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— Aaron Falk… Si tu crois pouvoir t’en tirer comme ça !

Debout devant la portière de sa voiture, Falk luttait contre l’envie de s’asseoir au volant et de ficher le camp. La plupart des personnes ayant assisté à la cérémonie funèbre étaient déjà en route vers le lieu de la veillée, non loin de là. Falk se tourna vers la voix et se surprit à sourire.

— Gretchen, dit-il.

La femme le serra dans ses bras et pressa son front contre son épaule. Il posa son menton sur sa tête blonde et ils demeurèrent ainsi une longue minute, se balançant doucement d’avant en arrière.

— Oh, mon Dieu, comme je suis contente de te voir ici, fit-elle d’une voix assourdie par sa chemise.

— Comment vas-tu ? demanda-t-il quand elle rompit leur étreinte.

Gretchen Schoner haussa les épaules et ôta ses lunettes de soleil bon marché, laissant apparaître des yeux rougis.

— Pas bien. Mal, en réalité. Et toi ?

— Pareil.

— En tout cas, tu n’as pas changé d’un poil, dit-elle, parvenant à esquisser un pâle sourire. Tu cultives toujours ton look albinos, à ce que je vois.

— Toi non plus, tu n’as guère changé.

Elle eut un petit reniflement sceptique, mais sourit plus franchement.

— En vingt ans ? À d’autres.

Mais ce que venait de dire Falk allait au-delà de la flatterie : Gretchen était parfaitement reconnaissable par rapport à la photo projetée durant le service funèbre. La taille qu’enserrait alors le bras de Luke était désormais un peu moins fine et la blonde chevelure de bébé n’était sans doute plus tout à fait naturelle. Mais les yeux bleus et les pommettes hautes étaient du pur Gretchen. Son pantalon et son haut noirs étaient un soupçon trop serrés pour une tenue d’enterrement, et cela semblait quelque peu l’entraver dans ses mouvements. Falk se demanda si elle les avait empruntés ou si simplement elle ne les portait que très rarement.

Gretchen était en train de l’examiner avec la même minutie, et elle éclata de rire quand leurs regards se croisèrent. Aussitôt, elle parut plus légère, plus jeune.

Elle tendit la main et serra doucement l’avant-bras de Falk, qui apprécia la fraîcheur de sa paume sur sa peau.

— Allez, viens. La veillée funèbre a lieu au foyer communal. Allons endurer ça ensemble.

Ils venaient de se mettre en route quand elle héla un garçonnet qui, non loin, grattait quelque chose à l’aide d’un bâton. Il leva la tête et, de mauvaise grâce, abandonna ce qu’il était en train de faire. Gretchen lui tendit la main, mais il refusa de la tête et se mit à trotter devant eux, balançant son bâton comme une épée.

— Mon fils, Lachie, dit Gretchen.

Il fallut un instant à Falk pour se rappeler que la fille qu’il avait connue était désormais mère de famille.

— Ah oui, c’est vrai. On m’a dit que tu avais eu un bébé.

— Qui ça « on » ? Luke ?

— Sans doute, avoua-t-il. Mais ça fait une paye. Quel âge a-t-il ?

— Cinq ans à peine, mais il passe déjà la moitié de son temps à jouer les caïds.

Ils suivirent des yeux Lachie, qui pourfendait des ennemis invisibles de son glaive improvisé. Il avait les yeux un peu trop écartés et des cheveux bouclés d’un châtain terreux ; Falk ne reconnaissait pas grand-chose de Gretchen dans les traits anguleux du garçon. Il fouilla dans sa mémoire, essayant de se rappeler si Luke avait évoqué un quelconque compagnon ou bien l’identité du père. Mais non, pas qu’il s’en souvienne. Il n’aurait pas oublié, du moins aimait-il à le croire. Falk jeta un coup d’œil discret à la main gauche de Gretchen. Pas d’alliance, mais, par les temps qui couraient, cela ne signifiait pas grand-chose.

