ou encore lorsque, après Waterloo, il évite la guerre civile et le sac de Paris par les alliés. Réaliste ou perfide, visionnaire ou manipulateur, homme d’Etat ou démon ? Le débat n’a jamais cessé.
Fouché semble avoir puisé ses préceptes dans Machiavel : l’ambition et le calcul, le goût du secret et de l’intrigue, la capacité d’anticipation et la vitesse d’exécution, la maîtrise de l’information et l’instinct de la haute et basse police. Il incarne pour Guizot la passion froide du pouvoir pour le pouvoir : « Nul homme ne m’a plus complètement donné l’idée d’une indifférence hardie, ironique, cynique, d’un sang-froid imperturbable dans un besoin immodéré de mouvement et d’importance, et d’un parti pris de tout faire pour réussir, non dans un dessein déterminé, mais dans le dessein et la chance du moment. » On croirait lire un portrait de Talleyrand. Pourtant, il y a quelque chose de plus qui fascine chez Fouché : une ténacité hors pair, fruit d’un long et difficile apprentissage. La modestie de son milieu d’origine et les épreuves du passé ont développé chez lui une formidable rage de survie et un appétit de puissance qui contrastent avec la nonchalance aristocratique du prince de Bénévent.
Pour avoir vu tomber tant de têtes au sein de la famille royale, des constitutionnels, des Girondins, des fidèles de Danton ou de Robespierre, il a éprouvé dans sa chair ce que l’instinct avait d’emblée soufflé à Talleyrand sous les masques de la Cour : la puissance du verbe ne compte pas sans les griffes acérées du pouvoir. Derrière son faciès impavide, « ses yeux éraillés et perçants1610 », se cache un joueur invétéré, utilisant les hommes avec leurs faiblesses et leurs passions comme autant de pions sur son échiquier. Comme il paraît loin le temps de sa violente foi égalitaire, de la fameuse « Instruction » de Lyon1611 ou de la présidence du club des Jacobins ! Il sait désormais que l’esprit ne peut faire fi des réalités, négliger les rapports de force et les compromis. Céder aux vertiges de l’idéal ou de l’utopie reviendrait à se condamner, à s’exclure des places et des responsabilités. Pour survivre, il tisse patiemment sa toile, conjugue les intérêts, cultive l’ambiguïté, noue ses réseaux et connaissances en dehors de toute fidélité, en marge de toute doctrine, tant vis-à-vis des hommes que des partis. Barras rapporte l’édifiante profession de foi qu’il formule devant un préfet au début des Cent-Jours : « Je viens de vous demander sans aucun but ce que l’on dit de moi, je ne tiens nullement à le connaître, car je m’en moque : la vérité est que je ne suis rien de tout ce qu’on dit, et que je suis en même temps tout ce qu’on dit, royaliste, bourbonniste, orléaniste, jacobin, selon ce qui arrivera ; je suis et je serai le serviteur des événements : c’est la victoire ou la défaite qui vont trancher tous les nœuds. Si nous sommes vaincus, Vae Victis ! Gare aux vaincus ! »
De partout on le guette, on l’observe, on vient recueillir ses augures, disséquer ses silences et ses confidences. Dans un pays comme la France, si profondément marqué par les passions, obsédé par les querelles de l’esprit, ce personnage austère surprend et inquiète comme impressionnent son cynisme et son opportunisme, ses jeux et ses calculs, sans autre but que l’intérêt. L’homme ne renie rien et a l’intelligence d’assumer son passé. Plutôt que de le porter comme un fardeau, il en fait une force. Seul à oser s’avouer jacobin, il devient naturellement leur représentant attitré, bénéficiant de la peur qu’inspirent aux « honnêtes gens » les anciens terroristes.
« Sa vie se divise en deux parties, constate Molé ; dans la première, il eut pour but de se faire jour et de parvenir, dans la seconde de se faire pardonner et de se maintenir. » Le voilà durablement installé comme ministre de la Police1612. A sa connaissance des hommes il ajoute sa science des âmes, sans compter son expérience de la crise. Mais des cercles du pouvoir il veut étendre son influence au pays tout entier, à ce peuple si difficilement prévisible. Il fait sonder les reins et les cœurs dans les palais et les chancelleries, à la Cour et à la ville comme à la campagne. C’est durant son ministère que naît la police moderne dont il fait une arme efficace et redoutable, tant au service du pouvoir que de son propre pouvoir1613. Il la dote en hommes et en moyens considérables, lui donne organisation et méthode, s’entoure de collaborateurs habiles : Desmarets chef de la police secrète, Réal1614 ou l’ancien bagnard Vidocq pour citer les plus célèbres. Il parvient ainsi à structurer un réseau de renseignement couvrant toutes les catégories sociales et tout le territoire, du café à la chambre à coucher de l’Empereur. N’est-il pas réputé avoir payé jusqu’à Joséphine ? Averti des moindres faits et gestes, servi par une prodigieuse mémoire et des archives rigoureuses, il soupèse les risques, instille le soupçon, déjoue les pièges ou mène à bien la manœuvre. « Le ministre de la Police, note crûment Talleyrand, est un homme qui se mêle de ce qui le regarde et ensuite de ce qui ne le regarde pas. »
De ce pouvoir il fait usage avec discernement. Non seulement il s’introduit partout mais encore il manipule chaque milieu : la presse qu’il tient en lisières, ainsi que les cabinets étrangers auxquels il dépêche de faux émissaires, extorquant sous couvert d’antibonapartisme primaire l’organisation de leurs réseaux, la liste de leurs agents et leurs plans de campagne. Aussi obtient-il des résultats spectaculaires qui achèvent d’élever sa réputation : il déjoue toutes les conspirations du Consulat, fait quasiment disparaître le brigandage et la criminalité. Pour prix de ses services, il est comblé d’or et d’honneurs : sénateur, comte, enfin duc d’Otrante le 15 août 1809, jour anniversaire des quarante ans de l’Empereur. Pour l’anecdote, ô combien révélatrice, ses armes « parlantes » contiennent un serpent et une colonne d’or.
