Vaste espace ombragé d’immenses eucalyptus, le cimetière ne se trouvait qu’à quelques minutes de voiture de la ville. En chemin, Falk regarda le panneau d’alerte incendie et constata que le risque était passé de sévère à extrême. Le vent avait forci.
L’enterrement s’étant déroulé dans l’intimité, il n’avait pas eu l’occasion de se rendre sur les tombes des Hadler, mais il n’eut guère de mal à les trouver. Flambant neuves, les pierres tombales se démarquaient de celles qui les entouraient, largement endommagées par les intempéries. Les tombes proprement dites étaient recouvertes d’une mer de cellophane, jouets en peluche et fleurs fanées. Même à plusieurs mètres de distance, la puissante odeur de végétation en décomposition était suffocante.
Les tombes de Karen et de Billy croulaient sous des montagnes d’offrandes, alors qu’au pied de celle de Luke, elles se comptaient sur les doigts d’une main. Falk se demanda si c’était à Barb et Gerry que reviendrait la charge de nettoyer les tombes quand les offrandes passeraient du statut d’hommage à celui de détritus.
Il resta un moment près des tombes, assis sur la terre desséchée, indifférent à la poussière qui recouvrait son pantalon. Laissant courir les doigts le long des lettres gravées sur la pierre tombale de Luke, il essayait de se débarrasser de cette sensation irréelle qui le taraudait depuis les funérailles. Luke Hadler se trouve dans ce cercueil, se répétait-il dans sa tête. Luke Hadler est enterré là.
Mais où se trouvait-il donc l’après-midi où Ellie était morte ? Cette question refaisait toujours surface telle une tache indélébile. Falk aurait dû le harceler lorsqu’il en avait l’occasion. Mais il avait réellement cru que Luke n’avait menti que pour le protéger, lui. S’il avait su ce qui allait se passer…
Il chassa aussitôt cette pensée. Depuis son retour à Kiewarra, c’était une phrase qu’il avait entendue trop souvent : Si j’avais su, j’aurais fait autrement. Il était désormais trop tard pour ça. Il fallait savoir assumer certains actes.
Falk se releva et, tournant le dos aux tombes des Hadler, s’enfonça plus loin dans le cimetière jusqu’à trouver la rangée qu’il cherchait. Dans ce coin, les pierres tombales avaient perdu leur lustre depuis bien longtemps, mais nombre d’entre elles lui étaient aussi familières que de vieux amis. Il en caressa affectueusement certaines en passant, avant de s’arrêter devant l’une d’elles, à la pierre blanchie par le soleil. La tombe n’était plus fleurie depuis bien longtemps, et il se prit à penser, pour la première fois, qu’il aurait pu apporter un bouquet. C’est ce que tout bon fils aurait fait : apporter des fleurs à sa mère.
À défaut, il s’accroupit et, avec un mouchoir en papier, il se mit à essuyer le nom gravé sur la pierre, recouverte de poussière et de crasse. Il répéta l’opération pour la date de son décès. Nul besoin pour lui de se rappeler cet anniversaire. Du plus loin que remontaient ses souvenirs, il avait toujours su qu’elle était morte le jour de sa naissance. Complications et hémorragie fatale, lui avait répondu son père d’un ton bourru lorsqu’il avait eu l’âge de poser la question. Le regard que son père lui avait alors lancé avait amené Falk à se demander si sa propre naissance méritait un tel prix.
Enfant, il avait pris l’habitude de se rendre seul au cimetière, à vélo. Au début, pour se punir, il se plantait durant des heures debout devant la tombe. Puis il avait compris que tout le monde se moquait bien qu’il observe ou non ce rituel, et sa relation avec sa mère s’était muée en une sorte d’affection unilatérale. Il s’était efforcé d’éprouver une certaine forme d’amour filial, mais même alors, cela lui avait paru n’être qu’une émotion artificielle. Impossible de déclencher un tel sentiment pour une femme qu’il n’avait jamais connue. D’où sa culpabilité à l’égard de l’immense affection qu’en son for intérieur il vouait à Barb Hadler.
Mais plus tard, il avait bien aimé rendre visite à sa mère, qui était au fond le meilleur des auditoires. Il avait d’ailleurs pris l’habitude de venir avec un goûter, des livres, des devoirs, de se prélasser dans l’herbe à côté de la tombe et de monologuer sans fin sur sa journée et sur sa vie.
Sans même s’en rendre compte, Falk se surprit à reproduire le rituel de son enfance en s’allongeant de tout son long dans l’herbe sèche à côté de la stèle. Protégé en partie de la chaleur par l’ombre des eucalyptus, les yeux fixés sur le ciel, il commença à lui raconter, d’une voix qui était à peine plus qu’un murmure, l’histoire des Hadler, de son retour à Kiewarra, de ses retrouvailles avec Gretchen. Du choc qu’il avait ressenti après ce qui s’était passé dans le parc avec Mandy, dans la boutique avec Ian. Il lui fit part de sa crainte de ne jamais pouvoir découvrir la vérité à propos de Luke.