— Alors, comment va la vie de famille ? demanda-t-il, allant à la pêche aux informations.

— Ça peut aller. Même si Lachie est parfois difficile à gérer, confia-t-elle en baissant le ton. Il est vrai qu’il n’y a que lui et moi. Mais c’est un chouette gosse. On s’entend bien. Pour le moment en tout cas.

— Tes parents ont toujours la ferme ?

Elle secoua la tête.

— Mon Dieu, non. Ils ont pris leur retraite et ont vendu il y a huit ans de ça. Ils se sont installés à Sydney où ils ont acheté un petit appartement à trois rues de chez ma sœur et de ses mouflets, dit-elle avec un haussement d’épaules. Ils prétendent qu’ils aiment bien la vie en ville. Apparemment, papa s’est mis au Pilates.

Falk ne put s’empêcher de sourire à l’idée du brave Mr Schoner se concentrant sur ses exercices de renforcement musculaire et de respiration.

— Tu n’as pas été tentée de les suivre ?

Elle eut un petit rire sarcastique et désigna d’un geste les arbres desséchés qui bordaient la route.

— En abandonnant tout ça ? Non. Je suis là depuis trop longtemps. J’ai ça dans le sang. Tu sais ce que c’est… Ou peut-être que non. Désolée.

Falk repoussa la remarque d’un geste de la main.

— Et alors, qu’est-ce que tu fais dans la vie ? demanda Falk.

— De l’élevage, bien sûr. En tout cas j’essaie. J’ai acheté les terres des Kellerman. J’élève des moutons.

— Vraiment ?

Il fut impressionné. Cette propriété était très convoitée. C’était du moins le cas quand il était jeune.

— Et toi ? demanda-t-elle. J’ai entendu dire que tu étais entré dans la police.

— Eh oui. Police fédérale. Je tiens le choc.

Ils continuèrent un moment en silence. Le chant frénétique des oiseaux dans les arbres était le même que dans son souvenir. Devant eux, des groupes en route pour la veillée funèbre formaient des taches sombres sur la route poussiéreuse.

— Comment ça va ici ? demanda-t-il enfin.

— Affreux.

Le terme sonna comme un point final. Gretchen tapota plusieurs fois ses lèvres de l’index avec l’énergie fébrile d’une ex-fumeuse, et reprit :

— Dieu sait que ce n’était déjà pas terrible avant. Tout le monde n’avait que deux choses en tête : le fric et la sécheresse. Et puis voilà que nous tombe dessus cette histoire avec Luke et sa famille. C’est horrible, Aaron. Absolument horrible. On n’arrête pas d’y penser. On se traîne tous comme des zombies. Sans savoir quoi dire ni quoi faire. On se surveille les uns les autres. En essayant de deviner qui sera le prochain à péter les plombs.

— À ce point ?

— Tu n’as pas idée de ce que c’est.

— Vous étiez toujours proches, Luke et toi ? demanda-t-il, curieux.

Gretchen hésita. Sa bouche se serra en une ligne invisible.

— Non. Plus depuis des années. En tout cas plus comme on l’était tous les quatre.

Falk songea à cette photo. Luke, Gretchen, lui. Et Ellie Deacon, avec ses cheveux châtain foncé et ses yeux noirs. Inséparables tous les quatre, comme on peut l’être quand on est adolescent, que l’on croit que les amis sont des âmes sœurs et que ces liens seront éternels.

Luke a menti. Tu as menti.

— Apparemment, tu étais resté en contact avec lui, dit Gretchen.

— De façon très épisodique. (Ça au moins c’était vrai.) On allait boire une bière à l’occasion quand il venait à Melbourne, ce genre de choses, expliqua-t-il avant de marquer une pause. Cela dit, je ne l’avais pas vu depuis des années. On était pas mal occupés, tu sais comment c’est. Lui avec sa famille, moi avec mon boulot.

— Ça va, tu n’as pas à t’excuser. On se sent tous coupables.

