Le lendemain, ils trouvèrent Don Grant à quatre pattes sous l’évier d’une dame. Il avait une clef anglaise à la main et la moitié du postérieur à l’air.
— Ben zut alors, fit la femme, tandis que Raco obligeait Don à se remettre debout. Il pourra quand même revenir réparer ma fuite ?
— À votre place, je ne compterais pas trop dessus, répondit le sergent.
Sous le regard médusé des enfants de la maison, Don fut conduit jusqu’à la voiture de police. Leur expression rappelait tout à fait celle de Raco quand, quelques heures plus tôt, Falk lui avait montré la fiche d’emprunt de la bibliothèque. En proie à une intense montée d’adrénaline, Raco s’était mis à arpenter le poste de police, en répétant sans cesse :
— Ton numéro de téléphone ? Mais de quoi Karen Hadler pouvait-elle bien vouloir te parler ? De Grant ?
Falk, qui avait passé une bonne partie de la nuit à se poser la même question, secoua la tête en signe d’incompréhension avant de répondre :
— Je n’en sais rien. En tout cas, si elle a essayé de me joindre, elle n’a pas laissé de message. J’ai vérifié tous mes appels manqués. Aucun des numéros de téléphone de Karen n’y figurait, que ce soit celui de chez elle, du bureau, ou de son portable. Et je suis bien placé pour savoir que je ne lui ai jamais parlé. Pas seulement récemment. Jamais. Pas une fois de toute ma vie.
— Mais elle savait tout de même qui tu étais ! Luke continuait de parler de toi, Barb et Gerry t’avaient vu à la télé un mois plus tôt. Mais pourquoi toi, bon sang ?
Il décrocha le téléphone et composa les dix chiffres. Tout en regardant Falk, il maintint le combiné contre son oreille. Le portable de Falk vibra et son répondeur se mit en marche. Il n’avait pas besoin d’entendre son message d’accueil pour savoir ce que celui-ci disait. Il le connaissait par cœur, d’autant qu’il l’avait écouté plusieurs fois durant la nuit en s’appelant depuis le téléphone de sa chambre.
Vous êtes sur le répondeur de l’agent fédéral Aaron Falk. Merci de laisser votre message, disait l’enregistrement. Bref et précis.
Raco raccrocha et le regarda droit dans les yeux.
— Réfléchis.
— Je ne fais que ça depuis cette nuit.
— Réfléchis mieux que ça. Don Grant et Luke Hadler étaient comme chien et chat, ça on le sait. Mais si Karen avait des problèmes avec Grant, pourquoi n’a-t-elle pas appelé ici, au poste de police ?
— Tu es sûr qu’elle n’a pas essayé de le faire ?
— Ni la police ni les services d’urgence n’ont reçu d’appel provenant d’un téléphone appartenant aux Hadler, dans la semaine qui a précédé leur mort, récita Raco. Nous avons vérifié ce point le jour même où les corps ont été retrouvés.
Raco s’empara du roman policier, le retourna en tous sens, et examina la couverture avant de le feuilleter une nouvelle fois. Sans rien découvrir d’autre entre les pages.
— Il parle de quoi, ce bouquin ?
— C’est l’histoire d’une femme flic qui enquête sur une série de morts suspectes d’étudiants dans une université américaine, raconta Falk, qui avait passé une bonne partie de la nuit à lire le livre jusqu’au bout. Elle est persuadée que l’auteur des meurtres est un type de la ville voisine qui en veut aux gosses de riches.
— Vachement original. Et c’est bien ce mec l’assassin ?
— Quoi ? Euh, non, même si toutes les apparences sont contre lui. En fait, c’est la mère d’une étudiante.
— La mère d’une… ? Décidément, on aura tout vu !
Il referma le livre avec un bruit sec et se pinça l’arête du nez.
— Réfléchissons, reprit-il, qu’est-ce qu’on doit comprendre ? Ce foutu bouquin est censé nous dire quelque chose ?
— J’en sais strictement rien. Et je ne suis pas sûr que Karen soit allée jusqu’au bout, si tant est que cela ait la moindre importance. Par ailleurs, j’ai appelé la bibliothèque dès l’ouverture. Ils m’ont dit qu’elle empruntait beaucoup de polars de ce genre.
Raco s’assit, fixa un moment la fiche d’emprunt d’un air absent, puis se redressa.
— Tu es bien certain qu’elle ne t’a jamais appelé ?
— À cent pour cent.
— Bon, dans ce cas, allons-y, dit-il en prenant ses clefs de voiture sur le bureau. Tu ne peux rien nous dire, Karen non plus et Luke encore moins. Alors on va s’occuper de la seule personne restante susceptible de nous expliquer pourquoi son putain de nom figure sur une feuille de papier retrouvée dans la chambre d’une femme assassinée.
Ils laissèrent Grant mariner une bonne heure dans la salle d’interrogatoire.
