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Le marché de dupes

« Quand les honnêtes gens ne savent pas comprendre et accomplir les desseins de la Providence, les malhonnêtes gens s’en chargent. »

GUIZOT.

Le sacre du régicide

En obtenant l’abdication puis le départ de Napoléon, le duc d’Otrante vient de remporter une victoire décisive mais n’a point, loin s’en faut, gagné la partie. Certes l’éternel second rôle passe enfin à l’avant-scène, mais il doit maintenant naviguer à vue à travers les écueils dressés par les royalistes et les alliés tout en affrontant les orages qui se déchaînent sur le pays. A cet instant, l’éclatement des forces politiques en d’innombrables factions haineuses sert ses intérêts. Ne s’impose-t-il pas plus que jamais comme le seul trait d’union possible entre les partis ? Toutefois, la mer reste démontée et le capitaine peut craindre, si le navire chavire, de se voir emporté avec lui par le fond.

 

La commission de gouvernement, sous l’influence de Carnot, risque de se retourner contre lui ainsi que la Chambre des représentants si elles découvrent qu’il œuvre dans l’ombre en faveur de la Restauration2097. L’armée gronde de son côté et Davout contient difficilement son ardeur belliqueuse, excitée par la volonté de revanche. La tâche de Fouché paraît plus ardue que celle de Talleyrand en 1814. Mais le duc d’Otrante, on l’a vu, sait piloter au gré des circonstances, en particulier dans ces moments de crise où il donne la mesure de ses capacités2098. Pour se hisser à la hauteur de l’événement, à défaut de pouvoir mobiliser comme Napoléon autour d’un idéal commun, il sait marier mensonge et vérité, à la fois séduire et circonvenir, mais aussi faire preuve d’autorité et de résolution. Il pressent que, poussés par la peur, la plupart des opposants à la dynastie sacrifieront leur conviction à leur intérêt, entraînant dans leur sillage une clientèle moutonnière. Quant au peuple et à l’armée, ils ne bougeront pas en l’absence de chefs pour les conduire. C’est pourquoi le nouveau président entend maintenant surveiller de près La Fayette et Carnot, les seuls dont la notoriété puisse encore lui faire ombrage.

 

La négociation d’un armistice s’avère la tâche la plus urgente. Prussiens et Anglais convergent vers la capitale2099. Du fait de l’abdication, la question de la résistance militaire à l’envahisseur ne se pose cependant plus dans les mêmes termes : il ne s’agit plus de vaincre ou mourir mais de connaître le prix de la paix. La chute de l’Aigle suffira-t-elle à calmer les alliés ou alors, reniant leurs promesses, feront-ils de la restauration de Louis XVIII la condition sine qua non de la cessation des hostilités ? Fouché n’en doute guère, mais veut en avoir confirmation le plus tôt possible. En rapport depuis longtemps avec Metternich, il développe ses liens avec Wellington qui, depuis Waterloo, s’affirme comme l’homme fort de la coalition. Il lui dépêche à plusieurs reprises un de ses meilleurs agents, Macirone, pour sonder ses intentions. La réponse du « duc de fer » tombe quelques jours plus tard, dépourvue de toute ambiguïté : « Dites à la commission de gouvernement que ce qu’ils ont de mieux à faire est de proclamer sur-le-champ le roi. Je ne puis traiter d’un armistice, ajoute-t-il, sous aucune autre condition. Leur roi est près d’ici ; qu’ils lui envoient leur soumission2100. »

Wellington fait figure, aux côtés du duc d’Otrante, de principal artisan du retour de Louis XVIII. Les Bourbons, pacifiques et soucieux de l’équilibre européen, constituent à ses yeux le meilleur rempart contre la Révolution et l’esprit de conquête qui saignent l’Angleterre en l’obligeant à financer la coalition depuis plus de vingt ans. Le généralissime anglais, fort de l’aura acquise à Waterloo, s’érige en arbitre du destin national et sauveur de la monarchie, artisan d’une restauration qu’il souhaite libérale et la plus nationale possible, à rebours de l’opinion des ultras déjà avides de vengeance. Talleyrand et Fouché, comme le roi, trouvent en lui leur meilleur allié, une sorte de Monk2101 de la seconde Restauration.

 

Il reste à s’imposer dans la négociation délicate qui s’engage. Le duc d’Otrante compte s’appuyer sur l’intérêt conjoint des autres protagonistes – la dynastie et les alliés – qui doivent recourir à sa médiation afin d’éviter tout reproche de collusion. Imposer le roi par la force des baïonnettes étrangères reviendrait à condamner la dynastie à plus ou moins brève échéance. Mieux vaut donc ne pas insulter l’avenir et favoriser la conclusion d’un pacte entre le roi et la France nouvelle sous l’égide de Fouché. Lui seul semble capable de lever les obstacles majeurs – hostilité de l’armée et des chambres – qui se dressent pour empêcher le retour de Louis XVIII.

Les militaires rêvent d’engager la bataille de Paris. Bien que l’échec paraisse inévitable à terme, la situation militaire, dans les derniers jours de juin, laisse encore espérer un sursaut victorieux. Grâce au retour du corps de Grouchy2102, soixante-quinze mille hommes se regroupent à la fin juin autour de la capitale, tandis que les Prussiens, pourtant partis plus tôt que les Anglais, n’ont pas encore achevé leur concentration et constituent, on l’a dit, une proie aisée à surprendre.

Quant à l’antiroyalisme des parlementaires, il vient encore d’être prouvé par la désignation d’une majorité de régicides au sein de la commission de gouvernement. Ne siègent-ils pas en vertu de l’Acte additionnel qui interdit le rétablissement des Bourbons sur le trône ? Les blancs, qui s’étaient majoritairement abstenus lors des élections, ne sont qu’une poignée dans les deux chambres. Si l’on sait que la majorité, libérale et néojacobine, ne veut pas plus de Louis XVIII que de Napoléon, il n’est pas facile de discerner ses aspirations réelles entre la République, Napoléon II ou Louis-Philippe. L’absence de partis politiques structurés et de volonté forte favorisent le jeu de Fouché. Incapables de se choisir un souverain, les parlementaires se sont entendus pour établir une constitution dans l’espoir de poser leurs conditions aux dirigeants futurs. Le président du gouvernement provisoire les pousse dans ce sens, trop heureux de les écarter à peu de frais des négociations qu’il mène en grand secret avec Wellington et le roi. Il compte les placer devant le fait accompli et se les concilier le moment venu, en obtenant du monarque qu’il consente à accepter la majorité des articles votés par eux dans l’intervalle. Ainsi espère-t-il duper les parlementaires tout en se servant d’eux pour faire pression sur Louis XVIII. Ce « Janus biffons » (Houssaye) escompte que la Chambre finira, comme il l’a fait lui-même, par accepter la Restauration par défaut.

 

La République n’a aucune chance. Les libéraux – qu’ils soient proches des bonapartistes comme Constant ou des républicains comme La Fayette – gardent la hantise de la Convention. Derrière le peuple pointe toujours l’ombre du barbare ; c’est la plèbe qu’incarnent les fédérés et sans-culottes dressés contre l’ordre bourgeois. La République est donc rejetée par ces parlementaires, pour beaucoup vétérans de la Révolution ralliés à l’ordre napoléonien dans l’espoir de préserver leurs intérêts. Dans ce contexte, l’hypothèse Napoléon II aurait pu sembler séduisante à certains. Son âge et son éloignement justifieraient la formation d’un conseil de régence où les principales personnalités du temps ne manqueraient pas d’être réunies. Mais Fouché et la plupart des notables ont dû y renoncer devant l’hostilité résolue des alliés2103.

 

En revanche, la candidature de Louis-Philippe rencontre un succès certain car elle semble réaliser l’alchimie entre la monarchie et la Révolution. Né en 1773, Louis-Philippe a donné des gages à la Révolution en combattant aux côtés de Dumouriez à Valmy et Jemmapes, titres de gloire qu’il ne manque pas d’afficher. Par son père, Philippe-Egalité, conventionnel par ambition, régicide par lâcheté, comploteur inconsistant et falot, il cousine avec ce « syndicat du crime » des anciens conventionnels régicides, ces « votants » dont Fouché est l’incarnation et qui occupent le pouvoir sans discontinuer depuis 1793. Comme le résume Mme de Rémusat dans une formule lapidaire : « Il est du sang des Bourbons et il en est couvert. »

Menacé par les Jacobins, le duc d’Orléans s’est résolu à émigrer en 1792 et, après une période d’isolement forcé, a choisi de faire allégeance à Louis XVIII. Il s’est soumis toutefois sans se renier puisqu’il a refusé de porter les armes contre sa patrie et courtise les libéraux avec assiduité. Son passé tricolore et sa modération plaident en sa faveur. Sa candidature tire par ailleurs argument du précédent historique anglais, la glorious révolution qui obsède les libéraux. N’a-t-elle pas permis en 1688 le remplacement de la branche aînée, les Stuarts, par la cadette de la maison d’Orange à l’appel du Parlement ? Dès cette époque Louis-Philippe dispose de nombreux sympathisants en France, notamment les proches du groupe de Coppet comme le duc de Broglie ou le jeune Charles de Rémusat, ses futurs ministres. Talleyrand lui est secrètement favorable, tout comme Fouché. Il incarne la Révolution raisonnable, celle de la Constituante chère aux amis de Mme de Staël, et s’est en outre fortement dissocié des ultras durant la première Restauration, confortant sa popularité naissante.

Conscient du danger, Louis XVIII, on l’a vu, a cherché à marginaliser son rival en le plaçant sous le commandement du comte d’Artois au début du Vol de l’Aigle. Humilié, Louis-Philippe a renoncé à suivre le roi à Gand et s’est plaint avec hauteur des fautes commises par les ultras. Fouché lui dépêche aussitôt des agents tandis que le tsar se déclare favorable à son avènement. Mais l’Angleterre et l’Autriche refusent de soutenir cette usurpation de bonne famille. Louis-Philippe va-t-il passer outre et tenter de prendre Louis XVIII de vitesse avec le concours du duc d’Otrante ? D’une intelligence brillante, le chef de la branche cadette juge sa situation trop faible pour prendre un pareil risque. Il manque encore de réseaux et d’expérience. En butte à l’hostilité de Wellington, des ultras, des bonapartistes et des républicains, il ne fait même pas l’unanimité dans son propre camp. La Fayette par exemple répugne à le soutenir en raison de la haine qu’il portait à Philippe-Egalité dont le souvenir poursuit Louis-Philippe et le dissuade de se prêter au jeu de la conspiration. En s’alliant avec les Jacobins pour abattre Louis XVI, son père a souillé son nom et compromis sa cause pour finir abandonné de tous sur l’échafaud. Le chef des Orléans est résolu à ne pas commettre la même faute en signant un pacte diabolique avec Fouché qui, en l’asservissant corps et âme aux anciens Jacobins, équivaudrait à un nouveau régicide, politique cette fois. Hanté par son passé et lucide sur les difficultés du présent, il préfère semer pour l’avenir. En se démarquant du roi comme des ultras, il choisit de mettre le temps de son côté, convaincu que, pour poser la couronne sur sa tête, il lui faudra la ramasser dans le ruisseau. S’il connaît l’habileté de Louis XVIII, il spécule sur l’entêtement réactionnaire de son cadet. Par pragmatisme, il fait donc le choix de la loyauté : loyauté envers ses aînés, loyauté envers son passé libéral, ce qui le pousse à attaquer les ultras tout comme à rejeter les avances des régicides.

 

Puisque la république a laissé un goût amer, que l’Empire est condamné par la défaite et l’orléanisme interdit par la dérobade de son chef, il ne reste donc encore et toujours que les Bourbons : ils bénéficient du soutien des alliés victorieux, de la modération appréciée du roi ainsi que de l’appui de Talleyrand qui vaut tous les viatiques. Les esprits clairvoyants connaissent, dès Waterloo, la fin de l’histoire. Napoléon notamment n’a jamais douté du retour de Louis XVIII. Les alliés à Paris exigeront, comme garantie de leur tranquillité, la restauration du monarque pacifique qui, par le baume de la Charte, anesthésie cet esprit révolutionnaire qu’ils veulent extirper. Les autres combinaisons menacent leur sécurité car elles légitiment 1789. C’est pourquoi Fouché, qui a fait ses calculs de longue date, se tourne résolument vers eux : « Que les Bourbons reviennent, rien de mieux, confie-t-il alors à Pasquier, il le faut même, mais avec de bonnes conditions, nettement exprimées, solidement garanties, et qui soient la sauvegarde de tous les droits, de tous les intérêts, de toutes les existences2104. »

En volant au secours de la victoire, il peut encore espérer jouer un rôle, éviter la corde ou l’exil que semble lui promettre son passé : « Les Bourbons n’étaient pas sa préférence, mais sa prévision, résume Thiers. Les regardant comme inévitables, il était résolu à travailler à leur rétablissement, pour s’en ménager les avantages. » L’hostilité ambiante lui permet de faire monter les enchères tant vis-à-vis des alliés que de la Cour de Gand. Il dépend largement de son bon vouloir que le retour du roi prenne la figure pacifique d’Henri IV ou celle, hideuse, d’une nouvelle Saint-Barthélemy. Ce « pacificateur » servirait la royauté en offrant à Louis XVIII la fiction d’un retour librement consenti, indépendant des fourgons de l’étranger. Son ralliement permet enfin à la monarchie de séduire la clientèle traditionnelle de la Révolution et de l’Empire, en l’assurant que tout risque de contre-révolution est écarté2105.

 

La route du chef du gouvernement reste cependant semée d’embûches. A première vue, son objectif semble même impossible à atteindre. Il lui faut à la fois s’imposer à Louis XVIII et faire admettre la Restauration à une capitale qui déteste la famille royale tout en préservant Paris de la destruction, que ce soit par les alliés ou par un coup d’Etat militaire dont la perspective peut séduire une armée désespérée par la chute de son maître. Ainsi, Fouché risque à tout moment de devenir la victime expiatoire des événements.