Ce génial tacticien s’impose surtout par son art du secret. Car si l’information est la clé de sa puissance, il sait jouer du mystère qui lui confère un primat plus grand encore en s’ordonnant maître des peurs et des convoitises1615. Silence, cloisonnement, double jeu, faux-semblant, rumeur, bouc émissaire, leurre, il excelle dans ces délicates pratiques, autant par goût que par nécessité : « L’intrigue, accuse Napoléon dans le Mémorial, était aussi nécessaire à Fouché que la nourriture ; il intriguait en tout temps, en tous lieux, de toutes manières et avec tous. On ne découvrait jamais rien qu’on ne fût sûr de l’y rencontrer pour quelque chose ; il n’était occupé que de courir après, sa manie était de vouloir être de tout... Toujours dans les souliers de tout le monde. » Tour à tour, il fait mine de rassurer ou d’inquiéter, d’appâter ou de repousser, fait montre de générosité ou de parcimonie, pique au vif d’un sous-entendu ou assomme d’un flot de confidences. Quoi qu’il dise, on craint qu’il n’en sache davantage, car rien ne saurait échapper à sa curiosité : passé, projets, complots, maîtresses, vilenies, mensonges.
Dans un monde dominé par l’ambition, grâce à ses fiches et ses mouchards, il peut prétendre tenir chacun et surtout il faut que cela se sache ! A cet effet, il distille billets acides et mises en garde, d’un mouvement de cils fait naître l’effroi, d’un geste de la tête sait se rappeler au bon souvenir, et par là même se rend incontournable. Tantôt il choisit de se taire pour ne divulguer ses informations qu’au compte-gouttes, dosant soigneusement incitation et dissuasion comme carotte et bâton ; tantôt au contraire son bavardage sème le doute ou la confusion. Toujours, il arbitre sur sa palette en demi-teinte entre ceux qu’il choisit de livrer à la pâture publique, au petit jeu des échos et des spéculations d’entourages, et ceux qu’il entend pour l’heure ménager. Il use de son pouvoir et de sa réputation pour moduler ses effets, punit rarement, effraye parfois, oblige souvent par des services rendus. Plutôt que de jouir inconsidérément de son pouvoir en parvenu, écrasant les autres sous le poids de sa puissance, il en joue en virtuose, ménageant les intérêts et susceptibilités, négociant son influence et s’achetant des fidélités. Le « boucher de Lyon » devient le protecteur attitré du faubourg Saint-Germain, le saint-bernard des royalistes ; ici levant les séquestres, là rayant l’ami de la liste des émigrés, prévenant les uns de leur arrestation, suggérant aux autres qu’il vaut mieux se faire oublier pour un temps. Aussi, entre ses nombreux affidés, protégés et obligés, dispose-t-il à la longue d’une immense clientèle.
On finit même par lui trouver des qualités. Fouché-Janus peut faire valoir sa face respectable : celle du professionnel zélé, comme de l’homme privé, amical et chaleureux, père et mari irréprochable, qui porte au fond de lui le deuil de « Nièvre », sa fille bien-aimée. Bon camarade, son style, en apparence franc et direct, contraste avec celui, guindé, des parvenus de la cour impériale, ou celui, hypocrite et mielleux, de Talleyrand et de ses partisans.
L’homme est le premier serviteur de son propre culte, redoublant d’ingéniosité pour faire accroire sa domination, toujours supérieure à la réalité. Toutefois, comme pour Napoléon, le succès commence bientôt à gâter son caractère. Insensiblement, le mépris supplante chez lui la peur. En quête d’un rôle à sa mesure, il en veut toujours davantage et se montre désireux de s’imposer comme homme de paix, champion de la diplomatie secrète, dévoré par la « gouvernomanie » tandis que son maître succombe à la « guerromanie »1616. Convaincu de son invulnérabilité, il est tenté de se croire tout permis et, le jour venu, s’y perdra.
En 1810, Napoléon lui retire brutalement son portefeuille avant de l’expédier au loin, comme gouverneur général des Provinces Illyriennes, ce qui l’empêche de participer à la chute de l’Empire dont tout le mérite revient à son vieux rival Talleyrand.
Retiré dans sa propriété de Ferrières, Fouché active ses réseaux, s’abouche avec les orléanistes, les bonapartistes et les républicains, sans oublier d’offrir ses services aux Bourbons. « Pour se conserver de l’importance malgré la nullité à laquelle il était réduit, il recevait tout ce qui se présentait chez lui et ne refusait personne », rapporte son ami Thibaudeau, autre conventionnel régicide. Mais rien de concluant ne sort de ces conciliabules, si ce n’est la petite conspiration du Nord, qu’il monte dès l’annonce du retour de Napoléon et dont il se retire aux premiers revers. Averti de ses intrigues, le gouvernement royal hésite pourtant à sévir. Les libéraux réclament son arrestation alors que les ultras, appuyés par la nombreuse clientèle de Fouché au faubourg Saint-Germain, s’enflamment pour la défense de sa cause, persuadés que lui seul peut les sauver.