Le foyer communal était bondé. Sur les marches, Falk hésita, et Gretchen le tira doucement par le bras.

— Allez, viens. Tout va bien se passer. La plupart des gens ne se souviendront sans doute même pas de toi.

— Beaucoup l’ont déjà fait. Surtout après avoir vu cette photo à la cérémonie.

Gretchen fit la grimace.

— Oui, je sais. Ça m’a fait un choc à moi aussi. Mais tu sais, par les temps qui courent, les gens ont d’autres soucis que toi dans la vie. Contente-toi de baisser la tête. On sortira par-derrière.

Sans attendre sa réaction, d’une main elle saisit Falk par la manche, de l’autre elle attrapa son fils et les entraîna tous les deux à l’intérieur, en se frayant un passage dans la foule. L’atmosphère était étouffante. La climatisation du centre donnait son maximum, mais menait un combat perdu d’avance, face au nombre de personnes massées à l’intérieur. Presque toutes avaient à la main un gobelet en plastique et une assiette de gâteau au chocolat.

Gretchen joua des coudes en direction des portes-fenêtres pour rejoindre le terrain de jeux à l’herbe brune et clairsemée où la claustrophobie collective avait contraint certains à chercher refuge. Ils parvinrent à trouver un endroit ombragé à côté de la clôture, et Lachie courut tenter sa chance sur le toboggan en métal brûlant.

— Tu n’es pas obligée de rester avec moi si ça risque de nuire à ta réputation, tu sais, dit Falk, inclinant légèrement son chapeau pour cacher son visage.

— Oh, la ferme. D’ailleurs, pour ça, je me débrouille très bien toute seule.

Balayant du regard le terrain de jeux, Falk repéra un couple d’un certain âge qui, lui sembla-t-il, avait été lié d’amitié avec son père. L’homme et la femme étaient en grande conversation avec un jeune officier de police en uniforme, qui transpirait sous le soleil cuisant de l’après-midi. Le front luisant de sueur, l’homme hochait poliment la tête.

— Tiens donc, fit Falk. C’est lui qui remplace Barberis ?

Gretchen suivit son regard.

— Oui. Tu es au courant pour Barberis ?

— Bien sûr. Une grosse perte. Tu te rappelles la trouille qu’il nous foutait avec ses histoires horribles à propos de gosses qui jouaient avec le matériel de ferme ?

— Bien sûr. Mais cette crise cardiaque lui pendait au nez depuis une bonne vingtaine d’années.

— N’empêche. C’est vraiment dommage, insista Falk. Et alors, c’est qui ce petit nouveau ?

— C’est le sergent Raco, et s’il a l’air d’avoir été brutalement jeté dans le grand bain, c’est parce que c’est effectivement le cas.

— Il n’est pas bon ? Il m’a pourtant l’air de bien se débrouiller.

— Je ne saurais pas te dire. Il n’était là que depuis cinq minutes quand tout ça est arrivé.

— Sacrée affaire à gérer pour quelqu’un qui débarque.

Gretchen allait répliquer, mais un mouvement de foule du côté de la baie vitrée la coupa dans son élan. L’assistance s’écarta respectueusement pour laisser sortir Barb et Gerry Hadler, clignant des yeux sous l’éclat du soleil. Se tenant fermement par la main, ils firent le tour des différents groupes, glissant quelques mots aux uns, en étreignant d’autres ou les saluant d’un signe de tête avant de passer au groupe suivant.

— Tu ne leur as pas parlé depuis quand ? lui murmura Gretchen.

— Vingt ans, jusqu’à la semaine dernière, répondit Falk.

Gerry se trouvait encore de l’autre côté du terrain de jeux quand il les repéra. Il s’arracha à l’étreinte d’une femme rondouillarde, qu’il laissa les bras tendus, embrassant l’air.

Sois présent aux funérailles.

Falk était là, comme on l’en avait prié. Il suivit du regard le père de Luke qui se dirigeait vers lui.

