Hermogène ou la Vitesse
Hermogène, né à Tarse, avait à 15 ans une si grande réputation de sophiste que l’empereur Marc Aurèle se déplaça pour l’entendre. Mais à 20 ans, il perdit tout à coup son don, en apparence de manière naturelle. « Où sont donc, lui disait-on, tous tes discours ailés ? Ne se sont-ils pas envolés de toi à la vitesse des oiseaux ? » Il mourut pauvre, inconnu, car on cessa de penser à lui dès que son art le quitta. Quand on ouvrit son cadavre, on vit qu’il avait le cœur plus gros que la normale, et couvert de poils.
Ainsi dit à peu près Philostrate. D’Hermogène on a conservé le Peri Ideon, traité de rhétorique articulé autour des sept Idées : Clarté, Grandeur, Beauté – Vitesse – Ethos, Vérité, Gravité. L’Idée centrale est la Vitesse.
Sturm, traduisant Hermogène en latin en 1571, parle de l’idée de vitesse en des termes qui évoquent le courant impétueux du fleuve, et ses eaux « roides » (comme on dit dans le Lancelot en prose). C’est une qualité qui rend vivantes les eaux de la parole qui sans elle se transformeraient en mare stagnante. Mais comme il suffit parfois de regarder fixement le fleuve pour empêcher son image de couler, comme le courant, même rapide, fuyant trop lissement, à la longue semble lent et presque immobile, il faut l’interrompre par quelque interpolation de mots rudes, « hirsutes », qui sont les mots et les sons par excellence de la « velocitas ».
Le seizième siècle y a vu le style du temps. Minturno, dans son Arte poetica, cite un vers du « Triomphe du Temps » de Pétrarque comme son emblème, un vers qui, selon lui, dit avec une rapidité extrême la précipitation irrépressible de ce dont il parle : « per la mirabil sua velocitate ».
Andrew Marvell signale à sa fuyante, réticente et phobique maîtresse, « his coy mistresse », le chariot précipité du temps, « Time’s winged charriot hurrying near. »
Et plus intimement encore s’accorde à l’esprit de l’Idée hermogénienne l’apostrophe du Faust de Marlowe aux chevaux de la nuit : « Lènte, lènte, cùrrite nòctis èqui » (vers accentué et insisté typographiquement ici ainsi que je l’entends dans mon oreille, écrivit Mr Goodman).
Chaque mot de ce vers est un mot de la vitesse, car dans la classification hermogénienne le mètre par excellence de cette Idée est le trochée, la succession trochaïque (la dipodie trochaïque particulièrement) qui sans cesse tombe de son haut (ici d’une hauteur accentuelle : c’est un vers latin, lui-même dit en anglais) et précipite la voix. Mais le redoublement de l’effet, son accélération, résulte d’un précipice sémantique aux deux premiers pieds, où se répète l’adverbe, qui est rapide et comme expressément inventé pour un « paradoxe de Grelling » du temps : « lènte », « lènte ».
D’ailleurs, tout dans la description du style véloce (par M. Patillon, savant commentateur du rhéteur, décortiquant Hermogène et ses démosthéniens exemples) explique après coup la séduction que cette idée exerça instantanément sur Mr Goodman : pas de pensée sans la vitesse ! Mots brefs, peu recherchés, figures qui enlèvent la platitude : incises, enchâssements ; & « l’incursive », cette merveille, celle qui « entraîne » (en cascade) d’autres « idées », les précipitant sur une distribution de rochers-conjonctions (les « hirsuta » de la syntaxe) ; « commata » en asyndète (mais oui !) ; variantes accumulées et rapprochées, proximités des apodoses (pas d’inquiétude à avoir, cher lecteur : selon ce terme, il s’agit seulement d’assurer l’arrivée immédiate de « l’idée qui doit suivre »), & les figures du discours concis mais qui ne le paraît pas (constructions obliques, enclaves), & les figures du discours qui semble concis mais ne l’est pas (associations), et celles du discours concis et le paraissant (tout de même !), côla brefs, pauses sans hiatus (pas de béances dans la voix) finissant sur une instabilité, & la dipodie trochaïque, bien sûr, « last but not least » ! La brièveté des éléments, la rapidité des transitions invente le mouvement (kinei), multiplie les passages (metabasis). Sa nécessité résulte de ce que « le discours morcelé, devenu plat, a besoin d’un correctif (epanortosis) sous la forme d’une mise en perspective logique (figure incursive) ou métalogique (remarque incidente). C’est ce que Hermogène appelle relever (orthoun) la platitude et réveiller (diegeirein) le discours ».
C’est bien l’équation seiziémiste entre l’Idée hermogénienne et la topique du Temps qui lui donne sa nécessité propre dans mon entreprise, se dit Mr Goodman : « car je me suis, en décidant d’écrire au présent du récit, sans arrêts et sans retours, dans un “maintenant” dont l’épaisseur est, nocturne, enfermée en d’étroites limites horaires, voué à l’angoisse de l’instant évanouissant, dont je sais toujours quand il aura cessé d’être. Le salut (bien qu’illusoire) était dans la seule vélocité ».
La vie très brève d’Hermogène par Philostrate, racontant la vie très brève d’Hermogène, mangée par la vitesse, n’est-elle pas, nous dit Mr Goodman, d’une adéquation idéale à son objet ? N’unit-elle pas indissolublement, comme il se doit, la Vie et l’Œuvre ?
Sans aucun doute. A moins qu’il ne s’agisse pas, dans ce texte, d’Hermogène le Rhéteur, auteur du Peri Ideon, mais d’un tout autre Hermogène ; d’Hermogène le Sophiste, par exemple.