Le grand mémorialiste libéral Charles de Rémusat1617 a percé le mystère de cet homme extraordinaire qui, sans être d’aucun parti, feint d’être lié à tous, pour toujours pencher du côté de la victoire : « Fouché avait, comme Talleyrand, mais dans un autre ordre que lui, la réputation de ces hommes qui ont un secret. Il était de ceux à qui l’on suppose des profondeurs, des liens cachés, des armes occultes. Il tenait, disait-on, tous les révolutionnaires dans la main, il avait des intelligences dans l’armée ; la police était moins au gouvernement qu’à lui. Puis, quelquefois, on le supposait d’accord avec le duc d’Orléans ; d’autres le faisaient l’homme de Murat qui l’avait bien traité à Naples. Quelques-uns pensaient qu’il épargnerait les Bourbons et se bornerait à l’honneur bizarre de les forcer à le prendre pour ministre. Cette dernière idée paraissait si plausible que dans quelques souterrains des Tuileries on se l’était appropriée, et le bruit courait qu’elle avait été proposée par Vitrolles, je crois, à Monsieur qui ne l’avait pas repoussée. Dans ce monde-là, on croit la police le grand arcane du gouvernement et l’on ne doutait pas que pour contenter un homme il suffît de le faire ministre. [...] Le personnage était très bavard et il avait fait de son penchant un système. En parlant beaucoup, il obtenait quelquefois des indiscrétions dont il semblait donner l’exemple ; il jetait dans la circulation des jugements qu’on répétait, des conjonctures qui prenaient crédit. Il hasardait tant de choses qu’il n’était compromis par aucune ; mais on conclut qu’il en savait encore davantage. Un homme qui disait tant devait apparemment agir encore plus et c’était précisément tout le contraire. »
On comprend désormais mieux pourquoi la monarchie agonisante vient mettre un genou à terre devant le régicide en le suppliant de passer à son service. Blacas le reçoit le 12 mars. Les 13 et 14, il a trois entretiens successifs avec le chancelier Dambray et avec d’André, avant de rencontrer Monsieur, en secret, le 15. « J’ai besoin des enfers, je viens les consulter », avoue l’héritier du trône à son hôtesse, la princesse de Vaudémont. Tous ces ambassadeurs de la royauté en perdition attendent que Fouché prenne en main les affaires et accomplisse le miracle : arrêter l’Empereur pendant qu’il en est encore temps. Parti au congrès de Vienne, le « diable boiteux » n’est plus là, comme en 1814, pour lui barrer le chemin. Tous les regards convergent enfin vers lui. Mais à Dambray qui lui propose ce ministère tant attendu, Fouché adresse pourtant une fin de non-recevoir sans appel : « Si j’avais été ministre de la Police, jamais Bonaparte n’aurait mis le pied en France. Aujourd’hui, aucune puissance humaine ne l’empêcherait de venir jusqu’à Paris. Il n’y entrerait cependant pas, si vous aviez seulement à lui opposer quatre bons régiments bien sûrs ; mais vous ne les avez pas. » Il conseille à son interlocuteur de faire partir le roi vers le Sud où il compte de nombreux partisans, et souligne la nécessité d’éviter une nouvelle émigration.
Car il n’est pas homme à se sacrifier pour une cause perdue. Trois jours avant le retour de Napoléon, son instinct lui commande de s’abstenir : la cause de l’Empereur, sauf dislocation miraculeuse de la coalition, est perdue à court ou moyen terme. Une régence de Marie-Louise, exercée au nom du roi de Rome, conserve sa préférence. Un exécutif faible ne manquerait pas de faire le jeu d’un chef de gouvernement puissant, qu’il se verrait bien incarner. Mais la formule est refusée par les alliés, tout comme l’hypothèse d’un recours à Louis-Philippe d’Orléans. Faute de réseaux suffisants, l’heure de cet « usurpateur de bonne famille » n’a pas encore sonné. Dommage, car l’homme a sa sympathie : il est tolérant, intelligent, partisan de la cocarde tricolore et a combattu dans les armées révolutionnaires, sans compter qu’il est fils de régicide. Reste, par défaut, ces Bourbons qui viennent lui faire la cour. Thibaudeau a bien saisi l’ambiguïté qui préside à leurs relations : « Il y avait en lui deux hommes : Fouché, roturier, révolutionnaire, était ennemi des Bourbons ; le duc d’Otrante, gentilhomme, aristocrate, aurait bien voulu sous leur domination exercer du pouvoir, avoir de l’influence, ou trouver au moins une garantie de sa fortune et de ses honneurs. Ces deux hommes étaient en contradiction, mais le duc d’Otrante l’emportait le plus souvent sur Fouché et cherchait péniblement une combinaison pour atteindre son but. »
Entre la vieille dynastie et lui s’étend pourtant le gouffre du régicide. Le vote de janvier 1793 pèse dans la balance d’un poids autrement plus lourd que les prêtres persécutés et les innocents massacrés à Lyon. La duchesse d’Angoulême – comment ne pas la comprendre ? – refusera toujours de croiser celui qui d’une voix neutre est venu à la tribune de la Convention prononcer les deux mots qui ont guillotiné son père : « La mort ». Fouché, semblable en ceci à la plupart des « votants », ne défend pas la Révolution par principe mais par nécessité. La monarchie absolue selon les ultras ne manquerait pas à terme de l’envoyer en exil ou sur l’échafaud. Aussi sa position est-elle déjà fixée et ne changera plus : il ne servira la couronne que si elle est enfermée dans la Charte et ligotée par les hommes de la Révolution. Comme il juge son retour probable, Fouché se protège par avance et pose soigneusement ses conditions sous couvert de donner des conseils, préparant sa porte de sortie pour les semaines à venir : « Sauvez le roi, je me charge de sauver la monarchie », dit-il avec aplomb à Monsieur avant de lui annoncer, imperturbable, son ambition de diriger à nouveau la police impériale... pour mieux préparer la place à la royauté1618. Quoique stupéfié par l’audace de son interlocuteur, Monsieur ne ressort pas moins de l’entretien impressionné1619. De son côté, Fouché donne crûment son sentiment à Thibaudeau : « Tu n’as pas l’idée de la stupidité du comte d’Artois. J’en étais honteux pour lui. Excepté Louis XVIII, ce sont des crétins. »
Le duc d’Otrante ne tarde pas à vérifier ce jugement à ses dépens car le roi met fin aux pourparlers et décrète son arrestation le 16 mars. Comme il n’a jamais compris la « passion honteuse » des ultras pour ce régicide de triste renommée, il est convaincu de sa complicité dans la conspiration du Nord et charge Bourrienne, réticent, de mettre la main sur lui. Quand Fouché ouvre la porte aux agents venus l’appréhender, il proteste avec hauteur, arguant de ses entretiens avec le gouvernement : « Je parierais que votre ordre est une supposition ou une méprise », dit-il aux policiers décontenancés par tant d’assurance. Il trompe alors leur surveillance et file à l’anglaise par une porte dérobée, puis trouve refuge chez la reine Hortense1620, dont l’hôtel est contigu au sien, et y reste caché jusqu’au retour de Napoléon.