Dans le chaos de la crise, les événements mènent souvent les hommes. Le génie de Fouché va consister à donner l’illusion qu’il les conduit lui-même alors qu’il subit, comme les autres, la situation militaire et les humeurs populaires. « Il était curieux, constate Vitrolles, d’observer le plaisir et la vanité de ce joueur de grandes parties ; il en trouvait une digne de lui par son importance, ses dangers, et la grandeur de l’enjeu. » Chef provisoire d’un gouvernement fantoche, sans soutiens ni légitimité, ce magicien se donne des marges de manœuvre, jouant des passions pour se poser en arbitre et de la peur pour s’afficher en sauveur. Dans un pays gagné par la lassitude, il a tôt fait de souffler sur les cendres révolutionnaires pour obtenir du roi des concessions qui lui permettront de satisfaire sa clientèle. De même, il se targue de ses bonnes relations avec les royalistes et les alliés pour promettre aux Jacobins une issue favorable.

 

Fouché a engagé dès le 24 juin les négociations décisives avec les royalistes et retenu Vitrolles comme interlocuteur privilégié. Par son intermédiaire, il compte prendre Louis XVIII à revers en se ralliant l’aile dure du pavillon de Marsan, a priori la plus hostile à sa personne en raison de son passé régicide. Son choix se révèle habile. D’abord, cet ultra notoire et conseiller écouté tant de Louis XVIII que du futur Charles X lui doit, on s’en souvient, la vie. Arrêté à Toulouse où il dirigeait les opérations de résistance à l’Empereur, il n’a dû son salut qu’à son intervention. L’envoi de Mme de Vitrolles à Gand pour divulguer cette bonne nouvelle a permis de faire connaître ses mérites et de mettre en exergue ses bonnes dispositions. Avec Vitrolles, le duc d’Otrante trouve une âme sœur, éprise d’intrigues. L’homme aime les situations de crise et a le goût du secret. Assez puissant pour commander les royalistes parisiens, il ne l’est toutefois pas assez pour lui porter ombrage. Enfin, il a de l’expérience, ayant œuvré à l’accomplissement de la première Restauration. En résumé, c’est l’homme idoine, tant pour gagner les ultras que pour modérer leurs ardeurs. Fouché craint en effet que les royalistes, benoîtement, ne se découvrent trop tôt et ne se mettent, drapeau blanc en tête, à parcourir triomphalement les rues de la capitale pour chercher querelle aux bonapartistes. Etant donné l’extrême tension des esprits, une telle initiative risquerait d’engendrer un bain de sang.

 

Fouché sollicite d’emblée de son nouvel allié une confiance aveugle : « Vous allez trouver le roi, lui dit-il, vous lui direz que nous travaillons pour son service, et lors même que nous n’irions pas tout droit, nous finirons bien par arriver à lui. Dans ce moment, il nous faut traverser Napoléon II, probablement après, le duc d’Orléans, mais enfin nous irons à lui.

— Comment, répond Vitrolles avec vivacité, vous en êtes là ! Ne trouvez-vous pas cette malheureuse couronne de France assez traînée dans la boue ? Voulez-vous la promener d’une tête à l’autre, et sur quelles têtes !

— Je ne vous dis pas, reprend Fouché, que c’est précisément ce que je voudrais ; mais c’est ce que je prévois qui arrivera. »

Les deux complices passent ensuite aux choses sérieuses. Vitrolles réclame des garanties : protection individuelle, passeports pour circuler librement, réunions régulières avec Fouché. Moyennant quoi, il s’offre à conduire les négociations au nom des royalistes parisiens tout en prenant langue avec le roi, déjà en route pour la capitale : « Ah parbleu ! dit Fouché, c’est une idée. Vous ici c’est très bien. Les pauvres petits royalistes de Paris vont être enchantés. [...] Pour répondre à vos conditions, je vous dirais que votre tête sera aux mêmes crochets que la mienne ; si je sauve l’une, je vous garantis l’autre. Mais je vous préviens que la mienne est passablement menacée. Tous les forcenés de l’armée, les Flahaut, les Exelmans, ont juré de me faire un mauvais parti. Quant aux passeports, je vais vous en faire délivrer cinquante dont vous ferez l’usage qu’il vous plaira ; et pour nous voir, ce n’est pas une fois, c’est deux et trois fois par jour, en tout temps, en toute heure, quand vous voudrez. »

 

Vitrolles, exalté par l’enjeu, flatté d’avoir été désigné par un politique de cette envergure, s’empresse de donner ses consignes aux autres chefs royalistes comme le baron Pasquier ou Hyde de Neuville : motus et discrétion, en attendant l’arrivée des alliés. Fouché, gagné à leur cause, se charge de déminer la situation intérieure. Toutefois, les contacts fréquents entre les deux hommes sont rapidement éventés. Carnot, indigné de la duplicité de son collègue, le prend à partie lors d’une réunion :

« Croyez-vous, dit-il exaspéré à Fouché, constituer à vous seul la commission de gouvernement ? Etes-vous si pressé de livrer la France aux Bourbons, et le leur avez-vous promis ?

— Et vous, réplique aigrement le duc d’Otrante, croyez-vous servir le pays par une velléité de résistance vaine ? Je vous déclare que vous n’y entendez rien. »

Fouché, démasqué, accepte que Vitrolles soit de nouveau décrété d’arrestation. Pour parer le coup, il le fait prévenir et continue à le rencontrer en secret. Le 29 juin, une délégation de généraux et de parlementaires, venus apporter une adresse à l’armée, pénètre dans le cabinet de Davout tandis qu’il confère avec l’agent royaliste. Le maréchal, mal à l’aise, balbutie des explications embarrassées qui ne trompent personne : « Nous ne supporterons jamais les Bourbons, vocifère le général Dejean. Nous nous ferons tuer jusqu’au dernier plutôt que de subir cette honte2106. » Davout s’empresse de faire sortir Vitrolles puis s’efforce de ramener le calme.

 

Ces incidents servent Fouché car ils prouvent à quel point la Restauration suscite des réactions hostiles. Ils confirment, si besoin était, la position charnière du duc d’Otrante, seul homme capable de dénouer la crise et qui, à ce titre, doit être ménagé par les royalistes avant d’être un jour récompensé à la hauteur de ses immenses services2107. Mais ils montrent aussi à quel point sa tâche reste dangereuse car si les parlementaires, discrédités pour avoir fait tomber l’Empereur, sont des adversaires négligeables, il en va tout autrement pour l’armée, dont le poids augmente chaque jour.

En mars précédent, elle a fait Napoléon et défait Louis XVIII. Tant qu’elle se maintiendra sur place, le roi ne pourra pas rentrer, à moins, selon l’expression célèbre de Bonaparte, de marcher sur cent mille cadavres. A cette première raison, qui pousse Fouché à vouloir conclure au plus vite l’armistice, s’ajoute sa conviction d’une défaite inéluctable. Il juge préférable de négocier maintenant avec plus de soixante-dix mille hommes sous les armes – en agitant devant les alliés le spectre d’une sanglante bataille de rues2108 – plutôt que d’attendre la débâcle, ce qui rendrait les conditions de paix encore plus draconiennes. Le ministre de la Guerre partage cette conviction : « Je ne doutais pas, écrira Davout, que l’on ne pût gagner une bataille sous les murs de Paris et consoler par un succès momentané les douleurs de la patrie. Si je n’avais écouté que l’intérêt de ma gloire militaire, je n’aurais pas hésité à profiter de la chance qui m’était offerte. Mais la victoire n’eût servi qu’à moi seul. »

En effet, après les Prussiens et les Anglais, les armées autrichienne et russe avancent à marche forcée vers la capitale. D’ici à quelques semaines, plus de cinq cent mille hommes encercleront Paris2109. Non seulement Davout prône la capitulation mais encore, habilement circonvenu par le maréchal Oudinot, il soutient désormais la Restauration comme la seule issue possible. Or Davout ne saurait être suspecté de royalisme ; son hostilité aux Bourbons est de notoriété publique. Son ralliement se révèle donc essentiel pour Fouché, d’abord parce qu’il conforte ses thèses, ensuite parce qu’il lui permet, en raison de l’autorité intacte du maréchal sur la troupe, d’envisager avec une relative sérénité la suite des événements.

 

La Restauration pacifique manque de s’accomplir le 27 juin au matin. Davout, devant la commission réunie par Fouché à cet effet, propose d’appeler Louis XVIII sur le trône avant l’arrivée des alliés. Mais il pose des conditions préalables qui sont irrecevables pour les tenants de la légitimité : acceptation de la cocarde tricolore, garantie de la Légion d’honneur, oubli de tous les actes et opinions depuis le 20 mars, maintien des deux chambres dans leur état actuel et conservation de l’armée sans licenciements abusifs2110. Le programme a beau reprendre les exigences édictées par le Sénat l’année précédente, il pèche par irréalisme. Car les circonstances ont changé. Le roi ne paraît plus cette fois en prétendant mais en souverain victime d’un trahison. Accepter les exigences de Davout reviendrait à placer le trône sous la tutelle des intérêts et du personnel politique issu de la Révolution et de l’Empire, ce que le monarque a toujours considéré comme incompatible avec sa légitimité. Le roi reste disposé à des concessions mais toujours pas à transiger avec les principes. Il ne peut donc être question de la large amnistie réclamée par le maréchal, ni du maintien des chambres établies par l’Acte additionnel. L’armée, demeurée la bête noire des royalistes, ne saurait davantage, une fois la paix obtenue, être conservée sur le pied de guerre. Quant à la cocarde, le roi veut moins que jamais en entendre parler.

Vitrolles, consulté par Davout, se garde pourtant bien de le décourager. Il lui assure, comme Oudinot l’a déjà fait, que le monarque n’a qu’un but, réconcilier les Français autour de son trône, et qu’il évitera à cet effet toute réaction inutile. Pour les royalistes comme pour Fouché, l’essentiel alors est de conclure l’armistice sans attendre, quels qu’en soient les moyens, afin d’éloigner la défunte Grande Armée de la capitale.

 

On semble sur le point d’opter pour la Restauration quand arrive à l’improviste un message envoyé par La Fayette et les autres plénipotentiaires2111 dont on avait perdu la trace et, pour tout dire, presque oublié l’existence. Ces parlementaires, ballottés d’avant-poste en avant-poste, ont cependant fini par rencontrer des officiers de l’état-major de Blücher. Entendant ce qu’ils voulaient bien entendre, ils ont pris pour argent comptant les vagues engagements qu’ils ont reçus sur la neutralité de la coalition. Ils s’imaginent que, Napoléon étant abattu, la France est libre de désigner le souverain de son choix2112. Vaines promesses que Wellington, on le sait, ne va pas tarder à démentir en précisant à ses interlocuteurs que, sauf restauration de Louis XVIII, les puissances démantèleront la nation et lui feront payer cher sa rébellion du printemps. En attendant, les émissaires s’illusionnent. On peut, selon eux, toujours se passer des Bourbons. Embarrassé, Davout retire immédiatement sa proposition. Fouché en éprouve un soulagement discret car il redoutait d’être placé devant le fait accompli par son ministre de la Guerre et de perdre ainsi son rôle de sauveur de la monarchie. En outre, Napoléon est encore à ce moment présent à Malmaison et Fouché ne souhaite pas dévoiler ses batteries avant son départ et la dispersion de l’armée. Il répugne enfin à proclamer le roi sans avoir obtenu des garanties préalables.

 

Cependant, la réunion ne passe pas inaperçue. Tandis que la rente monte de trois francs2113, la rumeur d’une restauration se répand, rendant le jeu de Fouché de plus en plus serré. Des officiers crient à la trahison, des députés viennent même trouver Carnot le 27 juin au soir pour lui proposer de décréter d’accusation le chef du gouvernement provisoire. Mais Carnot refuse de devenir un nouveau Robespierre : « Point de têtes, répond-il à ses interlocuteurs ; s’il en tombe une seule, il en tombera mille, et nul ne pourra l’empêcher2114. »

En attendant, ces mécontentements croissants risquent de se fédérer contre le duc d’Otrante. Agent double placé entre la Révolution et les Bourbons, chaque jour davantage exposé, Fouché doit maintenant en finir sous peine d’être emporté. Avant cela, il lui faut connaître le nom de son correspondant officiel dans le camp royaliste, Vitrolles ne représentant que les légitimistes de Paris. La nouvelle de Waterloo – en entrebâillant la porte du retour – a déchaîné les ambitions au sein de la Cour de Gand. La lutte entre constitutionnels et ultras s’avive chaque jour, doublée de la cabale contre Blacas. Parfaitement au courant des divisions des « amis du roi », Fouché attend de voir dans quel sens va tourner le vent avant de brûler ses vaisseaux. Si Monsieur reste le chef avoué des ultras, Talleyrand incarne de son côté la ligne modérée favorable à la réforme de la Charte et au maintien du personnel politique impérial. Par le hasard du destin, une nouvelle fois le sort du duc d’Otrante reste suspendu à celui du prince de Bénévent2115.

Le retour de la Cour

Talleyrand s’est attardé le plus possible au congrès de Vienne, gardant ses distances avec la Cour de Gand et jurant qu’il ne ralliera le roi qu’aux conditions qui lui ont été refusées en 1814. Il veut la présidence du Conseil et souhaite s’assurer de l’indispensable solidarité ministérielle sans laquelle cette fonction n’est rien. Il entend ainsi s’affirmer comme le chef d’un gouvernement autonome vis-à-vis du monarque, appuyé sur une majorité parlementaire qu’il se fait fort de souder autour d’un programme de révision libérale de la Charte. Cette ambition se légitime à ses yeux par les succès qu’il vient de remporter au Congrès et surtout par les nombreuses fautes commises durant son absence par le gouvernement. Il continue à rejeter sur les ultras la responsabilité première du retour de l’Empereur. Autant dire qu’il se pose en rival direct de Monsieur. Son arrogance déplaît également à Louis XVIII et à Blacas, résolument hostiles au parlementarisme alors émergent en Angleterre et que résumera quelques années plus tard la célèbre formule de Thiers : « Le roi règne mais ne gouverne pas. »

 

Parti de Vienne le 10 juin, le prince de Bénévent rejoint le roi à Mons le 23 au soir. Convaincu que son heure a sonné, il vient demander la tête de Blacas, faire place nette tout comme Fouché s’est imposé la veille à Paris. En nouvel homme fort, il espère pouvoir traiter d’égal à égal avec ce chef du gouvernement provisoire qu’il connaît si bien et depuis si longtemps. Il veut apparaître comme l’indispensable maillon entre la Cour et la capitale, célèbre pour ses contacts, sa parfaite maîtrise des rouages, son entendement des rapports de force et des passions du cœur et de l’âme. Son « règne », comme celui de Fouché, naît de la fracture entre Révolution et Contre-Révolution qui se décline, au sein même du camp royaliste, dans le duel entre ultras et modérés. Lui seul semble alors en position de la réduire comme de conclure une paix acceptable avec l’Europe.