— J’ai appelé Clyde, dit Raco, qui s’était calmé entre-temps. Je leur ai raconté qu’un emmerdeur, un collègue de Melbourne spécialisé dans les affaires financières, avait ramené sa fraise pour fouiller dans la paperasse des Hadler. Je leur ai dit que tu avais deux ou trois questions à poser concernant un document trouvé à la ferme, et je leur ai demandé s’ils souhaitaient assister à l’interrogatoire. Ils ont décliné, ce qui ne te surprendra pas. Donc, on peut y aller franco.
— Oh, bien joué ! s’exclama Falk, surpris et s’étonnant soudain de ne même pas avoir songé, cette fois, à appeler Clyde. Donc, qu’est-ce qu’on sait ?
— Qu’on n’a pas trouvé une seule empreinte de Grant à la ferme.
— Ce qui ne veut rien dire. Les gants, ça existe. Il a un alibi pour les meurtres ?
Raco opina :
— Sérieux et pas sérieux tout à la fois. Il creusait une tranchée au milieu de nulle part avec deux de ses potes. On va vérifier, bien sûr, mais ils jureront leurs grands dieux qu’il était avec eux.
— Bon, allons donc voir ce qu’il a à raconter.
Adossé à sa chaise, les bras croisés, Don Grant regardait droit devant lui. Il leva à peine les yeux sur eux lorsqu’ils entrèrent dans la pièce.
— Vous voulez faire venir votre avocat, Don ? proposa Raco en tirant une chaise. C’est votre droit.
L’intéressé fronça les sourcils. Son avocat viendrait probablement du même prétendu cabinet juridique que celui de Sullivan, se dit Falk. Conflits de voisinage, les trois quarts du temps. Grant refusa de la tête.
— J’ai rien à cacher. Qu’on en finisse.
Il est plus agacé que nerveux, nota Falk avec intérêt. Il posa son dossier sur la table, puis attendit un moment avant de demander :
— Comment décrirais-tu tes relations avec Karen Hadler ?
— Masturbatoires.
— Autre chose ? N’oublie pas qu’on l’a retrouvée morte, assassinée.
Grant haussa les épaules, imperturbable.
— Que dalle.
— Mais elle te plaisait bien ? insista Falk.
— Tu l’as vue ? Avant qu’elle passe l’arme à gauche, je veux dire.
Falk et Raco restèrent muets, et Grant leva les yeux au ciel.
— Écoutez, c’est vrai qu’elle était pas mal. Pour le coin, en tout cas, lâcha-t-il.
— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ? interrogea Raco.
Grant haussa les épaules.
— J’m’en rappelle pas.
— Le lundi avant qu’elle se fasse tuer, ça ne vous dit rien ? Le 19 février ? Ou dans les trois jours qui ont suivi ?
— Franchement, j’pourrais pas vous dire, répondit Grant en se tortillant sur sa chaise, qui craqua sous son poids. Mais dites donc, vous avez le droit de me garder ici ? C’est légal ? C’est que j’ai des masses de trucs à faire, moi.
— Dans ce cas, on va abréger, intervint Falk. Tu pourrais peut-être nous expliquer pourquoi ton prénom, Don, écrit de la main de Karen Hadler, figure sur une fiche de bibliothèque datée de la semaine où on l’a assassinée.
Et Falk lui fit glisser une photocopie de la fiche en question. Le seul bruit dans la salle d’interrogatoire était le léger bourdonnement de l’éclairage au néon. Grant regarda le papier un long moment puis, sans prévenir, il abattit violemment sa paume sur la table. Falk et Raco sursautèrent.
— Vous allez quand même pas me coller ça sur le dos ? s’exclama-t-il en postillonnant.
— Vous coller quoi sur le dos ? demanda Raco d’une voix résolument neutre.
— Cette putain de famille. Si Luke décide de dézinguer sa femme et son gosse, c’est son affaire. (Il pointa un gros doigt boudiné sur les deux policiers.) Mais j’ai strictement rien à foutre là-dedans, vous m’entendez ?
— Où étais-tu l’après-midi des meurtres ? demanda Falk.
Grant secoua la tête. Ses yeux ne quittaient pas ceux de Falk. Le col de sa chemise était humide de sueur.
— Va te faire mettre. Tu as fait assez de mal comme ça avec Ellie. On va pas se laisser avoir, ni moi ni mon oncle. C’est une chasse aux sorcières, rien d’autre.
Raco s’éclaircit la voix et, avant même que Falk ait pu répliquer, dit calmement :
— D’accord, Don, on essaie juste de trouver des réponses à certaines questions. On va aller au plus simple : vous avez dit à nos collègues de Clyde que vous étiez occupé à creuser un fossé le long d’Eastway avec deux copains à vous dont vous nous avez donné les noms que j’ai ici. Vous confirmez ?
— Oui. J’y ai passé toute la journée.
— Et ils soutiennent vos dires, j’imagine ?
— Ils ont intérêt. Vu que c’est la vérité.
Au cours du silence qui suivit, on n’entendit plus qu’une mouche voler en cercles frénétiques autour de leurs têtes.
— Dis-moi, qu’est-ce que tu comptes faire de la ferme quand ton oncle disparaîtra ? demanda Falk, reprenant l’interrogatoire.
Ce changement de sujet soudain sembla désarçonner Grant.
— Quoi ? éructa ce dernier.
— C’est toi qui vas en hériter, à ce qu’on m’a dit.
— Et alors, je l’ai bien mérité, répliqua-t-il d’un ton rogue.
— Pour quelle raison ? Pour avoir laissé ton oncle vivre chez lui alors qu’il était vieux et malade ? Tu parles d’un mérite.
À dire vrai, Falk ne voyait aucune raison à ce que Grant n’hérite pas du domaine de son oncle, mais sa remarque semblait avoir touché un point sensible.
— C’est un petit peu plus que ça, gros malin… Et d’ailleurs, pourquoi pas ? Je suis tout ce qui lui reste comme famille.
— Surtout depuis la disparition d’Ellie, hein ?
Alors que Grant suffoquait d’indignation, Falk continua de creuser son sillon :
— Donc, tu comptes vendre la propriété le plus tôt possible ?
— Un peu mon neveu. Tu crois quand même pas que j’ai l’intention de me lancer dans l’agriculture ? Pas si fou. Avec tous ces Chinetoques qui se bousculent pour acheter des terres dans le coin. Y compris des terres merdiques comme les nôtres.
— Et comme celles des Hadler ?
Grant marqua une pause avant de répondre :
— Je suppose.
— La petite Charlotte aura sans doute encore moins envie que toi de se trimbaler des sacs d’engrais. J’ai entendu dire que leur domaine serait mis en vente lui aussi à plus ou moins long terme. Deux propriétés mitoyennes, hum… C’est beaucoup plus attractif pour des investisseurs étrangers. Ce qui est déjà intéressant en soi. Mais encore plus quand le propriétaire d’une des deux a fini la tête explosée.
Pour une fois, Grant n’ouvrit pas la bouche pour répliquer, et Falk comprit qu’il en était arrivé à la même conclusion.
— Bon, revenons-en à Karen, reprit-il, profitant de son avantage pour changer de cap. Tu as tenté ta chance avec elle ?
— Quoi ?
— Tu as essayé de la draguer ?
Grant eut un reniflement méprisant.
— Et puis quoi encore ? Une vraie pimbêche. Je n’allais pas perdre mon temps avec elle.
— Tu penses qu’elle t’aurait envoyé paître, dit Falk. Et ça, ce n’est pas bon pour l’ego.
— Dans ce domaine, mec, j’ai tout ce qui faut, te fais pas de souci pour moi. Quand on voit comment tu tournes autour de Gretchen, on se dit que tu ferais mieux de t’occuper de tes fesses.
Falk ignora son commentaire.
— Oui, c’est sûrement ça, Karen a blessé ton orgueil de mâle, hein ? Tu t’es engueulé avec elle, ça s’est envenimé…
— Quoi ? Non, pas du tout, protesta-t-il en regardant à gauche et à droite d’un air un peu affolé.
— Mais, en revanche, vous vous êtes engueulés avec son mari, coupa Raco. Et ce n’était pas la première fois, d’après ce qu’on m’a raconté.
— Et alors ? C’était toujours pour des bricoles. Luke était un connard, un point c’est tout. Sa bonne femme n’avait rien à voir là-dedans.
Une pause. Quand Falk reprit la parole, ce fut d’une voix mesurée.
— On va vérifier tes déplacements ce jour-là, Don. Peut-être que tes potes confirmeront tes dires. Mais il faut que tu saches que certains alibis sont comme le Placo que tu utilises : à la base ça tient bien, mais sous pression ça s’effrite en un rien de temps.
Grant garda un petit moment la tête baissée. Lorsqu’il la releva, son attitude avait changé du tout au tout. Il souriait. Un large sourire ironique et calculateur, qui lui faisait plisser les yeux.
— Tu veux parler de ton propre alibi, je suppose. Et de la raison qui a poussé ma cousine à écrire ton putain de nom avant sa mort ?
Le silence s’étira, tendu, alors que les trois paires d’yeux fixaient la photocopie de la fiche de bibliothèque posée sur la table. Falk avait été nettement plus secoué par la découverte de son propre nom dans les affaires d’Ellie que Don semblait l’être dans le cas précis. Il se demandait quelle conclusion il fallait en tirer quand Grant émit un rire tenant de l’aboiement.
— Heureusement que mon histoire est solide comme du béton, pas vrai ? Si tu veux vérifier, je t’en prie, mon pote. Je te le répète, j’avais mieux à faire que de m’occuper des Hadler. Et oui, je compte vendre la ferme de mon oncle à la première occasion. Mais je ne les ai pas tués, je n’étais pas présent sur les lieux, et si tu veux me faire porter le chapeau, il va falloir que tu montes un sacré coup contre moi. Et tu sais quoi ? Je ne crois pas que tu aies les couilles pour ça, s’exclama-t-il en frappant du poing sur la table.
— Si tu étais sur les lieux, Don, on finira par le prouver.
L’homme sourit d’un air mauvais.
— Essaie donc, mon con.