Le voici propulsé au rang de martyr de l’arbitraire royal, doté par son arrestation manquée de lettres de créance bonapartistes. En un tour de main, il se refait, avec la complicité involontaire de la royauté, une virginité qu’il ne manquera pas de faire valoir pour récupérer son portefeuille. Pendant ce temps, l’Empereur, soutenu par plus de trente mille hommes, continue son avancée et ne se trouve plus qu’à quelques jours de marche de la capitale : « Dans la confusion des bruits populaires et des nouvelles plus accréditées, écrit Villemain1621, un vent sinistre continuait de souffler sur la grande route de Lyon vers Paris, apportant la peur, l’abandon, la fuite. »
Le ballet du pouvoir
Le 19 mars, deux semaines jour pour jour après l’annonce du débarquement de Golfe-Juan, le roi doit se rendre à l’évidence : ce qui paraissait impensable hier devient réalité1622. Guidé par les vents favorables, l’Aigle, d’un vol majestueux, arrive à destination. Comme aux lendemains de la prise de la Bastille, le monarque se trouve confronté à un cruel dilemme : rester, au risque de trouver la mort, ou bien prendre la route de l’émigration, ce qui pourrait ruiner son crédit auprès des alliés et le couper de tous les patriotes.
Ses conseillers sont une nouvelle fois divisés. Chateaubriand expose avec véhémence son plan lors d’une conférence réunissant les principaux parlementaires : expédier les princes en province, maintenir fermement le roi et les chambres à Paris pour obliger Napoléon à tirer le premier. Renouant avec l’esprit chevaleresque des origines, il veut défendre l’honneur contre l’« Usurpateur » pour rendre à la monarchie la gloire ancienne d’une Jeanne d’Arc ou d’un François Ier. Le roi a promis de mourir pour Paris. Qu’il tienne donc serment !
« Notre vieux monarque, sous la protection du testament de Louis XVI, la Charte à la main, restera tranquille sur son trône aux Tuileries ; le corps diplomatique se rangera autour de lui ; les deux chambres se rassembleront dans les deux pavillons du château ; la Maison du Roi campera sur le Carrousel et dans les jardins des Tuileries. Nous borderons de canons les quais et la terrasse de l’eau : que Bonaparte nous attaque dans cette position ; qu’il emporte une à une nos barricades ; qu’il bombarde Paris, s’il le veut et s’il a des mortiers ; qu’il se rende odieux à la population entière, et nous verrons le résultat de son entreprise ! Résistons seulement trois jours et la victoire est à nous. Le roi, se défendant dans son château, causera un enthousiasme universel. Enfin, s’il doit mourir, qu’il meure digne de son rang ; que le dernier exploit de Napoléon soit l’égorgement d’un vieillard1623. »
De son côté, Blacas, le plus sérieusement du monde, propose que le roi, dans une sorte de parodie du Vol de l’Aigle, prenne les devants et se porte à la rencontre de l’« Ogre » escorté par les parlementaires. En voyant ainsi, en la personne de Sa Majesté, la légitimité en pied et en grand équipage se dresser devant lui, le rebelle, à n’en pas douter, ferait marche arrière1624. D’autres courtisans comme Vitrolles plaident pour le repli sur un réduit loyal, en Vendée ou dans le Midi, d’où l’on poursuivrait la lutte, fort de la présence électrisante du monarque1625. Tandis que le duc de Bourbon part pour l’Ouest, le duc et la duchesse d’Angoulême tentent déjà de soulever le Sud royaliste. Mais Louis XVIII n’est pas et n’a jamais été un résistant. Il reste obsédé par le souvenir de Louis XVI dont il n’entend pas revivre le calvaire. Quand son malheureux frère, resté par courage et abnégation dans la capitale, se décida à partir, il n’était plus temps. Capturé à Varennes, renversé le 10 août 1792, il fut suspendu tel un fonctionnaire fautif avant d’être emprisonné au Temple. La décapitation qui s’ensuivit a durablement flétri la mystique royale, si l’on en croit Chateaubriand : « Lorsqu’une colombe descendait pour apporter à Clovis l’huile sainte, lorsque les rois chevelus étaient élevés sur un bouclier, lorsque Saint Louis tremblait, par sa vertu prématurée, en prononçant à son sacre le serment de n’employer son autorité que pour la gloire de Dieu et le bien de son peuple, lorsque Henri IV, après son entrée à Paris, alla se prosterner à Notre-Dame, que l’on vit ou que l’on crut voir, à sa droite, un bel enfant qui le défendait et que l’on prit pour son ange gardien, je conçois que le diadème était sacré. L’oriflamme reposait dans les tabernacles du ciel. Mais depuis que, sur une place publique, un souverain, les cheveux coupés, les mains liées derrière le dos, a baissé sa tête sous le glaive au son du tambour, depuis qu’un autre souverain, environné de la plèbe, est allé mendier des votes pour son élection, au bruit même du tambour, sur une autre place publique1626, qui conserve la moindre illusion sur la couronne ? Qui croit que cette royauté meurtrie et souillée puisse encore imposer au monde ? »
Ainsi, le martyre de Louis s’était avéré préjudiciable à la cause royale. Le roi est résolu à ne pas répéter cette erreur. Comme en 1791, il choisit la fuite. Et s’il vient de promettre solennellement aux chambres qu’il resterait sur place, sans hésiter à mourir, Louis XVIII se convainc qu’il a d’autres arguments à faire valoir : son départ épargnera le sang de ses compatriotes et évitera la guerre civile qu’un maintien sur le territoire ne manquerait pas d’allumer. Il veut demeurer ce roi pacifique, dans la lignée réconciliatrice d’Henri IV auquel il se réfère sans cesse depuis son retour.
