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La descente aux enfers

« J’aurais dû aller aux chambres tout de suite en arrivant. Je les aurais remuées et entraînées ; mon éloquence les aurait enthousiasmées ; j’aurais fait couper la tête à Lanjuinais, à La Fayette, à une dizaine d’autres... Il faut dire le mot : je n’en ai pas eu le courage. »

NAPOLÉON.

Le complot

Napoléon ne dispose d’aucun répit. A peine arraché à l’enfer de la débâcle, il doit se rendre à l’évidence : l’armée, en miettes, débandée, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Sur les 70 000 hommes engagés la veille, moins de 10 000 sont encore en état de combattre2030. Certes, il dispose toujours des troupes de Grouchy mais elles sont trop faibles pour espérer contrer les 200 000 Anglo-Prussiens galvanisés par la victoire2031. Alors que faire ? Rester au milieu de ses hommes pour tenter de continuer la lutte, ou rentrer à Paris pour sauver son trône des intrigues ?

 

Le choix est cruel. Un départ précipité ne manquerait pas d’ajouter à l’accablement de ses troupes, laissant le champ libre aux envahisseurs. En se maintenant à la tête de son armée, il pourrait espérer rassembler ses forces en quelques jours et reprendre le combat. N’a-t-il pas montré qu’il pouvait faire des miracles, infligeant durant la campagne de France des revers terribles aux alliés avec souvent moins de trente mille hommes sous ses ordres directs ? Il lui suffirait, comme en 1814, d’éviter tout affrontement avec les ennemis trop nombreux pour privilégier les attaques éclairs sur des corps isolés. Mais en agissant de la sorte, il s’exposerait au risque de laisser les parlementaires profiter de la défaite pour se dresser contre lui et prendre l’opinion à témoin avec l’appui de la presse contrôlée par Fouché. Ne vaut-il pas mieux rentrer alors et tenter de ramener les chambres pour opposer un front uni contre l’envahisseur ?

 

Le débat oppose ses partisans. La Bédoyère réclame son départ immédiat : « Que Napoléon se rende directement dans le sein de la représentation nationale, s’exclame-t-il ; qu’il avoue franchement ses malheurs, que comme Philippe Auguste, il offre de mourir en soldat et de remettre la couronne au plus digne. » Plein de nobles illusions, le jeune général croit que les députés n’oseront pas abandonner Napoléon en sa présence « et s’uniront avec lui pour sauver la France ». Fleury de Chaboulon s’emporte : « Ne croyez pas cela, rétorque-t-il, la chambre, loin de plaindre Napoléon et de venir généreusement à son secours, l’accusera d’avoir perdu la France et voudra se sauver en la sacrifiant. » Flahaut renchérit : « L’Empereur est un homme perdu s’il met le pied à Paris. [...] Il n’y a qu’un seul moyen de se sauver, lui et la France : c’est de traiter avec les Alliés et de céder la couronne à son fils2032. »

 

Napoléon n’hésite pas longtemps. Rejoint par Soult, auquel il remet le commandement, il quitte Laon pour Paris dès le 20 juin2033. Comme en 1799 en Egypte, comme en 1812 après la Bérézina, il estime que la situation intérieure exige son retour dans la capitale. L’année précédente, son absence n’a-t-elle pas laissé libre cours à la trahison de Talleyrand et des sénateurs ? Instruit par l’expérience, il veut rentrer sans tarder pour contrecarrer les intrigues que le choc de la débâcle ne manquera pas de susciter2034. Peu lui importe que les royalistes l’accusent de fuir devant l’ennemi : l’essentiel est de sauver son trône, et par là même la nation.

La situation paraît encore plus périlleuse qu’en 1814. Hier serviles, les chambres se montrent ouvertement frondeuses2035. Victorieux de Brienne à Montereau durant la campagne de France, Napoléon revient cette fois sous le poids d’une écrasante défaite. Et Fouché, alors absent, complote désormais à la tête du ministère de la Police. Reste que pour l’heure, maigres consolations eu égard à l’ampleur du désastre, Paris n’est pas pris, Joseph n’a pas fui et Talleyrand se trouve encore à l’étranger. Pour sauver ce qui peut l’être, Napoléon doit se précipiter à l’Elysée où sa présence désarmera peut-être la majorité parlementaire qui aiguise ses poignards. « Du courage, de la fermeté ! » a-t-il écrit à Joseph en lui demandant de galvaniser les chambres2036. Avant de partir, il dicte le bulletin de la bataille « si glorieuse pour les armées françaises et pourtant si funeste ». Pour mobiliser les énergies, il affiche sans fard la gravité de la situation comme il l’avait fait avec le 29e bulletin lors de la retraite de Russie : « Il faut, comme après Moscou, révéler à la France la vérité entière », dit-il à son entourage. Il compte mettre à profit l’émotion et la peur suscitées par la nouvelle pour obtenir les pleins pouvoirs, procéder à la levée en masse et répartir au plus vite les nouvelles forces disponibles sur le front. Si on ne les lui accorde pas, il faudra accomplir ce nouveau 18-Brumaire qui hante déjà tous les esprits : « Si je rentre à Paris, dit-il au général Bertrand, et que je mette la main dans le sang, il faut que je l’y enfonce jusqu’au coude. »

En est-il encore capable ? En a-t-il la volonté et les moyens ? Tandis qu’il accourt, Fouché orchestre sa riposte. Vraisemblablement prévenu dès le 19 au soir de la défaite par ses agents2037, soit un jour avant Joseph et les autres dirigeants, il se met immédiatement à l’œuvre2038. Le décalage de l’information assure au ministre de la Police un avantage redoutable car il lui permet de prendre l’initiative et de tendre son piège.

 

Tandis que la capitale fête avec enthousiasme le 19 la victoire de Ligny – « On célébrait les victoires mortes la Veille à Waterloo », selon la belle formule de Chateaubriand2039 – le traître s’affaire. Convaincu de la défaite inéluctable de Napoléon, il s’y est préparé, afin de rééditer le coup de maître qui lui avait permis d’abattre Robespierre. Comme en 1794, il veut agiter la peur – tant la hantise de l’invasion étrangère que la terreur de la guerre civile – pour parvenir à ses fins, menace du chaos, flatte les intérêts, ouvre les appétits. Il usurpe le flambeau du sauveur brandi par Bonaparte au couchant du Directoire. C’est au tour du héros de 1799 de revêtir l’habit d’infamie d’un pouvoir usé, contesté à l’intérieur et menacé par l’invasion. De son côté, fort de ses liens avec tous les partis et les alliés, Fouché rassure par son sang-froid et sa résolution, se présentant en défenseur de la paix et des intérêts de la Révolution.

Dans la crise qui s’annonce, le duc d’Otrante veut le premier prendre ses responsabilités et se démarquer des prophètes d’apocalypse qui ne cessent de geindre sur les malheurs du temps, incapables de prendre le moindre risque. Fouché, lui, ne s’embarrasse d’aucun état d’âme. Comme en Thermidor, il joue son avenir, certain de parvenir à bon port s’il conserve son sang-froid. Il fait de la politique comme Napoléon mène la guerre, en pragmatique absolu. Pour compenser son manque d’élan et de vision, plus tacticien que stratège, il varie les attaques et anticipe les coups, rapide, déterminé, insaisissable, toujours là où on ne l’attend pas.

 

« Détruire plutôt qu’être détruits », telle est la proposition qu’il soumet aux parlementaires juste avant l’arrivée de l’Empereur. Pour servir son dessein, Fouché sème le trouble par le canal de ses réseaux, agents et parlementaires. Grâce à Jay et Manuel, il fait répandre dès le 20 juin, veille du retour de Napoléon, la nouvelle de la défaite et distille la rumeur venimeuse selon laquelle l’Empereur revient pour établir la dictature. Ses Mémoires détaillent son plan de bataille : « Aux membres inquiets, méfiants et ombrageux de la Chambre, je dis : “Il faut agir, faire peu de phrases et courir aux armes. Il est revenu furieux, décidé à dissoudre la Chambre et à saisir la dictature. Nous ne souffrirons pas, je l’espère, ce retour à la tyrannie.” Je dis aux partisans de Napoléon : “Ne savez-vous pas que la fermentation contre l’Empereur est à son comble parmi un grand nombre de députés ? On veut sa déchéance, on exige son abdication. Si vous êtes résolus à le sauver, vous n’avez qu’un parti sûr, c’est de leur tenir tête avec vigueur, de leur montrer quelle puissance il lui reste encore, et qu’il ne lui faut qu’un mot pour dissoudre la Chambre.” J’entrai ainsi dans leur langage et dans leurs vues ; ils se montrèrent alors à découvert, et je pus dire aux chefs des patriotes qui se groupaient autour de moi : “Vous voyez bien que ses meilleurs amis n’en font pas de mystère ; le danger est pressant ; dans peu d’heures les chambres n’existeront plus ; vous seriez bien coupables de négliger le seul moment de vous opposer à la dissolution.” »

 

Pour « faire place nette », comme il le répète alors, Fouché a besoin de s’assurer d’une majorité parlementaire sûre. Sa clientèle néojacobine n’y suffisant pas, il lui faut s’allier avec les libéraux. Il se tourne naturellement vers La Fayette, le plus illustre d’entre eux et le plus hostile à l’Empereur. Depuis la réunion des chambres, le héros de l’indépendance américaine fait figure de chef naturel de l’opposition. Contre l’Empereur, le pacte Fouché/La Fayette, « le vice et la vertu », consacre l’alliance de circonstance des deux forces sur lesquelles l’Aigle a tenté de s’appuyer depuis son retour. A travers eux, la Convention donne la main à la Constituante pour l’abattre sans sommation.

 

Seule une poignée de pairs et de députés résiste. Ils jugent le complot indigne, inique, et mettent en avant l’impérieux besoin de colmater les divisions pour sauver la patrie en danger. Sieyès, par exemple, s’emporte avec courage contre les intrigants, convaincu qu’on se trompe d’adversaire : « Napoléon a perdu une bataille, il a besoin de nous. Marchons avec lui. C’est le seul moyen de nous sauver. Le danger passé, s’il veut être despote, nous nous réunirons pour le pendre. Aujourd’hui, sauvons-le pour qu’il nous sauve. » Mais le mouvement est trop prononcé en faveur de l’abdication : selon ses partisans, elle permettra d’adoucir les conditions d’une paix qu’il faut établir au plus vite2040. Napoléon, seul obstacle à l’ouverture des négociations, doit être mis à mort avant que les alliés n’arrivent devant Paris. « Il ne pouvait plus rien pour la patrie. Il n’était plus qu’un embarras », assène Thibaudeau. Aux premiers conjurés qui n’osent plus revenir en arrière, par crainte de représailles de Napoléon, s’ajoutent les girouettes nombreuses qui tournent dans le sens du vent pour faire la fortune des habiles. Les comploteurs n’ont aucun plan, si ce n’est la formation d’un gouvernement provisoire qui délibérera avec les puissances. Jamais à court de mensonges, Fouché leur a promis que les alliés n’interféreraient pas dans le choix du futur régime. Dès lors tout est possible, sachant qu’en matière de révolution il ne s’agit pas tant de construire que de faire table rase, par une sorte d’« exorcisme sacré2041 ». Après Louis XVI, la Gironde, la Montagne et le Directoire, c’est au tour du vainqueur d’Austerlitz de catalyser les haines et de servir de bouc émissaire.

 

Le scénario est mis au point entre les deux chefs, Fouché et La Fayette, le ministre et le parlementaire. Excellent orateur, le général lèvera l’étendard de la révolte à la Chambre tandis que Fouché poussera Napoléon à l’abdication en faisant donner Regnault de Saint-Jean-d’Angély, un des plus fidèles ministres de l’Empereur dont la loyauté ne sera pas soupçonnée, à la différence de la sienne. Pour circonvenir Regnault, Fouché lui révèle l’état d’exaspération de la Chambre et le convainc que seule une abdication en faveur du roi de Rome peut désormais sauver la dynastie. Aveuglé par la tourmente, Regnault se laisse duper, incapable d’imaginer, comme la plupart de ses contemporains, que l’ancien régicide œuvre en sous-main pour Louis XVIII.

Le 21 à l’aurore, alors que Napoléon vient de rentrer, Thibaudeau surprend Fouché en grande conversation avec La Fayette : « Eh bien, général, lui dit Fouché, c’est entendu. Il n’y a pas un moment à perdre.

— Oui, oui, répond La Fayette, soyez tranquille. Je me rends de suite à la Chambre, et il sortit.

— Ainsi, demandai-je à Fouché, tu as déjà pris ton parti ?

— Il le faut bien, répliqua-t-il. Tout est foutu si on le laissait faire, il nous exposerait à être partagés et décimés comme des moutons. »

Thibaudeau se renseigne alors sur l’état d’esprit de l’Empereur : « Il est, répond le duc d’Otrante, très abattu et n’est pas reconnaissable. Il espère... il désespère. Il veut... il ne veut pas... C’est une tête détraquée. » Foudroyé par la défaite, épuisé par la campagne, le vaincu de Waterloo semble trop accablé pour pouvoir se défendre. Fouché, qui connaît bien son maître, juge qu’il faut agir sans plus attendre.

Le coup d’Etat parlementaire

Les deux précédents retours, d’Alexandrie et de Moscou, avaient donné à Napoléon, à la faveur de ces longs trajets, le répit nécessaire pour se préparer à l’épreuve. Bruxelles, si proche de Paris, ne lui laisse pas le temps d’orchestrer sa riposte. Encore sonné par ce choc des titans européens, trop fatigué pour anticiper, trop meurtri pour agir, il lui reste l’instinct qui le pousse à revenir d’urgence, comme s’il pressentait la conjuration de son ministre félon avec son pire ennemi. L’alternative à laquelle il se trouve confronté est claire : ressusciter l’esprit de 1793 pour espérer bouter les alliés hors France ou partir en laissant aux Brutus d’un jour l’odieux de la trahison, de la capitulation et de la restauration de Louis XVIII accomplie contre l’aval du pays. Avant de trancher, Napoléon entend prendre la véritable température politique de la capitale. Mais il lui faut d’abord reprendre son souffle.

 

Sur le perron de l’Elysée, en ce mercredi 21 juin, il est accueilli par Caulaincourt. Des confidences de la retraite de Russie jusqu’à Fontainebleau, son ministre des Affaires étrangères demeure le fidèle compagnon du malheur impérial : « Ce fut cette main si courageuse et si sûre, note Villemain, qui aida le conquérant vaincu et épuisé, à descendre de voiture et qui le soutint. » Napoléon, abattu, ne semble pas avoir la force de supporter un autre regard que le sien : « Tout le matériel est perdu, avoue-t-il au duc de Vicence à peine arrivé à son cabinet. C’est la plus grande perte. L’affaire était gagnée. L’armée avait fait des prodiges ; l’ennemi battu sur tous les points ; le centre des Anglais tenait seul. La journée finie, l’armée a été prise d’une terreur panique. C’est inexplicable ! » Il dit aussi d’une voix altérée : « Ney s’est conduit comme un fou ; il m’a fait massacrer ma cavalerie... Je n’en puis plus... Il me faut deux heures de repos pour être à mes affaires. [...] J’étouffe là, dit-il en montrant sa poitrine. »

Il se jette sur un canapé, demande un bain, mais se renseigne déjà sur l’état d’esprit ambiant. Si la nouvelle de la défaite n’a pas encore transpiré, elle devrait rapidement se répandre et susciter la stupeur. Pour quelques heures encore, les Parisiens goûtent les illusions dont la victoire de Ligny les a bercés. Napoléon, fuyant la réalité, veut se convaincre des bonnes dispositions des représentants : « Mais tout n’est pas perdu, affirme-t-il à Caulaincourt. Je vais rendre compte aux chambres de ce qui s’est passé. Je leur peindrai les malheurs de l’armée, je leur demanderai les moyens de sauver la patrie. J’espère que la présence de l’ennemi rendra aux députés le sentiment de leurs devoirs et que ma démarche franche les ralliera. Après cela, je repartirai ! »

Fidèle à son habitude, il rode l’argumentaire qu’il compte développer au Conseil qui va suivre. Mais le spectre de Waterloo le hante. Il ressasse les causes de la défaite, pensif et triste, comme acculé et déjà perdu, écartelé entre la volonté de combattre et le désespoir qui l’envahit. Cet état de prostration sème la désolation parmi ses fidèles et encourage les comploteurs. Il ajoute avec amertume : « Je n’ai plus d’armée, je n’ai plus que des fuyards. Je retrouverai des hommes, mais comment les armer ? [...] J’espère que les députés me seconderont. [...] Vous les jugez mal, je crois, la majorité est bonne et française. Je n’ai contre moi que La Fayette et quelques autres. Je les gêne. Ils voudraient travailler pour eux. Mais je ne les laisserai pas faire2042. »

 

Les visiteurs continuent de se presser à sa porte tandis que le Conseil s’assemble. Le fidèle Lavalette accourt. Il dépeint dans ses Souvenirs un Napoléon à bout de nerfs : « Sitôt qu’il m’aperçut, il vint à moi avec un rire épileptique, effrayant. “Ah, mon Dieu” dit-il en levant les yeux au ciel, et il fit deux ou trois tours de chambre. Ce mouvement fut très court. » Ayant repris son sang-froid, il le questionne sur l’état d’esprit des députés. Lavalette ose le premier lui avouer que son abdication est déjà sur toutes les lèvres. Las d’attendre dans l’antichambre, Davout arrive à son tour. Plongé dans son bain, Napoléon, d’un geste désespéré, lève les bras au ciel pour le saluer : « Eh bien, Eh bien ! » lâche-t-il, avant de laisser brusquement retomber ses mains dans l’eau, éclaboussant fortement le maréchal ministre. Ce dernier, partisan de la méthode forte, prône l’éradication préventive de toute opposition : « Rien n’est perdu si Votre Majesté prend promptement des mesures énergiques. Le plus urgent est de proroger les chambres, car avec son hostilité passionnée, la Chambre des représentants paralysera tous les dévouements », dit-il, prémonitoire.

 

Vers dix heures du matin, le Conseil des ministres se réunit enfin, associant de surcroît Lucien et Joseph2043. Avant de donner la parole aux ministres, Napoléon précise ses intentions dans un discours liminaire : « Si la nation se lève, l’ennemi sera écrasé. Si, au lieu de levée en masse et de mesures extraordinaires, on dispute, tout est perdu. L’ennemi est en France. J’ai besoin, pour sauver la patrie, d’être revêtu d’un grand pouvoir, d’une dictature temporaire. Dans l’intérêt de la patrie, je pourrais la saisir ; mais il serait utile, et plus national, qu’elle me fut déférée par les chambres. »

Trois partis se dessinent immédiatement : un premier groupe avec Davout2044, Lucien et Carnot préconise sans plus attendre le coup de force. Face à une Chambre hostile, ces résistants jugent qu’il faut dissoudre et imposer le pouvoir absolu avec le soutien du peuple. Carnot veut encore ranimer l’esprit de 1793, déclarer la patrie en danger et retirer le gouvernement au sud de la Loire. Il se souvient de Thermidor comme Lucien de Brumaire et Davout de Hambourg. Ce trio expérimenté sait qu’il faut frapper vite et fort avant que l’opposition ait le temps de s’organiser. De leur côté, Caulaincourt, Cambacérès et Maret – les conciliateurs – défendent la recherche d’un consensus avec les chambres et soutiennent la proposition de l’Empereur.

Fouché reste impassible mais chacun soupçonne son double jeu. A l’étonnement général il se range à l’avis de Carnot, tout en suggérant de solliciter ouvertement les chambres dont il ose affirmer qu’elles sont bien disposées. Dans le même temps, avec l’audace et le sang-froid qui le caractérisent, d’un billet transmis discrètement il avertit La Fayette que le Conseil s’oriente vers la dissolution de force : qu’il agisse maintenant ou tout est perdu, lui indique-t-il en substance.

 

Survient alors le premier tournant de la journée : les défaitistes – Decrès rejoint par Regnault de Saint-Jean-d’Angély – conseillent le renoncement. Regnault assure que les chambres ne soutiendront pas l’Empereur.

« Parlez nettement, dit Napoléon. C’est mon abdication qu’ils veulent ?

— Oui, répond le ministre avec embarras. J’ajouterai même qu’il serait possible, si l’Empereur ne se décidait point à offrir son abdication de son propre mouvement, que la Chambre osât la demander. » Sous l’œil sardonique de Fouché, un silence pesant s’installe que vient briser la violente sortie de Lucien :

« Si les chambres ne veulent pas seconder l’Empereur, on se passera d’elles ! [...] Il faut qu’il [Napoléon] se déclare dictateur, qu’il mette tout le territoire en état de siège et qu’il appelle à la défense tous les bons Français ! »

Mais Napoléon persiste dans sa volonté de conciliation : « La présence de l’ennemi sur le sol de la patrie rendra, j’espère, aux députés le sentiment du devoir. La nation les a nommés, non pour me renverser, mais pour me soutenir... Je ne les crains point. Quoi qu’ils fassent, je serai toujours l’idole du peuple et de l’armée. Si je disais un mot, ils seraient tous assommés. Mais, en ne craignant rien pour moi, je crains tout pour la France. Si nous nous querellons au lieu de nous unir, nous aurons le sort du Bas-Empire. » Puis l’Empereur énumère avec conviction les différentes solutions militaires possibles pour résister à l’invasion. Vif, convaincant, il bouleverse l’assistance, effrayant Fouché : « Ce diable d’homme ! confiera-t-il à un intime, il m’a fait peur ce matin. En l’écoutant, je croyais qu’il allait recommencer. Heureusement, on ne recommence pas2045 ! »

 

En menaçant sans frapper, l’Empereur favorise le jeu des comploteurs, attendant que la Chambre ait manifesté son hostilité pour tomber les masques. Tandis que le Conseil continue à délibérer, les députés entrent enfin en séance vers midi et quart, avec « l’aspect d’une ruche d’abeilles en anarchie », selon le général Thiébault. Depuis le matin, rumeurs – alimentées par Fouché – et conciliabules se sont succédé. Les parlementaires se montent la tête. Chacun cherche une bonne raison de refuser son concours. Villemain, blotti au sein de la meute, se souvient : « Tout ce qu’on pouvait croire caché dans les murs de l’Elysée, les premières paroles de désespoir échappées aux aides de camp, quelque chose même des discussions du Conseil, telle menace de colère, ou tel aveu de découragement à peine sorti de la bouche de l’Empereur, était su, communiqué d’abord dans les rangs privilégiés de la Chambre, puis descendait et se colportait avec une maligne rapidité, s’accroissant d’heure en heure, comme si tous les incidents, même les plus secrets, de cette agonie politique, eussent été fatalement devinés d’avance, ou trahis, à mesure qu’ils se produisaient. »

 

La Fayette se présente à la tribune pour frapper le premier. « En révolution, prendre l’initiative, attaquer, c’est la moitié du succès », note justement Thibaudeau. Le revenant de 1789 vient couper court à la mascarade de l’Empire libéral, exécuter le césarisme au nom du libéralisme : « Lorsque, pour la première fois, depuis des années, j’élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler des dangers de la patrie, que vous seuls présents avez le pouvoir de sauver. Des bruits sinistres s’étaient répandus ; ils sont malheureusement confirmés. Voici l’instant de nous rallier autour du vieil étendard tricolore, celui de 89, celui de la liberté, de l’égalité et de l’ordre public ; c’est celui-là seul que nous avons à défendre contre les prétentions étrangères et contre les tentatives intérieures. Permettez, Messieurs, à un vétéran de cette cause sacrée, qui fut toujours étranger à l’esprit de faction, de vous soumettre quelques résolutions préalables dont vous apprécierez, j’espère, la nécessité. »