La présence du duc d’Otrante dans la capitale constitue pour lui un atout majeur. Au-delà d’une antipathie trop affichée pour être honnête, les deux hommes savent, comme en 1809, que leur intérêt commande une alliance de circonstance. Chacun garantit l’autre. Fouché protège Talleyrand de la guerre civile en assurant la sécurité intérieure et en assumant la transition. En outre, parce que régicide, il « blanchit » Talleyrand de son passé révolutionnaire et de son apostasie auprès des royalistes. Talleyrand, quant à lui, préserve Fouché de la Cour et peut seul lui assurer cette entrée dans le gouvernement royal qu’il ambitionne. Il le couvre à droite de la haine des émigrés, tandis que Fouché le garde à gauche de la vengeance des Jacobins. Ce qui les rapproche alors – leur passé, leur détestation commune des ultras, leur volonté de paix et de modération, leur souhait de marginaliser le roi à leur profit – l’emporte de loin sur ce qui les divise toujours : leur milieu, leur méthode – Fouché est un bourreau de travail alors que Talleyrand compte sur son entregent –, enfin leur concurrence pour le pouvoir qui les conduira bientôt à s’affronter.

 

Ce pacte de 1815 est commandé par la peur d’une réaction ultra et la nécessité d’y couper court en réunissant les vétérans de la Révolution pour imposer leur politique à Louis XVIII. Il revient ainsi aux deux anciens piliers de l’Empire de porter sur les fonts baptismaux cette Restauration à laquelle tout les oppose. Décidément, les Cent-Jours sont riches en paradoxes et en reniements. Les régimes croulent, la légitimité change, mais cette fois les ministres demeurent. Forts de leur expérience, appuyés sur une clientèle à leur image, les puissants du jour peuvent contempler de haut maîtres et idoles déchus, dicter leur loi au roi après avoir servi Bonaparte. A travers eux, l’esprit de cour triomphe avec le soutien de l’étranger, seul maître des événements en raison de l’atonie du pays et de la déliquescence de l’armée. En regardant évoluer ce duo diabolique, on se convainc que la Révolution a changé sans retour l’ordre des choses. En 1788, Fouché n’était encore qu’un petit professeur alors que Talleyrand était déjà l’évêque d’Autun. Sans 1789, ils ne se seraient sans doute jamais rencontrés. Tour à tour ministres de la République et de l’Empire, ils dansent maintenant sur le cadavre politique de Napoléon, agents zélés d’une monarchie qu’ils ont si puissamment combattue par le passé.

 

Talleyrand retrouve la Cour dans un état d’euphorie d’autant plus prononcé que la journée du 18 juin a été vécue à Gand comme un calvaire. L’angoisse n’a cessé de monter au gré des rumeurs, confirmées par le spectacle des fuyards de Wellington qui ont d’abord fait croire à la défaite2116. Aussitôt l’entourage a été sur le départ, prêt à un nouveau recul proche de la débandade. La délivrance, entrevue dans la nuit, se confirme à l’aube du 19 par des dépêches triomphantes du « duc de fer » et de Pozzo di Borgo. Le climat change du tout au tout, comme le constate Mme de Chateaubriand avec humour dans ses Carnets : « Nous faisions déjà nos paquets ; le roi se préparait à gagner la Hollande. Mais bientôt nous apprîmes l’issue de la bataille de Waterloo, dont nous n’aurions pas été plus fiers quand Buonaparte aurait été vaincu par un fils de France. L’abattement avait été complet : la jactance revint avec le succès des alliés. Les préparatifs de départ commencés pour Amsterdam furent achevés pour Paris. »

La joie n’en est que plus vive, indécente même, si l’on considère la mort de milliers de soldats français et l’invasion du territoire. Les royalistes s’embrassent tandis que les cloches sonnent et que Gand s’illumine de mille feux. Louis XVIII porte un toast à la victoire : « Jamais, dit-il, je n’ai bu au succès des alliés avant la Restauration : leur cause était juste mais j’ignorais leur dessein sur la France. Aujourd’hui qu’ils sont les alliés de ma couronne, qu’ils combattent non des Français mais des buonapartistes, qu’ils se dévouent si noblement pour la délivrance de mon peuple, nous pouvons saluer leurs victoires sans cesser d’être français. » Paroles imprudentes que l’avenir n’allait pas tarder à démentir. Au même moment, souvenons-nous, Paris célèbre la victoire de Ligny.

 

Certains jeunes émigrés ressentent l’horreur d’une situation qui lie leur retour à la défaite de leurs compatriotes. Un malaise insoluble ronge ces âmes nobles, déchirées entre leur fidélité à la royauté et à la patrie : « Je ne pouvais me réjouir, écrit Lamartine, en effet de la destruction de l’armée française ; mais, si Bonaparte eût été vainqueur, la cause du roi était perdue. Je restais indécis entre ces deux sentiments. Mes larmes coulèrent. Etait-ce douleur d’homme ? Etait-ce joie de parti ? Je ne cherchais pas à m’en rendre compte. Tout le monde peut comprendre ce double sentiment ; nul ne peut l’exprimer. Ma larme seule dit ce que les paroles ne peuvent dire. C’est là le malheur des mauvaises actions dans lesquelles un homme entraîne son pays. Vainqueur, on ne peut applaudir à sa victoire ; vaincu, on n’ose se réjouir de sa défaite. Il faut se taire2117. » Tout le monde n’a pas ces pudeurs. Pour beaucoup, il n’y a point d’état d’âme car point de contradiction. La patrie, comme à Coblentz, s’abrite là où réside le roi. La France l’attend, notamment la fidèle Vendée et le Midi. La Grande Armée ne réunit qu’un ramassis de rebelles parjures qu’il faut exterminer. S’y ajoute le soulagement de n’être pas contraint à un nouveau recul. Une victoire française aurait renvoyé à l’errance de la première émigration, de pays en pays, de ville en ville, année après année. Les royalistes saluent d’abord dans le crépuscule des aigles la fin de leur calvaire.

 

A Waterloo, la légitimité a remporté une victoire mais n’a pas encore gagné la guerre du pouvoir. Beaucoup d’obstacles et de questions restent en suspens : le sort de Napoléon, l’état de l’armée, l’opinion dans la capitale, les intrigues du duc d’Orléans et celles de Fouché, la volonté des alliés qui peuvent être tentés de jouer le pourrissement intérieur pour mieux démembrer le territoire. Aussi le roi demeure-t-il soucieux même s’il pense qu’il est « du bon côté de la glissoire ». Le 22 juin au matin, il prend le chemin du retour après avoir reçu une lettre de Wellington l’invitant à rentrer au plus vite. Sûr de son droit, il semble ne plus s’intéresser à l’« Usurpateur » dont il abandonne la capture à ses amis anglais2118. S’engage désormais la négociation décisive sur l’avenir du régime et le choix des hommes aptes à le seconder. Le roi avance, comme Napoléon en mars, à la tête d’un petit millier d’hommes, mais on se doute que le retour du lys n’a rien à voir avec le Vol de l’Aigle. Louis XVIII chemine à la suite, presque sous la protection, de l’armée anglaise, et à un rythme infiniment plus lent que celui de l’Empereur puisqu’il lui faut vingt jours, à lui aussi, mais pour gagner la capitale depuis Mons.

 

Entre vengeance et pardon, le choix auquel le monarque se trouve confronté se pose à peu près dans les mêmes termes qu’au printemps pour son adversaire. Au moment où il pénètre sur le territoire, sa décision n’a pas encore été annoncée. Aussi le conflit entre constitutionnels et ultras, entré dans la dernière ligne droite, redouble-t-il de violence, chaque camp visant à s’assurer du soutien royal dans la perspective d’une reconquête du pouvoir qui aiguise les ambitions. Louis XVIII, qui déteste les conflits, commence par remercier officiellement Blacas à Mons dès le 23 juin. Avec une dignité qui l’honore, le ministre de la Maison du roi accepte de s’éloigner sans sourciller, assumant la responsabilité des fautes commises, protégeant loyalement le monarque et son frère à la veille de leur retour en France. « Il faisait, note son ami Rochechouart, ce grand sacrifice sans arrière-pensée, trop heureux de prouver par là son dévouement au roi. Prêt à lui sacrifier sa vie, il lui sacrifiait également son amour-propre. » Il n’obtient même pas le droit de rentrer en France. Nommé ambassadeur à Naples, il doit embarquer aussitôt à Ostende, partir à la dérobée au moment où triomphent la cause et l’homme auxquels il a voué sa vie. Le favori confie son amertume à Beugnot, un des seuls à oser venir lui faire ses adieux : « M. de Talleyrand, lui dit Blacas, a fait un très mauvais calcul. Je ne lui étais nuisible en rien ; je le croyais même indispensable aux affaires du roi. Nous pouvions nous entendre et tout le monde y aurait gagné. »

Beugnot, qui a appris la courtisanerie dans les antichambres impériales, déplore la cruauté « d’avoir dans un pareil moment séparé le roi d’un ami dont la société lui était si douce et l’assistance nécessaire ». « Nécessaire jusqu’à un certain point, reprend Blacas ; le roi, j’en suis sûr, aura dans ce moment quelque peine, et je lui manquerai durant les premiers jours ; mais insensiblement il s’habituera à se passer de moi, et avec le temps il trouvera où placer son affection. » Le propos dénote une parfaite connaissance du caractère de Louis XVIII puisque, trois mois plus tard, Decazes occupera la place vacante. Le passage de témoin à Talleyrand est interprété comme une défaite personnelle pour le souverain, soumis désormais au bon plaisir de son frère et de son principal ministre.

 

Talleyrand commet l’erreur d’ajouter l’insolence à la peine et à l’humiliation qu’il vient d’infliger à Louis XVIII en l’obligeant à éconduire son confident. Servile sous Napoléon, il se relève jusqu’à l’insulte, selon la juste expression de Chateaubriand. Se croyant indispensable après ses brillants succès à Vienne, il se drape dans sa suffisance et engage aussitôt l’épreuve de force avec le monarque2119. A Mons, il refuse de rendre visite au roi pour lui présenter ses hommages en signe d’allégeance et, scandale sans précédent dans les annales de la monarchie, viole ainsi l’étiquette en vigueur depuis le Roi-Soleil. Alors qu’on lui fait des remontrances, il lâche avec dédain : « Je ne suis jamais pressé, il sera temps demain. » Comme le résume toujours Chateaubriand, il avait « l’humeur d’un roi qui croit son autorité méconnue ». Non content d’avoir chassé Blacas, il présente maintenant de nouvelles exigences, la principale concernant l’itinéraire royal, qu’il souhaite modifier. Considérant non sans raison que la légitimité doit cesser de régler ses pas sur ceux de l’armée anglaise, il demande que le roi gagne Lyon, toujours inoccupé, d’où il convoquera les chambres. Ainsi sera préservée la fiction, qu’il juge essentielle, d’une restauration accomplie par le seul vœu national2120.

Louis XVIII, contenant son irritation, ordonne par l’intermédiaire de Chateaubriand que le prince de Bénévent se rende aussitôt auprès de lui. S’il persiste dans son attitude, le monarque avertit qu’il partira sans plus attendre. Talleyrand rejette la menace et tranche d’un superbe « Il n’osera ! ». « Comme il voudra », commente le roi qui préfère toujours perdre sa couronne plutôt que de la marchander.

 

A trois heures du matin, il est donc bien sur le départ. Talleyrand, réveillé brutalement, n’a que le temps de se porter à sa rencontre2121. Il l’intercepte alors que le carrosse va franchir la grille. Louis XVIII, feignant l’étonnement, s’enquiert :

« Sire, c’est Monsieur de Talleyrand.

— Il dort », répond le roi.

De mauvaise grâce, le monarque accepte d’engager une conversation qui tourne vite à l’aigre2122. Si le roi persiste dans sa volonté de rallier Paris dans la foulée des « habits rouges », Talleyrand annonce qu’il démissionnera et ira aux eaux de Carlsbad. La réponse fuse : « Prince de Bénévent, vous nous quittez ? Les eaux vous feront du bien : vous nous donnerez des nouvelles. » Le roi laisse le prince ébahi, se fait reconduire à sa berline, et part. « M. de Talleyrand, poursuit Chateaubriand, bavait de colère ; le sang-froid de Louis XVIII l’avait démonté : lui, M. de Talleyrand, qui se piquait de tant de sang-froid, être battu sur son propre terrain, planté là sur une place, à Mons, comme l’homme le plus insignifiant : il n’en revenait pas. » Il passe ses nerfs sur le duc de Lévis qui a le malheur de croiser son chemin : « Allez, monsieur le duc, lui dit-il, allez dire comment on me traite. J’ai remis la Couronne sur la tête du roi. Je m’en vais en Allemagne commencer une nouvelle émigration. »

 

Après Blacas, Talleyrand mord donc la poussière. Le comte d’Artois ne pouvait rêver meilleur scénario. Il s’estime le vainqueur de cette succession de coups de théâtre, du plus bel effet comique si l’on oublie les circonstances. A la fin de ce 23 juin, dernière journée passée en Belgique, les principaux personnages de la pièce se séparent : Blacas se dirige vers Ostende, Louis XVIII rejoint le nord de la France tandis que Talleyrand reste à Mons avec ses affidés. Comme souvent, le futur Charles X se fait des illusions. Talleyrand, contrairement à Blacas, n’est point condamné à l’éxil mais momentanément disgracié, remis à sa place pour avoir voulu parler en maître à la place du roi. Sur le fond, Louis XVIII n’a pas varié. Sa politique a toujours eu pour ambition de réconcilier les deux France : cette France de l’Ancien Régime, à laquelle il est affectivement si attaché, et cette France des notables née de la Révolution et structurée par l’Empire, dont il reconnaît l’avènement définitif en garantissant tout à la fois l’égalité civile, les libertés fondamentales et les biens nationaux. Avec la Charte, il a cherché à concilier le meilleur des deux héritages autour d’un pouvoir monarchique, intransigeant sur sa légitimité mais réformateur dans sa recherche d’une nouvelle synthèse. Par son important discours du 16 mars, il a confirmé son credo constitutionnel. Et comme Napoléon avec l’Acte additionnel, il promet d’évoluer bientôt dans un sens plus libéral.