Les faucons sont donc éconduits. Au duc d’Havré1627, qui le supplie de résister à Paris, il rétorque d’une voix n’admettant pas la réplique : « Vous voulez donc que je me mette sur une chaise curule ? Je ne suis pas de cet avis ni de cette humeur. » En dépit des objurgations de Vitrolles, il opte finalement pour la route de Lille, près de la Belgique où se concentre la principale armée coalisée, non loin de Londres qu’il pourra gagner en cas d’urgence. Il restera ainsi à portée des événements, suspendu à la victoire des alliés mais prenant soin de ne pas se placer sous leur dépendance en vile marionnette. Comme toujours, Louis XVIII joue la patience, certain que le temps œuvre à nouveau en sa faveur. Son départ a lieu le dimanche 19 mars, jour des Rameaux, vers minuit, le plus discrètement possible : « Il n’y a pas besoin du soleil pour éclairer la honte de cette fuite », confesse Vitrolles. Parmi tous les récits publiés, celui du comte de Laborde intitulé Quarante-huit heures de garde au château des Tuileries semble le plus fidèle1628 : « Quoiqu’on eût cherché à garder le secret sur le départ du roi, le mouvement qui avait eu lieu dans le château ne permettait guère d’en douter. Cependant on s’aveuglait encore sur ce triste événement, lorsque les voitures du voyage arrivèrent : celle du roi se plaça sous le vestibule du pavillon de Flore. Tous les gardes nationaux du poste de réserve et de celui de la fontaine, [...] se placèrent sur l’escalier et sur le palier qui précède l’appartement du roi ; tous les regards étaient fixés sur les portes, un profond silence régnait parmi nous ; le moindre bruit qu’on entendait dans l’intérieur redoublait cette attention religieuse, lorsque tout à coup les portes s’ouvrent, le roi paraît précédé seulement d’un huissier portant des flambeaux, et soutenu par M. le comte de Blacas et M. le duc de Duras. A son aspect vénérable, et, comme par un mouvement spontané, nous tombâmes tous à genoux en pleurant, les uns saisissant ses mains ; les autres, ses habits ; nous traînant sur les marches de l’escalier pour le considérer, le toucher plus longtemps.
— Mes enfants, disait le roi, en grâce, épargnez-moi ; j’ai besoin de force. Je vous reverrai bientôt. Retournez dans vos familles. [...] Mes amis, votre attachement me touche1629. »
Les royalistes revivent avec douleur les journées tragiques de la Révolution. Pour ces courtisans, dont beaucoup ont dépassé la cinquantaine, cette seconde mort de la royauté ôte tout espoir de retour. La Restauration n’aura été qu’une douce illusion d’un an, une simple parenthèse dans une vie gâchée par l’exil.
Escorté par un détachement de gardes du corps, Louis XVIII se précipite vers le nord, suivi par le reste de la Maison militaire, rassemblée en toute hâte par le duc de Berry. Prévenus à la dernière minute, ministres et hauts dignitaires se mettent en branle avant l’aube. « Le roi parti ! Bouleversement et poltronnerie universelle », résume Constant dans son Journal. Ivre de colère et d’indignation, Chateaubriand est poussé dans sa voiture par sa femme. Le vaudeville n’est pas loin, le ridicule côtoie le tragique tandis que le rideau tombe sur la monarchie. Le retour de l’Empereur n’en apparaît que plus grandiose1630.
Le lundi 20 mars, en ce dernier jour de l’hiver, les Parisiens découvrent, quand l’aube se lève, une capitale sans souverain. Napoléon, parti à une heure du matin de Pont-sur-Yonne, n’arrive que vers dix heures à Fontainebleau, onze mois jour pour jour après le bouleversant adieu aux armes. C’est là qu’il apprend sans surprise apparente le retrait de Louis XVIII et décide aussitôt de marcher sur Paris pour l’atteindre avant la nuit. Superstitieux, l’Empereur croit en la force émotive des commémorations sur les esprits. Or, ce 20 mars 1815 marque le jour anniversaire de la naissance de son fils, venu au monde quatre ans plutôt1631. Cette glorieuse veille de printemps rejoint ainsi le 2 décembre – jour du Sacre et d’Austerlitz – au panthéon de la mémoire impériale. Tandis qu’il s’achemine lentement – sa berline est sans cesse arrêtée par la foule et les soldats enthousiastes –, la physionomie de Paris change de couleurs, du blanc au tricolore.