Sa proposition, en cinq points, viole ouvertement la Constitution mais le véritable coup d’Etat réside dans l’article 2 : « La Chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison : quiconque se rendrait coupable de cette initiative serait traître à la patrie et jugé comme tel. » Par la grâce de La Fayette, l’Empereur se voit interdire d’user d’un de ses pouvoirs essentiels : proroger, ajourner ou dissoudre la Chambre. Autre article anticonstitutionnel : le cinquième et dernier, qui convoque les ministres de la Guerre, de la Police et des Affaires étrangères au sein de l’Assemblée2046. L’ensemble est voté à une large majorité par les parlementaires tandis que les pairs – à la surprise de l’Empereur – relaient les députés sans états d’âme apparents : « La Chambre, résume Thibaudeau, s’emparait de tous les pouvoirs, c’était toute une révolution. L’Empereur était non seulement détrôné, mais encore, s’il résistait, déclaré d’avance traître et pour ainsi dire mis hors la loi. »

 

Par ce nouveau serment du jeu de paume, voilà Napoléon transformé en Louis XVI. En cet instant, il doit prendre un parti : répliquer immédiatement ou laisser passer l’offense, au risque de se condamner à plus ou moins long terme. Car négocier équivaut à capituler. Mal à l’aise depuis toujours sur le terrain parlementaire – il l’a assez montré durant la journée décisive du 19 Brumaire – l’Empereur accuse le coup en apprenant la nouvelle. Casser la Chambre s’offre comme la solution la plus tentante pour cet homme autoritaire qui répugne au compromis et déteste les partis. Il s’écrie dans un premier temps qu’il va « envoyer à ces factieux quelques compagnies de la Garde » et commente avec dépit : « J’avais bien pensé que j’aurais dû congédier ces gens-là, avant mon départ. C’est fini, ils vont perdre la France. » Davout, revenu de ses ardeurs belliqueuses, se charge de le dégriser : « Le moment d’agir est passé, lui dit-il. La résolution des représentants est anticonstitutionnelle mais c’est un fait consommé. Il ne faut pas se flatter, dans les circonstances actuelles, de refaire un 18-Brumaire. Pour moi, je me refuserai d’en être l’instrument. »

Le ministre de la Guerre passe dès lors à l’opposition, augurant une nouvelle trahison des maréchaux. Sans illusion sur la situation militaire, le vainqueur d’Auerstaedt, mesurant l’isolement de Napoléon, juge sa cause sans espoir. L’Empereur, désarçonné, recule : « Je vois que Regnault ne m’avait pas trompé, concède-t-il. J’abdiquerai s’il le faut. » Napoléon, oscillant toujours entre révolte et soumission, semble à nouveau envahi par la lassitude, débordé par les événements, gagné par cette « paralysie de l’âme » soulignée par Stefan Zweig2047. Il ne va plus cesser de réagir à contretemps, cédant quand il doit résister, criant en vain contre la trahison des uns et l’ingratitude des autres, courant après ces chambres auxquelles il laisse l’initiative, sans cesse à la traîne et sur la défensive.

 

Prenant conscience de l’erreur qu’il a commise en parlant d’abdication, Napoléon se ressaisit pourtant. Pour gagner du temps, il envoie Regnault et Carnot prononcer un discours d’union marquant sa volonté de concorde2048. Il espère ainsi placer les parlementaires au pied du mur en adoptant une attitude empreinte d’ouverture et de respect de la légalité. En 1800, le Premier consul avait effacé le coup d’Etat par le plébiscite, devenant dès lors l’unique représentant de la nation. En 1815, le peuple souverain ayant tranché à nouveau en sa faveur, il refuse de répondre à l’illégalité par la violence, à la provocation par la dissolution. En rejetant l’escalade, Napoléon sait pouvoir se targuer, aux yeux des générations futures, d’être demeuré fidèle à la volonté populaire et à la sacralité de la Constitution. Selon la belle formule de Prosper Duvergier de Hauranne, il préfère encore tomber que descendre.

Aussi répugne-t-il à un nouveau Brumaire. Son dégoût de la violence l’en détourne comme son sens toujours aigu des rapports de force. Il ne peut non plus se résoudre à revenir en arrière pour ne rester à jamais qu’un aventurier couronné. Un coup d’Etat, pour être absous par les contemporains et la postérité, doit être racheté par une légitimité morale, autrement dit servir l’intérêt général et jouir d’une popularité immédiate. Tel était le cas en 1799 où la crise du Directoire justifiait une reprise en main vigoureuse. La situation est tout autre en 1815, Waterloo ayant changé le héros d’Arcole en paria de l’Europe. Renier le choix constitutionnel qu’il vient d’accomplir donnerait corps aux accusations de despotisme et d’hypocrisie dont ses adversaires ne cessent de l’accabler depuis son retour. César refuse de devenir Néron et d’ensevelir la France sous les ruines pour sauver son trône. La véritable grandeur n’est-elle pas dans le sacrifice, plutôt que dans une lutte désespérée eu égard aux circonstances ? Une fois la Chambre à terre, pourra-t-il poursuivre la guerre ? Et pour combien de temps ?

 

Pour l’heure, l’Empereur attend beaucoup de l’intervention de ses ministres devant les chambres. Or l’accueil parlementaire se révèle glacial, surtout de la part des députés qui renouvellent leur ultimatum matinal en exigeant d’entendre séance tenante les principaux ministres2049. Les hésitations de l’Empereur, qu’ils perçoivent et dont ils sont d’ailleurs régulièrement informés par Fouché, renforcent leur détermination2050. En voulant gagner du temps, l’Empereur ne réussit qu’à s’affaiblir un peu plus. Conscient qu’il lui faudrait aller en personne haranguer les députés, il s’y refuse, tétanisé par le souvenir honteux du 19 Brumaire.

 

Au milieu de l’après-midi, Regnault revient défait à l’Elysée et transmet l’oukase des parlementaires. Sur le coup, Napoléon touché au vif sort ses griffes : « Je vous défends de bouger ! » intime-t-il à ses ministres qui s’apprêtent docilement à gagner la Chambre. Puis l’humiliation et la rage laissent place à l’hésitation et même à la mélancolie. A quoi bon lutter ? Pour sauver la face, il fait chaperonner les ministres convoqués par Lucien2051, derrière lequel il s’abrite à nouveau, quinze ans après le coup d’Etat fondateur. Comme il le fera souvent dans la journée, il sort quelques minutes dans le jardin pour reprendre ses esprits. Lucien, fidèle à la passion des premiers jours, l’accompagne, énergique et valeureux, tentant de réveiller l’ardeur de son aîné. Le dialogue s’engage en confiance :

« Lucien – Où est donc votre fermeté ? Quittez ces irrésolutions. Vous savez ce qu’il en coûte pour ne pas oser.

Napoléon – Je n’ai que trop osé.

Lucien – Trop et trop peu. Osez une dernière fois.

Napoléon – Un dix-huit Brumaire !

Lucien – Point du tout. Un décret très constitutionnel. La Constitution vous donne ce droit.

Napoléon – Ils ne respecteront pas cette Constitution et ils s’opposeront à ce décret.

Lucien – Les voilà rebelles et mieux dissous encore.

Napoléon – La garde nationale viendra à leur secours.

Lucien – La garde nationale n’a qu’une force de résistance. Quand il faudra agir, les boutiquiers songeront à leurs femmes et à leurs magasins.

Napoléon – Un dix-huit Brumaire manqué peut amener un treize Vendémiaire.

Lucien – Vous délibérez quand il faut agir. Ils agissent eux et ne délibèrent pas.

Napoléon – Que peuvent-ils faire ? Ce sont des parleurs.

Lucien – L’opinion est pour eux. Ils prononceront la déchéance.

Napoléon – La déchéance !... Ils n’oseront !

Lucien – Ils oseront tout si vous n’osez rien. »

Lucien désigne alors la foule qui, la rumeur aidant, commence à se masser autour de l’Elysée pour l’acclamer : « Eh bien ! s’exclame-t-il. Vous entendez ce peuple. Il est ainsi par toute la France ! L’abandonnerez-vous aux factions ?

— Suis-je plus qu’un homme, rétorque Napoléon, pour ramener une chambre égarée à l’union qui seule peut nous sauver ? Ou suis-je un misérable chef de parti pour allumer une guerre civile ? Non ! Jamais ! En Brumaire nous avons pu tirer l’épée pour le bien de la France. Pour le bien de la France, nous devons aujourd’hui jeter cette épée loin de nous. Essayez de ramener les chambres. Je puis tout avec elles. Sans elles, je pourrais beaucoup pour mon intérêt, mais je ne pourrai pas sauver la patrie. Allez, et je vous défends en sortant de haranguer ce peuple qui me demande les armes. Je tenterai tout pour la France ; je ne veux rien tenter pour moi2052. » Puis il rentre et donne ses dernières instructions aux ministres : « Allez. Parlez de l’intérêt de la France qui doit être cher à tous les représentants. A votre retour, je prendrai le parti que me dictera mon devoir. »

 

Une nouvelle fois, Lucien se pose en rempart de son aîné défaillant. Il a l’expérience des débats tumultueux et espère, par la force de conviction ou s’il le faut par la peur, faire plier la Chambre. Il est environ six heures du soir quand le prince de Canino arrive au Palais-Bourbon accompagné des ministres. Son discours reprend les arguments principaux déjà avancés par Regnault de Saint-Jean-d’Angély. Il y est question de la défaite, d’union nationale autour de Napoléon, de collaboration des pouvoirs et du nécessaire salut public. Aussitôt les interpellations fusent. Les Bonaparte sur la défensive ne font plus peur à personne. L’envoi du sauveur de Brumaire est perçu comme une provocation supplémentaire par La Fayette et ses amis. L’obscur Lacoste2053 devient la célébrité du jour en posant le premier, à mots couverts, la question du maintien de l’Empereur : « Vous nous parlez d’indépendance nationale, vous nous parlez de paix, ministres de Napoléon ; mais quelle nouvelle base donnerez-vous à vos négociations ? Quel nouveau moyen de communication avez-vous en votre pouvoir ? Vous le savez, comme nous, c’est à Napoléon seul que l’Europe a déclaré la guerre ! Séparez-vous désormais la nation de l’Empereur ? »

Lucien rétorque en rappelant les vaines promesses faites par les alliés en 1814. Sous couvert d’abattre Napoléon tout en préservant la nation, l’Europe voulait détruire la Révolution et humilier la France en imposant la restauration des Bourbons : « Leur but, martèle-t-il, en cherchant à isoler la nation de l’Empereur, est de nous diviser pour nous vaincre et nous replonger plus facilement dans l’abaissement et l’esclavage dont son retour nous a délivrés. »

 

Mais Lacoste a ouvert la voie. Sa tirade a délié les langues et enhardi les faibles. Le nouveau 19 Brumaire, rêvé par Lucien, se retourne contre lui pour ressembler à ce 9 Thermidor où Robespierre avait vu grandir l’hostilité de la Convention jusqu’au paroxysme du décret d’accusation. A cinq cents contre un, face aux députés bonapartistes étrangement discrets, les parlementaires s’échauffent les uns les autres. Du lâche anonymat du nombre, les cris et injures jaillissent pour impressionner le frère de l’Empereur. Envoyé en renfort par son maître Fouché, Jay donne soudain de la voix. Il somme d’interpeller les ministres pour leur demander si la France peut encore résister à l’invasion et si la présence de Napoléon ne fait pas obstacle à toute négociation. Puis, apostrophant Lucien : « Et vous, qui avez montré un noble caractère dans l’une et l’autre fortune, retournez vers votre frère et dites-lui que l’assemblée des représentants du peuple attend de lui une résolution qui lui fera plus d’honneur dans l’avenir que toutes ses victoires, qu’en abdiquant le pouvoir, il peut sauver la France, que sa destinée le presse, que dans un jour, dans une heure peut-être il ne sera plus temps. Je demande la nomination d’une commission chargée d’aller inviter Napoléon à abdiquer et lui annoncer qu’en cas de refus, l’Assemblée prononcerait sa déchéance. »

Le mot est lâché. Seul dans la tourmente, Lucien fait face avec panache. Après avoir constaté le délabrement de l’armée, il en appelle à l’honneur de la France, incarnée par ses représentants : « Songez donc aussi, mes chers concitoyens, à la dignité, à la considération de la France ! Que dirait d’elle le monde civilisé, que dirait la postérité si, après avoir accueilli Napoléon avec transport le 20 mars, après l’avoir proclamé le héros libérateur, après lui avoir prêté un nouveau serment dans la solennité du Champ-de-Mai, elle venait, au bout de vingt-cinq jours, sur une bataille perdue, sur une menace de l’étranger, le déclarer la cause unique de nos maux et l’exclure du trône où elle l’a si récemment appelé ? N’exposeriez-vous pas la France à un grave reproche d’inconstance et de légèreté, si en ce moment elle abandonnait Napoléon ? »

La Fayette sent le moment propice pour porter l’estocade : « Vous nous accusez, dit-il en fixant fermement Lucien, de manquer à nos devoirs envers l’honneur et envers Napoléon. Avez-vous oublié ce que nous avons fait pour lui ? Avez-vous oublié que nous l’avons suivi dans les sables de l’Afrique, dans les déserts de Russie, et que les ossements de nos enfants, de nos frères, attestent partout notre fidélité ? Nous avons assez fait pour lui ; maintenant notre devoir est de sauver la patrie. »

Un tonnerre d’applaudissements convainc Lucien qu’il n’a plus rien à espérer. La Chambre franchit un pas supplémentaire en votant séance tenante la nomination d’une commission de dix membres – à parité de cinq pour les pairs et députés – afin de s’associer à la délibération du Conseil des ministres2054. Il s’agit déjà d’un gouvernement provisoire qui n’ose pas dire son nom ! Les partisans de La Fayette y sont majoritaires, surtout parmi les députés. Les bonapartistes parviennent seulement à faire désigner Drouot par les pairs2055. Fouché y délègue Thibaudeau comme observateur : « A chaque instant, note ce dernier, la Chambre étendait son usurpation et l’affermissait, et le pouvoir de l’Empereur tombait en décadence. »

 

A l’Elysée, Napoléon accueille sans grande surprise le récit de son frère. Lucien insiste sur l’urgence de la situation ; l’Empereur doit dissoudre sans plus attendre s’il ne veut pas être conduit à abdiquer : « La Chambre, lui dit-il, s’est prononcée trop fortement pour qu’il y ait espoir de la ramener. Dans vingt-quatre heures, l’autorité de la Chambre doit avoir cessé. Il n’y a que la dissolution ou l’abdication. » A l’inverse, Maret et Caulaincourt conseillent de céder aux nouvelles exigences parlementaires afin d’éviter la déchéance et préserver les chances du roi de Rome. Derechef placé au pied du mur par les « idéologues » et les « métaphysiciens », Napoléon ne parvient pas à se décider. Que son retour triomphal lui semble déjà loin ! L’illusion a laissé place au malaise ; le malaise au dégoût. Devant ces marchands du temple, il ne peut se résoudre à brader sa légitimité, pas plus qu’il ne veut recourir à la force. Que gagnerait-il à un nouveau coup d’Etat ? Du sang, sans doute inutilement versé tant la situation militaire est désastreuse. Dissoudre la Chambre par la violence briserait la magie de la révolution pacifique du Vol de l’Aigle. Se battre ? On l’accusera, comme on ne cesse de le faire depuis mars, de saigner la France pour sa seule gloire en l’entraînant avec lui dans le gouffre. Abdiquer alors ? Sans doute en dernier recours, mais avec dignité, à son heure et de son propre chef, en communion avec la nation qui, elle, n’a cessé de le porter depuis son retour.

 

Pauvre Chambre qui croit l’heure venue d’un nouveau Thermidor et ne voit pas qu’en l’écartant elle ramène Louis XVIII et se condamne elle-même. Contrairement à la Convention qui avait des centaines de milliers d’hommes à sa disposition, prêts à fondre sur l’ennemi, cette assemblée ne représente plus personne. Tant pis. Il renoncera à tout plutôt que de se renier, plutôt que de succomber à l’humiliation et au déshonneur. Seul l’amour de la France le retient encore d’accomplir cet ultime sacrifice, cette France qui – il le sent, il le sait – sera, s’il abdique, mise au pillage, souillée par l’occupation des alliés, dominée par des ultras avides de vengeance et de proscription. Il connaît certes la tentation de laisser les parlementaires porter seuls la responsabilité de cette réaction sanglante qui démasquera ces « Jacobins blancs » du Midi, dignes héritiers des sicaires de Robespierre. En refusant tout recours à la violence, l’Empereur espère s’arroger l’aura sacrificielle d’un Louis XVI fondateur par son martyre d’une nostalgie de la monarchie rendue à ses origines chevaleresques. Par la noblesse de sa chute, il veut dépouiller la royauté de sa légitimité morale. Mais aux sirènes du mythe répondent les tourments de sa conscience. En se soumettant à la vindicte des représentants, ne se rend-il pas coupable d’une véritable trahison ? La plus belle fin ne consisterait-elle pas à livrer un dernier combat jusqu’à la mort, convaincu de l’indignité de la capitulation face à l’invasion alliée ? Et n’y aurait-il pas d’ailleurs une chance, même infime, de succès ? En l’abandonnant, les élus sauvent leurs intérêts mais sacrifient la patrie et l’idéal révolutionnaire. Résister ou se résigner, il hésite encore, il hésite toujours.

 

Parmi les visiteurs du soir à l’Elysée, on retrouve Benjamin Constant. Napoléon apprécie cet interlocuteur capable de le comprendre à demi-mot, doué d’assez de repartie pour qu’il puisse laisser libre cours à son inspiration, espérant trouver des solutions dans la confrontation de leurs points de vue. Face à lui, il se livre à une véritable joute contre lui-même. Il se juge, se jauge, se surpasse. Jamais il n’est aussi brillant que dans ces échanges à armes égales. Il sait d’ailleurs que ses confidences devant Benjamin – comme Caulaincourt ou Molé – ne manqueront pas de sculpter sa statue pour l’éternité. Leur dernière conversation prend toute sa force si on la place en perspective avec la première. Il revient aux deux hommes de constater le naufrage de cet Empire libéral qu’ils ont porté sur les fonts baptismaux, venu trop tôt pour la France et trop tard pour l’Europe. Avec délicatesse, Constant, qui s’y refusait encore le matin, préconise désormais l’abdication. Napoléon s’emporte : « On veut que j’abdique ! A-t-on calculé les suites inévitables de cette abdication ? C’est autour de moi, autour de mon nom que se groupe l’armée : m’enlever à elle, c’est la dissoudre. Si j’abdique aujourd’hui, vous n’aurez plus d’armée dans deux jours... Cette armée n’entend pas vos subtilités. Croit-on que des actions métaphysiques, des déclarations des droits, des discours de tribune, arrêteront une débandade ?... Me repousser à Cannes, je l’aurais conçu : m’abandonner aujourd’hui, je ne le conçois pas... Ce n’est pas quand les ennemis sont à vingt-cinq lieues qu’on renverse un gouvernement avec impunité. » La lâcheté de ses adversaires l’indigne : « Si on m’avait renversé il y a quinze jours, c’eût été du courage... Mais je fais partie maintenant de ce que l’étranger attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même, elle avoue sa faiblesse, elle se reconnaît vaincue, elle encourage l’audace du vainqueur... Ce n’est pas la liberté qui me dépose, c’est Waterloo, c’est la peur, une peur dont vos ennemis profiteront. [...] Et quel est donc le titre de la Chambre pour me demander mon abdication ? Elle sort de sa sphère légale, elle n’a plus de mission. Mon droit, mon devoir, c’est de la dissoudre. »

 

Aux abords de l’avenue de Marigny se font encore entendre ces « Vive l’Empereur » criés à tue-tête qui n’ont cessé de résonner toute la journée : « Une foule d’hommes, pour la plupart de la classe indigente et laborieuse, se pressait dans cette avenue, saisie d’un enthousiasme en quelque sorte sauvage, et tentant d’escalader les murs de l’Elysée pour offrir à Napoléon de l’entourer et de le défendre. Ces cris, poussés jadis au milieu des fêtes, au sein des triomphes, et se mêlant tout à coup à notre entretien sur l’abdication, formaient un contraste qui me pénétra d’une émotion profonde, écrit Constant. Bonaparte promena quelque temps ses regards sur cette multitude passionnée : “Vous voyez, me dit-il, ce ne sont pas là ceux que j’ai comblés d’honneurs et de trésors. Que me doivent ceux-ci ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. [...] Si je le veux, si je le permets, la Chambre rebelle, dans une heure, n’existera plus.” » Mais il ne succombera pas à la tentation, aussi forte soit-elle : « Je ne suis pas revenu de l’île d’Elbe pour que Paris fût inondé de sang », déclare-t-il en écho à son superbe « Je ne veux pas être le roi d’une jacquerie », prononcé lors du premier entretien2056.

 

Un pas supplémentaire vers la déposition est franchi vers onze heures du soir. Les dix commissaires tout juste nommés par les chambres et les ministres d’Etat se réunissent aux Tuileries dans la salle du Conseil d’Etat. Par seize voix contre cinq, il est décidé qu’une commission, naturellement nommée par les parlementaires, se rendra auprès des alliés pour négocier la paix. Comme l’écrit Pasquier dans ses Mémoires : « C’était presque articuler sa déchéance. » Pour sauver les apparences, la résolution précise que l’Empereur devra donner son consentement à sa composition. Il n’en reste pas moins, avec la complicité stupéfiante d’une partie de ses ministres, dessaisi du droit de négocier le futur traité de paix dont son abdication, ce n’est un secret pour personne, est le préalable. La Fayette, qui essaye d’emporter de force la déchéance, n’obtient pas encore satisfaction grâce à la résistance de Lucien et de Cambacérès2057. Mais ce n’est que partie remise. Quand les membres se séparent, à trois heures du matin, Fouché confie à Thibaudeau : « Il faut en finir aujourd’hui. » La journée du 22 juin doit venger le 19 Brumaire2058.

Le renoncement

Après une courte nuit, les derniers fidèles – Caulaincourt, Joseph, Regnault, Rovigo, Lavalette – se pressent autour de Napoléon pour le convaincre d’abdiquer. L’Empereur écoute, grave, désabusé, comme saisi par la fatalité. Impassible, il semble se résigner au sacrifice. Devant ses ministres, il agrée la nomination des commissaires tout en faisant valoir à Regnault qu’il partira si son maintien sur le trône empêche toujours l’ouverture des négociations.

 

Chez les députés, réunis dès neuf heures du matin au Palais-Bourbon, la tension monte, d’autant que Fouché et Lanjuinais les pressent d’accélérer le mouvement avant que Napoléon ne revienne sur sa décision. Aussi, quand la rumeur des nouvelles concessions de l’Empereur se répand, les jugent-ils encore insuffisantes, vérifiant la règle des temps de crise selon laquelle tout recul du pouvoir s’accompagne d’un durcissement de l’opposition. La fronde devient révolte. Le député Duchesne engage le fer : « Je ne pense pas que la Chambre puisse offrir des négociations aux puissances alliées, car elles ont déclaré qu’elles ne traiteraient jamais tant que Napoléon régnerait. Il n’y a donc qu’un parti à prendre, c’est d’engager l’Empereur à abdiquer. » Le général Solignac, pourtant ancien brumairien, propose qu’une députation soit élue sans attendre pour exprimer à l’Empereur « l’urgence de sa décision ». La Fayette, excédé, prend une nouvelle fois Lucien à partie : « Dites à votre frère de nous envoyer son abdication, sinon nous lui enverrons sa déchéance.

— Et moi, rétorque le prince de Canino, je vous enverrai La Bédoyère avec un bataillon de la Garde. » On se sépare sur ces mots peu amènes.

 

La séance est suspendue durant une heure dans l’attente du message de l’Empereur. Courageux mais pas téméraire, Solignac tente de convaincre Napoléon, sans oser toutefois détailler le contenu de l’ultimatum. Il revient à Regnault, comme la veille, de jouer les porteurs de mauvaises nouvelles : l’Empereur dispose de soixante minutes pour abdiquer. La réaction de Napoléon est aisée à imaginer : « Puisque l’on veut me violenter, s’exclame-t-il, je n’abdiquerai point ! La Chambre n’est qu’un composé de Jacobins, de cerveaux brûlés et d’ambitieux. J’aurais dû les dénoncer à la nation et les chasser... Le temps perdu peut se réparer ! » « L’agitation de l’Empereur était extrême, ajoute Fleury de Chaboulon ; il se promenait à grands pas dans son cabinet et prononçait des mots entrecoupés qu’il était impossible de comprendre. »

Regnault sait trouver les mots pour l’apaiser : « Sire, ne cherchez pas, je vous en conjure, à lutter plus longtemps contre l’invincible force des choses. Le temps s’écoule. L’ennemi s’avance. Ne laissez point à la Chambre, à la nation, le moyen de vous accuser d’avoir empêché d’obtenir la paix. En 1814, vous vous êtes sacrifié au salut de tous : renouvelez aujourd’hui ce grand, ce généreux sacrifice. » La colère impériale tombe aussi vite qu’elle s’est levée : « Je verrai, reprend Napoléon ; mon intention n’a jamais été de refuser d’abdiquer. J’étais soldat ; je le redeviendrai ; mais je veux qu’on me laisse y songer en paix dans l’intérêt de la France et de mon fils : dites-leur d’attendre », avant de préciser à Lucien : « Ce sont des grands fous et La Fayette et ses amis des nains politiques. Ils veulent mon abdication et tremblent que je ne la leur donne pas. Je la leur donnerai en les rendant responsables des maux qui vont fondre sur la France. »

 

L’Empereur procède pour la forme à une dernière consultation de son entourage. A l’exception de Carnot2059 et de Lucien, Joseph et les autres ministres préconisent le renoncement. Il s’incline alors, refusant d’ajouter la guerre civile à la guerre étrangère : « Messieurs, conclut-il, je ne puis rien seul. [...] J’avais réuni cette assemblée pour qu’elle me donnât de la force ; au lieu de cela, ses divisions achèvent de m’ôter le peu de moyens dont je pouvais disposer. [...] Elle demande que je me sacrifie, j’y consens parce que je ne suis pas venu en France pour y allumer des discordes intestines. Le temps, qui analyse tout, prouvera les intentions de ceux qui achèvent de détruire les ressources qui me restent encore. »

Lucien tente un effort désespéré en faveur du coup de force. Napoléon y coupe court : « Prince Lucien, écrivez ! » ordonne-t-il soudain à son frère. Le ton est solennel, et chacun comprend alors qu’il va céder à la meute. Son regard croise l’œil gris de Fouché. En ce début d’après-midi, le roué savoure son triomphe, rédigeant à la hâte une lettre à Manuel pour l’informer de l’issue favorable. L’Empereur n’est pas dupe : « Ecrivez, monsieur le duc d’Otrante, raille-t-il, écrivez à ces bonnes gens de se tenir tranquilles : ils vont être satisfaits ! »

Pour Lucien, c’en est trop ! Furieux, il se lève et fait mine de partir. Napoléon lui intime une nouvelle fois l’ordre de s’asseoir pour prendre en note les termes de son abdication. Le texte, bref mais solidement argumenté, dénonce le jeu des parlementaires, exhorte à l’indépendance nationale et vante le choix du sacrifice. Comme en 1814, Napoléon s’exécute pour sauver la France : « Français, en commençant la guerre pour soutenir l’indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés et le concours de toutes les autorités nationales ; j’étais fondé à espérer le succès et j’avais bravé toutes les déclarations des puissances contre moi. Les circonstances me paraissent changées. Je m’offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leur déclaration et n’en avoir voulu réellement qu’à ma personne ! Unissez-vous pour le salut public et pour rester une nation indépendante. »

Lucien et Carnot se récrient de concert : l’Empereur a omis de mentionner son fils : « Mon fils, mon fils ! Quelle chimère ! Mais ce n’est pas en faveur de mon fils, mais des Bourbons que j’abdique », s’exclame Napoléon avant d’ajouter avec amertume : « Ceux-là du moins ne sont pas prisonniers à Vienne2060. » Puis, avec une sorte de docilité résignée, il dicte un nouveau paragraphe : « Ma vie politique est terminée, et je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon II, empereur des Français. Les princes Joseph et Lucien et les ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement. L’intérêt que je porte à mon fils m’engage à inviter les chambres à organiser sans délai la régence par une loi. »

Maret fait alors observer que la Chambre risque de prendre comme une provocation la participation de ses frères au gouvernement provisoire, l’Empereur, sans hésiter, fait biffer leurs noms. Qu’importent ses frères ! Qu’importe même son fils ! L’heure n’est pas à la défense de la dynastie mais au combat, à cette bataille de Paris qu’on lui interdit lâchement de livrer. Il mentionne l’Aiglon pour la forme, mais en renonçant à tous les moyens que lui donnent les constitutions pour l’élever sur le pavois2061. Il sait que l’enfant, enfermé à Vienne, ne peut tirer parti de la situation dans l’immédiat. Pour préserver l’avenir, il doit maintenant quitter la scène pour en appeler à l’histoire. Elle seule pourra le réhabiliter et par là même offrir une dernière chance, à lui-même ou à sa descendance.

 

Alors qu’en 1814 ses deux abdications2062 se contentaient d’accuser les puissances, Napoléon n’hésite pas cette fois à jeter l’opprobre sur La Fayette et ses amis. La dénonciation des « ennemis de la France » s’applique tout autant aux parlementaires qu’aux alliés. En violant l’Acte additionnel, les représentants ont prouvé le peu de cas qu’ils font de cette sacro-sainte légalité dont ils s’affirment les fidèles serviteurs depuis 1789. L’usurpation a changé de camp. L’Empereur ne se fait plus guère d’illusions sur l’avenir. Pour la première fois, il signifie la fin de sa vie publique et met en garde la nation : l’Europe a menti en jurant n’en vouloir qu’à sa seule personne. En l’abandonnant, la France s’abandonne elle-même.

 

La Chambre a mis Napoléon à genoux : une nouvelle page de notre histoire politique se tourne, une étape dans l’affrontement désormais traditionnel entre les pouvoirs exécutif et législatif. Deux conceptions de la représentation s’opposent : parlementaire contre unitaire. De même que s’expriment plus largement deux visions antagonistes du pouvoir : la vision fédéraliste et collégiale des libéraux et la vision unitaire et centralisatrice des Jacobins, des bonapartistes et de la plupart des royalistes. L’incapacité à bâtir le troisième pouvoir judiciaire cher à Montesquieu, l’occasion manquée de 1789 et l’autoritarisme napoléonien laissent une blessure profonde. Si la partie a été gagnée par le législatif en 1789 contre Louis XVI, en 1794 contre Robespierre et en 1814 contre Napoléon, l’exécutif s’est, quant à lui, imposé lors des coups d’Etat du Directoire et du 18-Brumaire. L’histoire s’inverse pour faire de l’Empereur la victime d’un parlementarisme qu’il avait poignardé quinze ans plus tôt. Le règne de la seconde chance n’aura duré qu’un printemps.

 

Dans l’immédiat, Fouché imagine l’avenir radieux. La rente s’élève à nouveau de près de 10 %, saluant la paix prochaine2063. Tandis que Carnot, bouleversé, part annoncer l’abdication à la Chambre des pairs, il revient au ministre de la Police, sur un ordre de l’Empereur qu’on tiendra comme une ironie de l’histoire, d’organiser le passage de témoin devant les députés2064. Face à ses complices enthousiastes, le maître Jacques du complot vient en personne signifier la réussite de l’opération et s’emparer du pouvoir. Après avoir rappelé que le règlement interdit toute démonstration publique à l’Assemblée, le président Lanjuinais donne lecture du texte de l’abdication. On imagine volontiers les sentiments des représentants à l’annonce de la nouvelle : face à la minorité bonapartiste désespérée, se dresse la majorité libéralo-jacobine secrètement triomphante, rassurée d’avoir échappé au coup d’Etat et sans doute surprise d’être venue à bout de l’Empereur avec autant de facilité. Fouché monte alors à la tribune et prend soin de rendre un hommage éclatant à Napoléon qu’il déclare vouloir placer sous la protection de l’Assemblée2065. Sous les fleurs, les épines : le discours ne mentionne pas le nom du roi de Rome. Le député Dupin, au nom de la majorité, parachève la manœuvre : « La Chambre des représentants, proclame-t-il, accepte l’abdication de Napoléon Bonaparte, et déclare le trône vacant jusqu’à ce que la nation ait déclaré sa volonté. » Dupin conduit enfin la Chambre à adopter la création d’une commission de constitution et d’un gouvernement provisoire de cinq membres – un nouveau Directoire – dont trois seront élus par les députés, les deux derniers par les pairs.

 

Tandis que les parlementaires mettent l’Empire entre parenthèses, deux délégations, députés et pairs, viennent remercier Napoléon pour son geste. L’Empereur, écœuré par le cynisme de Fouché, se révolte devant ces pairs qui se sont peureusement ralliés aux résolutions de la chambre basse. Thibaudeau rapporte la scène : « Hypocrisie et dérision ! [...] Dans ce palais, quelle profonde solitude ! Quel morne silence ! A peine un homme pour nous introduire. Nous arrivâmes devant l’Empereur, seul debout, sans appareil. On voyait ses efforts pour dissimuler l’agitation de son âme. » Lacépède ayant omis de mentionner l’Aiglon, il répond « avec aigreur et d’un ton très animé : “Je n’ai abdiqué qu’en faveur de mon fils. [...] Si les chambres ne le proclamaient pas, mon abdication serait nulle. [...] D’après la marche que l’on suit, on ramènera les Bourbons. [...] Vous verserez bientôt des larmes de sang. [...] On se flatte d’obtenir d’Orléans, mais les Anglais ne le veulent pas. D’Orléans lui-même ne voudrait pas monter sur le trône sans que la branche régnante n’ait abdiqué. Aux yeux des rois de droit divin, ce serait un usurpateur.” Là-dessus il nous congédia par un salut et nous nous retirâmes ». Une nouvelle fois, sa colère vient trop tard. L’imagine-t-on revenir sur son abdication quelques heures seulement après l’avoir signée ?

 

Le reste de l’après-midi pour les députés, la soirée et une partie de la nuit pour les pairs sont consacrés à l’élection du nouveau gouvernement. Sur les conseils intéressés de Fouché, La Fayette se trouve écarté par les députés, tout comme Lanjuinais, trop fier et entier pour convenir au maître du jour. Les représentants élisent en tête Carnot avec 329 voix, suivi du duc d’Otrante qui réussit, grâce à ses manœuvres, à obtenir 293 suffrages. Personne d’autre n’ayant eu la majorité absolue, un second tour s’avère nécessaire. Le général Grenier, un ancien ami de Moreau, a l’avantage de représenter l’armée sans avoir l’inconvénient d’aduler l’Empereur. Il est facilement élu. Les pairs quant à eux font le choix de Caulaincourt et de Quinette2066, consacrant le retour en force des régicides qui forment les trois cinquièmes de la nouvelle instance2067. Le gouvernement provisoire, contrairement à celui de 1814, ne comporte cette fois aucun royaliste déclaré. En définitive, le gouvernement paraît encore plus opposé à Louis XVIII qu’à Napoléon2068. L’hostilité de la Chambre envers la dynastie comble Fouché qui s’impose comme le passeur obligé de la monarchie, tant auprès de la nation que des alliés.

 

Le soir même Lucien intervient devant la pairie dans l’espoir de faire reconnaître son neveu. Bien que sévèrement battu – il n’a obtenu que 18 voix lors de l’élection pour la commission de gouvernement –, le chef de ce qui reste du parti bonapartiste réclame la proclamation de Napoléon II et la création d’un conseil de régence dont il serait membre avec Joseph et Jérôme. Les droits de la dynastie, il ne faut pas l’oublier, sont aussi les siens. Excellent orateur, le frère de Napoléon tente d’obtenir par le verbe ce qu’il ne peut plus atteindre par la force. Puisque les parlementaires sont perdus pour la cause, il tente de convaincre ses pairs, supposés plus loyaux que les élus et, en outre, infiniment moins nombreux, ce qui les rend plus influençables2069. Il mise sur son lyrisme pour les ramener à leur devoir : « L’Empereur est mort, Vive l’Empereur ! s’écrie-t-il. L’Empereur a abdiqué ! Il ne peut y avoir d’intervalle entre l’Empereur qui meurt, ou qui abdique, et son successeur. [...] Toute interruption est anarchie. Je demande qu’en conformité avec l’Acte constitutionnel, la Chambre des pairs, par un mouvement spontané et unanime, déclare devant le peuple français et les étrangers, qu’elle reconnaît Napoléon II comme Empereur des Français. »

A ces mots, les murmures redoublent : « J’en donne le premier exemple et je lui jure fidélité », dit encore le prince. Devant l’accueil houleux, Lucien se cabre soudain : « S’il est des traîtres autour de nous, s’il est des Français qui pensent nous livrer au mépris des autres peuples [...], si une minorité factieuse voulait attenter à la dynastie et à la Constitution, ce n’est pas, ajoute-t-il ironiquement, dans la Chambre des pairs qu’ils trouveraient un appui. »

Pontécoulant, partisan ardent de l’abdication, bondit aussitôt. Pour lui, être patriote ne saurait consister à se lamenter sur les droits d’une dynastie périmée mais à sauver la paix pendant qu’il en est encore temps. Les alliés ne veulent pas plus du roi de Rome que de Napoléon. D’ailleurs, peut-on décemment envisager de laisser régner cet enfant de quatre ans dont la mère se pavane à Parme ? Le risque serait grand de voir l’« Ogre » revenir de son exil au galop sous les acclamations de la foule. « Je le demande au prince, s’exclame-t-il, à quel titre parle-t-il dans cette chambre ? Est-il français ? Je ne le reconnais pas comme tel. [...] Il est prince romain et Rome ne fait plus partie du territoire français. » Il refuse tout autant de reconnaître l’Aiglon. « Prendre une pareille résolution, conclut-il, ce serait fermer la porte à toute négociation. » Plutôt que de s’évertuer à l’établir dans ses droits, il faut d’urgence garantir les intérêts de la Révolution par une constitution que devra jurer le futur souverain.

 

L’ambiance devient électrique. Le fougueux La Bédoyère, sur des charbons ardents depuis le début de la soirée, se précipite hors de lui à la tribune : « Rarement on a vu les traits d’une physionomie plus singulière et plus noble altérés, bouleversés par une passion plus véhémente que celle qui agitait, en ce moment, le général de La Bédoyère, rapporte Villemain. A peine âgé de trente ans, sa taille élégante, ses mouvements faciles avaient toute la vivacité de la première jeunesse. Son front très découvert, presque dégarni de cheveux, était haut et poli, mais chargé d’une sombre irritation ; et ses yeux bleus étincelaient de colère. On sentait une nature généreuse et douce emportée par la douleur, et troublée de la violence qu’elle se faisait à elle-même. » Porté par sa fidélité chevaleresque envers l’Empereur, il hait ces piètres civils qui avilissent par leurs palinodies le sacrifice des braves et bafouent le serment prêté pour servir leurs médiocres intérêts2070. Le jeune général sait qu’il joue à ce moment sa tête – il sera d’ailleurs fusillé quelques semaines plus tard – mais, contrairement à tant d’autres, il a le courage d’assumer sa responsabilité. Il aspire à une fin digne de l’épopée inaugurée par son ralliement spectaculaire de Grenoble. Il ne vient pas marchander – il sait que tout est fini – mais souffleter, comme pour provoquer en duel, cette pairie honteuse. Sa voix tonne soudain : « Napoléon a abdiqué pour son fils ; son abdication est une et indivisible. Si son fils n’est pas reconnu, n’est pas couronné, je dis que Napoléon n’a pas abdiqué : sa déclaration est nulle, de toute nullité, comme la condition qu’il y a mise. Je le sais, je le vois ; les hommes qui rampaient à ses pieds, durant sa prospérité, les mêmes vont s’élever contre son fils, enfant, captif, privé d’un si grand défenseur. Mais il en est d’autres qui resteront fidèles à tous les deux. Il y a des hommes, dans les chambres françaises, impatients de voir ici les ennemis, qu’ils nommeront bientôt les alliés. » L’accusation de traîtrise réveille les pairs et provoque de violentes protestations : « L’Empereur, poursuit-il en haussant le ton, sera peut-être encore trahi ; il y a peut-être de vils généraux qui, à ce moment même, projettent de l’abandonner. Qu’importe ? L’Empereur se doit à la nation et peut tout avec elle. Il retrouvera, pour le défendre, des cœurs plus jeunes et qui ne s’engagent qu’une fois. [...] Portez des lois qui déshonorent la trahison. Si le nom du traître est maudit, sa maison rasée, sa famille proscrite, alors plus de traîtres ; plus de ces lâches manœuvres qui ont amené la catastrophe dernière, et dont peut-être les complices, ou même les auteurs siègent ici. » A ce moment, l’orateur foudroie Ney du regard2071. Cette fois les pairs se dressent, réclamant le silence de l’insolent. « Jeune homme, vous vous oubliez », s’indigne Masséna, qui peut à juste titre se sentir concerné. Lameth2072 renchérit : « Il se croit encore au corps de garde ! » Le président se couvre en signe de désapprobation. En partie étouffée par les protestations, la voix de La Bédoyère s’élève encore avant qu’il se voie éloigné de la tribune : « Est-il donc décrété, qu’on ne supportera jamais dans cette salle que des voix serviles et basses ? »

 

La violence de sa sortie alimente le jeu des amis de Fouché. Ils en profitent pour dire avec componction que les bonapartistes restent tous des dictateurs en puissance, méprisants pour la représentation parlementaire, indifférents à l’intérêt du pays, braves mais sots, inaptes à résoudre la crise qui exige pragmatisme et sang-froid. Comme l’atteste le faible nombre de voix obtenues par Lucien, l’Empire, incapable de couronner durablement la Révolution, ne survivra pas à son fondateur. Fouché s’affirme bien le triomphateur du jour. En poussant Napoléon vers la sortie et en écartant La Fayette, il a fait d’une pierre deux coups. Devant Pasquier venu aux nouvelles, il ne cache pas sa satisfaction : « Vous conviendrez, lui dit-il, que c’est assez de besogne faite en moins de deux fois vingt-quatre heures. »

Malheur aux vaincus

Avec la fin du règne de Napoléon, un monde d’honneur et de gloire s’effondre pour laisser place au règne de l’habileté et du reniement. Après la révolution du peuple, après le coup d’Etat de l’Aigle, voici venu, en 1814 comme en 1815, le temps des révolutions de palais, d’un pouvoir confisqué par les élites en place. Cruelle humiliation pour cet Empereur que la France s’était choisi pour son épiphanie. Déjà les charognards s’avancent, avides de mettre à profit la période de transition qui s’ouvre. Fouché, à leur tête, commence par prendre en main les rênes de la commission exécutive, alors qu’il n’a été élu qu’en deuxième position derrière Carnot. Fort de ce vote, le ministre de l’Intérieur s’institue président de droit et convoque le 22 juin au soir ses nouveaux collègues pour le lendemain. Le duc d’Otrante réplique aussitôt en adressant sa propre lettre de convocation au quarteron provisoire. Il profite de la séance inaugurale, le 23 au matin, pour mystifier le pauvre Carnot. Comptant sur l’appui de ses collègues, Fouché obtient que le président soit nommé par la commission et non par les chambres. Ce préalable accompli, il promet de donner sa voix à Carnot, qui se croit obligé d’en faire autant. Comme il fallait s’y attendre, Fouché vote pour lui-même et obtient la majorité. Désormais, il bénéficie du soutien unanime du comité, à l’exception de Carnot qui va lui mener une guerre de tous les instants. Fouché profite de cette première séance pour adoucir l’humiliation qu’il vient de faire subir à son rival en poussant le frère de ce dernier, Carnot-Feulins, à l’Intérieur2073. La Fayette, à qui il a pourtant promis le commandement de la garde nationale, se trouve à nouveau évincé au profit de Masséna, un de ses proches, et doit se contenter d’une modeste place de plénipotentiaire, inutile car les alliés refusent d’engager toute discussion avec une assemblée disqualifiée par ses origines impériales. En une seule séance, Fouché marginalise ainsi le mentor des républicains et celui des libéraux. Fier de sa manœuvre, il peut qualifier à la cantonade ses rivaux d’« imbéciles » et de « niais »2074, tandis qu’il devient pour quinze jours le maître de la France.

 

Sa tâche prioritaire consiste à éloigner l’Empereur dont il craint un possible revirement. Il redoute surtout son charisme sur l’armée, d’autant que la retraite progressive des différents corps autour de la capitale lui offre un levier puissant dont il ne disposait pas à son retour. Dans huit jours, avec plus de cinquante mille hommes alors disponibles, Napoléon pourrait être tenté de reprendre le pouvoir, prétextant les violations de l’Acte additionnel – coup d’Etat parlementaire, oubli de l’Aiglon – pour légitimer son entreprise. Face à un pareil concurrent, Fouché sait qu’il ne représente rien. Que pèsent quatre voix d’un gouvernement provisoire désigné par des députés élus par une poignée d’électeurs et des pairs directement nommés par l’Empereur ?

Fouché est toutefois partagé entre l’inquiétude suscitée par la présence de Napoléon et le désir de le garder à portée de main comme monnaie d’échange dans la partie de bras de fer qu’il engage avec Louis XVIII et l’Europe. Aussi ne donne-t-il pas suite aux demandes réitérées de Napoléon réclamant deux frégates pour s’exiler aux Etats-Unis. Il gagne du temps, en demandant à Wellington des sauf-conduits pour l’Empereur. Mesure dilatoire car il sait pertinemment qu’il ne les obtiendra pas. Mesure perfide car, en sollicitant le « duc de fer », il rejette sur les alliés la responsabilité d’une éventuelle arrestation de Napoléon2075. Tombe-t-il plus bas encore en proposant de livrer l’Empereur aux alliés ? Rien ne permet de l’affirmer, même si le doute subsiste2076.

Le président provisoire s’emploie dans la foulée à écarter pour de bon Napoléon II, souverain officiel si l’on s’en tient aux termes de l’abdication de son père et aux Constitutions de l’Empire. L’Aiglon bénéficie de la mobilisation forte des derniers bonapartistes pour qui l’avenir, s’ils ne parviennent pas à l’imposer dans les plus brefs délais, s’annonce sous les couleurs sombres de la fuite ou du martyre. Le duc d’Otrante craint que les passions ne s’en trouvent avivées – à l’exemple du discours de La Bédoyère – et l’armée galvanisée. Hanté par la présence de l’Aigle à l’Elysée, il accepte, dans l’espoir de les amadouer, une concession de pure forme. Le 23 juin, à l’initiative de son fidèle Manuel, il fait voter à l’unanimité un ordre du jour qui reconnaît la souveraineté de Napoléon II, mais « oublie » d’organiser la Régence en légitimant le gouvernement provisoire élu la veille. Après avoir chassé l’Empereur, Fouché vient d’escamoter l’Empire. « Le pauvre petit roi de Rome, écrit La Bretonnière, vit sa royauté passer à la Chambre avec la même solennité qu’un amendement sur les tabacs ou la potasse. » A peine intronisé, Napoléon II n’existe déjà plus, son « règne » rejoignant celui de Louis XVII au panthéon des légitimités avortées.

 

L’Empereur, toujours acclamé par une foule nombreuse demeure à l’Elysée jusqu’au 25 juin. Il a d’autant moins envie de partir que, contrairement à 1814, sa vie est en jeu car son sort n’est pas fixé par un traité. Jusqu’au bout, il guette un signe du destin, appel de l’armée ou adresse des parlementaires. Mais le sursaut attendu ne vient pas : « Ce que je suis, dit-il alors c’est Annibal, mais Annibal sans armée et sans asile avec les Carthaginois mêmes pour implacables ennemis. » Cette confidence donne la mesure de son désarroi. Tombé en deux ans de 1812 à 1814, Napoléon a cette fois été renversé en quatre jours, enchaînant désastre militaire et fiasco politique sans avoir le temps de reprendre son souffle. Du jour au lendemain, le sauveur de la France, renvoyé comme un laquais par le complot parlementaire, éprouve le vide du pouvoir et la solitude de Fontainebleau. Rendu à lui-même, il doit affronter ce passage brutal de l’extrême puissance à la vie ordinaire, dépouillée de substance et d’énergie. Certes, Napoléon n’en est pas à sa première épreuve : il a déjà subi la lassitude, l’épuisement physique et moral ; il a connu l’abandon des fidèles, éprouvé dans sa chair les complots, les trahisons – hier celles de Talleyrand et de Marmont, aujourd’hui celles de Fouché et Davout.

Mais à cette heure plusieurs raisons aggravent son malheur : une brûlante défaite militaire alors que la victoire a tenu à un cheveu, la soudaineté de sa chute qui entraîne un sentiment de vertige, enfin son cantonnement à Paris qui décuple sa frustration. A l’Elysée, l’Empereur tourne en rond, surveillé par la police du duc d’Otrante qui règne désormais à sa place aux Tuileries. Il maudit en vain ces parlementaires qui s’échinent puérilement à bâtir une nouvelle constitution2077, ce gouvernement provisoire qu’il surnomme avec dépit « les cinq Empereurs », ce Fouché qui négocie secrètement avec les alliés et manipule tout le monde dans l’unique espoir de s’accrocher au pouvoir. Sa tristesse tient aussi au sentiment d’être incompris et se double de nostalgie au spectacle pathétique de cette foule qui l’acclame dès qu’il paraît au balcon. Il y a là des ouvriers, des étudiants, quelques militaires, de plus en plus nombreux chaque jour, et surtout ces fédérés qu’il regrette peut-être de n’avoir pas utilisés lorsqu’il en avait encore le pouvoir2078.

Malgré les subsides distribués par les agents de Fouché pour faire partir les manifestants, d’autres les relaient aussitôt. Dans ces conditions, la tentation de reprendre le pouvoir obsède Napoléon, sans qu’il en laisse rien paraître. Ne lui suffirait-il pas de donner un ordre pour que ces milliers d’hommes, bientôt rejoints par l’armée, se jettent contre les traîtres des Tuileries et du Palais-Bourbon ? Pourtant, il refuse toujours de jouer les apprentis sorciers : « Mettre en action la force brutale des masses, confie-t-il à Montholon, c’est sans doute sauver Paris et m’assurer la couronne sans avoir recours aux horreurs de la guerre civile ; mais c’est aussi risquer de verser des flots de sang français. Quelle force serait assez puissante pour dominer tant de passions, tant de haines, tant de vengeances ? » Le spectre de la Terreur l’empêche de céder à cette tentation : « Non, je ne puis oublier une chose, voyez-vous : c’est que j’ai été ramené de Cannes à Paris au milieu de ces cris de sang : A bas les prêtres ! A bas les nobles ! J’aime mieux les regrets de la France que sa couronne. » Car la violence, légitime à la guerre, reste à ses yeux immorale et barbare quand elle se déchaîne au sein même d’une nation. Quoi qu’il lui en coûte, Napoléon demeure fidèle à ce choix de la légalité qui l’a poussé au sacrifice et le force à l’exil.

La fébrilité parisienne incite Fouché à multiplier les démarches et les rumeurs pour obliger l’Aigle à quitter Paris. Une nuit, il fait renforcer la garde, faisant savoir à Napoléon qu’il prévient seulement une tentative d’enlèvement des royalistes mais ne pourra garantir éternellement sa sécurité. Davout, gagné à ses vues, se rend à l’Elysée le 24 juin pour demander sans ambages à l’indésirable de s’éloigner2079. Sa présence, lui explique-t-il en substance, compromet la paix civile et fait soupçonner la bonne foi du gouvernement dans les négociations en cours. L’Empereur se dit prêt à céder à condition qu’on lui garantisse qu’il pourra s’embarquer pour le Nouveau Monde : « On veut que je parte. Cela ne me coûtera pas plus que le reste », lâche-t-il avec le mépris que lui inspire l’ingratitude de son ancien ministre, avant de prononcer ces paroles prophétiques : « Fouché trompe tout le monde et sera le dernier trompé et pris dans ses propres filets. Il joue la Chambre, les Alliés le joueront et de sa main vous aurez Louis XVIII, ramené par eux. »

 

Plus écœuré que jamais, il se sent incapable de supporter plus longtemps les acclamations de cette foule qui, si elles le rassurent sur sa popularité, sonnent néanmoins comme un reproche et un regret. Aussi demande-t-il l’hospitalité à Hortense, installée à Malmaison depuis la mort de Joséphine. Le lieu lui plaît et présente l’avantage d’être proche de Paris. Selon la tournure des événements, il s’acheminera vers l’exil ou, qui sait, vers cet ultime retour qu’il espère sans trop y croire. D’ici à quelques jours, la capitale risque d’être assiégée tandis que les militaires, toujours plus nombreux, seront cantonnés près de lui dans la perspective de la bataille. Il ne peut imaginer que Paris capitulera sans combattre, d’autant que Fouché, pour négocier en position de force, ordonne d’intenses préparatifs militaires. L’opinion par peur, les militaires par passion penseront peut-être, une dernière fois, à tourner les yeux vers leur éternel sauveur. Le 25 juin vers midi, Napoléon reçoit Carnot dont il a apprécié le courage et la fidélité lors des derniers événements : « Adieu, Carnot, dit-il en le reconduisant, je vous ai connu trop tard2080 ! »

Il se prépare maintenant à quitter l’Elysée. Une foule plus dense, avertie par la rumeur, remplit le faubourg Saint-Honoré, bien décidée à empêcher son départ. Autant ému qu’humilié, il cache sa souffrance devant ses partisans qui crient à perdre haleine : « Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur ! Ne nous abandonnez pas. » Pour ne point risquer de se trouver pris dans la cohue, Napoléon doit ruser. Il fait diriger son carrosse vers la sortie officielle puis emprunte la porte du jardin pour prendre place dans la voiture plus discrète du grand maréchal Bertrand. Il parvient à Malmaison vers une heure et demie de l’après-midi.

 

Napoléon enterre son existence publique par ce retour aux sources dans l’un des hauts lieux de sa puissance2081 ; de plus, il réaffirme son attachement à Joséphine qui a acheté cette demeure et s’y est retirée après le divorce jusqu’à sa mort. Il y retrouve Hortense, fille de la chère créole et mère du futur Napoléon III, pour ce qui apparaît avec le recul comme un passage de témoin d’un Empire à l’autre. Napoléon reste sur place du 25 au 29 juin, dans un état de violente incertitude, ressassant le passé, fustigeant le présent, craignant l’avenir. Il doute toujours du bien-fondé de son abdication et, comme à Fontainebleau, révèle un homme déchiré, fort loin des images d’Epinal du César des années de gloire.

Son extrême lenteur à se mettre en route atteste de sa répugnance à se soumettre à l’inexorable fatalité2082. Pour tenter d’y échapper, il s’abandonne au rêve de la reconquête. Alors il s’enflamme, comme auprès de Maret : « Je n’ai rien de mieux à faire pour vous tous, pour mon fils, pour moi, que de me jeter dans les bras de mes soldats. Mon apparition électrisera l’armée ; elle foudroiera les étrangers... Si, au contraire, vous me laissez ici ronger mon épée, ils se moqueront de vous et vous serez forcés de recevoir Louis XVIII chapeau bas. » Le duc de Bassano ayant émis des objections, Napoléon n’essaie même pas d’argumenter et retombe dans la prostration : « Allons, je le vois bien, il me faut toujours céder. » Avant d’ajouter en soupirant : « Je ne dois pas prendre sur moi la responsabilité d’un pareil événement. Je dois attendre que la voix du peuple, des soldats et des chambres me rappelle. Mais comment Paris ne me demande-t-il pas ? On ne s’aperçoit donc pas que les alliés ne tiennent aucun compte de mon abdication ? »

 

Le lendemain de son arrivée, il évoque avec Hortense le souvenir de l’absente : « Avec une expression touchante, il me dit : “Cette pauvre Joséphine ! Je ne puis m’accoutumer à habiter ce lieu sans elle ! Il me semble toujours la voir sortir d’une allée et cueillir ces plantes qu’elle aimait tant ! Pauvre Joséphine !” Ensuite, voyant la triste impression que j’en éprouvais, il ajouta : “Au reste, elle serait bien malheureuse à présent. Nous n’avons jamais eu qu’un sujet de querelle : c’était pour ses dettes et je l’ai assez grondée. C’était bien la personne la plus remplie de grâce que j’ai jamais vue. Elle était femme dans toute la force du terme, mobile, vive, et le cœur le meilleur. Faites-moi un autre portrait d’elle ; je voudrais qu’il fût en médaillon.” » Une autre fois, il lui dit avec tristesse : « Que c’est beau la Malmaison ! N’est-ce pas Hortense, qu’il serait heureux d’y pouvoir rester ? » La reine, la gorge nouée par l’émotion, ne trouve pas la force de lui répondre. Toutefois sa présence discrète le réconforte et lui permet de reprendre des forces dans la perspective des nouvelles épreuves qui l’attendent. En dépit de ses exhortations, elle refuse de s’éloigner, sachant qu’elle se condamne elle-même à l’exil en l’accueillant dans sa demeure. Mais elle juge normal, en ces temps d’abandon, de payer sa dette à l’égard de l’homme qui a aimé sa mère et l’a toujours entourée d’affection, chérie comme sa propre fille et élevée au trône de Hollande. Ces deux âmes blessées2083 se rapprochent naturellement dans cet adieu au passé, en ce lieu qui leur rappelle l’heureux temps du Consulat. C’était il y a à pleine plus de dix ans ; dix ans qui semblent déjà des siècles.

 

La grande affaire reste le départ, toujours projeté vers les Etats-Unis2084, alors que Fouché fait traîner sa réponse. Le 26 juin, celui-ci donne enfin des instructions pour armer les frégates à Rochefort mais subordonne leur appareillage à l’arrivée des sauf-conduits2085. En réalité, il veut éloigner l’Empereur mais sans le laisser s’échapper, afin de le brandir tel un épouvantail ou de le livrer si nécessaire. Conscient des hésitations de son ministre, Napoléon en tire profit pour prolonger son séjour, dans l’espoir fou d’un coup de théâtre. L’entêtement de Fouché lui permet de prendre la posture du martyr, du banni auquel on refuse toute chance de salut. Il joue lui aussi un double jeu puisque, alors qu’il espère rester près de la capitale, il multiplie les émissaires, exigeant que l’article restrictif soit levé et que les frégates reçoivent l’ordre de partir dès son arrivée. Le 27, Fouché donne une première fois son accord mais se rétracte presque aussitôt, ayant reçu dans l’intervalle une dépêche relayant la volonté des puissances d’empêcher toute tentative d’évasion de l’Aigle. Pour mieux s’assurer de l’Empereur, le duc régicide a fait nommer le général Beker au commandement de la petite garnison de Malmaison avec pour mission officielle d’escorter Napoléon jusqu’à son embarquement. Disgracié en 1810, Beker fait partie des rares généraux sur lesquels Fouché croit pouvoir compter pour mener une discrète mission de surveillance. Mais cet homme d’honneur refuse de s’abaisser au rôle de geôlier et d’espion, d’autant qu’après quelques hésitations Napoléon finit par lui accorder sa confiance.

 

Du 26 au 28 juin, on reste dans l’impasse. Napoléon refuse toujours de partir pour Rochefort et Fouché de lever les obstacles au départ des frégates2086. « Je désire, martèle Napoléon, ne pas me rendre à Rochefort, à moins que je ne sois sûr d’en partir à l’instant même2087. » Pour débloquer la situation et obtenir gain de cause, l’Empereur continue à dépêcher des envoyés auprès du gouvernement provisoire qui témoigne en retour d’une impatience croissante. Même Carnot et Caulaincourt, inquiets de l’avance des Prussiens, poussent désormais à son départ.

 

Le 28, on approche de la rupture. Ce jour-là, le général Flahaut2088 se présente devant la commission au nom de l’Empereur. Il s’y heurte violemment à Davout qui est devenu, selon la belle expression de Villemain, « le bras de la politique dont Fouché était l’âme ». « Votre Bonaparte, lui dit Davout avec colère, ne veut point partir, mais il faudra bien qu’il nous débarrasse de lui ; sa présence nous gêne, nous importune ; elle nuit au succès de nos négociations. S’il espère que nous le reprendrons, il se trompe ; nous ne voulons pas de lui. Dites-lui de ma part qu’il faut qu’il s’en aille, et que s’il ne part à l’instant, je le ferai arrêter, que je l’arrêterai moi-même. »

Flahaut, cet autre La Bédoyère, s’emporte : « Je n’aurais jamais pu croire, monsieur le maréchal, qu’un homme qui, il y a huit jours, était au genou de Napoléon, pût tenir aujourd’hui un semblable langage. Je me respecte trop, je respecte trop la personne et l’infortune de l’Empereur pour reporter vos paroles ; allez-y vous-même, monsieur le maréchal ; cela vous convient mieux qu’à moi. » Le ton monte. Davout veut consigner son subordonné à Fontainebleau : « Non, monsieur, reprend vivement Flahaut, je n’irai point, je n’abandonnerai pas l’Empereur ; je lui garderai jusqu’au dernier moment la fidélité que tant d’autres lui ont jurée.

— Je vous ferai punir de votre désobéissance, s’exclame Davout.

Vous n’en avez plus le droit. Dès ce moment je donne ma démission. Je ne pourrai plus servir sous vos ordres sans déshonorer mes épaulettes », conclut Flahaut.

Malmaison se vide, jour après jour, de ses occupants. Bientôt il ne reste plus qu’une poignée d’officiers valeureux, les futurs compagnons d’exil : Montholon, Gourgaud, Bertrand, le général Lallemand, les anciens ministres Savary et Maret et, bien sûr, La Bédoyère et Lavalette.

 

Fouché cède le premier dans cette partie d’échecs qui dégénère en guerre des nerfs. Il continue à redouter un coup d’Etat militaire orchestré par le reclus de Malmaison. Ainsi refuse-t-il d’insérer dans Le Moniteur la proclamation aux troupes que Napoléon a rédigée dès son arrivée sur place. Il est vrai qu’elle attaque en termes à peine voilés les parlementaires et, par ricochet, la commission, soulignant que l’abdication a été plus arrachée que librement consentie. Aussitôt les opposants à l’Empereur y décèlent davantage un appel à la force qu’un adieu aux armes. De fait, le texte, énergique, n’est pas exempt d’ambiguïtés : « Soldats ! Quand j’ai cédé à la nécessité qui me force à m’éloigner de la brave armée française, j’emporte avec moi l’heureuse certitude qu’elle justifiera par les services éminents que la patrie attend d’elle, les éloges que nos ennemis eux-mêmes ne peuvent pas lui refuser. Soldats ! je suivrai vos pas quoique absent, je connais tous les corps, et aucun d’eux ne remportera un avantage signalé que je ne rende justice au courage qu’il aura déployé. Vous et moi avons été calomniés, des hommes indignes d’apprécier nos travaux ont vu dans les marques d’attachement que vous m’avez données, un zèle dont j’étais le seul objet. Que vos services futurs leur apprennent que c’était la patrie par-dessus tout que vous serviez en m’obéissant, et que si j’ai quelque part à votre affection, je la dois à mon ardent amour pour la France notre mère commune. Soldats ! encore quelques efforts et la coalition est dissoute. Napoléon vous reconnaîtra aux coups que vous allez porter. Sauvez l’honneur, l’indépendance des Français, soyez jusqu’à la fin tels que je vous ai connus depuis vingt ans et vous serez invincibles. » Contrairement à l’habitude, il signe officiellement Napoléon Ier et non plus Napoléon, voulant par ce détail marquer l’avènement de son fils.

 

Dans l’espoir d’empêcher une conjuration, Fouché a déjà pris soin d’éloigner de l’Empereur ses meilleurs officiers supérieurs. Ils sont affectés à des commandements divers comme Drouot, nommé à la tête de la Garde et dont le départ affecte Napoléon2089. Ce préalable n’empêche pas le duc d’Otrante de rester vigilant. Après la fronde des généraux, il appréhende maintenant celle de la troupe qui, depuis qu’elle a appris l’abdication, oscille entre dégoût – les désertions se multiplient – et révolte2090. Ne faut-il pas craindre qu’un régiment ne vienne libérer l’Empereur pour un deuxième Vol de l’Aigle ? Malmaison reste beaucoup trop proche de Paris.

Fouché souhaite aussi éviter sa capture par les alliés. Or, l’hypothèse prend chaque jour un peu plus de consistance en raison de l’avancée spectaculaire des forces ennemies en région parisienne. Les Prussiens, dont les têtes de colonne sont annoncées près de Malmaison le 28 juin, rêvent de s’emparer de l’Empereur et Blücher parle toujours de le passer par les armes sur le front des troupes2091. Dès lors, l’enlèvement de Napoléon devient le cauchemar du président provisoire car il sait que cette faute lui serait attribuée. Il doit donc à tout prix dégager sa responsabilité pendant qu’il en est encore temps. En mobilisant les frégates sans restriction, il donnera l’illusion de protéger l’Empereur. Si celui-ci s’échappe, il passera pour son sauveur. S’il échoue, on ne pourra lui en tenir rigueur. D’ailleurs, Fouché n’ignore pas que la rumeur du départ de Napoléon pour les Etats-Unis s’est déjà répandue. Sans doute n’y est-il pas étranger. En l’envoyant à Rochefort où les Anglais l’attendent, il l’enferme dans un nouveau piège tout en l’éloignant des Prussiens et de ses fidèles soldats. C’est pourquoi il décide d’accéder maintenant à sa demande, l’essentiel étant qu’il parte sans plus attendre2092.

 

Le 29 à l’aube, entre trois et quatre heures du matin, Decrès, toujours ministre de la Marine, porte enfin la bonne nouvelle à Napoléon. Deux frégates l’attendent à Rochefort et ont reçu de lever l’ancre dès son embarquement. Son ancien ministre insiste sur l’arrivée imminente des alliés et la menace qu’elle représente pour sa sécurité. Napoléon fait savoir qu’il partira dans la journée. Mais Fouché ayant brusquement cédé à ses exigences, sans doute plus tôt qu’il ne l’avait prévu, l’Empereur se retrouve soudain saisi de vertige à la perspective de ce départ qui lui ôte toute chance de reconquête en l’éloignant du théâtre des combats.

Tandis qu’il prend ses dispositions, les acclamations d’une colonne de soldats l’appelant à prendre leur tête lui font entrevoir l’espoir d’une dernière chance. Il saisit le premier prétexte pour tenter le tout pour le tout : « La France, dit-il aussitôt, ne doit pas être soumise pour une poignée de Prussiens. Je puis encore arrêter l’ennemi et donner au gouvernement le temps de négocier avec les puissances. Après, je partirai pour les Etats-Unis afin d’y accomplir ma destinée. » Consultant les cartes, il juge d’un seul coup d’œil la faiblesse de la position prussienne, trop étirée et dont les avant-gardes, à une portée de fusil de Paris, peuvent être détruites au prix d’une vigoureuse contre-attaque. Il se voit déjà venger Waterloo, restauré dans sa gloire et maître de son destin, s’assurant une sortie par le haut, si loin de cette fuite misérable qu’on lui propose, sans garantie d’avenir, indigne de sa personne comme de son histoire. Aussi, après avoir revêtu son uniforme, propose-t-il à un Beker abasourdi d’aller à la commission transmettre sa requête : « Dites au gouvernement provisoire qu’il ne faut pas que Paris soit pris comme une misérable bicoque. Je réunirai l’armée, je l’électriserai, je repousserai les Prussiens, j’obtiendrai de meilleures conditions et je partirai cependant. Mon abdication est faite, je la tiendrai, j’en donne ma parole d’honneur, ma parole d’honneur de soldat. »

 

Aux Tuileries, Beker se heurte à la stupeur puis à la colère de ses interlocuteurs. Fouché explose : « Est-ce qu’il se moque de nous ? » demande-t-il avant d’ajouter : « S’il lui arrivait, en effet, d’obtenir quelque avantage, il voudrait à l’instant remonter sur le trône. [...] Ne serait-ce pas alors un beau spectacle que de voir ce grand homme incorrigible envelopper dans sa ruine l’armée, Paris, la France et nous-mêmes, plutôt que de tomber seul, cette fois ? »

Sèchement éconduit, sermonné pour avoir accepté de servir de porte-voix à Napoléon au lieu de s’en tenir à sa mission, Beker s’incline et retourne à Malmaison2093. Il y découvre une ruche bourdonnante, excitée par la perspective du retour aux armes. L’Empereur – habit militaire, culotte blanche et bottes à l’écuyère – est sur le pied de guerre. Apprenant la fin de non-recevoir de la commission, il se montre plus déçu que surpris : « Ces gens-là sont étourdis de leur souveraineté postiche », lâche-t-il avant d’ajouter : « Ils me sacrifient, moi et la patrie, à leur orgueil, à leur vanité. Ils perdront tout. » Reprenant vite le dessus, il juge inutile de lutter davantage et donne l’ordre d’achever les préparatifs du départ. Fleury de Chaboulon lui avait demandé où il comptait se rendre : « J’irai aux Etats-Unis, avait répondu l’Empereur. On me donnera des terres ou j’en achèterai, et nous les cultiverons. Je finirai par où l’homme a commencé : je vivrai du produit de mes champs et de mes troupeaux. » Fleury, clairvoyant, lui prédit que l’Angleterre ne le laissera pas partir. L’Aigle blessé croit encore pouvoir s’envoler : « J’irai à Caracas, si je ne m’y trouve pas bien, j’irai à Buenos Aires, j’irai dans la Californie ; j’irai enfin de mer en mer, jusqu’à ce que je trouve un asile contre la malfaisance et la persécution des hommes2094. » A Monge venu le visiter plus tôt, il avait affirmé sa volonté de se consacrer aux sciences et confessé : « Le désœuvrement serait pour moi la plus cruelle des tortures2095. »

L’Empereur déchu est enfin prêt pour le dernier voyage. La France ne pardonne pas les défaites. Après Louis XVI, échouant à Varennes en 1791 ; après Louis XVIII quelques mois plus tôt, avant Charles X, Louis-Philippe et Napoléon III, l’Empereur s’apprête à reprendre le chemin de l’exil. En cette fin d’après-midi du 29 juin, il se recueille durant quelques minutes dans la chambre de l’absente, Joséphine, la femme aimée alors qu’il n’était encore qu’un jeune général, solitaire et enfiévré. Tous deux marqués du sceau de l’exil, aristocrates portés par la vague révolutionnaire, leurs destins mêlés dans l’ascension des plaines d’Italie jusqu’à l’apogée de Wagram. Il prend ensuite congé de sa mère et d’Hortense qui lui offre un collier de diamants d’une valeur de deux cent mille francs. Quelques braves viennent le saluer en larmes. On est loin de la magnificence des adieux de Fontainebleau. Habillé en bourgeois, un chapeau rond sur la tête, il s’engouffre vers cinq heures de l’après-midi dans une modeste berline jaune à quatre places où l’accompagnent Bertrand, Beker et Savary. Accablé, il reste muet jusqu’à l’arrivée nocturne à Rambouillet.

Le soir même, les hussards prussiens investissent Malmaison. Pendant ce temps, à Rochefort, un autre piège est en train de se refermer : « Pendant que le convoi, parti de la Malmaison, se hâtait d’une course assez inégale, note Villemain, les vaisseaux anglais, trente navires au moins, de toute grandeur, se rapprochaient partout du point d’arrivée, pour guetter le futur captif. » Une autre histoire se joue désormais sans lui, entre Fouché d’un côté, Talleyrand et Louis XVIII de l’autre2096. Avant de revenir sur les derniers jours de l’Empereur sur le sol français, c’est leur aventure respective qu’il faut maintenant conter, le duc d’Otrante officiant à Paris tandis que le prince de Bénévent s’applique à prendre le pouvoir au sein de la petite Cour royale déjà sur le chemin du retour.