 

Pour le roi, choisir les ultras revient non seulement à renier sa parole mais aussi à avancer la date du règne de son frère, qu’il appréhende avec angoisse tant il est persuadé qu’il mettra en danger l’avenir de la dynastie. Jaloux de son cadet, Louis XVIII préfère, compromis pour compromis, passer sous les fourches caudines du « diable boiteux » plutôt que sous celles de Monsieur et de ses encombrants amis. Son choix politique est arrêté depuis longtemps : ce n’est pas celui de la réaction rêvée par les ultras mais bien, rejoignant le vœu de Talleyrand, celui d’une Restauration pacifique, avare du sang de ses sujets, empreinte de compassion, avide de réconciliation et de tranquillité. Louis XVIII l’accomplit sans hésitation, tant par sagesse que par passion de régner ; passion exclusive qui n’admet pas plus les remontrances du prince de Bénévent que les interférences de son frère. Fidèle à sa ligne, il veut garder son libre arbitre, rester maître du temps et de la décision. Les réformes, et il y en aura, ne lui seront jamais arrachées, mais il les accordera à l’heure et au moment jugés propices. Tel est le sens de l’épisode du 23 juin, nouvelle journée des dupes dont seul le roi sort vainqueur.

 

Tandis que Talleyrand continue à bouder, le roi et sa suite parviennent le 24 juin au Cateau-Cambrésis après avoir franchi la frontière. Comparé à celui de Napoléon, le retour du monarque a piètre allure. Certes, on assiste ici ou là à l’éternelle palinodie des autorités, maires et préfets venant s’incliner devant le souverain après avoir juré fidélité à l’Empereur. Les populations du Nord, plutôt royalistes, témoignent parfois bruyamment de leur adhésion au trône tandis que passe, à petites foulées, la caravane royale. Cependant l’indifférence domine. Le peuple, lassé de l’instabilité politique, se montre incapable de suivre le rythme des révolutions de palais – la troisième en à peine un peu plus d’un an –, comme en témoigne cette anecdote rapportée par le royaliste La Maisonfort : « En entrant à Cateau, le peuple détela les chevaux du roi ; un meunier, que je vois encore, son chapeau blanc, en l’air, les bras tendus, touchant presque la voiture, nous lâcha un “Vive l’Empereur !” A peine ce mot était lâché que se reprenant avec un gros juron, “Non, non, vive le roi” et tout le monde de rire à commencer par le roi lui-même. »

 

Profitant de l’absence de Talleyrand, le chancelier Dambray, un ultra, fait avaliser par le monarque une proclamation menaçante. Datée « le 25e jour du mois de juin, l’an de grâce 1815, et de notre règne le vingt unième », elle semble démentir les promesses réitérées de pardon. Ainsi les soldats, qu’il faut pourtant ménager, sont qualifiés de « satellites du tyran » tandis que les armées ennemies sont félicitées et gratifiées du terme d’alliés. S’il affirme « vouloir récompenser les bons », le roi annonce, sans autre précision, qu’il va « mettre à exécution les lois existantes contre les coupables2123 ». La joie de Monsieur, qui croit alors atteindre son but, est de courte durée. Sur les conseils appuyés de Wellington, Talleyrand rejoint finalement le roi à Cambrai. Le « duc de fer », consterné par la tournure que prennent les événements, effrayé à la perspective d’un gouvernement ultra, n’a pas de mal à convaincre Louis XVIII qu’il doit plus que jamais s’appuyer sur son représentant à Vienne2124. Le « diable boiteux » demeure indispensable pour négocier le prochain traité de paix qui soldera les comptes entre l’Europe et la France. Louis XVIII accepte d’autant plus facilement l’intervention de Wellington qu’elle lui évite de déchoir en ayant l’air de supplier le prince de Bénévent. Ce dernier, qui commence à regretter ses foucades, saisit avec empressement la perche tendue et rejoint la Cour sans plus attendre.

 

Revenu le 26 juin, Talleyrand obtient trois concessions décisives qui assurent le triomphe de la ligne modérée.

D’abord, il reçoit la présidence du Conseil, enfin créée à son profit. La France, sur le modèle anglais, se dote désormais d’une nouvelle fonction, celle de chef du gouvernement dépendant conjointement du trône et du Parlement. Si le gouvernement n’est en principe politiquement responsable que devant le monarque, il doit en pratique jouir également de la confiance des chambres et donc de celle des électeurs. Cette création révolutionne la politique française en distinguant le chef de l’Etat du chef du gouvernement. Chargé de guider la nation vers l’avenir et d’arbitrer les conflits, le souverain prend de la hauteur, devenant réellement inviolable et sacré en sortant du champ partisan. Il domine le quotidien sans subir l’usure et les avanies du traitement des affaires courantes. Ce fardeau retombe sur les épaules du premier des ministres. Ce dernier, placé entre le chef de l’Etat et la majorité parlementaire, hérite d’un pouvoir dont la puissance n’a d’égale que la fragilité. Hormis quelques brèves parenthèses – la plus longue étant due au second Empire – la dualité de l’exécutif ne sera plus remise en cause.

Le principe complémentaire de la solidarité ministérielle s’impose logiquement. Il porte un coup décisif aux intrigues curiales, à l’œuvre depuis trois siècles, en soudant la survie politique des ministres à celle de leur chef. Certes, la pratique restera longtemps fluctuante2125. Mais les rivalités de personnes, qui affaiblissent le gouvernement de l’intérieur, s’en trouvent limitées et, par là même, la crédibilité du régime renforcée. On évolue d’une culture du conflit, inhérente à Versailles, au compromis rassemblant des hommes de convictions proches dans une même formation. La longue marche vers la démocratie politique, qui va aboutir à la création des partis et au respect de l’alternance par les urnes, reçoit ici une impulsion fondatrice.

 

Enfin, Talleyrand obtient du monarque la rédaction d’une proclamation qui annule celle du Cateau-Cambrésis et rattache les réformes à une volonté claire de réconciliation. Lever toute ambiguïté exige la condamnation des ultras et la dissociation de la cause royale de celle des alliés. Sur ce dernier point, le texte commence d’ailleurs par présenter le roi comme le protecteur de ses sujets auprès des souverains2126. Le manifeste, empreint d’humilité, reconnaît ensuite avec courage la responsabilité du gouvernement dans l’échec précoce du régime. Il répudie par là la théorie du complot, et accuse donc implicitement Monsieur et sa coterie : « Mon gouvernement devait faire des fautes, peut-être en a-t-il fait. Il est des temps où les intentions les plus pures ne suffisent pas pour diriger, où elles égarent. L’expérience seule pouvait avertir, elle ne sera pas perdue. Je veux tout ce qui sauvera la France. »

Vient alors, après un éloge appuyé du principe de légitimité, l’annonce des réformes et la ferme garantie des biens nationaux. Pour contrer l’accusation récurrente de n’être que le roi des émigrés, Louis XVIII promet de choisir dorénavant ses conseillers « parmi tous les Français ». Mais il apporte une restriction d’envergure : « Je ne veux exclure de ma présence que ces hommes dont la renommée est un sujet de douleur pour la France et d’effroi pour l’Europe. » Le châtiment ne frappera qu’une minorité de coupables, ceux qui ont servi Napoléon avant que le roi ait franchi la frontière. Le texte, seule concession aux ultras, se durcit cependant sur ce point : « Chaque jour me révèle un désastre nouveau. Je dois donc, pour la dignité de mon trône, pour l’intérêt de mes peuples, pour le repos de l’Europe, excepter du pardon les instigateurs et les auteurs de cette trame horrible. Ils seront désignés à la vengeance des lois par les deux chambres que je me propose de rassembler incessamment. » Par cette manœuvre astucieuse, Talleyrand décharge le monarque du poids odieux de la répression pour en laisser la responsabilité aux seuls parlementaires2127 : « Français, conclut Louis XVIII, tels sont les sentiments que rapporte au milieu de vous celui que le temps n’a pu changer, que le malheur n’a pu fatiguer, que l’injustice n’a pu abattre, le roi, dont les pères règnent depuis huit siècles sur les vôtres, revient pour consacrer ses jours à vous défendre et à vous consoler. »

 

Le souverain adopte cette version à l’issue d’un Conseil tendu qui se tient à Cambrai le 28 juin. Monsieur, le duc de Berry et les ministres sont présents aux côtés du roi et du nouveau président du Conseil. Pour une fois, l’ensemble des dignitaires royalistes se trouvent réunis autour de la même table. Une première mouture, plus vive contre les ultras, déclenche une passe d’armes : « Monsieur, raconte Beugnot, se plaint avec vivacité des termes dans lesquels cette proclamation est rédigée. On y fait demander pardon au roi des fautes qu’il a commises ; on lui fait dire qu’il s’est laissé entraîner à ses affections, et promettre qu’il aura dans l’avenir une conduite toute différente. De pareilles expressions n’ont qu’un tort, celui d’avilir la royauté ; car du reste elles disent trop ou ne disent rien du tout.

« Monsieur pardonnera si je diffère de sentiments avec lui, rétorque Talleyrand avec vivacité. Je trouve ces expressions nécessaires, et partant bien placées ; le roi a fait des fautes ; ses affections l’ont égaré ; il n’y a rien là de trop.

— Est-ce moi, reprend Monsieur, qu’on veut indirectement désigner ?

— Oui, puisque Monsieur a placé la discussion sur ce terrain ; Monsieur a fait beaucoup de mal.

— Le prince de Talleyrand s’oublie.

— Je le crains ; mais la vérité m’emporte. »

Talleyrand accepte de remanier la forme mais ne change rien de notable au fond. Il vient de s’emparer du gouvernement contre les ultras qui sont résolus à l’abattre à la première occasion. La seconde Restauration, plus nettement que la première, consacre avec sa victoire la permanence et la prépondérance des nouvelles élites apparues avec la Révolution.

 

Désormais doté d’une ligne politique claire, le roi peut se rapprocher de la capitale tandis que l’Aigle s’en éloigne. Pourchassé jusqu’à Gand, c’est lui maintenant qui semble poursuivre Napoléon. Le 30 juin, au lendemain du départ de Malmaison, Louis XVIII arrive à Roye, près de Compiègne. Le 2 juillet, il s’installe au château d’Arnouville, près de Saint-Denis, à quelques kilomètres de Paris où le dernier acte va se jouer.

La morale de la fable

Talleyrand et Fouché : l’alliance entre le « vice et le crime » s’impose, commandée par l’intérêt et les circonstances. Mais la perspective d’un ministère dirigé par les deux complices se heurte à de fortes objections des extrémistes des deux bords, royalistes comme républicains, et doit encore surmonter la répugnance naturelle du roi envers l’assassin de son frère2128. Là encore, sa conclusion n’est guère envisageable sans l’entremise de Wellington.

 

Avant toute chose, il convient de régler la question militaire, éviter cette bataille de Paris qui ensanglanterait le retour de Louis XVIII, éloigner l’armée qui manifeste son hostilité avec d’autant plus d’ardeur qu’elle vient de détruire le 1er juillet deux régiments de cavalerie prussiens dans un engagement d’avant-garde à Rocquencourt. Réunissant désormais environ cent mille hommes, elle se fait fort de repousser les vainqueurs de Waterloo. Tandis que les escarmouches se multiplient, Fouché convoque ce même 1er juillet un Conseil élargi aux Tuileries – ministres et bureaux des assemblées – avant d’orchestrer un conseil de guerre qui rassemble le soir même les chefs militaires à La Villette. Conformément à ses prévisions, la plupart des participants préconisent la conclusion d’un armistice car ils jugent la résistance impossible à terme2129. Reste à obtenir l’aval des alliés et à calmer la rage prévisible des soldats.

 

Mais Blücher ne veut rien entendre. Comme en 1814, ses hommes multiplient les exactions et répandent la terreur. Viols, vols, assassinats, destructions de monuments publics, ils recourent aux pratiques les plus odieuses de l’occupation. « Il n’y a aucune horreur qu’ils ne commettent, déplore Sismondi ; tout ce qu’ils ne peuvent pas emporter, ils le détruisent ; lorsqu’ils prennent 50 écus, ils font pour 10 000 écus de dommage. Ils jettent par les fenêtres tous les livres des bibliothèques, ils cassent toutes les glaces, dans les fermes, ils mettent le feu aux fourrages et aux provisions de blé qu’ils ne consomment pas, et quand on porte plainte au maréchal Blücher, il répond : “Quoi, ils n’ont fait que cela ! Allez, ils auraient dû en faire davantage encore.”2130 » Tout à sa haine pour la France, le « Maréchal En avant » rêve de prendre Paris de vive force puis de la livrer au pillage afin de venger l’occupation de Berlin par la Grande Armée en 1806. Depuis qu’il sait Fouché gagné à la Restauration, Wellington a d’autres idées en tête et emploie ses talents diplomatiques pour calmer la fougue de son irascible partenaire. « Sans doute, lui écrit-il le 2 juillet, nous n’aurons pas la vaine gloire d’entrer à Paris à la tête de nos armées victorieuses. Mais nous opérerons tranquillement la Restauration de Sa Majesté sur son trône, ce que nos souverains ont toujours regardé comme le résultat le plus avantageux pour nous tous. »

 

La capitulation, rebaptisée « convention » par Fouché qui croit ménager par cet artifice l’amour-propre national, est finalement signée le 3 juillet2131. Elle prévoit le départ immédiat des troupes et leur repli derrière la Loire sous l’autorité de Davout, qui démissionne du ministère de la Guerre pour enprendre le commandement. Comme à Waterloo, la nouvelle est accueillie par de nombreux cris de trahison. Le spectre de la Restauration avive l’hostilité des hommes, qu’exaspère en outre le non-paiement de leur solde. L’armée dénonce une capitulation sans condition, conclue avant même la bataille, livrant la France à la vengeance de ses ennemis. Des mutineries éclatent. Pour y couper court, Fouché obtient les fonds nécessaires et verse les sommes en retard. L’exemple de la Garde, qui se replie dans l’ordre après avoir été dûment chapitrée par Drouot, fait tache d’huile. L’évacuation s’effectue finalement sans heurts majeurs à partir du 4. Elle entraîne une occupation pacifique de la capitale qui évite à Louis XVIII de rougir son sceptre du sang des grognards. Mais l’arrivée du roi au lendemain de l’entrée des alliés choque les patriotes et nourrit plus que jamais les accusations de collusion entre la dynastie et l’étranger.

 

Le dénouement approche. Privée du soutien de l’armée, la résistance de Carnot et des parlementaires cesse d’être une menace2132. Fouché peut engager directement avec Talleyrand les négociations finales, sous la tutelle bienveillante de Wellington. Pour justifier son ralliement au roi, le duc d’Otrante doit obtenir des concessions notables. Que veut-il au juste ? Avant tout, son maintien dans ce ministère de la Police qu’il a accepté des mains de Napoléon alors qu’il l’avait refusé de celles du comte d’Artois. Depuis son vote fatal du 21 janvier 1793, le sort de Fouché est lié à celui des anciens conventionnels. Il doit donc se rallier sans se renier en posant ses conditions. Mais cela suppose l’aval du roi qui demeure hostile et repousse les premières ouvertures faites en faveur du duc d’Otrante. Le prince de Bénévent considère au contraire que Paris vaut bien un régicide. Pour obtenir gain de cause, Talleyrand bénéficie à nouveau, comme pour l’éviction de Blacas, du soutien de Monsieur et de la plupart des ultras. Ces derniers persistent dans leur ensemble à vouloir tuer le mal par le mal en appelant Fouché à la Police. Non seulement il est le meilleur, répète-t-on, mais encore il connaît tout le personnel politique, ancien et moderne, ce qui lui permettra de prévenir les complots comme il l’a si bien fait sous l’Empire. Fouché présent, l’Empereur ne serait sans doute jamais revenu. En outre, le bon Monsieur Fouché, qui n’a jamais cessé de ménager le Faubourg Saint-Germain, vient encore de sauver Vitrolles et de pacifier la Vendée tout en maintenant le contact avec Gand. Autant de titres nouveaux à la reconnaissance des ultras. La Cour presque entière conspire désormais en faveur de « l’excellent M. Fouché de Nantes », comme le constate Chateaubriand, un des seuls à résister à l’entraînement général : « Tout, écrit-il, se mêlait de la nomination de Fouché déjà obtenue, la religion comme l’impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l’étranger comme le Français ; on criait de toute part : sans Fouché, point de salut pour la France ; lui seul a déjà sauvé la patrie, lui seul peut achever son ouvrage. [...] Les peureux avaient eu tant de frayeur de Bonaparte, qu’ils avaient pris le massacreur de Lyon pour un Titus. Pendant plus de trois mois les salons du faubourg Saint-Germain me regardèrent comme un mécréant parce que je désapprouvais la nomination de leur ministre. Ces pauvres gens, ils s’étaient prosternés aux pieds des parvenus ; ils n’en faisaient pas moins des cancans de leur noblesse, de leur haine contre les révolutionnaires, de leur fidélité à toute épreuve, de l’inflexibilité de leurs principes et ils adoraient Fouché. »

 

Beaucoup de royalistes, notamment ceux de la première émigration, n’aspirent plus qu’à mourir en paix sur le sol natal. La Révolution a usé les hommes et les tempéraments. Le bailli de Crussol, ardent défenseur de la dynastie dont l’avis ébranla le roi, le confirme à Beugnot : « Que voulez-vous ? lui dit-il. Fouché nous a tous préservés depuis le départ du roi [...] nous sommes vieux dans le faubourg Saint-Germain ; nous avons trop souffert ; il nous faut du repos. »

Malgré le tintamarre des courtisans, Louis XVIII demeure rétif. L’opinion de Monsieur le stupéfie : « Le roi, rapporte Chateaubriand, riait de la nouvelle passion de son frère et disait : elle ne lui est pas venue de l’inspiration divine. » Une fois encore, ce sont les instances de Wellington qui vont décider le monarque. Pour le « duc de fer », l’avenir de la dynastie dépend de sa capacité à évoluer et à accepter le caractère définitif des changements survenus depuis 1789. Qu’elle passe donc outre le régicide, cette « frivolité », précise-t-il en évoquant la situation particulière du duc d’Otrante2133. Fouché ministre, Louis XVIII fera taire les critiques et rassurera tous les intérêts. Le roi, convaincu de ne rien pouvoir refuser au vainqueur de Waterloo, cède donc sur Fouché comme hier sur Talleyrand ou sur Blacas. En l’absence d’alternative et convaincu que le temps œuvre en sa faveur, le monarque se résigne à recourir aux traîtres. Héritier d’une longue dynastie, il a conscience d’incarner seul un principe tandis que Talleyrand et Fouché ne représentent qu’eux-mêmes. Quand leur ange gardien Wellington ne sera plus là pour veiller sur eux, quand Napoléon sera au loin et les passions retombées, il pourra se débarrasser du régicide avant de congédier l’apostat. « Eh bien ! Fouché, puisqu’on le veut, dit-il ainsi à Hyde de Neuville. On se sépare plus facilement d’un homme que d’un symbole », précise-t-il en faisant référence au drapeau tricolore2134.

 

De nombreuses voix discordantes se font toutefois entendre pour repousser le duc d’Otrante. Une minorité d’ultras, les derniers fidèles de Napoléon et de la République, enfin la plupart des libéraux jugent moralement indigne sa nomination, eu égard à son passé. Ils dénoncent son double jeu permanent et le caractère factice des difficultés qu’il gonfle afin de se prétendre indispensable. Les plus perspicaces voient un peu plus loin, estimant qu’à terme son maintien au gouvernement sera impossible. Le régicide et la légitimité demeurent selon eux, et pour toujours, irréconciliables. Ainsi l’ultra Frénilly, que Louis XVIII surnomme « frénésie », évoque à propos du duc d’Otrante un « Cartouche régicide qui avait lavé dans le sang de la France ses mains rouges du sang de son roi ». Cette répugnance insurmontable est partagée par des personnages comme Chateaubriand, Clarke ou le duc de Richelieu, ami du tsar et futur président du Conseil. Vitrolles, qui dénonce la nomination de Fouché comme un « acte inqualifiable », précise : « La politique des intérêts se trompe souvent sur le but qu’elle prétend atteindre, et en perdant la force morale, elle perd la vraie puissance2135. »

Des modérés, comme Beugnot et Guizot, sont à l’unisson. Ils estiment sa nomination incompatible avec le gouvernement représentatif fondé sur la liberté et la transparence, valeurs opposées à celles qu’il incarne. Mounier, un des libéraux les plus spirituels, ridiculise l’engouement des ultras pour leur nouveau sauveur : « Ce que c’est d’être un émigré ! dit-il alors. Pour avoir quitté la France pendant trois mois, je n’y entends plus rien. »

Il ne faut pourtant pas exclure un certain machiavélisme dans les raisons qui motivent, du côté royaliste, la nomination de Fouché. Comme le confirmera l’histoire de la Chambre introuvable, les ultras comptent d’excellents stratèges politiques, formés à l’intrigue par leur éducation curiale et les nombreux complots de l’émigration. Compte tenu des tâches écrasantes qui attendent le gouvernement, confier le timon des affaires à ce couple honni, Bénévent et Otrante, ne manque pas d’habileté. En prenant eux-mêmes les leviers du pouvoir, les ultras s’useraient irrémédiablement, confrontés à la sale besogne – négociation du traité de paix et épuration politique – qui incombera dans l’urgence au futur ministère. Il est plus sage de ne pas se salir les mains en se déchargeant du fardeau pour discréditer ces ignobles qui laisseront bientôt la place aux vrais fidèles du roi.

 

Le marché est conclu à Neuilly le 6 juillet. La veille au soir, une première rencontre Talleyrand-Fouché-Wellington n’a pas abouti2136. Fouché, sans surprise, a grossi les difficultés, réclamant des garanties pour les bonapartistes, la promesse d’une large amnistie et le maintien du drapeau tricolore. Talleyrand a refusé de s’engager sur ces différents points, se contentant d’insister auprès de son interlocuteur afin qu’il prenne les mesures idoines pour faciliter la rentrée du roi à Paris. Molé, redoutant que l’échange ne tourne au dialogue de sourds, prend à part le prince de Bénévent. Fouché, lui explique-t-il, veut devenir ministre. Qu’on lui donne satisfaction et les blocages disparaîtront comme par enchantement : « Eh bien, en définitive, il le sera, réplique Talleyrand, mais je veux qu’il en doute et lui tenir la dragée haute, pour qu’il reçoive nos conditions, et ne prétende pas nous imposer les siennes. » Avant de partir, Talleyrand, toujours appuyé par Wellington, a en effet obtenu l’aval de Louis XVIII : « Vous allez à Neuilly, vous y verrez le duc d’Otrante, faites tous ce que vous croirez utile à mon service ; seulement ménagez-moi et pensez que c’est mon pucelage », lui a dit le monarque.

 

Après plusieurs heures de dialogue infructueux, fort mécontents l’un de l’autre, Talleyrand et Fouché se séparent à l’aube, en promettant toutefois de se revoir en fin de journée.

En réalité, les deux compères viennent d’évaluer leurs capacités d’influence respectives à la veille de la Restauration. Chacun, dans ce bras de fer, feint de n’être guidé que par les grands principes, Talleyrand brandissant l’étendard de la légitimité tandis que Fouché se pose en défenseur de la Révolution. Pendant que Talleyrand déplore publiquement son aveuglement, Fouché profite de ses dernières heures de présidence pour exciter la tension dans la capitale. Il fait proclamer le maintien de la cocarde tricolore par la garde nationale et prépare – par le canal parlementaire – un manifeste qui affichera les principes inaliénables de la Révolution. Le prince de Bénévent comprend le message. Sans ministère garanti, Fouché rompra les amarres et maintiendra l’Assemblée et la commission avec le concours de la garde bourgeoise. Le roi sera obligé de recourir à la force, ce qu’il a toujours voulu éviter. Lui aussi, à l’image de Napoléon en mars, veut rentrer à Paris sans tirer un coup de fusil.

 

Le second entretien va donc droit au but. Talleyrand ne cherche plus à finasser. Pas question de négocier, ni sur la cocarde2137, ni sur l’amnistie. Comme en 1814, Louis XVIII exige qu’on lui fasse confiance. En contrepartie, le prince de Bénévent annonce au duc d’Otrante sa nomination au ministère de la Police2138. Les deux hommes pourront se targuer d’être les seuls à avoir successivement servi la République, l’Empire et la Restauration. Sans nulle gêne apparente, Fouché consent à tout ce qu’il combattait la veille. Au moins a-t-il le mérite de ne pas ajouter l’hypocrisie à la forfaiture. En adoptant la cocarde blanche, il reconnaît la conception traditionnelle de la légitimité soumettant la nation à la famille royale à travers la couleur du panache d’Henri IV. Le drapeau blanc signifie que le roi possède la France et en reste le maître, élu par Dieu et consacré par l’histoire. Les trois couleurs, symboles de la Révolution et de l’Empire, demeurent l’étendard d’un autre ordre social qui prévaudra à nouveau en 1830, celui d’un souverain-citoyen d’abord roi des Français avant d’être roi de France. Toutefois, en cédant sur la cocarde, Fouché se renie spectaculairement, perdant dès lors tout crédit auprès de ses amis. Le maître de l’intrigue se fait complice de la réaction pour le plaisir de rester « une heure de plus, la main à la pâte » (Stefan Zweig). Sans s’en rendre compte, car sa vanité éclipse désormais son jugement, il vient de se laisser duper par les royalistes et de signer sa propre condamnation.

 

L’épilogue célèbre se joue enfin lorsque Talleyrand vient présenter Fouché au roi, alors établi à Saint-Denis, à quelques pas des tombeaux de ses ancêtres. Le hasard a voulu que Chateaubriand soit présent : « Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment2139. » Au sortir de l’audience, Talleyrand aurait demandé, moqueur et cynique à la fois : « Duc d’Otrante, vous étiez ému, je crois ? »

Avant de quitter Saint-Denis le roi reçoit Chateaubriand :

« Eh bien ! lui dit Louis XVIII, ouvrant le dialogue par cette exclamation.

— Eh bien, sire, vous prenez le duc d’Otrante ?

— Il l’a bien fallu ; depuis mon frère jusqu’au bailli de Crussol (et celui-là n’est pas suspect), tous disaient que nous ne pouvions pas faire autrement : qu’en pensez-vous ?

— Sire, la chose est faite : je demande à Votre Majesté la permission de me taire.

— Non, non, dites : Vous savez comme j’ai résisté depuis Gand.

— Sire, je ne fais qu’obéir à vos ordres ; pardonnez à ma fidélité : je crois la monarchie finie.

« Le roi garde le silence ; je commençais à trembler de ma hardiesse, quand Sa Majesté reprit :

— Eh bien, monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis. »

 

L’histoire se termine comme elle a commencé : par la restauration de Louis XVIII et le départ de Napoléon, avec pour toile de fond l’invasion des alliés. C’est au tour du roi de se voir accorder une seconde chance, mais pour en arriver là il aura fallu combien de drames, combien de haines, la défaite, l’invasion et même un début de guerre civile. La France n’a pas été aussi faible ni aussi divisée depuis des siècles. Seuls les poltrons sont rassurés, les courtisans confortés, les notables tranquillisés : la permanence de l’ordre est assurée depuis le Directoire par le système censitaire qui, avec quelques modifications, survit aux régimes et aux hommes. L’esprit bourgeois triomphe sur le cadavre de l’esprit de conquête, consacrant la fin des passions au profit du mercantilisme2140. Ce libéralisme économique naissant néglige l’humanisme fondateur de son ancêtre politique, empreint de compassion et de tolérance, pour promouvoir l’intérêt. N’est-ce pas cela la véritable occasion manquée, l’une des clés méconnues qui permettraient de comprendre pourquoi la France peine tant à trouver un consensus durable ?

 

Les deux dernières journées de la parenthèse ouverte par le débarquement de Golfe-Juan donnent libre cours jusqu’à la caricature au désenchantement et au cynisme qui président, à l’instar de Talleyrand et Fouché, aux destinées du pays. Par ailleurs, la seconde occupation de la capitale par les Anglais et les Prussiens brise le cœur des patriotes, écœurés par le spectacle qui se déroule sous leurs yeux comme dans la coulisse. « Je n’ai plus la force de supporter la vie, confesse alors le savant Ampère. Il faut que je fuie ceux qui me disent : vous ne souffrirez pas personnellement. Comme s’il pouvait être question de soi au milieu de pareilles catastrophes. »

 

Il faut s’arrêter un instant sur cette journée du 7 juillet 1815, qui marque la transition entre le gouvernement provisoire et la Restauration. Fouché se trouve à ce moment en position d’arbitre puisqu’il préside encore la commission de gouvernement alors qu’il vient d’accepter de devenir ministre de Louis XVIII. Le roi de France se morfond aux portes de la capitale, attendant de son nouvel allié qu’il les lui ouvre. Pour ce faire, Fouché doit dissoudre la commission de gouvernement et la Chambre des représentants, éliminer ces rivaux qui, quinze jours plus tôt, lui ont confié les clés de la France. D’un régime à l’autre, le duc d’Otrante incarne la permanence de l’intrigue au cœur du pouvoir. Il met à profit ce dernier jour pour peser d’emblée sur la Restauration et tenter d’affirmer son ascendant sur le roi. Le ministre arbore à nouveau son masque révolutionnaire et brandit les grands principes de 1789 dont il se présente comme le meilleur garant, alors qu’il vient d’en être le fossoyeur. Il se découvre durant cette matinée du 7 à l’occasion de l’ultime réunion de la commission. Sans pudeur aucune, il annonce à ses collègues qu’il devient ministre du roi et conseille de ne pas faire de résistance inutile, autrement dit suggère l’autodissolution du gouvernement provisoire qu’il préside encore. Carnot, impuissant, le couvre d’anathèmes, les trois autres membres restant muets, lorsque l’intrusion pleine d’à-propos d’un bataillon prussien aux Tuileries provoque la débandade de ce directoire de pacotille.

 

Encore maître à bord pour quelques heures, Fouché s’emploie alors à persuader que son maintien constitue bien une victoire de la Révolution sur les ultras. Il veut faire peser une épée de Damoclès sur Louis XVIII afin de prouver aux royalistes que personne d’autre que lui ne peut garantir leur survie. A cet effet, il rédige ou inspire plusieurs textes – un message, une lettre, un manifeste – qui mettent en garde la nouvelle légitimité contre toute réaction en prouvant la force intacte de l’esprit révolutionnaire. Ils associent attaques contre les ultras, dénonciation de la collusion entre la dynastie et l’étranger, enfin menaces à peine voilées contre le monarque. Le message, destiné aux chambres au nom de la commission dissoute, indigne les royalistes car il accuse les alliés d’avoir imposé la Restauration2141. Fouché, qui l’a rédigé sans consulter ses collègues, s’abrite derrière eux pour ternir le trône. Le subterfuge ne trompe personne, à commencer par les quatre autres membres de la commission qui s’insurgent en vain contre la dernière fourberie de leur président. Ils exigent un démenti... que Fouché leur promet tout en obtenant de Vitrolles qu’il ne soit pas inséré dans le Moniteur.

 

La lettre, seul texte qu’il assume pleinement, est adressée au roi, de puissance à puissance. Fouché commet la même erreur que Talleyrand quelques jours plus tôt et parle en maître plus qu’en ministre. Il somme le monarque de faire des concessions pour éviter les errements du passé, égratignant au passage la première Restauration : « Moins on laisse de droits au peuple, insiste-t-il, plus sa juste défiance le porte à conserver ceux qu’on ne peut lui disputer ; et que c’est toujours ainsi que l’amour s’affaiblit et que les révolutions se préparent. [...] Aujourd’hui, les concessions rapprochent les esprits, pacifient et donnent de la force à l’autorité royale ; plus tard les concessions prouveraient sa faiblesse ; c’est le désordre qui les arracherait ; les esprits resteraient aigris. » Fouché reprend la thématique de la « révolution royale » utilisée par Mirabeau et les monarchiens en 1789 puis récupérée par Guizot et les doctrinaires quelques années plus tard. Il s’agit de placer le monarque à la tête de la Révolution, tant pour rester en osmose avec la société que pour doubler les républicains en réalisant les réformes souhaitées par la plupart des Français. En résumé, le trône doit diriger la Révolution pour mieux la modérer.

 

Reste à définir clairement les concessions à faire. Dans cet esprit, Fouché accélère la rédaction du manifeste parlementaire préparé en sous-main depuis plusieurs jours. Cette « Déclaration de la Chambre des représentants » équivaut à une sorte de testament politique des députés2142. Véritable motion de défiance contre la Restauration, elle se décompose en deux parties : une déclaration de principe, suivie d’un catalogue exhaustif des droits et intérêts à garantir. Le gouvernement idéal doit répondre aux vœux de la nation « légalement émis ». Il n’entrera en fonction qu’après avoir juré « d’observer une constitution délibérée par la représentation nationale et acceptée par le peuple ». Représentation et souveraineté du peuple, ignorées par Louis XVIII, constituent toujours les deux fondements de la légitimité. En conséquence, « tout gouvernement qui n’aurait pas d’autres titres que des acclamations et les volontés d’un parti, ou qui serait imposé par la force » et ne garantirait pas le drapeau tricolore demeurerait illégitime. Le refus des Bourbons ne peut être plus explicite.

Vient ensuite la présentation du programme à proprement parler, vaste récapitulation inspirée par la Constitution de 1791. Egalité civile, libertés fondamentales – presse, propriété, culte, jury –, inviolabilité des biens nationaux, de la Légion d’honneur et des récompenses versées aux militaires, inamovibilité de la magistrature, oubli des opinions et des votes émis dans le passé constituent ce tableau méticuleux qui suinte la méfiance et vise à se prémunir contre toute tentative de réaction2143.

Le clivage politique séculaire entre réforme et conservation évolue profondément. La Révolution victorieuse devient conservatrice tandis que les royalistes se prononcent pour le changement, avides de renverser ce nouvel ordre social qui consacre à leur détriment la prépondérance des « bourgeoisies conquérantes ».

 

Avec plus d’arrogance que Talleyrand, Fouché tente de tenir la dragée haute au roi et pose son ultimatum d’autant plus fermement qu’il ne dispose toujours d’aucune garantie, hormis sa nomination. En attendant, il lui reste à commettre un ultime forfait : disperser la Chambre qui l’a consacré par un 18-Brumaire royaliste. Il doit accomplir en faveur de Louis XVIII ce qu’il a interdit à Napoléon quinze jours auparavant. Fouché délègue cette mission gênante au nouveau préfet de police, Elie Decazes, obscur magistrat que Talleyrand a fait nommer en comptant qu’il serait sa créature. Fouché ne doute pas de manœuvrer à sa guise ce novice qui en réalité ne sera pas long à se frayer un chemin en devenant le favori de Louis XVIII avant de le supplanter moins de cent jours plus tard au ministère de la Police ! Une poignée de gardes nationaux suffit, le matin du 8 juillet, pour disperser les parlementaires. Interdits d’entrée dans la salle des séances, les fossoyeurs de l’Empire sombrent dans l’indifférence et le ridicule. Involontairement, Louis XVIII vient de venger Napoléon. En guise de riposte, certains rédigent une protestation qui passe inaperçue. Les Parisiens ont la tête ailleurs. Ils observent alors l’occupation des points stratégiques par les alliés, triste spectacle qui prélude à l’arrivée du roi.

Dans le dédale d’intrigues et de trahisons qui ponctue la quinzaine passée, son retour apparaît presque comme une délivrance. Aussi, en dépit des efforts de Fouché pour modérer l’ardeur des Parisiens, l’arrivée du roi est-elle plutôt favorablement accueillie2144. Après un petit discours prononcé devant ses fidèles, le souverain se mêle à la foule qui peuple le jardin des Tuileries. Par ce dernier avatar de la guerre des légitimités, il affecte la proximité avec ses sujets, à l’inverse de Napoléon qui répugne au contact direct avec la population. Pour cette même raison, Louis XVIII choisit d’entrer solennellement et en plein jour, à la tête de sa Maison militaire, soucieux de montrer qu’il pardonne, confiant dans cette multitude qui l’acclame après l’avoir laissé partir.

 

Selon l’usage, Chabrol, le préfet de la Seine, vient complimenter le souverain à la tête du corps municipal :

« Cent jours2145, dit-il en baptisant la période, se sont écoulés depuis le moment fatal où Votre Majesté a quitté sa capitale au milieu des sanglots, et s’est vue forcée par une cruelle nécessité d’abandonner ses enfants bien aimés.

— C’est en effet avec la plus vive douleur que j’ai quitté Paris, répond Louis XVIII. Je suis sensible aux témoignages de ma bonne ville dans laquelle je rentre avec attendrissement. Je viens pour réparer le mal qu’elle a déjà éprouvé et en prévenir de nouveaux. »

L’alternance engendre ainsi l’espoir, cet état de grâce éphémère durant lequel le pays, si déchiré et éprouvé soit-il, croit à nouveau en son destin collectif. L’illustration en est donnée lorsque, à la surprise générale, Monsieur vient chaleureusement remercier Fouché. La poignée de main entre le champion de la Contre-Révolution et le symbole de la Convention entretient, en cet instant, l’illusion que la Révolution se termine enfin.

Le pari anglais

Cent jours après le retour, l’épopée s’achève donc dans la solitude, à l’Elysée comme à Malmaison. Le 15 juillet, un autre tableau s’impose : Napoléon debout sur le canot qui le porte à bord du Bellérophon2146. Entre ces deux images, un triste voyage, loin des passions anciennes. La vie semble s’éteindre autour de lui. Les cris de haine du départ vers Fréjus, les cris d’enthousiasme des voyages de 1799 et du Vol de l’Aigle laissent place à de trop rares acclamations. La chute, le départ, l’exil : le triptyque de la déchéance se referme. Désormais, l’Empereur n’est plus qu’un simple fugitif sans couronne, déclaré l’ennemi public d’une Europe qui cherche à le capturer par tous les moyens et déploie ses filets avant qu’il ne soit trop tard2147. Avec le retour de la royauté, le piège se referme et le condamne à s’embarquer d’urgence. Déjà, les navires anglais renforcent leur blocus sur les côtes et limitent encore sa liberté de manœuvre. L’histoire du dernier voyage est d’abord celle d’une lente asphyxie.

Au terme de sa chevauchée, on le sent las, rongé de doutes et remords. En ne s’opposant pas au coup d’État parlementaire, il s’est condamné à l’abdication. En acceptant de s’éloigner, il paraît renoncer à asseoir son fils comme à diriger les opérations militaires. Acculé au choix entre l’évasion en Amérique ou la reddition à l’Angleterre, il conserve pourtant l’espoir d’un retour à la tête de l’armée pour retrouver son rôle de défenseur de la France contre l’Europe. Au bout du compte, il ne fuit pas, mais s’efface pour la France au terme d’un triple choix : la légalité qui l’a conduit à l’abdication par refus de déclencher la guerre civile ; la résistance qui le pousse à offrir son bras armé au gouvernement pour sauver l’honneur et les intérêts du pays ; enfin le départ pour tenter, même s’il n’y croit guère, de préserver la France des Bourbons et adoucir les clauses du futur traité de paix. Tous ces choix conduisent au sacrifice.

 

Rambouillet, Chartres, Châteaudun, Vendôme, Tours, Poitiers, Saint-Maixent. A vive allure, presque sans arrêts, la berline de l’Empereur avale les étapes et parvient à Niort dans la nuit de 1er au 2 juillet. Il découvre par une dépêche du préfet maritime de Rochefort, le baron de Bonnefoux, qu’il est pris au piège : « La rade, écrit ce dernier, est étroitement bloquée par une escadre anglaise. Il me paraîtrait extrêmement dangereux pour la sûreté de nos frégates et celle de nos chargements de chercher à forcer le passage. Il faudrait attendre une circonstance favorable qui ne se présentera pas de longtemps dans cette saison. Les forces qui nous bloquent ne laissent aucun espoir de réussir dans le projet de faire sortir nos bâtiments. » L’Empereur, soucieux, décide alors de gagner Rochefort ou il parvient à huit heures du matin, le 3 juillet2148, jour de la capitulation de Paris. Il semble réconforté par l’accueil chaleureux qu’il reçoit, comme si la foule avait compris d’instinct le prix de son renoncement. Cette fois, il partira, comme il est venu, sous les vivats : « La population, constate Beker, guidée par ce mot magique, l’Empereur ! envahit le jardin de la préfecture, et inonda le port qu’il domine. Elle le demandait à grands cris et avec tant d’instance que, vers le soir, il crut devoir céder aux acclamations de la foule. Il parut un instant sur la terrasse [...] salua avec bienveillance, et, au silence religieux qui avait accueilli son apparition, succéda un élan d’enthousiasme frénétique plusieurs fois répété. Napoléon paraissait encore sensible à ces témoignages d’affection populaire ; une sérénité sublime éclairait son visage. »

 

Une première conférence à la préfecture maritime confirme les difficultés annoncées. Le Bellérophon, fort de soixante-quatorze canons, bloque la rade, rendant impossible toute sortie si ce n’est par la force. Or les instructions du gouvernement interdisent formellement d’engager le combat avec la flotte anglaise2149. Du 3 au 8 juillet, diverses hypothèses sont envisagées tandis que le filet se resserre. Des projets souvent hardis sont débattus et explorés : embarquement à Royan sur le vaisseau la Bayadère, que son commandant, le fils du conventionnel Baudin, met courageusement à la disposition de l’Empereur2150 ; fuite à bord de l’un des deux bâtiments américains mouillés au Verdon, le Pike ou le Ludlow, pendant que la Bayadère, soutenue par l’Infatigable, se porterait au-devant de la croisière anglaise et engagerait le combat ; recours à la goélette danoise la Magdalena, sous les ordres d’un jeune lieutenant de vaisseau français nommé Victor Besson qui propose de cacher le grand homme dans un tonneau matelassé en cas d’alerte2151. Napoléon passe en revue les plans d’évasion2152 sans parvenir à se décider, arguant tantôt de sa gêne à s’enfuir sur un navire étranger, tantôt de l’impossibilité de laisser à terre plusieurs de ses fidèles, qui seraient alors livrés à la vindicte des Bourbons.

 

A Rochefort, Napoléon laisse ainsi passer des jours précieux alors que la croisière anglaise commence à se renforcer. L’Empereur semble toujours s’accrocher à son étoile de Lodi. Répugnant déjà à l’exil américain, il veut encore croire au miracle du retour2153. Puisqu’on l’empêche de partir, pourquoi ne pas prendre à témoin l’opinion et rebrousser chemin ? « Rien ne paraissait plus facile, se souviendra Montholon, que de décréter d’accusation de trahison le gouvernement provisoire et de marcher sur Paris à la tête de vingt mille à vingt-cinq mille soldats, et sous l’escorte populaire de cent mille paysans fanatisés. » Pour cette aventure, il sait pouvoir compter sur les fidèles armées de Gironde et de Vendée, respectivement commandées par Clauzel et Lamarque, en attendant l’arrivée des troupes qui évacuent Paris depuis la signature de l’armistice pour se regrouper au sud de la Loire.

L’accueil enthousiaste reçu depuis Niort a ranimé ses ardeurs. Les officiers du 2e hussards, comme le bouillant général Lallemand qui vient de le rejoindre, l’exhortent à reprendre le combat. Il décline d’abord l’invite, commentant laconiquement : « Je ne suis plus rien et ne peux plus rien. » Fidèle à lui-même, il refuse de tirer l’épée pour jouer les aventuriers et ajouter le drame de la guerre civile à celui de l’invasion. Mais l’annonce des combats autour de Paris l’incite une dernière fois à tenter le pari de l’honneur : « Le gouvernement connaît mal l’esprit de la France, déplore l’Empereur ; il s’est trop pressé de m’éloigner de Paris et, s’il avait accepté ma dernière proposition, les affaires auraient changé de face. Je pouvais encore exercer, au nom de la nation, une grande influence dans les affaires politiques, en appuyant les négociations du gouvernement par une armée à laquelle mon nom aurait servi de point de ralliement2154. » Alors, Napoléon offre à nouveau son épée au gouvernement par le truchement de Beker2155 : « Il espérait qu’à la vue du danger les yeux se dessilleraient, résume Las Cases, qu’on reviendrait à lui, et qu’il pourrait sauver la patrie : c’est ce qui lui fit allonger le temps le plus qu’il put à la Malmaison ; c’est ce qui le fit retarder beaucoup encore à Rochefort. »

 

Mais le temps conspire contre lui. La réponse du gouvernement provisoire tombe le 7 juillet, sans ambiguïté : « Napoléon doit s’embarquer sans délai. [...] Vous [Beker] devez employer tous les moyens de force qui seraient nécessaires, en conservant le respect qu’on lui doit. Quant aux services qu’il offre, nos devoirs envers la France, et nos engagements avec les puissances étrangères, ne nous permettent pas de les accepter, et vous ne devez plus nous en entretenir. » Enfin la commission lui interdit de communiquer avec l’escadre anglaise2156. Napoléon comprend que Fouché le garde en otage pendant les négociations : « On veut me tenir sur une frégate comme sur une prison », gronde-t-il. Mais, comme le lui explique notamment Beker, il doit prendre un parti s’il veut se sauver. La dissolution imminente du gouvernement provisoire laissera le champ libre aux royalistes qui viendront l’arrêter ou le livreront aux Anglais.

 

Alors, puisqu’il ne peut plus se poser en recours, Napoléon décide de quitter Rochefort pour se rendre sur l’île d’Aix. Il y sera plus près des deux frégates, la Saale et la Méduse dont le naufrage sera immortalisé l’année suivante par Géricault. L’anse de la Coue, où Napoléon et sa suite embarquent le 8 juillet, est remplie d’une foule éplorée. Au moment où s’ébranle la baleinière sur laquelle il a pris place, un immense cri de « Vive l’Empereur ! » s’élève encore une fois. Au même moment, rappelons-le, Louis XVIII est accueilli à Paris.

Ralenti par un vent violent, Napoléon décide finalement de se faire porter sur la Saale où le capitaine Philibert, quoique royaliste, lui fait rendre les honneurs souverains2157. « Les ombres de la nuit, écrit Beker cédant au romantisme, s’abaissèrent bientôt sur la frégate et redoublèrent, après le premier moment d’agitation, l’angoisse et l’anxiété que faisait naître dans tous les cœurs l’imminence du dénouement encore inconnu qui allait décider du sort d’une si grande destinée. » Au petit jour, Napoléon inspecte brièvement l’île d’Aix avant de retourner sur la Saale, où il retrouve le préfet maritime porteur d’une nouvelle lettre de Decrès. En date du 6 juillet, elle confirme les instructions précédentes, mais lui accorde enfin l’autorisation d’entrer en relation avec la croisière anglaise, à la condition expresse qu’il en fasse la demande écrite2158. Comme toujours le gouvernement provisoire, à la veille d’être dissous, place sa responsabilité à couvert en offrant à Napoléon le moyen de se rendre tout en l’empêchant de s’enfuir2159.

 

Le lundi 10 juillet, l’Empereur fait une première ouverture. Il envoie Savary et Las Cases, ce dernier parlant anglais, en reconnaissance sur le Bellérophon sous prétexte de demander si les sauf-conduits sont arrivés. Le commandant du navire, Frédéric Maitland, a reçu des instructions précises de l’Amirauté signalant la présence possible de l’« Ogre » et donnant l’ordre de l’intercepter2160. Aussi use-t-il de dissimulation avec ses visiteurs pour gagner du temps afin de pouvoir renforcer le blocus. Il leur déclare tout ignorer des sauf-conduits, annonce que son gouvernement s’opposera sans doute au départ de Napoléon pour l’Amérique, avant de dévoiler ses batteries en proposant de le conduire en Angleterre. Il attend, déclare-t-il à ses interlocuteurs, des ordres plus précis de sa hiérarchie, ce qui lui interdit dans l’intervalle de laisser le passage aux frégates2161.

 

Le capitaine anglais, à peine ses visiteurs partis, rapproche le Bellérophon de la Saale. Rejoint opportunément par la corvette Slaney et le brick Myrmidon, Maitland referme le piège. Le capitaine Ponée, indigné par la manœuvre anglaise, offre d’attaquer le Bellérophon avec sa Méduse tandis que Napoléon profitera de l’abordage pour s’échapper à bord de la Saale. Séduit, l’Aigle convoque Savary pour faire appareiller sans retard. Mais Philibert, le supérieur de Ponée, refuse d’engager le combat, soucieux de ne pas s’exposer aux foudres du gouvernement royal. Napoléon sait désormais à quoi s’en tenir. La nouvelle de la capitulation de Paris qu’il apprend par les journaux lui ôte ses dernières illusions. Refusant d’attendre plus longtemps sur la Saale, convaincu qu’on ne tardera pas à venir l’y arrêter, il décide de retourner le lendemain sur l’île d’Aix : « Pauvre Napoléon, s’exclame Ponée en le voyant s’éloigner, tu es perdu. Un affreux pressentiment me le dit. » A son arrivée dans l’île, le Bellérophon tire une salve pour célébrer l’entrée des alliés dans la capitale.

 

L’Empereur est poussé vers le grand large. Son passage en terre française, faut-il s’en étonner, s’achève sur un îlot. Avant Sainte-Hélène, après la Corse et l’île d’Elbe, Aix marque sa dernière étape – moins de trois jours – sur le sol national. Pris dans un étau, entre les Bourbons et les Anglais, il ne lui reste plus désormais que la reddition à l’Angleterre, la tête haute mais non sans risque, ou la fuite vers les Etats-Unis. La perspective d’un exil outre- Atlantique le tente encore parfois. Il y trouverait le calme, la douceur de vivre, l’immensité d’un espace vierge avec un peuple neuf, peut-être un dernier rôle à sa mesure. Placé sur la terre démocratique par excellence, il demeurerait en situation de recours face à la Restauration, statue de la Révolution dressée devant ce vieux continent qui l’a banni. Mais il doit y renoncer. D’abord l’idée même de s’évader, comme un lâche et un voleur, lui paraît insupportable. En outre le pari américain ne lui apparaît pas conforme à son destin, condamné à osciller entre les extrêmes, la gloire et la tragédie. Or, telle l’île d’Elbe, la patrie de Washington lui offre une retraite heureuse mais peu flatteuse pour sa mémoire. Ne vaudrait-il pas mieux pour lui mourir en martyr plutôt que de vivre en disciple de Montaigne chez Jefferson ? Aussi refuse-t-il la courageuse offre de Joseph qui, fort de leur étonnante ressemblance, lui propose de se substituer à lui tandis qu’il gagnera le large2162. De même, il écarte la proposition de six braves officiers de marine qui ont affrété un petit vaisseau, un chasse-marée, pour l’exfiltrer discrètement2163.

 

Puisque la fuite est écartée, il n’y a plus qu’à se rendre aux Anglais ou s’abandonner aux Bourbons. Il refuse d’accréditer la sinistre prophétie de Ney : l’Empereur prisonnier ramené dans une cage de fer, avant sans doute de se voir déférer, au terme d’un jugement sommaire, devant un peloton d’exécution. Jour après jour, la solution anglaise gagne donc du terrain dans son esprit. Il y pense d’ailleurs depuis sa première abdication. A Caulaincourt, qui préconisait l’exil en Russie, n’avait-il pas répondu : « Pour l’Autriche, jamais ; ils m’ont touché au cœur en gardant ma femme et mon fils. Pour la Russie, c’est se donner à un homme. Pour l’Angleterre, au moins, ce serait se donner à une nation. »

Au général Gourgaud, avec lequel il s’entretient longuement le 13 juillet, il avoue qu’il « avait eu l’idée de se rendre à la croisière anglaise et de s’écrier en y parvenant : “Comme Thémistocle, ne voulant pas prendre part au déchirement de ma patrie, je viens vous demander asile », mais qu’il n’avait pu s’y résoudre2164 ». Il veut se hisser à la hauteur de l’antique, « comme Thémistocle », proscrit d’Athènes allant demander refuge à Artaxerxès, le fils du roi de Perse qu’il avait vaincu à Salamine. La comparaison ne manque pas de résonances : Thémistocle, symbole de la démocratie athénienne, prenant l’ascendant sur l’oligarchie par ses capacités militaires hors du commun, avant d’être banni par elle. L’image le poursuit depuis plusieurs semaines : le 15 juin, sur la Sambre, rapporte le général Corbineau, il s’était approché d’un feu de bivouac où cuisaient quelques pommes de terre ; il en avait pris une et l’avait mâchée pensivement, avant de murmurer tristement : « Après tout, c’est bon, c’est supportable... Avec cela on pourrait vivre en tous lieux et partout... L’instant n’est peut-être pas éloigné... Thémistocle !... »

 

En partie subie, la reddition à l’Angleterre procède ainsi d’une longue méditation personnelle. Il fait le choix de la grandeur en s’abandonnant à son vainqueur. Dans son esprit, il y a une certaine noblesse à s’en remettre à cet ennemi héréditaire, à ce modèle d’une monarchie aristocratique que ce passionné d’histoire, pétri de traditions, admire sans doute davantage que cette jeune démocratie américaine qu’il redoute un peu, comme tout ce qui lui est étranger. C’est toujours le choix de l’histoire, toujours celui du sacrifice et de l’honneur, le hissant vivant dans la légende. Mais plus que l’année précédente, il tombe pour la France sans arrière-pensées. Loin des intrigues misérables, rejetant la fuite ou le compromis, il s’offre la tête haute, écœuré par l’ingratitude des hommes, déçu par l’attentisme des Français. Il se prend à rêver d’un empire sur les âmes. La dernière bataille à livrer aura donc la mémoire pour enjeu. Et pour l’emporter, il n’est plus besoin d’armées, plus besoin de courtisans ni de sabres, mais d’une plume pour enflammer les esprits. Aussi se résigne-t-il à saisir la main ennemie, à choisir la captivité plutôt qu’à la subir ou s’enfuir vers l’Amérique où Joseph ira se faire oublier.

 

Il connaît trop les passions et les ressorts de la politique pour imaginer que l’Angleterre laissera en liberté l’« ennemi et perturbateur de la paix du monde ». Comment peut-il songer à invoquer l’Habeas Corpus pour demander à y vivre en paix ? Comment peut-il se persuader que l’opinion anglaise, à supposer qu’elle lui soit favorable, a suffisamment d’influence sur ses ministres pour les contraindre à prendre un autre parti ? Les marins qui l’entourent et connaissent bien les Anglais s’efforcent de le dissuader : « En Angleterre, Sire ! En Angleterre ! lui lance ainsi le courageux Besson. Alors vous êtes perdu ! La Tour de Londres sera votre demeure, et vous devrez vous estimer heureux s’il ne vous arrive rien de pire. Comment, Votre Majesté veut, pieds et poings liés, se livrer à ce cabinet de traîtres qui se réjouira de l’anéantir ? Vous, le seul qu’il ait à craindre, vous voulez vous rendre à lui, volontairement, sans nécessité ? »

En réalité, Napoléon ne doute guère de sa captivité, même s’il pense rester sous surveillance en Angleterre, et non être déporté sur une île lointaine. Un homme comme lui peut-il sérieusement envisager de terminer sa vie en cultivant son jardin ? Pour rester à jamais vivant, ne lui faut-il pas affronter le martyre après avoir connu la gloire ? A défaut d’être libre, il pourra se faire entendre.

 

C’est le 13 juillet au soir que Napoléon franchit le pas décisif vers la reddition. Il renonce alors à s’embarquer pour la fortune, décommandant les ultimes préparatifs en ce sens2165.

Las Cases, cette fois accompagné du général Lallemand, rend, le 14 au matin, une nouvelle visite à Maitland. Ce dernier renouvelle ses offres d’hospitalité, précisant toutefois qu’il ne peut donner aucune garantie sur le sort futur de l’Empereur. Mais il laisse envisager un accueil digne de la grandeur anglaise, aux antipodes du martyre hélénien2166.

En prenant congé, Las Cases dévoile l’arrivée probable de l’Empereur sur le navire. La décision, sans doute déjà prise, est entérinée à l’issue d’un conseil que Napoléon tient au retour des parlementaires. A l’exception de Lallemand et peut-être de Montholon, chacun approuve le choix anglais. L’entourage, effrayé à la perspective d’une capture par les royalistes, veut en finir au plus vite et se paie d’illusions sur la magnanimité britannique. Ce même 14 juillet, Bonnefoux et Philibert reçoivent les premiers ordres officiels du gouvernement royal au sujet du « fuyard » le plus recherché d’Europe. Ils doivent retenir Napoléon prisonnier sur la Saale et le livrer aux Anglais. Louis XVIII, qui se sent trop faible pour prendre le risque de le faire juger en France, préfère s’en débarrasser au plus vite, certain qu’il sera placé en quarantaine par ses fidèles alliés2167.