Alors que les royalistes s’enfuient ou se terrent, les bonapartistes d’hier ou d’aujourd’hui se découvrent pour rejoindre les Tuileries. Comme si de rien n’était, les anciens serviteurs de Napoléon ressortent leurs livrées des placards et reprennent leurs places. Aux Tuileries, un essaim de femmes se jette sur un tapis et arrache, une à une, les fleurs de lys fraîchement cousues, découvrant les abeilles indemnes1632. On arbore, ici et là, la violette, fleur du printemps et du renouveau, élevée aurang de symbole bonapartiste depuis 18141633. Signe du destin ? Le drapeau tricolore hissé le matin de ce 20 mars au sommet du château a été trouvé au pavillon de Marsan, repaire des ultras et lieu de résidence habituelle de Monsieur. Une chanson de circonstance est composée pour célébrer l’événement. Elle traduit encore la haine populaire à l’encontre du clergé et de la noblesse :
Français, le voilà de retour
Ce fils de la victoire !
A l’envi, célébrons le jour
Qui nous rend notre gloire !
Votre héros, sûr du succès,
Remplissant ses promesses
Vous donnera bien mieux la paix
Qu’un roi mangeur de messes.
Adieu, calotins tout gonflés.
D’orgueil et luxure.
Adieu donc, marquis boursouflés
Insultant la roture !
A l’aspect des enfants de Mars,
Votre attente est trompée
Que voulez-vous, au mois de Mars
On prend la giboulée !
Vers neuf heures du soir, l’arrivée de Napoléon aux abords des Tuileries1634, annoncée par le cliquetis des équipages et la puissante clameur des « Vive l’Empereur », provoque chez ses proches une impression profonde qui ne peut être vraiment comprise que par ceux qui ont connu « triomphes après défaites ». Environ vingt mille personnes sont réunies pour l’accueillir. Le général baron Thiébault, un des meilleurs divisionnaires de la Grande Armée, se trouve parmi elles. « Je crus assister à la résurrection du Christ », confessera-t-il dans ses Mémoires, avant d’éclairer l’épreuve du choix finalement tranché par la force du patriotisme : « Il y avait à peine trois heures que, soldat des Bourbons, j’avais encore mes canons braqués contre lui ; mais maintenant il me semblait que j’étais redevenu Français, et rien n’égalait les transports et les cris avec lesquels j’essayais de lui manifester la part que je prenais à l’hommage qui lui était rendu1635. » Lavalette1636, vieux compagnon de l’Empereur qui vient de reprendre la direction générale des Postes, nous fait partager cet instant inouï, durant lequel les partisans laissent exploser leur joie jusqu’alors contenue par l’angoisse : « A peine eut-il mis un pied à terre qu’un cri de “Vive l’Empereur !” Mais un cri à fendre les voûtes, un cri formidable se fit entendre : c’était celui des officiers à demi-solde, pressés, étouffés dans le vestibule et remplissant l’escalier jusqu’au comble. L’Empereur était vêtu de sa célèbre redingote grise. Je m’avançai vers lui, et le duc de Vicence [Caulaincourt] me cria : “Au nom de Dieu ! Placez-vous devant lui pour qu’il puisse avancer.” Il commença à monter l’escalier. Je le précédais, en avançant à reculons à une marche de distance, le contemplant avec une émotion profonde, les yeux baignés de larmes et répétant dans mon délire : “Quoi ! C’est vous ! C’est vous ! C’est enfin vous !” Pour lui, il montait lentement, les yeux fermés, les mains tendues en avant, comme un aveugle, et n’exprimant son bonheur que par un sourire. Arrivé sur le palier du premier étage, les dames voulurent s’avancer pour approcher de lui : mais un flot d’officiers de l’étage supérieur bondit sur leur passage, et si elles avaient été moins lestes, le flot les aurait écrasées. Enfin l’Empereur put entrer chez lui ; les portes se refermèrent avec effort, et la foule se dispersa, heureuse de l’avoir entrevu. »
Les témoins unanimes confirment l’émotion de Napoléon. Il goûte ces instants de bonheur au milieu des siens, dans une profonde communion avec la foule enthousiaste, transporté par la ferveur des milliers de regards qui le suivent à chaque pas. C’est à peine si, dans un bref aparté, il reproche à la reine Hortense d’avoir recherché les faveurs de Louis XVIII et du tsar : « Quand on a partagé les grandeurs d’une famille, lui dit-il, il faut savoir en subir l’adversité. » Sa belle-fille, faite duchesse de Saint-Leu par le roi très chrétien, s’incline en pleurant1637, mais Napoléon lui a déjà pardonné. Très vite pourtant l’Empereur coupe court aux effusions. N’ignorant rien des difficultés qui l’attendent, il regagne ses appartements, pressé de tourner la page de la reconquête. Il veut maintenant faire face aux devoirs de sa charge et se consacrer tout entier aux nécessités de la survie.