Lorsqu’il se retrouva à court de mots, il ferma les yeux et demeura immobile à côté de sa mère, dans ce cocon que lui offraient le sol dans son dos, et l’air au-dessus de lui.
Le soleil avait changé de position lorsque Falk se réveilla. Il bâilla, se releva, étonné d’avoir dormi si longtemps, puis s’étira pour assouplir ses membres ankylosés. Il épousseta ses vêtements et retraversa le cimetière en direction de l’entrée principale. Il s’arrêta à mi-chemin : il y avait une autre tombe à laquelle il devait rendre visite.
Il lui fallut beaucoup plus de temps pour la trouver. Il ne l’avait vue qu’une fois, aux funérailles, avant de quitter Kiewarra définitivement.
Il finit par tomber dessus, presque par accident : une modeste pierre tombale, perdue anonymement au milieu de beaucoup d’autres bien plus ornementées. Seule une botte de tiges desséchées, enveloppées dans une feuille de cellophane déchirée, était posée au pied. Falk sortit de sa poche son mouchoir en papier et tendit la main pour effacer la saleté qui dissimulait presque le nom gravé sur la pierre : Eleanor Deacon.
— Pas touche, enfoiré !
La voix venait de derrière. Falk sursauta, se retourna vivement et aperçut Mal Deacon au pied d’une énorme sculpture représentant un ange ; il était assis dans l’ombre, juste dans la rangée de derrière. Il tenait à la main une bouteille de bière, et son gros chien marron dormait à ses pieds. L’animal se réveilla et bâilla, laissant apparaître une langue dont la couleur rappelait celle de la viande crue. Deacon se leva, difficilement, et posa sa bouteille au pied de l’ange.
— Ôte tes sales pattes de là avant que je te les coupe.
— Pas besoin, Deacon, je m’en vais, dit Falk, reculant de deux pas.
Le vieil homme plissa les yeux.
— Tu es son gosse, hein ?
— Quoi ?
— Tu es le fils Falk, pas le père.
Falk le dévisagea longuement : sa mâchoire serrée lui donnait l’air agressif et ses yeux semblaient plus lucides que lors de leur première rencontre.
— Oui, je suis bien le fils, admit-il, sentant une pointe de tristesse en prononçant ces mots.
Il commença à s’éloigner.
— Tu fous le camp pour de bon cette fois, j’espère.
Le vieil homme s’avança vers lui d’un pas chancelant. Il tira brutalement sur la laisse du chien, qui émit un aboiement plaintif.
— Pas tout de suite. Et fais gaffe à ton chien, répliqua Falk tout en continuant d’avancer.
Il entendait Deacon qui essayait de le suivre, lentement et péniblement sur le sol inégal.
— Même maintenant tu ne peux pas t’empêcher de venir l’emmerder, hein ? Tu es peut-être son fils, mais tu es le portrait craché de ton père : un vrai dégueulasse.
Falk se retourna.
Deux voix distinctes résonnaient dans la cour : l’une forte, l’autre plus calme. Aaron Falk, douze ans, balança son cartable sur la table de la cuisine et alla à la fenêtre : debout, les bras croisés, son père regardait Mal Deacon d’un air exaspéré, tandis que ce dernier le menaçait d’un doigt accusateur.
— Il m’en manque six, criait-il. Deux brebis, quatre agneaux. Comme ceux que tu cherchais la semaine dernière.
Erik Falk poussa un soupir :
— Je te répète qu’ils ne sont pas chez moi. Si tu veux perdre ton temps à vérifier, ne te gêne surtout pas.
— Donc, c’est une coïncidence, d’après toi ?
— C’est plutôt un problème de clôture mal foutue, si tu veux mon avis. Si tes moutons m’avaient intéressé, je te les aurais achetés. Mais d’après ce que j’en ai vu, ils ne valaient pas tripette.
— Ils étaient très beaux ! Mais pourquoi tu les aurais achetés alors que tu pouvais me les piquer ? C’est ça qui s’est passé, hein ? Dis-moi que c’est pas vrai, poursuivit Deacon, sa voix montant encore d’un ton. Ce serait pas la première fois que tu me volerais quelque chose.
Erik Falk le regarda d’un air faussement apitoyé puis, après un hochement de tête incrédule, lui lança :
— Tu ferais mieux de partir maintenant, Mal.
Il s’apprêtait à tourner les talons, mais Deacon le saisit rudement par l’épaule.
— Elle a appelé de Sydney pour dire qu’elle reviendrait pas, tu sais. Tu es content de toi maintenant, hein ? Tu peux jouer le héros, pas vrai ? Parce que c’est toi qui l’as convaincue de se tirer.
— Je ne l’ai convaincue de rien du tout, répliqua Erik Falk. Mais tu veux que je te dise, mon pote ? Avec tes bitures et tes poings, je crois que tu y es arrivé comme un grand, sans l’aide de personne. La seule chose qui m’a surpris, c’est qu’elle soit restée si longtemps.
— Ah oui, tu es un vrai chevalier blanc, toi. Toujours là quand elle venait pleurer sur ton épaule, toujours prêt à lui verser ton poison dans l’oreille. Pour la convaincre de se tirer et, pendant que tu y étais, de faire un petit détour par ton lit, c’est ça ?
Falk leva les sourcils, incrédule, puis éclata d’un rire franc et massif.
— Je t’assure que je n’ai pas sauté ta femme si c’est ça qui t’inquiète, Mal.
— À d’autres.
— Non, pas à d’autres. C’est la vérité. Bon, il arrivait bien parfois qu’elle fasse un saut ici pour boire une tasse de thé et pleurer un bon coup quand elle en avait sa claque. Histoire de passer un petit moment loin de toi. Mais ça s’arrêtait là. Oh, c’était une jolie femme, rien à dire là-dessus, mais elle était à peu près aussi portée que toi sur la bouteille. Ta femme, c’est comme les moutons que tu as perdus : si tu t’en étais occupé mieux, ils ne se seraient pas tirés. (Erik Falk secoua la tête.) Non, très franchement je me fiche de toi comme de ta femme. C’est ta fille qui me fait de la peine.
Le poing de Mal Deacon partit comme un chien de garde de son chenil, et atteignit Falk au-dessus de l’œil gauche. Il recula en chancelant, s’effondra en arrière, et son crâne alla heurter le sol avec un craquement sourd.
Aaron poussa un cri strident, sortit en courant et alla se pencher sur son père, qui fixait le ciel d’un air hébété. Du sang coulait de son front. Entendant Deacon se mettre à rire, le gamin se jeta sur lui et lui asséna un coup de tête dans la poitrine. Deacon fut obligé de reculer d’un pas, mais sa solide carcasse lui permit de garder l’équilibre. L’instant d’après, il saisissait le bras d’Aaron dans une poigne de fer et, d’une violente torsion, attirait le garçon vers lui jusqu’à ce que leurs visages soient prêts à se toucher.
— Écoute-moi, mon petit gars : quand ton paternel se relèvera, dis-lui bien que ce qui vient de lui arriver lui fera l’effet d’une caresse sur la tête en comparaison de ce que je lui réserve si je le trouve en train de s’occuper de ce qui m’appartient. Et ça vaut tout aussi bien pour toi.
Il fit tomber Aaron d’une bourrade, puis tourna les talons et traversa la cour en sifflant entre ses dents.
— Tu savais qu’il m’avait supplié ? lança Deacon. Ton père. Après que tu as fait ce que tu as fait à mon Ellie. Il est venu me voir. Il n’a même pas essayé de me dire que c’était pas toi. Que c’était impossible. Rien de tout ça. Il voulait que je dise à tout le monde en ville de ne pas bouger tant que la police aurait rien décidé. Comme si j’allais lui faire ce putain de cadeau.
Falk inspira longuement, s’obligeant à lui tourner le dos et à repartir vers la sortie.
— Tu le savais, hein ? reprit la voix de Deacon, derrière lui. Qu’il pensait que tu l’avais peut-être fait. Ton propre père… Bien sûr que tu le savais. Ça doit être un truc horrible de savoir que ton paternel pense ça de toi.
Falk s’arrêta. Il était presque hors de portée de la voix du vieil homme. Continue de marcher, se dit-il. Mais il regarda derrière lui. Deacon retroussa ses babines.
— Quoi ? lança-t-il. Tu ne vas pas me dire qu’il a avalé cette foutue histoire que vous avez inventée, toi et le fils Hadler ? Ton père était peut-être un crétin et un trouillard, mais il était pas idiot. Tu as fini par le convaincre ? Ou il t’a soupçonné jusqu’au jour de sa mort ?
Falk ne répondit pas.
— C’est bien ce que je me disais, conclut Deacon avec un rictus.
Non, avait envie de lui hurler Falk, il n’avait jamais réussi à le convaincre. Il dévisagea un moment le vieillard avant de se forcer, avec un réel effort physique, à tourner les talons et à reprendre sa marche. Un pas après l’autre, il se fraya un chemin entre les pierres tombales depuis longtemps oubliées. Derrière lui, il entendait Mal Deacon rire comme un possédé, les pieds fermement plantés sur la tombe de sa propre fille.