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D’une chiquenaude, Whitlam ouvrit le briquet et la flamme se mit à danser, lueur d’un blanc éclatant sur fond de bush décoloré par la fournaise. La matière dont on faisait les cauchemars, au même titre qu’un parachute en torche ou des freins de voitures lâchant sur l’autoroute. Falk sentit la frayeur monter en lui au point de lui donner des fourmillements.

— Scott… commença-t-il, mais Whitlam l’arrêta en levant un doigt.

Le briquet était de qualité, du genre de ceux qui restent allumés jusqu’à ce qu’on les referme manuellement. La flamme continua de danser en tremblotant sous les assauts du vent.

D’un seul mouvement, Whitlam sortit de sa poche une petite flasque, dévissa le capuchon et but une gorgée. Sans quitter une seconde des yeux Falk et Raco, il pencha ensuite le flacon et versa sur le sol autour de lui un filet de liquide ambré. Les vapeurs de whisky parvinrent aux narines de Falk quelques secondes après.

— Appelez ça ma police d’assurance, cria Whitlam. La flamme palpitait au bout de son bras tendu.

— Scott, ne faites pas ça, pauvre connard ! hurla Raco. Vous allez tous nous faire cramer. Vous avec.

— Dans ce cas, descendez-moi si ça vous chante. Mais je le laisserai tomber par terre.

Falk changea légèrement de position, faisant craquer sous ses pieds brindilles et feuilles desséchées. Après deux années sans la moindre averse digne de ce nom, voilà que le sol était maintenant arrosé d’alcool. Ils avaient littéralement une boîte d’allumettes sous les pieds. Et, quelque part derrière eux, invisibles mais reliées à eux par une chaîne ininterrompue d’eucalyptus et d’herbe sèche, se trouvaient l’école et la ville de Kiewarra. L’incendie se répandrait à l’allure d’un train à grande vitesse, il le savait. Il surgirait brusquement ici puis là, bondissant, se goinfrant, galopant telle une bête sauvage. Ravageant tout sur son passage avec une efficacité inhumaine.

 

Raco continuait de pointer son pistolet sur Whitlam, mais ses mains tremblaient. Il tourna légèrement la tête vers Falk.

— Rita est là-bas, dit-il, les dents serrées. Je vais le descendre. Pas question que je le laisse foutre le feu à tout ça.

Falk pensa à la femme de Raco, si pleine de cette vie qu’elle était sur le point de donner, et il dit à voix haute :

— Scott, vous n’aurez aucune chance de vous tirer de là si cette flamme touche le sol. Vous le savez. Vous brûlerez vif.

À cette idée, Whitlam eut un mouvement nerveux de la tête, et le briquet tressauta dans sa main. Falk retint son souffle et Raco recula d’un demi-pas.

— Faites gaffe avec ce truc, bordel, jura-t-il.

— Alors restez où vous êtes, répliqua Whitlam, reprenant le contrôle de la situation. Et posez votre flingue.

— Non.

— Vous n’avez pas le choix. Sinon, je laisse tomber le briquet.

— Refermez-le.

— Vous d’abord. Posez votre arme.

Raco hésita, son doigt blanchissant sur la détente. Il jeta un coup d’œil à Falk puis, à contrecœur, se pencha en avant et déposa son pistolet par terre. Comment lui en vouloir ? se dit Falk, lui qui avait vu les dégâts que pouvaient produire les feux de brousse. Un été, l’un de ses voisins avait perdu sa ferme et quarante moutons quand un feu, censé être sous contrôle, avait mal tourné. Après s’être protégé le visage avec des chiffons mouillés, Falk et son père s’étaient armés de tuyaux d’arrosage et de seaux. Le soleil était au zénith et le ciel était passé par toutes les nuances de rouge et de noir. Les moutons avaient poussé tout du long des bêlements pitoyables, jusqu’à ce qu’ils finissent par se taire à jamais. L’incendie en revanche hurlait, rugissait, comme possédé par le diable. Un spectacle terrifiant. Une vision de l’enfer. Et aujourd’hui la végétation était bien plus desséchée que ce jour-là. L’incendie se répandrait comme une traînée de poudre.

À quelques mètres devant eux, Whitlam faisait joujou, ouvrant et fermant le briquet, sous les yeux de Raco, qui suivait le spectacle, saisi d’horreur, les poings serrés. L’hélicoptère se trouvait juste au-dessus d’eux, en vol stationnaire, et, dans sa vision périphérique, Falk distinguait une poignée de gilets orange disséminés au milieu des arbres. Ils avaient certainement reçu l’ordre de rester à distance.

— Alors, vous avez tout pigé ? lança Whitlam, apparemment plus curieux qu’en colère. Pour l’argent du Fonds.

