Présentation

Dans le premier tome de la correspondance Paul Morand-Jacques Chardonne (1949-1960), les lettres étaient peu nombreuses au début, puis le rythme s’accentuait, à partir de 1953, et devenait quasi quotidien. Chacun avait trouvé sa cadence, son ton et ses thèmes. Le deuxième tome, aussi épais, correspond aux années 1961 à 1963, fertiles en événements politiques et littéraires : le mur de Berlin, l’Algérie, les morts de Céline, Pierre Benoit, Roger Nimier puis Jean Cocteau. Ce pêle-mêle des hommes et des événements nourrit les échanges entre Paul Morand, observateur attentif du monde, et Jacques Chardonne, curieux par nature, bien que plus sélectif.

Les deux épistoliers, en terrain de confiance, confirment et développent certains engagements à peine évoqués au cours des premières années ou volontairement omis en raison de la proximité de l’époque 1940-1944, si douloureuse. Face à cette Occupation et à cette Résistance, dont il dénonce, à maintes reprises, les aventuriers mus par un idéal généreux, mais soumis à une logique de rapines et de spoliations déguisées en actes de justice, Paul Morand apparaît comme un défenseur de la liberté, qu’il ne confond pas avec la licence, demeurant durablement l’adversaire de tout manquement à la légalité.

Il manifeste une sorte de détachement philosophique, voire de l’irrévérence à l’égard des dogmes et des appartenances, bien que le phénomène l’intéresse ; un goût pour les synthèses et les confrontations, une sorte de scepticisme roboratif, notamment vis-à-vis du Nouveau Roman ou des modes importées des États-Unis. Mais il n’hésite jamais à s’engager, chaque fois que sa conscience l’exige. Non pour flatter l’aveuglement de ceux qui veulent que tout aille bien ou que tout aille mal, mais pour aider à améliorer ce qui peut l’être, au coup par coup, notamment le fonctionnement des démocraties. Partisan de réformes plutôt que de révolutions, convaincu que la société humaine ne sera jamais le paradis sur terre, il sait aussi qu’à tout moment les hommes ont à choisir entre deux solutions imparfaites dont l’une est, cependant, préférable à l’autre.

Bien qu’affectant une certaine distance envers le monde contemporain au sein duquel, certaines lettres le laissent à penser, il se sent un peu étranger, Paul Morand n’en demeure pas moins un homme de l’échange et du dialogue. Il lit beaucoup, publie, écrit des pièces radiophoniques, préface de nombreux ouvrages, participe à des émissions (le « Portrait-souvenir » de Proust par Roger Stéphane), cultive ses amitiés. Il fréquente régulièrement artistes, hommes de lettres, jeunes écrivains, les présente les uns aux autres, à Paris comme à Vevey, et crée entre eux des liens, participant, sans le dire, à la vie sociale et parfois politique de son époque. Dans de nombreuses lettres, il invite Jacques Chardonne à partager ses découvertes, la surprise d’une nouvelle amitié ou l’émerveillement d’une œuvre d’art. Chez Morand, le présent est toujours le mouvement pris dans la littérature : stendhalien en Italie, chardonnien à Madère, morandien à Londres où il retourne sur ses propres traces.

Pour lui la vraie parole est étrangère aux bruits des discours, car il connaît les vertus de cette parole, fragile par essence (« paroles de neige », écrit-il), et sait d’expérience ce qui la déchire et la blesse. À l’encontre des amertumes dont la vieillesse sait si aisément faire son bien, à l’opposé d’une sagesse automatiquement attachée à l’ancienneté, il demeure un étonné, un éternel nouveau venu. Étonnamment, au fil de ces échanges, il écrit à plusieurs reprises qu’il se juge tout à fait banal, paresseux et désinvolte. Il a la conviction d’appartenir au commun des mortels, curieux de tout, mais désemparé devant les événements. Ne faut-il pas voir, dans ces jugements, une coquetterie d’intellectuel et d’écrivain qui sait trop bien qu’on ne le prendra pas au sérieux, que personne ne le croira et que son œuvre dit tout le contraire ?

Jacques Chardonne, souvent déconcerté, tente de comprendre avec les mots qui sont les siens une personnalité que Paul Morand lui a décrite mais qui, à ses yeux, apparaît comme aussi complexe qu’insaisissable, telles celles de Jean-Paul Sartre, de Simone de Beauvoir ou de Nathalie Sarraute. Lucide, il devine pourtant qu’on ne rapproche pas les êtres en voulant tout comprendre. Faussement isolé à La Frette, prenant la pose du sage débarrassé des émotions, il est stimulé dans ses appétits d’analyse et de définition des êtres par sa correspondance avec Morand. Malgré une constante sollicitude, l’intelligence et le recul guident ses sentiments. Il sait ménager son indépendance tout en donnant, et alterner réserve et généreuse disponibilité. Ainsi veille-t-il à la carrière littéraire de Paul Morand, qu’il continue de couvrir d’éloges, et observe, en les recevant, les jeunes écrivains de la génération des Hussards, passant de l’un à l’autre jusqu’à trouver le spécimen idéal, « sérieux » comme lui, pour prendre sa relève. En vain, bien entendu. Chardonne tente également de faire comprendre son caractère, qu’il reconnaît déroutant, notamment à l’occasion de la mort de son fils Gérard Boutelleau.