Depuis Grenoble, le Prince a chassé l’Aventurier et l’Empereur retrouvé ses prérogatives. Pour être forte, la légitimité exige à la fois dignité et naturel, et c’est l’image qu’il souhaite donner en cet instant, pour mieux faire ressortir l’anachronisme de cette pâle Restauration appuyée par l’étranger et une poignée d’émigrés cacochymes. Son pouvoir retrouvé serait moins le fruit d’une nouvelle conquête que la réaffirmation d’un droit consacré par le peuple. De la joie exprimée sur son passage Napoléon ne veut retenir que l’élan spontané renouvelant l’onction populaire ; cependant il craint les débordements vulgaires, le souffle inquiétant de la plèbe qui pourrait effrayer les notables. Il entend donc que chacun et chaque chose reprenne sa place. L’alternance doit s’opérer sans heurts, avec la dignité souriante de Louis XVIII remontant sur le trône, comme si rien n’était venu interrompre la lune de miel entre le peuple et son chef. Ainsi le Journal des débats, rebaptisé pour l’occasion Journal de l’Empire, se met-il au service du revenant avec le même enthousiasme de commande. Son éditorial du lendemain décrit une situation idyllique : « Paris offre aujourd’hui l’aspect de la sécurité et de la joie. Les boulevards sont couverts d’une foule immense impatiente de voir arriver l’armée et le héros qui lui est rendu. [...] L’Empereur a traversé deux cents lieues de pays avec la rapidité de l’éclair, au milieu d’une population saisie d’admiration et de respect, pleine du bonheur présent et de la certitude du bonheur à venir. »
Mais, comme toujours avec la presse officielle, il faut lire entre les lignes. L’insistance à souligner la joie de la capitale reflète l’indifférence inquiétante manifestée par la majorité des Parisiens1638. A l’exception du noyau dur des Tuileries, peu ou pas d’ovations. La nuit, invoquée à décharge par les bonapartistes, n’est qu’un mauvais prétexte. Elle n’avait pas freiné l’ardeur des Lyonnais ni celle des Grenoblois1639. Napoléon n’est pas dupe de la flatterie des courtisans. A son ancien ministre Mollien qui lui glisse les compliments d’usage sur ce retour qui tient du miracle et l’ivresse des populations rencontrées, il rétorque sans ciller : « Ils m’ont laissé arriver comme ils les ont laissés partir. »
Cette lucidité n’ôte rien au caractère exceptionnel du Vol de l’Aigle qui galvanise la foi des bonapartistes. Napoléon lui-même ne peut résister au souffle puissant de l’aventure et à la joie de la revanche. Si son succès le touche, il veut d’abord retenir la leçon de prudence et d’humilité de sa première chute. « Je viens de demeurer une année à l’île d’Elbe, et là, comme dans un tombeau, j’ai pu entendre la voix de la postérité, confie-t-il à ses proches. Je sais ce qu’il faut éviter, je sais ce qu’il faut vouloir » ; la paix et la liberté1640. Mais parviendra-t-il à convaincre chacun de sa métamorphose ? La situation, il en a conscience, s’annonce difficile, presque désespérée. Cela dit, il ne manque pas d’atouts pour garder l’espoir vivant.
D’abord, il mesure sa force à l’aune de cette communion retrouvée avec le peuple. L’effondrement de la Restauration, comme un château de cartes, contraste avec la réception enthousiaste réservée par les soldats et les paysans. En dépit de la conscription et des défaites, cette légende vivante qui a réussi à reprendre le pouvoir à mains nues fait toujours vibrer les Français, du moins les plus humbles d’entre eux. Il reste que l’accueil mitigé de la capitale confirme la peur des notables. Les conditions de son retour ne sont pas de nature à les rassurer. Le néojacobinisme populaire ranime le spectre de la Terreur, soulignant le divorce naissant entre les élites et le peuple, pays légal et pays réel, que la Restauration a pérennisé en établissant le suffrage censitaire. La nouvelle aristocratie, si elle diffère sociologiquement de celle de l’Ancien Régime, développe des réflexes similaires. C’est tout cet ordre nouveau que Napoléon bouleverse par son retour. Le drame des Cent-Jours se noue dans cette confrontation entre le conservatisme des élites et la volonté de revanche populaire.
Le peuple même semble moins unanime qu’il y paraît. Certes, à l’exception du Midi et de la Vendée, il n’est pas ou peu royaliste. Mais il n’est pas pour autant aussi farouchement bonapartiste que la propagande impériale le laisse croire. Le plébiscite approuvant l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire révélera bientôt la poussée d’un vent d’indifférence. La France est gagnée par la lassitude : en une génération, elle a vu valser les régimes et les hommes : Louis XVI, La Fayette, Danton, Robespierre, Barras, Sieyès, Napoléon ; enfin Louis XVIII. Elle découvre à travers ces tourbillons, souvent à son détriment, la nouvelle réalité friable du pouvoir. Au rythme de la vie, la légitimité se consume, dépourvue désormais de la pérennité qui faisait sa force.
De Napoléon, la France a longtemps aimé la jeunesse et la fougue, admiré la gloire, vanté l’œuvre accomplie du Consulat au Grand Empire. Elle a eu les yeux de Chimène pour le conquérant audacieux de Marengo, le pacificateur du Concordat et l’architecte infatigable du Code civil. Puis le poids sans cesse croissant des impôts et de la conscription lui est lentement devenu insupportable tandis que l’image du héros invincible, écornée en Espagne, s’est abîmée dans les steppes de Russie et les plaines d’Allemagne. Certes, il compte encore des croyants, mais ils sont devenus minoritaires. Reste l’armée, noyau dur du culte mais attachée au seul personnage de l’Empereur, largement indifférente à son fils. Chaque jour un peu plus Napoléon découvre que l’Empire ne tient qu’à lui et qu’il est bien loin d’avoir pu fonder une dynastie1641. Louis XVIII a donné l’image d’un pouvoir soutenu par les notables, sans base populaire. Napoléon présente désormais à l’inverse celui d’un pouvoir populaire sans relais parmi les notables. Dans les deux cas, le régime n’est pas viable.
Son retour glorieux le convainc d’une nouvelle chance de paix. Il veut croire que le large soutien de son peuple aura impressionné les alliés et qu’il pourra enfin récupérer sa femme et son fils. Qui osera s’attaquer à un souverain restauré par la flamme d’un peuple debout pour l’acclamer ? Qui osera regretter un roi qui n’a pas trouvé un seul homme pour le défendre ? L’Empereur espère d’autant plus qu’il a promis de respecter le traité de Paris de 1814 : « Je m’engage, maintenant qu’il est signé, à l’exécuter fidèlement. J’ai écrit à Vienne, à ma femme, à mon beau-père, pour offrir la paix à ces conditions. Sans doute la haine contre nous est grande, mais en laissant à chacun ce qu’il a pris, l’intérêt peut-être fera taire la passion1642. » Mais l’Europe ne veut plus de ce Jacobin couronné, éventreur des légitimités et bourreau des peuples qui vient de reconquérir son trône « les torches révolutionnaires » à la main, comme le note l’ambassadeur de Russie Pozzo di Borgo. Marie-Louise, sous l’influence de Neipperg, écrit une lettre officielle dans laquelle elle vient se placer sous la protection des alliés. Quel avenir alors ? Comme le confie un contemporain à Villemain : « Son existence est la guerre déclarée au monde. » Souverains et ministres réunis en maîtres à Vienne lui crachent au visage en signant son arrêt de mort par une déclaration commune rendue publique le 13 mars et qui commence déjà à être diffusée sur le territoire par les royalistes1643. Initiée par Talleyrand et ratifiée par toutes les délégations européennes, sa violence de ton inouïe tranche avec le style neutre et policé en usage dans la diplomatie1644 : « Les puissances qui ont signé le traité de Paris, réunies en Congrès à Vienne, informées de l’évasion de Napoléon Bonaparte, et de son entrée à main armée en France, doivent à leur propre dignité et à l’intérêt de l’ordre social, une déclaration solennelle des sentiments que cet événement leur a fait éprouver.
« En rompant ainsi la convention qui l’avait établi à l’île d’Elbe, Bonaparte détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée. En reparaissant en France avec des projets de troubles et de bouleversements, il s’est privé lui-même de la protection des lois, et a manifesté, à la face de l’univers, qu’il ne saurait y avoir ni paix ni trêve avec lui.
« Les puissances déclarent, en conséquence, que Napoléon Bonaparte s’est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s’est livré à la vindicte publique1645. »
Ainsi, une semaine avant l’entrée à Paris, l’Empire est déjà condamné au tribunal des rois. Sauf retournement imprévisible, ce sera donc la guerre à mort. Son issue ne fait guère de doute tant la disproportion des forces laisse peu de chances à l’armée française usée par les dernières campagnes et démantelée par la Restauration. Ce verdict jette une ombre funeste sur le miracle du retour et ébranle déjà dans les esprits ce « deuxième Empire » à peine échafaudé. Alors que la France entière aspire à la paix, Napoléon sait qu’il sera jugé sur sa capacité à éviter le conflit. Divisée, craintive, enthousiaste ou haineuse, jacobine ou ultra, la nation se retrouve dans une commune aspiration au repos, que l’Empereur ne peut garantir. Exsangue après un quart de siècle de conflits meurtriers, sa population diminuée, elle n’est pas prête à affronter le traumatisme d’une nouvelle violation du territoire. Si le peuple a cru ses promesses pacifiques, les notables, à l’instar de Fouché, n’ont jamais été dupes. Fraîchement restauré, Napoléon ne peut ignorer que l’élite et la Cour spéculent sur sa chute et le donnent pour mort et enterré sous peu.
Aussi l’Empereur n’a-t-il d’autre recours que de s’accrocher à sa bonne étoile. Le Vol de l’Aigle s’est accompli avec une précision presque mathématique dans les conditions qu’il avait fixées. En vingt jours, la violette a chassé le lys. Son retour le conforte dans sa croyance d’être à nouveau l’incarnation de la Révolution et l’élu de la Providence. Comme Balzac le fait dire à Goguelat : « Il avait repris sa chère France, et ramassé ses troupiers en ne leur disant que deux mots “Me voilà !”. C’est le plus grand miracle qu’a fait Dieu ! Avant lui, jamais un homme avait-il pris d’empire rien qu’en montrant son chapeau1646 ? » Une fois encore, il est miraculeusement épargné. Sauvé de l’échafaud après la chute de Robespierre, il n’a cessé de côtoyer la mort sur les champs de bataille et a survécu à tous les attentats. N’est-il pas immortel, lui dont la mort n’a pas voulu un an plus tôt à Fontainebleau ? L’étoile de Lodi, éclipsée par les flammes de Moscou, scintille une fois encore. Mais pour combien de temps ?
Guizot résume en une phrase sa situation, au moment même où il ferme les portes de son cabinet des Tuileries : « L’enthousiasme l’avait accompagné sur sa route : il trouva au terme la froideur, le doute, les méfiances libérales, les abstentions prudentes, la France profondément inquiète et l’Europe irrévocablement ennemie. » Déjà le rêve éveillé de la révolution pacifique s’évanouit pour laisser place au tragique d’un homme en lutte pour sa survie. Dans l’urgence, il doit tout à la fois maintenir la paix civile, rallier les notables, sauvegarder l’adhésion populaire et surtout éviter la guerre. Face à ces objectifs contradictoires, l’équation paraît presque insoluble. « L’homme fastique1647 » choisit pourtant de relever le défi et de tenter l’impossible. Mais pour nombre d’observateurs, le combat de l’Empereur ressuscité semble perdu d’avance.