Il rouvrit le briquet et, cette fois, laissa la flamme brûler. Le sang de Falk ne fit qu’un tour. Il essaya de ne pas la regarder.

— Oui, admit-il. J’aurais dû comprendre plus tôt. Mais vous avez bien caché votre jeu, c’est le cas de le dire.

Whitlam ricana, un sale petit rire sinistre rapidement emporté par le vent.

— Des années de pratique… Sandra m’avait averti, en me disant que je finirais par le payer un jour. Hé !

Il pointa le briquet sur eux, et Raco émit une sorte de rugissement primitif montant du fond de sa gorge.

— Écoutez, reprit Whitlam, Sandra n’a rien à voir là-dedans, compris ? Elle savait pour le jeu, du moins en partie. Mais elle ignorait à quel point c’était grave. Ça et le reste. Promettez-moi que vous avez compris. Elle n’était au courant de rien. Ni du fric pour l’école. Ni pour les Hadler.

Sa voix vacilla à l’évocation de la famille de Luke, et il prit une courte inspiration.

— Et je suis navré pour le petit garçon, Billy.

Il grimaça en prononçant le nom, baissa les yeux et referma le briquet. Pour la première fois, Falk sentit poindre une lueur d’espoir.

— Je n’ai jamais pensé que Billy se trouverait mêlé à ça. Il n’était même pas censé être là. Vous devez me croire. J’ai essayé de le mettre en sécurité. Je veux que Sandra le sache.

— Scott ! lança Falk. Pourquoi vous ne venez pas nous rejoindre, mon vieux. On pourrait aller ensemble trouver Sandra et tout lui expliquer.

— Parce que vous croyez qu’elle voudra encore de moi. Après ce que j’ai fait. (Ses joues étaient humides de larmes et de sueur.) J’aurais dû la laisser partir il y a des années, la première fois qu’elle a dit vouloir me quitter. La laisser partir avec Danielle, loin de moi, en sécurité. Mais je ne l’ai pas fait et maintenant il est trop tard.

Il s’essuya le visage de la main et Raco en profita pour tendre la main vers son arme.

— Oh là !

Avant que le sergent ait pu toucher son pistolet, Whitlam avait ouvert le briquet et la flamme s’était remise à danser.

— Dommage, dit-il. On était sur le point de trouver un arrangement.

— D’accord, reprit Falk. Mais restez calme, Scott. Il s’inquiète pour sa femme. Comme vous.

Figé, sa main toujours tendue vers le sol, son visage exprimant un mélange de peur et de fureur, Raco se redressa lentement.

— Elle est enceinte, Scott, expliqua-t-il en regardant Whitlam droit dans les yeux. (Sa voix se brisa.) Elle doit accoucher dans un mois. Je vous en prie. Refermez ce briquet, s’il vous plaît.

La main de Whitlam tremblait.

— Bouclez-la.

— Vous pouvez encore faire marche arrière, Scott, intervint Falk.

— Non, c’est impossible. Ce n’est pas si simple. Vous ne comprenez pas.

— Je vous en supplie, implora Raco. Pensez à Sandra, à Danielle. Refermez ce briquet et venez avec nous. Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour votre femme. Pour votre petite fille.

Les traits de Whitlam se tordirent, et les égratignures sur ses joues prirent une vilaine teinte cramoisie. Il essaya d’avaler une grande bouffée d’air, mais un poids lui comprima la poitrine.

— Mais c’est pour elles que j’ai fait tout ça ! hurla-t-il. C’est pour elles que je me suis fourré dans ce merdier. Je voulais les protéger. Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? J’ai vu le pistolet à clous. Ils m’ont obligé à le toucher. Est-ce que j’avais seulement le choix ?

Falk ne savait pas très bien à quoi Whitlam faisait allusion, mais il le devinait. Au-delà de la panique qui montait en lui, il n’était, bizarrement, pas plus ému que cela. Si Whitlam parvenait à justifier ses actes à ses propres yeux, ses crimes effroyables étaient l’œuvre d’un monstre engendré par nul autre que lui-même.

— Nous nous occuperons d’elles, Scott. Nous veillerons sur Sandra et Danielle, dit Falk en prenant soin de prononcer les prénoms d’une voix forte et claire. Venez avec nous et racontez-nous ce que vous savez. Nous sommes en mesure d’assurer leur sécurité.

— C’est impossible ! Vous ne pouvez pas les protéger éternellement. Et moi je ne peux pas les protéger du tout.

Whitlam sanglotait carrément maintenant. Il raffermit sa prise sur le briquet, la flamme trembla.