Ces trois années permettent aussi à Jacques Chardonne de poursuivre sa réflexion sur la littérature, les écrivains et l’édition. Il s’interroge sur le véritable sens de l’écriture. Pourquoi écrit-on ? Pour se justifier, se distraire ou se défendre. L’ennemi que l’écrivain combat est une ombre, un vide. L’écriture n’a pas pour objet de combler ce vide, mais de le révéler, car à la source de toute littérature il y a une distance qui rend les choses plus évidentes. Le temps de l’écriture est présenté comme une parenthèse heureuse dans sa solitude, car pendant cette période il est persuadé qu’il ne peut pas mourir, l’acte d’écrire échappant à toute destruction. L’œuvre achevée pourra n’avoir aucun succès, son contenu pourra être démodé, rien n’effacera le geste qui l’a fait naître, parce que l’écrivain ne manipule pas des choses mais les mots qui les désignent. Pour Jacques Chardonne, écrire, c’est atteindre une éternité factice, celle du tout ou rien, mais c’est également une distraction.

Évoquant Demi-Jour, dernier ouvrage de cette période, il confie à Paul Morand que le vrai problème n’est pas de savoir si une écriture est plus belle ou plus riche qu’une autre, mais si cette pure apparence peut s’imposer à l’attention d’un lecteur, et si les mots, par le seul jeu de l’écriture, peuvent accéder à une opacité trompeuse ou séduisante. Comparant l’écriture et l’action, il en déduit que la première doit séduire le monde alors que la seconde ne cherche qu’à le changer. Certes, Jacques Chardonne, comme Paul Morand dans une moindre mesure, reproche à la génération précédente le caractère conventionnel du monde qu’elle décrit. Le progrès en littérature a l’aspect d’un retour à la source et, malgré les apparences, ne se propose pas d’ajouter à ce qui a été dit, mais de le dire autrement, mieux, plus court, sans tomber dans le piège du prédécesseur.

Jacques Chardonne ne pense pas que les écrivains des années 1960 soient plus intelligents que ceux du passé, ni frappés de stérilité, comme le laisse parfois supposer la critique. Si la littérature d’Alain Robbe-Grillet ou de Michel Butor est abstraite, ce n’est pas parce qu’ils ignorent les lois du destin, mais parce que le roman a fini par devenir l’histoire de son surgissement, par se rencontrer lui-même. Ce que Chardonne déplore, ce n’est pas la disparition d’un attachement tenace aux vieilles traditions romanesques, mais le fait que les romanciers, en se détournant de leur objet, tombent dans le vide. Ce vide, selon son analyse, tient au fait qu’ils méconnaissent le caractère fondamental de la littérature, c’est-à-dire l’art de la parole, donc de l’expression. Il accepte mal que ces romanciers utilisent des procédés nouveaux pour détourner la littérature de son sens narratif, ce qui aboutit à faire passer insidieusement le récit avant l’événement récité, la modification avant le monde en train de se modifier. Le constat que des écrivains tels que Françoise Sagan ou Antoine Blondin, Roger Nimier ou Bernard Frank sont peu préoccupés de technique en fait, pour lui, des écrivains de la difficulté d’être, du refus et de la réclusion. D’où cette question, lancinante, qu’il pose dans de nombreuses lettres : écrire et publier est-il encore une solution ?

Évoquant à maintes reprises son projet d’une « Histoire de l’édition », qui ne verra jamais le jour, Jacques Chardonne montre à l’endroit des éditeurs une certaine amertume. La concentration qui s’exerce dans le monde de l’édition, même si elle respecte les autonomies de goût, même si elle ne touche pas aux singularités et aux styles, n’en induit pas moins un inévitable regroupement des diverses initiatives. La réalité de la puissance économique appartient au distributeur de livres, à mi-chemin entre la production littéraire et la librairie. Ses commentaires sur Les Presses de la Cité sont révélateurs.

Dernier aspect de cette analyse, et pas le moindre, la critique. Qu’il s’agisse d’estime, de pure littérature ou d’ambition, elle a, pour Jacques Chardonne, un rôle à la fois déterminant et ambigu. Entre la publicité et les mondanités d’une part, et la presse écrite, d’autre part, où se trouve la véritable critique ? Un billet du Figaro est-il plus efficace qu’un article de L’Express, qu’une chronique de La Nouvelle Revue française ou une note de lecture dans Arts, sachant que le livre recommandé ne doit pas dépayser le lecteur de la revue où s’exerce la critique ?

La correspondance de ce volume, plus régulière que la précédente, se lit finalement comme un roman de la vie et comme un véritable dialogue, avec son jeu de questions et de réponses, son suspense, sa drôlerie, son pathétique et ses mises en scène. La mort de Roger Nimier, en septembre 1962, vient bousculer une conversation qui devenait confortable : le rythme s’accélère encore. Paul Morand, déboussolé, revisite le passé et les amitiés disparues, avec pour dernier témoin cet étrange ami, Jacques Chardonne.

Philippe DELPUECH