 

Gretchen passa à l’action la première, et intercepta Gerry en le serrant dans ses bras. Le père de Luke regarda Falk par-dessus l’épaule de la jeune femme. Ses pupilles étaient énormes et brillantes, au point que Falk se demanda s’il prenait des médicaments pour l’aider à tenir durant la journée. S’étant dégagé, Gerry tendit la main, pour enserrer celle de Falk dans une poigne brûlante.

— Alors, tu es venu, fit-il d’un ton neutre.

— Oui, dit Falk. J’ai reçu votre mot.

Gerry le regardait fixement.

— Bien. Je me suis dit que c’était important que tu sois là. Pour Luke. Et je n’étais pas sûr que tu te déciderais à venir, mon garçon.

La dernière phrase resta suspendue, pesante, dans l’air torride.

— Absolument, Gerry, confirma Falk en hochant la tête. C’était important que je sois là.

Les doutes qui avaient traversé Gerry n’étaient pas infondés. Une semaine plus tôt, Falk était à son bureau, à Melbourne, en train de fixer d’un œil vide une photo de Luke parue dans le journal quand le téléphone avait sonné. D’une voix hachée que Falk n’avait plus entendue depuis une vingtaine d’années, Gerry lui avait donné le détail des obsèques. « On se verra là-bas », avait-il conclu, sans point d’interrogation à la fin. Fuyant le regard pixelisé de Luke, Falk avait marmonné quelque chose à propos d’obligations professionnelles. En vérité, il n’avait encore rien décidé. Deux jours plus tard, la lettre était arrivée. Gerry avait dû la poster sitôt son téléphone raccroché.

Tu as menti. Sois présent aux funérailles.

Falk n’avait pas bien dormi cette nuit-là.

Pour l’heure, tous deux regardaient Gretchen dans un silence gêné : les sourcils froncés, la jeune femme observait à distance son fils qui tentait maladroitement de gravir les échelons de la cage à poules.

— Tu restes en ville ce soir, dit Gerry.

Pas de point d’interrogation cette fois non plus, nota Falk.

— Je loge au-dessus du pub.

Un hurlement parvint de l’aire de jeux, et Gretchen manifesta son irritation.

— Et merde, j’aurais dû le prévoir. Excusez-moi, dit-elle en courant vers son fils.

Gerry prit Falk par le coude et l’entraîna à l’écart. Sa main tremblait.

— Il faut qu’on parle. Avant qu’elle revienne.

Falk dégagea son bras d’un geste mesuré, sans précipitation, conscient des témoins potentiels qui se trouvaient derrière eux. Ne sachant pas trop qui était là et qui les observait.

— Bon sang, Gerry, qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, affichant un air faussement détendu. S’il s’agit d’une forme quelconque de chantage, je peux vous dire tout de suite que ça ne marchera pas avec moi.

— Quoi ? Mais non, Aaron, pas du tout. Il n’est pas question de ça, se défendit Gerry, l’air sincèrement choqué. Si j’avais voulu foutre le bazar, je l’aurais fait il y a des années, tu ne crois pas ? J’ai été bien content de laisser tomber. Et j’aimerais drôlement en rester là. Mais ce n’est plus possible maintenant avec tout ça, tu comprends ? Karen et Billy sont morts tous les deux ; un gamin qui n’avait pas encore sept ans. (Sa voix se brisa.) Écoute, Aaron, je suis désolé pour la lettre, mais j’avais besoin que tu sois là. Il faut que je sache.

— Que vous sachiez quoi ?

Les yeux de Gerry paraissaient presque noirs sous l’éclat du soleil.

— Si Luke avait déjà tué quelqu’un.

 

Falk resta silencieux. Il ne demanda pas à Gerry ce qu’il voulait dire par là.

— Tu sais…

Gerry s’interrompit brutalement quand une femme d’un certain âge vint l’informer avec un zèle intempestif que le chapelain souhaitait lui parler. Immédiatement si possible.

— Bon Dieu, c’est vraiment le foutoir, lâcha Gerry.

La femme se racla la gorge et afficha une expression de patience martyrisée.

— Il faut que j’y aille, ajouta le vieil homme en se tournant vers Falk. Je te verrai plus tard.

Sur ce, il serra la main de Falk, la retenant un peu plus longuement que nécessaire.

Falk acquiesça d’un signe de tête. Il comprenait. Frêle silhouette légèrement courbée, Gerry s’éloigna à la suite de la femme. Ayant consolé son fils, Gretchen revint auprès de Falk. Épaule contre épaule, tous deux suivirent le fermier du regard.

— Il a vraiment l’air mal, dit-elle à mi-voix. À ce qu’on m’a dit, il s’en est pris violemment à Craig Hornby hier, au supermarché ; il l’accusait de prendre la situation par-dessus la jambe, ou quelque chose dans ce goût-là. Ça semble peu plausible, Craig et lui sont des amis de cinquante ans.

Falk n’arrivait pas à concevoir qu’on pût prendre à la légère ces trois effroyables cercueils, et l’aimable Craig Hornby moins que quiconque.

— Rien dans le comportement de Luke n’avait donné l’alerte ? ne put-il s’empêcher de demander.

— Tu penses à quoi ? (Une mouche se posa sur la lèvre de Gretchen, elle la chassa d’un geste impatient.) Tu l’imagines arpentant la grand-rue fusil à la main, menaçant d’exterminer sa famille ?

— Bon sang, Gretch, je ne fais que poser des questions. Je pensais à une dépression ou un truc dans le genre.

— Désolée. C’est cette canicule. Elle ne fait que rendre les choses encore pires. (Un silence suivit.) Tu sais, à Kiewarra, tout le monde ou presque est au bout du rouleau. Mais, honnêtement, Luke ne semblait pas souffrir plus que n’importe qui d’autre. En tout cas, pas au point que quelqu’un l’ait remarqué.

Le regard lointain de Gretchen était sombre.

— Cela étant, difficile d’avoir des certitudes, reprit-elle après une nouvelle pause. Tout le monde est tellement à cran. Mais ça ne veut pas dire qu’on en a particulièrement après Luke. C’est bizarre, mais ceux qui crient le plus fort contre lui ne semblent pas le détester pour ce qu’il a fait. On dirait presque qu’ils sont jaloux.

— De quoi ?

— À mon avis, du fait qu’il soit passé à l’acte, ce qu’ils ne peuvent se résoudre à faire. Et parce qu’il est désormais loin de tout ça. Alors que nous autres continuons à pourrir sur pied, il n’a plus à se tracasser au sujet des récoltes, des échéances impayées ou des prochaines pluies.

— Se foutre en l’air avec toute sa famille… Plutôt radicale comme solution, commenta Falk. Comment réagit la famille de Karen ?

— Elle n’en avait pas vraiment, pour ce que j’en sais. Tu avais eu l’occasion de la rencontrer ?

Falk fit non de la tête.

— Elle était fille unique. Elle a perdu ses parents quand elle était adolescente, d’après ce qu’on dit. Elle a déménagé ici pour donner un coup de main à une tante qui est morte il y a quelques années. Mais si tu veux mon avis, c’était avant tout une Hadler, à tous points de vue.

— Tu étais amie avec elle ?

— Pas vraiment. Je…

Le tintement d’une fourchette contre un verre leur parvint depuis la baie vitrée. Petit à petit, le silence se fit et la foule se tourna vers l’endroit où, main dans la main, se tenaient Gerry et Barb Hadler. Ils avaient l’air très seuls, entourés de tous ces gens.

Il ne reste plus qu’eux deux, constata Falk. Ils avaient également eu une fille, mais elle était morte à la naissance alors que Luke avait trois ans. Si après ça ils avaient essayé d’avoir d’autres enfants, ils n’y étaient pas parvenus. À la place, ils avaient concentré toute leur énergie sur leur costaud de fils.

Barb s’éclaircit la voix, ses yeux parcourant l’auditoire.

— Nous voulions vous remercier d’être venus. Luke était un homme bon.

Les mots, prononcés d’une voix trop forte, se bousculaient, et elle serra les lèvres comme pour en empêcher d’autres de s’échapper. La pause s’éternisa au point d’en devenir gênante, et se prolongea encore. Gerry, muet lui aussi, fixait un point sur le sol, quelque part devant lui. Sa femme parvint enfin à desserrer les lèvres et aspira une bouffée d’air.

— Et Karen et Billy étaient des êtres merveilleux. Ce qui s’est passé a été… (Elle avala sa salive.) si effroyable. Mais j’espère qu’un jour vous pourrez vous souvenir de Luke comme de l’homme qu’il était. Comme avant. Il était l’ami d’un si grand nombre d’entre vous. Un bon voisin, un travailleur acharné. Et, Dieu en est témoin, il adorait sa famille.

— Ouais, jusqu’à ce qu’il la massacre.

Ces mots provenant des derniers rangs de l’assistance avaient été prononcés d’une voix douce, mais Falk ne fut pas le seul à tourner vivement la tête. Des regards furieux se braquèrent sur un gros homme portant mal sa quarantaine bien tassée. Il croisa les bras ; ses biceps charnus, plus gras que véritablement musclés, semblaient vouloir faire craquer les manches de son tee-shirt sombre. Il avait le visage rougeaud, la barbe en bataille, le regard de défi d’une brute. Il fixa droit dans les yeux chacune des personnes qui s’étaient tournées vers lui avec un air de reproche, jusqu’à ce que, une par une, celles-ci finissent par regarder ailleurs. Apparemment, Barb et Gerry n’avaient rien entendu. Petite consolation, songea Falk.

— C’est qui cette grande gueule ? murmura-t-il.

Gretchen le dévisagea d’un air surpris.

— Tu ne le reconnais pas ? C’est Don Grant.

— Sans blague !

En entendant ce nom, Falk sentit ses poils se hérisser et il s’empressa de tourner la tête. Il se rappelait un type de vingt-cinq ans aux muscles secs comme du fil de fer barbelé. Le type paraissait avoir bien mal vécu les deux décennies qui s’étaient écoulées depuis.

— C’est fou ce qu’il a changé, fit-il remarquer.

— Mais c’est toujours un connard de première. Ne t’inquiète pas, je ne pense pas qu’il t’ait vu. Si c’était le cas, tu aurais déjà eu de ses nouvelles.

Falk marqua son acquiescement, mais garda la tête tournée. Barb se mit à pleurer, ce que la foule interpréta comme le signe que son discours était terminé ; instinctivement, en fonction des affinités, une partie se dirigea vers elle, une autre s’en éloigna. Falk et Gretchen ne bougèrent pas. Le fils de Gretchen accourut alors et enfouit son visage dans le pantalon de sa mère. Celle-ci le hissa sur sa hanche, non sans difficulté, et le garçonnet posa la tête contre son épaule, bâillant à s’en décrocher la mâchoire.

— Il est temps de le ramener à la maison, celui-là, dit-elle. Et toi, quand comptes-tu retourner à Melbourne ?

Falk consulta sa montre. Quinze heures. Pas une de plus.

— Demain, lâcha-t-il à voix haute.

Gretchen hocha la tête et leva les yeux vers lui. Puis elle passa son bras libre dans le dos de Falk, et l’attira vers elle. Il sentit la chaleur du soleil sur son dos et, sur son torse, celle du corps de la jeune femme.

— C’est bon de t’avoir retrouvé, Aaron. (Ses yeux bleus parcoururent le visage de Falk comme pour le mémoriser, et elle eut un sourire un peu triste.) À la prochaine, dans vingt ans peut-être.

Il la regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elle disparaisse de sa vue.