Las Cases revient le soir même sur le Bellérophon pour aviser Maitland que l’Empereur se rendra à son bord le lendemain à l’aube. L’envoyé présente la copie de la magnifique missive de l’Aigle déchu au prince régent. La lettre, signée du 13, a été probablement antidatée pour préserver l’illusion que l’Empereur agit de son plein gré2168 : « Altesse Royale, En butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique, et je viens comme Thémistocle m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale, comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. » Gourgaud, qui doit remettre cette lettre au souverain britannique, gagne le Slaney le soir même2169, tandis que Las Cases visite le Bellérophon afin de préparer l’installation de l’Empereur.

 

Le 15 juillet 1815 scelle la fin de l’épopée. A l’île d’Aix, Napoléon, levé à une heure du matin, revêt son légendaire uniforme vert de colonel des chasseurs de la Garde. Une heure plus tard, il quitte la terre de France pour prendre pied sur la chaloupe qui le conduit à bord du brick l’Epervier. Parvenu au terme de sa mission, Beker propose à l’Empereur de l’accompagner : « N’en faites rien, général, répond Napoléon, on ne manquerait pas de dire que vous m’avez livré aux Anglais. C’est de mon propre mouvement que je me rends à bord de leur escadre, je ne veux pas laisser peser sur la France le soupçon d’un tel affront. » Beker, qui vient de partager trois semaines d’intimité avec l’Empereur, fond en larmes : « Adieu Sire, lui dit-il enfin, soyez plus heureux que nous. »

Il admire en cet instant, comme tous les assistants, la force de caractère de cet homme qui « subissait sa destinée sans manifester ni émotion, ni abattement, sans proférer une plainte contre ceux qui l’avaient abandonné dans ses malheurs », écrit-il dans ses Mémoires. Napoléon continue à afficher cette impassibilité de circonstance qui masque la souffrance qui le dévore. Des palais – l’Elysée et Malmaison –, un bateau, bientôt encore une île : son histoire semble défiler à l’envers, comme s’il avait déjà orchestré chaque étape de sa chute. Comme si l’adieu à son pays préludait à la reconnaissance de la postérité.

L’Epervier rencontre un vent contraire qui l’oblige à interrompre son approche. Maitland, de peur qu’on ne lui ravisse son illustre prisonnier2170, envoie précipitamment son canot-major, sur lequel Napoléon s’embarque à l’aube2171. Les derniers « Vive l’Empereur ! » l’accompagnent alors qu’il pose le pied, à cet instant précis, sur le sol de l’ennemi. La gorge nouée par l’émotion, il se penche soudain vers la mer. A trois reprises, il recueille un peu d’eau dans sa main et, sans dire un mot, la lance sur la coque du navire français.

 

A l’aube du 23 juillet, Napoléon voit disparaître à l’horizon les côtes de France, comme dans cette estampe où Job le dépeint les traits déformés par le chagrin, saluant avec son petit chapeau la terre qui s’efface dans le lointain. L’aspirant Home est de garde quand il voit surgir l’Empereur devant lui : « Le pont était si mouillé qu’il risquait, à chaque pas, de tomber ; je me dirigeai vers lui chapeau bas, et je lui offris mon bras. Il le saisit avec un sourire puis, montrant l’avant dit en mauvais anglais : “La poupe, la poupe.” Il gravit l’échelle, s’appuyant toujours sur mon bras, et parvenu sur le pont, me lâcha pour grimper sur un affût. Il me remercia de mon intention d’un signe et d’un sourire et montrant la terre, demanda : “Ouessant, le cap Ouessant ? — Oui Sire.” Je me retirai. Il sortit une lorgnette et examina la terre avec curiosité. Il demeura dans cette position de cinq heures du matin à midi, sans se soucier de ce qui se passait autour de lui, et sans adresser la parole aux personnes de sa suite qui se tenaient debout, derrière lui. »

 

Alors que le drapeau blanc flotte de nouveau pour quinze ans sur la France, il prend congé de cette terre qui s’est offerte à lui en 1779 après son départ de Corse. C’était dix ans avant la Révolution, vingt ans avant Brumaire, près d’un tiers de siècle avant les Cent-Jours. Entre-temps, Napoléon peut se targuer d’avoir changé la face du monde.

La curée

Le retour de Louis le Désiré augure d’une paix blanche et l’avènement du ministère Talleyrand laisse présager une politique d’union et d’oubli restaurant la liberté selon la Charte. Or la France subit la flétrissure de l’occupation et une réaction politique sévère.

Comme en 1814, l’armée apparaît la première victime de ce marché de dupes. Ecœurées par l’abandon des trois couleurs, les troupes désertent en masse et celles qui restent sont facilement licenciées, tandis que tombent les premières listes de proscription2172. En même temps, plus d’un million de coalisés occupent sans résistance plus des deux tiers du territoire, prenant littéralement la France en otage2173. L’occupant, avide de prendre des gages, multiplie les réquisitions afin de punir l’insatiable conquérante et de venger les défaites passées : « La France, affirme l’Anglais Canning, est notre conquête et nous voulons l’épuiser tellement qu’elle ne bouge plus de dix ans. » Désarmée, exsangue, la France est soumise au bon vouloir de l’ennemi. Les plénipotentiaires alliés entretiennent l’incertitude jusqu’au 20 septembre. Tandis que Russes et Anglais veulent nous ménager, Autrichiens et surtout Prussiens rejettent la vision, chère à Louis XVIII, d’une guerre circonscrite à l’élimination de l’« Usurpateur ». C’est la France entière qu’ils ont combattue, cette France qui s’est rendue complice du Vol de l’Aigle et doit donc maintenant payer le prix fort, tant en termes pécuniaires que de cessions de territoires2174.

Le traité, signé le 20 novembre après d’âpres pourparlers, est draconien pour notre pays qui se trouve globalement ramené à ses frontières de 17902175. Il enterre le rêve de conquête d’une Europe française régénérée par le grand souffle de la Révolution. Une page se tourne : à l’exception de Nice et de la Savoie, acquis par Napoléon III en 1860, ses frontières sont quasiment fixées. En outre, le pays devra subir, pour trois à cinq ans, une occupation partielle par cent cinquante mille alliés et acquitter une indemnité de guerre fixée à sept cents millions. La France se voit enfin contrainte d’accepter une mise sous tutelle de la quadruple alliance : autant dire qu’elle est menacée d’agression à la moindre velléité de révolte. Au moment d’apposer sa signature, Richelieu, le successeur de Talleyrand à la présidence du Conseil, pleure de rage et de désespoir : « Eh bien, c’est fini, s’écrie-t-il, le roi me l’a ordonné. On mérite de porter sa tête sur l’échafaud quand on est français et qu’on a mis son nom au bas d’un pareil traité. » Même adouci par le retour de la paix, le traumatisme est profond.

La France continue pourtant à faire peur et le paie d’un isolement durable sur la scène internationale. En dépit du printemps des peuples et de rapprochements éphémères, il faudra attendre trois quarts de siècle et la conclusion d’une alliance avec l’autocratie russe pour rompre ce blocus diplomatique. Ruse de l’histoire, la république reprend ainsi à son compte la politique napoléonienne engagée à Tilsit. A cette Europe dressée contre la France, répond une France hostile à l’Europe. Son patriotisme ardent, comme les réticences persistantes envers toute idée européenne, trouvent pour une large part leurs racines à Vienne.

 

Bien lourd bilan en somme, et qui pose la grande question du déclin à l’issue de cette « année terrible ». Louis XVIII n’aura donc pu cette fois épargner à son peuple la vengeance de l’Europe. La situation du frère de Louis XVI semble d’autant plus compromise que la seconde Restauration viole l’esprit de concorde qui avait présidé à la Charte ; elle ajoute au désastre militaire les cauchemars de l’épuration et de la guerre civile. La Terreur blanche ensanglante l’Hexagone ; assoiffé de vengeance, le peuple royaliste se déchaîne : dans le Sud, des bandes paramilitaires, miquelets et verdets2176, font régner un climat de terreur et d’inquisition. L’horreur commence à Marseille où, les 25 et 26 juin, tout ce que la ville compte de bonapartistes réels ou supposés est frappé, à l’exemple de la petite communauté égyptienne, souvent apparentée aux mamelouks et qui subit pour cette raison une effroyable persécution. Le feu gagne ensuite les contrées avoisinantes, d’autant plus facilement que le vide du pouvoir – les administrateurs impériaux sont partis, ceux du roi ne sont pas encore arrivés – permet aux « Jacobins blancs » de se répandre librement durant plusieurs semaines. La réaction touche toutes les catégories sociales, de l’ouvrier fédéré aux grands notables de l’Empire. Des femmes sont marquées à coups de battoirs royaux2177. Le maréchal Brune est abattu à bout portant en Avignon, son cadavre traîné par les pieds et jeté dans le Rhône. Le 15 août à Toulouse, le général Ramel, pourtant royaliste, est égorgé pour avoir voulu désarmer les milices. Une ferme proclamation de Louis XVIII, qualifiant les faits d’« attentat contre nous et contre la France », favorise à partir de septembre le retour au calme. Si ces massacres sont restés gravés dans les mémoires, la réaction a sévi partout, y compris à Paris où les gardes du corps se livrent à de nombreuses voies de fait.

 

De son côté, le roi finit par céder aux pressions de son entourage qui l’exhorte à la sévérité contre les bonapartistes. Fouché, requis pour la circonstance, publie deux ordonnances de proscription le 24 juillet. La première désigne dix-neuf militaires appelés à comparaître devant un conseil de guerre. La seconde frappe trente-huit civils qui seront maintenus en résidence surveillée jusqu’à ce que les chambres aient statué sur leur sort. Il s’agit, selon l’expression du duc d’Otrante, d’« ôter tout prétexte aux fureurs réactionnaires de se faire justice elles-mêmes » en désignant quelques boucs émissaires. Pour discréditer la mesure, le ministre de la Police a mêlé responsables et innocents, personnalités et inconnus2178. Certains ont été oubliés comme Molé, Cambacérès ou... Joseph Fouché. D’autres ont été rayés comme Benjamin Constant, sauvé par Decazes. A Carnot, compris sur la liste et qui lui demande : « Où veux-tu que j’aille, traître ? » Fouché répond incontinent : « Où tu voudras, imbécile. »

 

Fin août 1815, les élections législatives donnent un nouvel élan à cette politique de réaction. Les royalistes figurent cette fois en force tandis que les bonapartistes et les libéraux désertent le scrutin ou se voient contraints de rester chez eux par la force. La peur a de nouveau changé de camp. Galvanisés par le résultat, les ultras croient enfin pouvoir triompher. La répression des bonapartistes continue de les obséder comme le prouve le ton de leur première adresse au roi2179. « On va faire la chasse aux maréchaux, se réjouit le duc de Berry, il faut en tuer au moins huit. »

 

Les ultras remportent une première victoire avec la démission du ministère Talleyrand-Fouché, qui tombe en septembre, moins de cent jours après son avènement, victime de cette réaction qu’il n’aura pas su prévenir et encore moins limiter. Le duc d’Otrante part le premier, dupe des ultras et de sa fatuité. Le rempart de la Révolution est devenu l’otage des royalistes. En chassant Napoléon puis en bannissant ses « complices », il a lui-même détruit le parti sur lequel il pouvait s’appuyer pour faire prévaloir ses vues. Comble de l’ironie, Louis XVIII s’en débarrasse après lui avoir fait nettoyer les écuries d’Augias. Pressenti comme ambassadeur aux Etats-Unis, le duc régicide est finalement nommé ministre de France à Dresde le 15 septembre.

Talleyrand envoie immédiatement ses fidèles à la Chambre pour s’attribuer les mérites de son éviction. Roux-Laborie, une de ses créatures, engage ce dialogue :

« Eh bien, vous savez, Fouché est renvoyé du ministère et c’est à M. de Talleyrand qu’on le doit !

Ah ! Tant mieux, le roi a bien fait de renvoyer Fouché, mais quand renverra-t-il l’autre ?

— L’autre ? Quel autre ?

— Eh bien, M. de Talleyrand, lui-même. »

Déjà en butte à la pression des alliés, le « diable boiteux » vient quémander le soutien du monarque au cours d’une audience particulière. Louis XVIII, avec délectation, argue du modèle anglais cher à son vis-à-vis pour lui donner son congé, le président du Conseil n’ayant pas la majorité indispensable pour gouverner. Comme il le reconnaîtra avec une humilité qui ne lui est pas coutumière, Talleyrand a été mystifié par le roi2180.

 

Les fidèles du comte d’Artois dominent le nouveau gouvernement présidé par le duc de Richelieu. L’automne est ultra avec le vote de plusieurs lois liberticides, instituant la « terreur blanche légale2181 » par un puissant arsenal répressif qui réduit à néant les libertés individuelles et permet au gouvernement de tenir au secret les suspects. Dans ce climat délétère, les premières têtes tombent à l’issue de procès expéditifs qui rappellent encore la période de la Terreur : La Bédoyère, fusillé dès le 19 août2182 ; les jumeaux Faucher – César et Constantin –, condamnés pour des prétextes futiles2183 ; le maréchal Ney enfin, condamné à mort par la Chambre des pairs et fusillé le 7 décembre. Il rejoint Murat, abattu par un peloton napolitain quelques semaines auparavant, à la suite de son débarquement manqué sur les côtes de son ancien royaume. En janvier 1816, la Chambre que Louis XVIII a qualifiée d’« introuvable » vote une loi d’« amnistie » qui proscrit les régicides relapses, ces votants qui se sont ralliés à Napoléon durant les Cent-Jours. Tous ces récidivistes sont bannis du territoire à l’image de Cambacérès, Sieyès, mais aussi de Fouché ! L’ambassadeur devient du jour au lendemain un proscrit. « L’histoire – cet avocat de l’éternité, note Stefan Zweig, – s’est vengée de la manière la plus cruelle de cet homme qui n’a toujours pensé qu’au momentané : elle l’a enterré tout vivant. » Il terminera comme Napoléon ses jours en exil, le précédant de quelques mois dans la tombe2184.