Falk retint son souffle, essayant de calmer la tempête qui se déchaînait dans sa tête pour réfléchir posément à la situation. Au péril qui menaçait Kiewarra, tapie derrière eux dans la vallée avec ses ombres et ses secrets. Mais aussi l’école, le bétail, Barb et Gerry Hadler, Gretchen, Rita, Charlotte, McMurdo. Il se lança frénétiquement dans des calculs fumeux. Les distances, le nombre de maisons, les différentes échappatoires possibles. Rien à faire. Le feu allait plus vite qu’une voiture, alors un homme à pied…

— Scott ! cria-t-il. Ne faites pas ça, je vous en prie. Les gosses sont encore à l’école. Votre petite fille se trouve parmi eux. Nous l’avons vue tout à l’heure. Toute cette région est un baril de poudre, vous le savez pertinemment.

Whitlam tourna les yeux en direction de la ville, et Raco et Falk en profitèrent pour avancer d’un pas.

— Eh là, aboya-t-il en agitant le briquet. Restez où vous êtes. Si vous continuez d’avancer, je le lâche.

— Votre fille et tous ces gosses mourront brûlés en essayant de sauver leur peau, lança Falk, s’efforçant de parler d’une voix calme. Cette ville… écoutez-moi bien, Scott… Cette ville et tous ses habitants seront réduits en cendres.

— Eh bien, on pourra me filer une putain de médaille pour avoir sorti Kiewarra de sa misère. Cette ville n’est qu’un tas de merde.

— Peut-être, mais ce n’est pas une raison pour faire payer les gosses.

— Les pompiers arriveront assez vite pour les sauver.

— Quels pompiers, pauvre connard ? hurla Raco, pointant les gilets orange qui émaillaient le bush. Ils sont tous là, à ta recherche. On va tous cramer avec toi. Si tu laisses tomber ce briquet, on est tous perdus, y compris ta femme et ta fille, je peux te le jurer.

Whitlam se plia en deux, comme s’il avait reçu un coup de poing à l’estomac, la flamme du briquet vacillant toujours dans sa main. Ses yeux croisèrent ceux de Falk, qui y lut une peur infinie, et il poussa un hurlement bestial, primitif.

— Je les ai déjà perdues de toute façon ! Je ne peux plus les sauver, je ne l’ai jamais pu. Je préfère encore ça à ce qui nous attend.

— Non, Scott, ce n’est pas…

— Et cet endroit. Cette putain de ville pourrie, beugla-t-il en levant la main qui tenait le briquet. Kiewarra peut bien brûler…

— Maintenant ! cria Falk qui s’élança en même temps que Raco, leurs bras écartés déployant leurs vestes en guise de couverture.

Les deux hommes se ruèrent sur Whitlam au moment précis où celui-ci jetait son briquet par terre. Un éclair blanc à la chaleur intense vint lécher la poitrine de Falk, qui tomba d’un bloc sur le forcené avant de rouler avec lui sur le sol, les gilets volant en l’air, les bottes soulevant des nuages de poussière. Sans se soucier de la violente sensation de brûlure au niveau de son mollet et de sa cuisse, il agrippa une poignée de cheveux de son adversaire et s’y cramponna littéralement, sentant une douleur insoutenable dans sa main, jusqu’au moment où les cheveux semblèrent se volatiliser. Sa main, rose vif, à la peau gaufrée, ne tenait plus rien.

Ils roulèrent et brûlèrent pendant un temps infini, jusqu’à ce que des mains pourvues de gants épais viennent immobiliser Falk par les épaules. Il poussa un hurlement de douleur, tandis que sa peau à vif grésillait et crépitait.

Une épaisse couverture l’enveloppa et il toussa, s’étouffant presque, lorsqu’on aspergea d’eau sa tête et son visage. Une autre paire de mains l’entraîna à l’écart et il s’effondra sur le dos avant qu’une bouteille d’eau soit introduite entre ses lèvres. Il fut incapable d’avaler une seule goutte. Il se tortilla pour essayer d’échapper à son martyre jusqu’à ce que quelqu’un l’immobilise délicatement, et il hurla en sentant la douleur ravager tous ses membres suppliciés. La puanteur de la chair brûlée imprégnait ses narines, ses yeux larmoyaient, son nez coulait comme une fontaine.

Il tourna la tête sur le côté, pressant sa joue humide contre la terre. Raco disparaissait derrière le mur de gilets orange qui l’entourait. De l’endroit où il se trouvait, Falk ne pouvait apercevoir que les bottes de son collègue. Il semblait immobile. Un troisième groupe entourait une silhouette hurlante, tassée sur elle-même.

— Raco, essaya de dire Falk, mais quelqu’un pressa de nouveau la bouteille sur ses lèvres.

Il fit un effort pour détourner la tête.

— Raco, ça va, vieux ? (Pas de réponse.) Aidez-le. Pourquoi ne s’agitaient-ils pas plus ? Aidez-le, bon sang !

— Chut ! lui murmura une femme équipée d’un gilet réfléchissant, tandis qu’on l’installait sur une civière. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir.