Les sept derniers Sages
de la Grèce
Je cherche l’éternel et l’éphémère.
Ge( )rges Perec
S’étant préoccupé, peut-être un peu tard dans son existence, de l’idée de temps qui ne l’avait pas jusqu’alors sollicité, Mr Goodman ouvrit un jour et par hasard le Corollarium de Tempore du néoplatonicien Simplicius. Le passage suivant attira son attention.
Damascius (dit Simplicius) a justement insisté sur le fait que le temps dans son éternitude et à tout instant contrôle le devenir de toutes choses ainsi que la totalité des engendrements et les tient ensemble.
Il dit ensuite ceci (dit Simplicius) : que le temps de par sa propre nature est la cause de l’absence de changement dans les choses qui, dans la mesure où elles ont une existence propre, cessent d’être ce qu’elles sont, si bien que le temps est plus semblable au repos qu’au mouvement.
Et s’il dit cela (dit Simplicius), c’est sans doute que pour lui il y a une ressemblance entre le temps et l’éternité, provenant de la continuité du processus du devenir.
Car de même que l’éternité est la cause de la permanence dans l’être, le temps est la cause de la permanence dans le devenir (explique Simplicius).
Mais peut-être le terme de « permanence » (dit Simplicius) ne correspond-il pas entièrement au concept de temps, pas plus que l’être n’est l’exact correspondant du devenir. Mais de même que le devenir est une espèce de déploiement, de déroulement hors de l’être, de même le cercle, la spirale autour de l’être est un déploiement de la permanence de l’être.
Toutefois ces expressions employées par Damascius (dit toujours Simplicius en sa simplicissité) ne m’ont pas causé autant de souci que ces mots, qu’il me disait pendant qu’il vivait encore, à savoir que le temps dans sa totalité existe simultanément dans le réel. (C’est moi qui souligne et engraisse, inscrivit Mr Goodman sur son écran.)
Je voudrais (dit Simplicius) m’interroger sur cela, qu’il a exposé aussi dans son Traité sur le temps (duquel je n’ai pu trouver trace – Goodman).
Ce jour-là Mr Goodman ne parvint pas, malgré ses efforts, à lire plus avant. Non seulement la vision de la déclaration de Damascius, « le temps dans sa totalité existe simultanément dans le réel », ne cessait de s’opposer, à son regard intérieur, aux arguments de Simplicius qui, sur la page, essayait de comprendre ce qu’avait voulu dire son maître (quitte à marquer, pour finir, et son désaccord et sa perplexité inentamée), mais au même moment son oreille retentissait sans cesse de ce surprenant « pendant qu’il vivait encore », surprenant cri du cœur et irruption biographique inhabituelle dans la générale sérénité intemporelle et impersonnelle néoplate, mais l’étonnant aussi parce qu’il lui semblait qu’en ces mots, qu’en cette incise stupéfaite, en ce « souci » de Simplicius la trace d’émotion d’un instant révolu et de durée infinitésimale s’était trouvée cristallisée, et, partant, perpétuée. Tout se passait comme si, en somme, l’éternité pour toutes fins pratiques avait réussi là à pincer l’éphémère presque pur.
Mr Goodman, alors, fut pris de curiosité. Il voulut savoir quelle sorte d’hommes étaient Simplicius et Damascius, son maître. Il délaissa quelque temps le temps, et se mit en embuscade dans les bibliographies, puis dans les catalogues, dans les rayons enfin des bibliothèques.
De Damascius Mme Galpérine a traduit et publié le Traité des Premiers principes, qui s’ouvre d’une introduction où elle rassemble une grande partie de ce que l’on sait, ou croit savoir, de cet auteur. Mr Goodman y découvrit (et nous avec lui, lisant par-dessus son épaule), en bref, ceci, qui vient de Mme Galpérine et parfois de Mme Ilsetraut Hadot, qu’elle cite (nous y reviendrons) :
La tradition veut que Damascius ait été le dernier scholarque de l’école d’Athènes. Le plus ancien de ses manuscrits lui donne le titre de Diadoque, successeur de Platon, qu’avait porté Proclus.
Les néoplatoniciens se considéraient comme les héritiers légitimes de Platon ; ils ne l’étaient certainement pas au sens juridique du mot, qu’il s’agisse des biens matériels ou de la succession des scholarques.
L’école d’Athènes est connue en tant qu’institution permanente à partir de Plutarque d’Athènes, mort vers 432, par la Vie de Proclus de Marinus et la Vie d’Isidore de Damascius, donc par des descriptions de la vie de deux scholarques de l’école écrites par leurs disciples respectifs : Marinus fut le disciple et le successeur de Proclus, Damascius celui d’Isidore qui dirigea l’école après Marinus.
D’après les renseignements fournis par ces deux biographies l’école néoplatonicienne d’Athènes apparaît comme une communauté philosophique privée qui vivait de ses propres moyens, c’est-à-dire des revenus de ses biens considérables provenant de dons de bienfaiteurs particuliers.
L’enseignement semble avoir toujours eu lieu dans une maison particulière située sur le flanc sud de l’Acropole. Mais rien ne permet d’affirmer qu’ils donnaient des cours dans le gymnase de l’Académie reconstruit de ses ruines vers 400, ni qu’ils assuraient la charge d’une chaire impériale.
Damascius était donc à la tête de l’Académie au moment où le décret de Justinien en ordonna la fermeture. C’est le dernier grand nom (ou l’avant-dernier, selon le jugement qu’on porte) de l’histoire de la pensée grecque (selon qu’on ajoute Simplicius ou pas. Le seul vraiment important après lui fut en effet son propre disciple Simplicius).
On peut refuser à Simplicius la grandeur philosophique parce qu’il n’aurait été qu’un commentateur d’Aristote.
Il reste, comme l’écrit Leonardo Tarán, que son commentaire sur la Physique d’Aristote est important pour trois raisons :
i – C’est le meilleur commentaire ancien sur cet ouvrage et sa qualité intrinsèque en fait sans doute le meilleur encore aujourd’hui.
ii – Il a conservé par allusion et citation la substance de nombreux autres commentaires et, sans doute parce qu’il était conscient du fait que les circonstances historiques étaient telles que les œuvres de nombreux philosophes risquaient de disparaître à jamais, il a pris le soin de les citer abondamment.
iii – Enfin (et c’est une conséquence de ii), il introduit délibérément dans ses textes d’innombrables fragments souvent très anciens, dont il souligne parfois la rareté : Anaximandre, Parménide, Zénon, Mélissos, Empédocle, Anaxagore, Théophraste, Eudème, Xénocrate, Épicure, les stoïciens, Porphyre, etc.
En ce qui concerne les présocratiques deux tiers des citations textuelles qui ont survécu viennent de lui. C’est particulièrement frappant, comme l’indique Nestor-Luis Cordero, dans le cas de ce qu’on appelle l’école des Éléates (qui n’est d’ailleurs peut-être pas une école, mais une invention de Platon). Deux des quatre Éléates canoniques, Zénon et Mélissos (les deux autres étant Xénophane et Parménide) seraient presque inconnus sans Simplicius, car c’est lui qui a conservé les neuf dixièmes de leurs fragments. Il cite plus de la moitié du Poème de Parménide et dans un meilleur texte que dans d’autres versions. Sur 160 vers conservés, 89 sont chez lui. Sur 4 fragments de Zénon, 3 ; sur 10 fragments de Mélissos, 10.
Les œuvres principales de Damascius qui ont été conservées sont :
– Le Traité des Premiers principes.
– Le commentaire du Parménide de Platon.
– Des leçons sur le Philèbe autrefois attribuées à Olympiodore.
– La Vita Isidori (des extraits seulement qui sont principalement chez l’évêque byzantin Photius).
– Le Corollarium de Loco Numero et Tempore conservé en longues citations longuement commentées par Simplicius.
Damascius, semble-t-il, était aussi poète. L’Anthologie palatine, en son livre VII, lui attribue une épigramme, une inscription sur la tombe d’une esclave précédée des mots : « du philosophe Damascius » (l’inscription originale a été découverte en Syrie ; la date y est inscrite : 538 ; et l’attribution ainsi confirmée) :
Zozime qui auparavant n’était esclave qu’en son corps a maintenant pour son corps aussi retrouvé sa liberté.
C’est à ce point que la soif de Mr Goodman, loin d’avoir été étanchée, se trouva au contraire avivée par un mystère de première grandeur.
Qu’était-il arrivé à Damascius et à son disciple, Simplicius, quand Justinien ordonna, impérialistement, unilatéralement, dictatorialement et arbitrairement, la fermeture à Athènes de l’Académie des néoplates ?
Nous constatons, pensa Mr Goodman, que Damascius ne s’est pas penché seulement sur la question des principes et sur celle du temps. Dans sa Vita Isidori se trouve un commentaire non sur le temps mais sur « les temps », c’est-à-dire ceux que vécurent les derniers philosophes païens sous les persécutions de Justinien.
Le « prétexte » en est la comparaison des parties de l’âme avec les régimes politiques ; thème qu’avait inauguré Platon au livre IV de la République.
Puisqu’il y a trois types d’âme, il y a aussi trois genres de régime politique : sans doute chacun présente les trois types d’âme, mais il reçoit sa forme et son nom du type qui prédomine.
Est gouverné par la Raison le régime politique qui est comme la vie au temps de Cronos, ou bien ce que l’on appelle l’âge d’or, ou bien celui de la race d’hommes née des dieux, comme sous la forme du mythe les poètes assis sur le trépied des Muses les célèbrent.
Est gouverné par l’Irascible le régime politique qui se précipite sur les guerres et les combats et qui, en général, lutte pour les premières places et pour la gloire, comme nous entendons dire qu’a été celui dont il est question en toute occasion dans l’histoire.
Est gouverné par le Concupiscible le régime politique qui se répand partout aujourd’hui, qui est corrompu par une jouissance intempérante, qui n’a que des pensées basses et indignes d’un homme, qui est inséparable de la lâcheté, qui se roule dans toute espèce de boue, qui est avide de richesses, qui est mesquin, qui veut fermement une vie d’esclave, comme la vie que mènent les gens de la génération de maintenant. Le monde est comme un corps paralysé, gisant quelque part énervé et incapable de se mouvoir encore.
Dans le même esprit Simplicius, et dans les mêmes années, ajoutait à la maxime d’Épictète, « n’essaie pas de faire que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras des jours heureux », ces lignes :
Si nous voulons couler des jours heureux, il est nécessaire de nous comporter de telle manière que nous approuvions ce qui arrive par l’effet du Tout. Mais parfois le précepte semble dur, impossible même.
Quel homme de bon sens approuvera ce que les hommes font à d’autres hommes par méchanceté : les destructions de villes, les captivités, les vols, les spoliations, les désordres, les violences tyranniques qui encouragent l’impiété ; et la destruction de la philosophie, de la culture, de toute vertu et de toute amitié, de tout rapport mutuel de bonne foi
(allusion à l’inscription de Delphes où le peuple d’Athènes est célébré parce qu’il a introduit la tradition des mystères et annoncé par eux que c’était une bénédiction pour les hommes de se rencontrer souvent et de se faire confiance).
Quant à tous les arts et toutes les sciences, découverts et développés depuis longtemps, qui approuvera la totale disparition des uns de telle sorte que l’on ne se souvienne plus que de leur nom, tandis que des arts nombreux qui nous ont été donnés par les dieux pour le secours de l’existence, comme la médecine, l’architecture, la construction, il ne nous reste que l’ombre et l’image ? Ces malheurs et tous les autres analogues qui abondent à notre époque, qui voudrait, je ne dis pas les voir et les subir, mais seulement en entendre parler et vouloir qu’ils arrivent, si ce n’est un homme qui hait le bien et aime le malheur d’autrui ?
Rappelons quand même ici que cet état de choses était l’aboutissement d’une évolution amorcée plus de deux siècles auparavant, avec Constantin (306), puis Théodose (empereur particulièrement sauvage, de 379 à 395). La législation s’était faite de plus en plus répressive. Le récit, dans la Vie de Proclus écrite par Marinus, de l’arrivée du jeune philosophe, à 18 ans, à Athènes, en témoigne. Il avait assisté pour la première fois à un cours de Syrianus. C’était en l’an 430.
C’était le moment du crépuscule. Ils étaient en discussion encore quand le Soleil se coucha et quand la Lune fit sa première apparition au sortir de sa conjonction avec le Soleil. Syrianus cherchait à renvoyer le jeune homme, parce qu’il était un étranger, afin que, seul enfin, il puisse adorer la déesse. Mais Proclus, ayant vu au-dehors, de cette maison même, la Lune apparaître, enleva ses chaussures et, sous les yeux de Syrianus, se mit en devoir de saluer la déesse.
La prudence de Syrianus, qui ne veut pas révéler à un étranger sa religion, l’audace de Proclus qui brave cette prudence en pratiquant publiquement le rite interdit, tout cela montre que les pratiques religieuses païennes étaient alors clandestines. Et la situation était plus difficile encore un siècle plus tard.
Passer le reste de leur vie de la manière
la plus agréable et la plus plaisante
Ouvrant un nouveau document Macintosh auquel il donna pour titre celui qui figure ci-dessus, Mr Goodman entra, grâce à Mme Hadot, dans le vif de son sujet.
En 529 donc, Justinien interdit l’enseignement de la philosophie à Athènes et confisqua les biens de l’école. Les derniers philosophes grecs prirent le chemin de l’exil. Ils emportaient avec eux, en se rendant à la cour de Perse, le rêve de Platon : qu’un roi devînt philosophe.
La résolution prise par les philosophes païens d’émigrer en Perse n’était nullement issue d’un rêve utopique (comme celui de Michel Foucault sur l’Iran de Khomeyni – J.R.), mais avait au contraire un fondement très réaliste.
Ils avaient depuis longtemps devant les yeux l’exemple de Nisibe, université nestorienne autrefois installée à Édesse en Syrie. Elle jouissait avant 532, sous les rois perses, d’une liberté de pensée considérable qui contrastait favorablement avec l’intolérance romaine et byzantine à cause de laquelle cette université avait dû fuir en Perse. Cette école chrétienne était un bastion de culture grecque à travers la langue syriaque parlée de part et d’autre de la frontière. On peut supposer que Damascius le parlait, étant originaire de Damas et peut-être aussi Simplicius. La Perse a réuni, au moins pendant une certaine période, toutes les conditions favorables : la tolérance en matière religieuse et un centre de culture grecque.
« Ils étaient sept, nous rapporte Agathias (in Historiarum libri quinque II 30-31). Damascius le Syrien, Simplicius le Cilicien, Eulamius le Phrygien, Priscianus le Lydien, Hermas et Diogène, tous deux de Phénicie, Isidore de Gaza, tous ceux-là donc, la fleur la plus noble, pour parler comme les poètes, des philosophes de notre temps, n’étant pas satisfaits de l’opinion dominante chez les Romains concernant le divin (un euphémisme !), pensèrent que le régime politique des Perses était bien meilleur. Comme de toutes parts on faisait l’éloge des Perses, ils étaient persuadés que les dirigeants chez ceux-là étaient parfaitement justes et tels que le veut le discours de Platon, la royauté coïncidant avec la philosophie. »
Le roi Chosroês les accueillit. Il venait de monter sur le trône et se faisait gloire d’être lui aussi à sa manière un philosophe, particulièrement curieux de connaître les religions étrangères. Il entreprit de faire traduire (peut-être en syriaque) l’œuvre de Platon et celle d’Aristote.
On possède de Priscianus, en traduction latine, un traité sans doute composé en Perse pour Chosroês. Ce sont les Réponses du philosophe Priscianus aux doutes de Chosroês, roi des Perses.
Mais les philosophes grecs ne tardèrent pas à sentir qu’une monarchie orientale ne ressemblait guère à la cité idéale qu’avait conçue Platon et ils demandèrent d’eux-mêmes à rentrer dans l’Empire.
Chosroês ne s’en offensa pas puisque, dans le traité qu’il conclut avec Justinien en 532, il obtint que les philosophes ne seraient ni persécutés ni obligés d’embrasser le christianisme. Damascius et ses amis quittèrent donc la Perse après un séjour de deux ans. Agathias nous dit seulement qu’ils firent le voyage ensemble.
Que sont-ils devenus ? L’opinion traditionnelle concernant ce mystère est qu’il n’en est pas un ; ils retournèrent à Athènes, sous la protection, distante mais puissante, du roi des Perses. Il est étrange cependant que nul n’ait plus jamais entendu parler d’eux.
Ici Mr Goodman inséra quelques vers de la dernière tragédie de Rotrou (1648) intitulée Cosroès, afin de se faire une idée du caractère de ce roi. Il s’agit certes non pas de celui dont il vient d’être question mais de Chosroês II, qui eut des démêlés sérieux avec l’Église romaine, s’étant, dit-on, emparé de la Vraie Croix lors de sa prise de Jérusalem en 614 ; mais peu importe :
Cosroès furieux
Noires Divinités, filles impitoyables,
Des vengeances du Ciel ministres effroyables,
Cruelles, redoublez ou cessez votre effort,
Pour me laisser la vie, ou me donner la mort.
Ce corps n’a plus d’endroit exempt de vos blessures,
Vos couleuvres n’ont plus où marquer leurs morsures,
Et de tant de chemins que vous m’avez ouverts
Je n’en trouve pas un qui me mène aux Enfers ;
Ce n’est qu’en m’épargnant que la mort m’est cruelle,
Je ne puis arriver où mon père m’appelle,
Achevez de me perdre et dedans son tombeau
Enfermez avec lui son fils et son bourreau.
(Rappelons qu’il vient d’assassiner son père Hormisdas.)
Syra (reine de Perse)
Chassez de votre esprit les soins mélancoliques
Qui montrent à vos yeux des objets chimériques.
C’est une illusion dont ils sont effrayés,
Et vous ne voyez rien de ce que vous voyez.
Cosroès
Quoi, n’entendez-vous pas, du fond de cet abîme,
Une effroyable voix me reprocher mon crime
Et me peignant l’horreur de cet acte inhumain
Contre mon propre flanc solliciter ma main ?
N’apercevez-vous pas, dans cet épais nuage,
De mon père expirant la ténébreuse image
M’ordonner de sortir de son trône usurpé
Et me montrer l’endroit par où je l’ai frappé ?
Voyez-vous pas sortir de cet horrible gouffre,
Qui n’exhale que feu, que bitume et que soufre,
Un spectre décharné, qui, me tendant les bras,
M’invite d’y descendre et d’y suivre ses pas ?
Ô dangereux poison, peste des grandes âmes,
Maudite ambition dont je crus trop les flammes,
Et qui pour t’assouvir ne veux rien épargner,
Que tu m’as cher vendu le plaisir de régner !
Pour atteindre tes vœux et pour te satisfaire,
Cruelle, il t’a fallu sacrifier mon père.
Je t’ai d’un même coup immolé mon repos,
Qu’un remords éternel traverse à tout propos ;
Il te faut de moi-même encor le sacrifice,
Et déjà dans le Ciel j’ois gronder mon supplice
Et son funèbre apprêt noircir tout l’horizon.
(Il se promène et fait des signes de revenir en lui-même.)
Sardarigue (capitaine des gardes)
Cet accès a longtemps possédé sa…
(Vous terminerez vous-mêmes, ô lecteurs, ce dernier vers.)
(Note de Mr G.) – Dans la tragédie de Rotrou, Cosroès, après avoir eu des mots avec son père, en a avec ses deux fils. Si les metteurs en scène du théâtre d’aujourd’hui avaient la moindre imagination, ils se rendraient compte qu’il y a là à l’évidence tous les ingrédients d’un beau cycle (de même qu’il serait heureux de jouer Phèdre de Jean Racine après l’Ariane de Corneille (Thomas)): après Cosroès, le racinien Mithridate, et avant ou après le Gorboduc de Sackville et Newton (dont les fils s’appellent Ferrex et Porrex) et enfin La Tragédie de Gallimard, de X.
L’atmosphère de la tragédie de Rotrou correspond à ce que veut dire Mme Galpérine quand elle parle des « monarchies orientales » ; atmosphère peu propice à l’étude sereine des premiers principes. Damascius et les autres ont dû se dire : oh là là là là !
Mais l’hypothèse d’un retour philosophique à Athènes laisse insatisfait.
Le temps des persécutions n’était pas révolu. Les chrétiens avaient été persécutés. Ils étaient désormais les persécuteurs. Dans l’Alexandrie du cinquième siècle le peuple excité par son évêque massacrait Hypatie (en 415) : « Cette femme s’enveloppait du manteau des philosophes et, entreprenant des sorties en pleine ville, expliquait publiquement à qui voulait l’entendre Platon, Aristote ou la doctrine de quelque autre philosophe » (Damascius dans sa Vita Isidori)
(voir Rist, « Hypathia », Poenix 19, 1965, p. 241-265. Mais tenir compte du fait que cet auteur cherche sournoisement à disculper l’évêque et l’Église chrétienne en mettant l’assassinat sur le compte d’« éléments incontrôlés » et en rappelant les « exagérations » de Gibbon).
Que faire, depuis l’échec de l’empereur Julien, sinon se réfugier dans la contemplation ? Ce petit nombre d’hommes et de femmes pour qui le platonisme était une religion n’opposa plus au christianisme que le mépris et le silence
(cf. Vigny : « S’il est vrai qu’au jardin sacré des Écritures/ Le Fils de l’Homme ait dit ce qu’on voit rapporté/ Muet aveugle et sourd aux cris des créatures/ Si Jésus nous laissa comme un monde avorté/ Le juste opposera le dédain à l’absence/ Et ne répondra plus que par un froid silence/ Au silence éternel de la divinité.// » (Une interprétation gnostique veut que tel ait été le jugement final de Jésus, que le monde était insauvable ; le reste de l’Évangile n’étant, selon cette version, qu’une falsification répandue par Paul et l’Église dominante.))
C’était la tâche de la philosophie de défendre les dieux. Leur multitude témoigne de la grandeur du divin : « ne pas restreindre la divinité à un seul être, la faire voir aussi multipliée que Dieu nous la manifeste effectivement, voilà qui est reconnaître la puissance divine » (Plotin, Ennéades II 9, 19). De là est née la doctrine des hénades.
Seuls les atomistes, avant les chrétiens, « vidèrent le monde ». C’est ce que ressentirent avec force les derniers païens : le monde est vide.
Les chrétiens étaient des iconoclastes (bien moins intéressants que les iconodoules). On vidait les temples et on brisait les idoles (comme plus tard les puritains en Angleterre, précurseurs de la « Révo cu dans la Chin pop »). Le monde avait cessé d’être « la cité qu’habitent en commun les dieux et les hommes » ; « C’est chose grave de mépriser le monde » (Enn. II 9, 13).
Les idoles, pour la piété néoplatonicienne, sont les derniers reflets du divin, ce qui fait qu’une pierre n’est pas chose inerte, privée de dieu. La chose matérielle est le dernier anneau d’une série qui suspend toute chose à une chaîne que commande un dieu. Ainsi se justifient les pratiques théurgiques.
Le dieu chrétien a « humilié les étoiles ». Pour comprendre la réaction païenne, il faut relire le traité de Plotin contre les gnostiques. Mais ce sont aussi les chrétiens de toutes variétés qu’il atteint : « voilà des hommes qui ne dédaignent pas d’appeler frères les hommes les plus vils, … pour qui même les hommes les plus méchants ont une âme immortelle et divine et pour qui le ciel et les astres sont eux privés d’âme » (Enn. II 9, 18).
Le refus du Christ est aussi le refus d’une vision trop profondément pessimiste du monde : « il faut accepter avec douceur la nature des choses » (Enn. II 9, 13).
Interrogation.
Agathias, qui rapportait le départ des sept philosophes vers la cour de Chosroês et leur retour au bout de deux ans, poursuivait ainsi : « Ils tirèrent profit de leur exil, non pas en une chose petite et négligeable, mais en ce qu’ils purent passer le reste de leur vie de la manière la plus agréable et la plus plaisante. »
Une telle formule (commente Mme Ilsetraut) ne donne pas l’impression que nos philosophes aient été forcés de vivre dans un isolement idéologique et n’aient été que tolérés par un environnement hostile.
En dépit de la sorte d’amnistie dont ils auraient pu bénéficier par la clause du traité entre Chosroês et Justinien en leur faveur, il y a peu de chances qu’ils soient retournés à Athènes ou allés à Alexandrie ou même ailleurs dans l’Empire byzantin.
Et même si cela avait été le cas, dans aucune des hypothèses de ce genre, on n’arrive à concevoir par quel miracle ces philosophes auraient pu mener le genre de vie joyeuse dont parle Agathias (on sent pointer un peu d’envie dans son récit – G.). Comment même auraient-ils pu tout simplement garder leurs vies sauves loin de la protection du roi perse ? Car qu’est-ce que représentait en réalité une clause d’un traité (un simple chiffon de papyrus, une serpillière de parchemin – G.) face à une Église chrétienne omnipotente qui aurait toujours pu organiser des lynchages comme celui dont fut victime Hypatie ? Auraient-ils été assez téméraires et naïfs pour se fier à un bout de papier destiné à rester lettre morte loin des forces armées susceptibles de le garantir ? (Une telle naïveté philosophique n’est peut-être pas impensable, n’en déplaise à Ilsetraut ; les mêmes n’avaient-ils pas cru en Chosroês ? – Goodman.)
C’est à ce point de ses lectures que Mr Goodman rencontra l’illumination. Elle lui fut donnée par une déduction véritablement sherlock-holmesienne de Mr Michel Tardieu.
En 943 l’auteur arabe al-Mascûdî se rendit en voyageur et en touriste dans la ville de Harrân. Il rapporta ses impressions plus tard dans son livre Kitâb murûgv al-dahab wa- macâdin al gvauhar. Voici ce qu’il en dit :
« J’ai vu à Harrân sur le manteau de la porte du lieu de réunion des Ssâbiens une inscription en caractères syriaques, tirée de Platon ; elle m’a été expliquée par Mâlik b. cUqbûn et d’autres personnes de la même secte : “Celui qui connaît sa nature devient Dieu.” C’est Platon qui disait aussi : “L’homme est une plante céleste. En effet l’homme ressemble à un arbre renversé, dont la racine est tournée vers le ciel et dont les branches plongent dans le sol.” » (Goodman : C’est d’ailleurs sûrement pour cette raison (je réponds ici à une interrogation de Jean Bénabou), parce que le langage est humain donc divin, que les linguistes représentent les arbres syntaxiques à l’envers.)
Chwilsohn, l’auteur du livre si célèbre (? – Goodman) Die Ssabier und der Ssabismus, avait mentionné (t. II, p. 826 de l’édition de Saint-Pétersbourg, 1826) une rectification due à Fleisher de la traduction de l’inscription, rectification dont la portée fondamentale passa totalement inaperçue : « [Qui] connaît son essence propre (qui se connaît soi-même) devient divin (semblable à Dieu). »
Cela a permis à M. Tardieu (qui en a saisi, lui, comme il nous l’annonce, la portée fondamentale. Remarquons en passant que la modestie n’étouffe pas M. Tardieu) d’identifier les deux citations. L’une se trouve dans le Timée (90a7-b2) et l’autre est un rappel du Premier Alcibiade (133c).
Dans un autre livre, al M. revient à ces axiomes en ces termes : « et nous avons dit ce qu’ils (les Ssâbiens) pensent de cette formule de Platon : “celui qui se connaît soi-même en vérité devient Dieu” et de cette autre formule de l’auteur de la Logique : “celui qui se connaît soi-même connaît toutes choses” ». (Cela faisait partie de ses ouvrages antérieurs aujourd’hui perdus. Il y est revenu au moins quatre fois – G.)
S’il y est revenu aussi souvent, c’est qu’il avait parfaitement compris que cet axiome était fondamental pour ses interlocuteurs de Harrân et résumait à lui seul toute leur philosophie.
Soit. Mais que désignait donc le terme Ssâbien ; et où était donc la ville de Harrân ?
Harrân (Carrhae pour l’Antiquité romaine) était une ville byzantine de langue gréco-araméenne, où l’hellénisme était resté puissant et actif et qui était située tout près de la frontière perse (ce détail a son importance), à 30 km au S.-S.E. d’Édesse.
Harrân est connue des hellénistes et latinistes par deux faits :
– C’est aux environs de Carrhae en 53 av. J.-C. que l’armée romaine fut vaincue par les Parthes (dirigés par Artaban ?), et c’est dans cette ville que son commandant, le proconsul de la province de Syrie L. Licinius Crassus se retira avec les restes de ses troupes et fut assassiné.
– En second lieu, en l’an 363 de notre ère, l’empereur Julien (dit « l’Apostat », fondateur du sionisme) offrit selon le rite local des sacrifices dans le fameux temple de la Lune, avant d’être vaincu et tué quelques mois plus tard par les Perses. Aux yeux du chrétien Théodoret de Cyr, la visite de la ville païenne de Harrân était un affront intentionnel de la part de Julien envers la ville voisine, chrétienne, Édesse.
Pour les orientalistes Harrân est la ville par excellence des Ssâbiens (qu’il ne faut pas confondre avec les Sabéens, mais je suis sûr que vous n’avez même pas pensé une seconde à faire une telle confusion).
Les Ssâbiens, donc, qui étaient-ils ? N’examinons pas tout le détail de la question, fort embrouillée ; d’autant plus qu’il y a plusieurs sortes de Ssâbiens ; les Ssâbiens dits « coraniques », par exemple, « coraniques » parce que mystérieusement cités dans le Coran sur le même plan que les Chrétiens et les Juifs, ont été identifiés, toujours par M. Tardieu et péremptoirement, comme étant des gnostiques.
(M. Tardieu est le grand spécialiste des gnostiques. J’ai l’air, écrit Mr Goodman, de me moquer un peu de M. Tardieu, et je me moque effectivement un peu de lui ; c’est que je ressens une forte méfiance devant les affirmations convaincues et péremptoires dans des domaines aussi incertains (du moins quand elles sont énoncées par d’autres que moi ; et encore) ; cela dit, le raisonnement et les conclusions qu’il obtient sont d’une grande ingéniosité, et je les adopte avec un plaisir non dissimulé pour les besoins de ce conte du temps.)
Les Ssâbiens qui nous intéressent, ceux que décrit al M., citaient Platon.
Le contexte de la citation de Platon chez al M., notre voyageur, concernait des exposés relatifs à ceux qu’il nomme des « Ssâbiens grecs », ce qu’il faut prendre au sens étroit de « (néo)platoniciens ». Il cite Porphyre mais aussi son correspondant, le prêtre égyptien Anâbû. « Les divergences doctrinales, dit-il, entre Porphyre et Anâbû ont été consignées dans des épîtres connues de quiconque s’intéresse aux sciences anciennes » (al M. n’est pas un ignorant, et ne laisse pas ignorer ce fait).
Une autre citation de l’auteur de la Logique (qui désigne non Aristote mais un de ses commentateurs alexandrins), l’axiome : « Qui se connaît soi-même connaît toutes choses », est spécifiquement, lui, néoplatonicien. Il se trouve, et littéralement, chez deux Alexandrins : dans l’In Phaedrum d’Hermias et dans l’In Alcibiadem d’Olympiodore, juxtaposé dans les deux cas au précepte delphique (qui recommande les gnocchi surtout en automne, comme dit le théoricien néopythagoricien Pierre Lusson, citant Georges Perec – J.R.). Bien plus, l’association des deux axiomes dans al M. est dans le droit fil des interprétations traditionnelles du gnôti séôton chez les néoplatoniciens commentant l’Alcibiade.
Les Ssâbiens de Harrân qui expliquèrent à al M. l’inscription syriaque gravée sur le manteau de leur porte d’entrée et se considéraient eux-mêmes comme des Ssâbiens « grecs » étaient des néoplatoniciens. (Ah ! ah ! ah ! – Mr. G.)
Le local où les philosophes de Harrân se réunissaient était ce qu’al M. appelle un magmac (pourtant les magmas sont non associatifs, en général ! – G.). « En les disant philosophes, écrit al M., nous avons égard non à la sagesse mais à la communauté d’origine car ils sont grecs. » Le magmac, lieu de réunion de leur école, était une sorte d’Académie.
Mâlik b. cUqbun, son guide, expliqua aussi à al M. que quoique païens ils rejetaient, eux, les pratiques sacrificielles et divinatoires des autres païens de la ville, ainsi que les cérémonies mystérieuses et secrètes.
A l’instar de l’ancienne Académie de Platon ou plutôt de la légende qui courait sur elle, l’école de Harrân avait mis sur le manteau de sa porte une maxime qui invitait quiconque en franchissait le seuil au bios philosophikos, à la vie philosophique.
Or, deux cents ans avant la visite d’al M., sous les Ummayades, les deux foyers intellectuels qui furent le creuset de la transmission de la science grecque au monde arabe étaient syriens ; gréco-syriaque dans l’Antioche chrétienne, gréco-arabo-syriaque dans la Harrân païenne, devenue capitale de leur empire avec l’accession au califat de Marwan b. Muhammad en 744. (Nous y voilà. – G.)
D’où l’hypothèse, depuis un moment pressentie :
C’est à Harrân que trouvèrent refuge et s’établirent les exclus d’Athènes, dernier carré de la résistance grecque à la christianisation.
Harrân était d’ailleurs sur leur route quand ils dirent adieu à Chosroês.
Cela explique(rait) l’insistance avec laquelle les auteurs chrétiens de langue syriaque et arabe persiflent l’école des Hellènes de Harrân, rivale de l’école voisine installée à Nisibe, l’une païenne, laïque et philosophique, l’autre nestorienne, ecclésiastique et théologique (hérétique), mais l’une et l’autre sous la protection du Roi des Rois.
Le roi perse favorisait toute idéologie qui s’opposait à celle de l’Église chrétienne : le paganisme tout court, le paganisme philosophique des néoplatoniciens et le christianisme hétérodoxe des nestoriens.
Olympiodore compare l’Alcibiade à un propylée dont l’adyton est le Parménide. Il en est de même à Harrân. L’Alcibiade est à l’entrée, le Parménide au centre. Selon le témoignage, philosophique cette fois (après le touristique), d’al Kindî, le cœur de la pensée métaphysique des Ssâbiens de Harrân résidait dans l’affirmation qu’« au monde est une cause qui n’a jamais cessé : une monade, non un multiple, que n’affecte nul attribut quelconque des causés ».
Or il s’agit là d’une doctrine purement néoplatonicienne.
Dans l’étude de la philosophie de l’Académie néoplate, au moins après Proclus, on commençait par exposer les petits mystères, ceux d’Aristote, pour aborder ensuite les grands mystères, ceux de Platon ; l’étude des dialogues de Platon commençait par l’Alcibiade et culminait par le Parménide. (Do you see ?)
De plus à Harrân, avec le temple de la déesse Lune, les philosophes pouvaient se livrer à leurs pratiques théurgiques (suivant les préceptes du « Divin Jamblique »).
Un argument supplémentaire.
Le commentaire de Simplicius sur le Manuel d’Épictète, qui est certainement tardif, peut très bien avoir été composé à Harrân. Il contient un long développement en vue d’une réfutation du manichéisme et Simplicius indique qu’il s’était longuement entretenu avec un savant manichéen à ce sujet.
Or après 533 il n’y avait que deux villes où se trouvaient de façon certaine des manichéens (le dogmatisme de Mr T. apparaît, par exemple, là : il faudrait dire « les seules où nous pensons que se trouvaient… ») : Byzance, où ils étaient clandestins, et (oui c’est bien ça !) Harrân, où ils étaient établis et tranquilles (si tant est que leur doctrine pouvait leur procurer de la tranquillité) depuis la fin du troisième siècle, et où ils se maintinrent pendant plusieurs siècles. (On polémique encore avec eux dans le coin au huitième siècle.)
La réfutation détaillée du manichéisme à laquelle se livre Simplicius indique une certaine pression extérieure et contemporaine. Plotin, de même, avait réfuté les gnostiques à un moment où ils fréquentaient ses cours.
Le seul endroit où le contact direct a pu être possible et durable du point de vue historique, sociologique, linguistique et scolaire (n’en jetez plus) est Harrân.
Coda.
Le dernier temple païen de Harrân fut abattu en 1081.
En 1271 les Mongols rasèrent Harrân et déportèrent toute sa population.
De plus en plus fort, ou la dernière preuve (toujours M. Tardieu). La preuve par le calendrier.
Dans son exposé du concept de consécution qui entre dans les caractéristiques de l’objet en mouvement, Aristote donne, entre autres exemples de ce qui est après une certaine chose (la constitution de la B-série de McTaggart – G. (cf chapitre 6, texte XXVII)) le deuxième jour du mois par rapport au premier jour du mois lunaire.
Dans son commentaire du livre V de la Physique d’Aristote, Simplicius reprend les mêmes exemples et les classe en sept catégories, construisant chacune des variétés de B-série généralisée, des modes de l’avant-après : position, rang, propriété, affection, temps (la B-série habituelle), génération et nombre.
Comme exemple de consécution dans le temps, kata khronon, il cite bien sûr le cas des débuts de mois mais ajoute sous forme d’incise l’exemple des débuts d’année.
Il s’exprime alors en employant le « nous » et distingue quatre situations divergentes selon la saison, comparant les habitudes calendaires de ses contemporains, dans le lieu de son discours et au moment où il parle :
Ces débuts d’année (dit Simplicius) nous, nous les mettons
– d’abord au solstice d’été comme les Athéniens,
– ou bien à l’automne comme les habitants de la province qu’on appelle maintenant Asie,
– ou bien en hiver comme les Romains,
– ou bien au printemps comme les Arabes et les habitants de Damas.
Le sujet « nous » désigne Simplicius lui-même commentant Aristote, et son auditoire qui écoute la leçon. Les cas de début d’année qu’énumère Simplicius sont pris à une réalité qui concerne le lieu même où il est en train de parler et que ses auditeurs connaissent d’expérience.
Il s’agit donc d’une ville où coexistent dans l’usage public et privé quatre calendriers, avec pour chacun d’eux un début d’année spécifique :
i – un calendrier dont l’année commence au solstice d’été, comme dans le calendrier attique ;
ii – un calendrier dont l’année commence à l’équinoxe d’automne, comme dans le calendrier asiate ;
iii – un calendrier dont l’année commence au solstice d’hiver, comme dans le calendrier romain ;
iv – un calendrier dont l’année commence à l’équinoxe vernal, comme dans le calendrier arabe.
L’emploi simultané de ces quatre calendriers à cette époque exclut successivement toutes les villes. (M. Tardieu les énumère : les 79 villes de la province de Grèce, dont Hiéroclès donne la liste dans le Sunékdêmos composé en 527-528 ; les 43 villes de la province d’Asie, etc.)
Toutes ces villes étant exclues, il ne reste que trois provinces possibles : Euphratésie, Osrohène et Mésopotamie.
Or les témoignages des chronographes arabes, joints et confrontés à celui de Simplicius, permettent d’identifier la ville avec certitude.
Au terme d’une longue démonstration où défilent tous les calendriers avec les noms de tous leurs mois dans toutes les langues impliquées, on trouve
ô surprise !
Harrân !
La fascination qu’exerçaient sur les platoniciens les phases de la Lune et leur attachement au calendrier luni-solaire attique pour des raisons sentimentales, patriotiques, symboliques et métaphysiques (quatre types de raisons, puisqu’il y a quatre saisons) expliquent pourquoi Simplicius le met en tête de la série des calendriers en usage dans le lieu où il commente la Physique d’Aristote. Si les sources arabes sont muettes sur ce type de calendrier, c’est que le calendrier attique n’était en vigueur que dans le local précis où Simplicius faisait sa leçon, local qui ne pouvait être qu’une Académie platonicienne.
Et c’est bien là, dans cette « ville bénie parce qu’elle ne fut jamais souillée par “l’erreur de Nazareth” » (comme l’écrit Tâbit b. Qurra en 901) que trouvèrent refuge les derniers platoniciens après 533.
Un ultime complément.
Emporté par son élan, M. Tardieu s’est plongé avec frénésie dans la recherche de traces additionnelles du séjour des philosophes à Harrân. En grattant beaucoup, il en a trouvé une ou deux. Le résultat est un livre aplatissant d’érudition onomastique, géographique, linguistique et historique : Les Paysages reliques – Routes et haltes syriennes d’Isidore à Simplicius (Bibliothèque de l’EPHE sciences religieuses XCIV, 1990). Je vous y dirige, si vous désirez passionnément tout savoir, entre autres, sur le kélek, sorte de radeau admiré par Hérodote et décrit, quelques siècles plus tard, au milieu du dix-neuvième, par Victor Place (cité in extenso). Quant à moi, Goodman, j’ai renoncé.
Le doute.
Ces lectures vivifiantes, ces déductions subtiles avaient plongé Mr Goodman dans la jubilation. Il se voyait, par la pensée, transporté miraculeusement au sixième siècle suivant les cours de l’ultime académie néoplate, buvant les paroles du vieux Damascius, un peu chenu, et du grand Simplicius, toujours vert mais perplexe sur la présence du temps réel en sa totalité, comprenant enfin les premiers principes, et la nature du temps.
Pourtant une remarque de Michel Tardieu lui-même allait semer le trouble dans son esprit. Car, dans l’ouvrage qui vient d’être cité, il met en doute la version d’Agathias. Il ne croit pas à l’historicité du prétendu voyage des sept philosophes nommés par l’auteur byzantin. « Outre le fait que les détails perses fournis par lui sont des lieux communs destinés à ridiculiser les philosophes, et que je n’ai pu (dit M. Tardieu) repérer dans l’œuvre de Simplicius aucun élément susceptible d’indiquer qu’il avait une connaissance directe de l’Iran. »
Mais si on ne devait pas apporter crédit aux affirmations d’Agathias sur ce point, ne devait-on pas également s’interroger sur les autres ; ne devait-on point douter de toute l’histoire ?
Agathias.
Il n’y avait qu’un moyen, sinon d’en avoir le cœur net, du moins de se faire soi-même une opinion : il fallait lire Agathias. Ce que Mr Goodman fit.
N’ayant gardé que de faibles lueurs du peu de grec qu’il avait appris du temps de sa jeunesse folle, où trop souvent, à l’instar de François Villon, « il fuyoit l’escole/ Comme fait le mauvais garçon/ », il s’en remit à l’Histoire de l’empereur Justinien écrite par Agathias contenue dans le volume II de l’Histoire de Constantinople traduite par (Louis) Cousin (édition de 1671 ; cote 4°J 176 de la Bibliothèque nationale, à Paris). Le passage essentiel se trouve au livre II chapitre XII. Mr Goodman entreprit de recopier les passages qui lui semblèrent pertinents.
Il commença par le portrait de Chosroês.
Il est loué & admiré plus qu’il ne mérite, non seulement par les Perses, mais aussi par les Romains. On dit qu’il aime les belles lettres, qu’il a lû les plus excellens ouvrages des Grecs traduits en sa langue, & qu’il en a tiré une connoissance profonde de l’ancienne Philosophie, qu’il possède plus parfaitement Aristote que jamais Demosthene ne posseda Thucydide ; qu’il a l’esprit tout rempli de la doctrine de Platon, ayant penetré le Timée avec toutes les speculations de la Physique, & de la Geometrie, qui le rendent plus obscur qu’aucun autre dialogue de ce Philosophe, & ayant entendu parfaitement ceux qui paroissent d’ordinaire les plus difficiles, comme sont ceux de Phedon, de Gorgias & de Parmeneide.
Pour moy je ne saurois me persuader qu’il soit aussi habile qu’on le publie, ni qu’il soit arrivé à cette perfection sublime des sciences. Comment se pourroit-il faire que la beauté & la grace des expressions, qui dans la langue Grecque répond si proprement à la nature de chaque chose, se fût conservée dans une langue barbare ? Comment un Prince élevé dans le faste corrompu de la flaterie, & accoûtumé aux mœurs d’une nation farouche, & d’ailleurs occupé continuellement aux exercices de la guerre, auroit-il fait un progrez notable dans les sciences ?
Que si l’on se contentoit de le louër de ce qu’étant Empereur des Perses, commandant à tant de peuples, il a quelque goût des lettres, & de ce qu’il en fait gloire, je crois bien que cet éloge ne luy devroit pas être refusé, & je le prefererois en cela à d’autres Princes. Mais je pense que ceux qui luy attribuent une erudition extraordinaire, & qui le preferent aux plus fameux Philosophes de l’Antiquité, comme s’il avoit aquis la perfection des Sciences & des Arts, dont les Peripateticiens n’avoient formé que l’idée, se laissent surprendre par de faux bruits, & qu’ils s’éloignent fort de la verité.
Vient alors le récit de la décision des sept philosophes de se rendre en Perse, auprès de Chosroês ; Agathias s’exprime en ces termes :
Ils avoient oüy dire que la puissance y est toute legitime & toute juste, & telle que Platon s’est imaginé qu’elle se formoit par l’union de la Royauté & de la sagesse. Ils avoient oüy dire que les sujets y sont toujours retenus dans les termes d’une humble soûmission, & d’une profonde obeïssance. Que parmi eux il n’y avoit point de voleurs ; & que la fidelité y est si inviolable, qu’on peut porter dans le lieu le plus desert ce qu’on a de plus precieux, & l’y laisser sans apprehender de le perdre.
L’esperance de tant de biens dont ils croyoient qu’ils joüiroient en Perse, & la crainte de n’avoir jamais de repos dans l’Empire, à cause des nouvelles ordonnances auxquelles il leur étoit impossible de s’accomoder, les firent partir pour aller passer le reste de leur vie dans un païs dont les coûtumes étoient tout-à-fait contraires à leurs inclinations : car aussi-tôt qu’ils y furent arrivez, ils virent que les grans y avoient une fierté & un orgueil insupportables. Ensuite ils reconnurent qu’il y avoit quantité de voleurs, pour lesquels il n’y avoit presque point de châtiment ; qu’il s’y commettoit impunement toutes sortes d’injustices ; que les puissans opprimoient les foibles ; & que ceux du païs exerçoient entre eux des violences, & des cruautez horribles. Et sur tout, qu’ils ne s’abstenoient pas des adulteres, quoy qu’ils eussent une licence effrenée de posseder autant de femmes qu’il leur plaisoit.
Ces desordres déplaisoient extrêmement à ces Philosophes, & leur faisoyent condamner la pensée qu’ils avoient euë de venir chercher un nouvel etablissement parmi des Barbares.
Mais quand ils eurent parlé au Roy, & qu’ils eurent vû qu’il n’étoit pas tel qu’ils se l’etoient imaginé. Qu’il ne savoit point la Philosophie, quoy qu’il eût la vanité d’en discourir ; que ses opinions étoient fausses, & dangereuses, & qu’il autorisoit l’infame coûtume dont j’ay parlé, ils prirent la resolution de s’en retourner, irritez sur tout de la corruption étrange des mariages des Perses.
Le Roy qui les aimoit tâcha de les retenir ; mais ils eussent mieux aimé venir mourir à la vuë des frontieres de nôtre Empire, que de jouïr des plus grands honneurs de celuy des Perses.
Ils revinrent donc dans leur païs, & renoncerent de bon cœur à toutes les civilitez, & à toutes les promesses de ce Prince.
Il faut avoüer toutefois que ce voyage leur fut utile, & qu’il leur fit passer plus agréablement le reste de leur vie : car il fut accordé par un article particulier du traité qui se fit pour lors entre les Romains, & les Perses, que ces Philosophes jouïroient d’une entiere liberté de retourner dans leurs maisons, & de demeurer dans leurs sentimens, sans qu’ils pussent être inquietez au sujet de leur Religion, et jamais Cosroës ne voulût consentir de puis que cet article soufrit d’atteinte.
On dit que dans leur retour il leur arriva une merveilleuse avanture, qui est digne d’être consignée à la posterité.
S’étant arrêtez dans un champ pour se rafraîchir, ils apperçurent un corps mort jetté sans sepulture ; à la façon du païs. Le spectacle de cette coûtume cruelle les toucha de compassion, & ils crurent qu’il y auroit de l’inhumanité à souffrir devant leurs yeux cet outrage fait à la nature.
Ils commanderent donc à leurs gens de couvrir ce corps le mieux qu’il seroit possible. La nuit suivant un d’eux, dont je ne sais pas le nom, vit durant son sommeil un vieillard dont il ne connoissoit point le visage, mais fort grave et fort venerable, & qui à sa barbe, & à son habit paroissoit être un Philosophe, de qui il reçut cette remontrance en vers : « Que ce mort de pitié ne touche point ton ame,/ Son cœur brûla jadis d’une trop noire flame,/ De ses brutalitez le juste châtiment,/ Est de ne pas avoir l’honneur d’un monument.// »
S’étant soudainement eveillé, tout saisi de crainte, il raconta son songe aux autres, qui ne comprirent point ce qu’il pouvoit signifier.
Le matin ils se leverent & passerent par le mesme chemin où le jour precedent ils avoient donné à la hâte la sepulture a ce corps, & ils le trouverent encore tout nud, comme si la terre l’eût jetté hors de son sein, & qu’elle eût refusé de le defendre contre la violence des bêtes ausquelles il devoit servir de pâture.
Ils s’en allerent fort surpris d’un si etrange evenement, sans se mettre davantage en peine de rendre aucun nouveau devoir au cadavre. Mais rappelant le songe dans leurs esprit, ils jugerent que c’étoit avec justice que la nature vouloit que les Perses fussent déchirez par les chiens, pour punir les conjonctions criminelles des enfans avec leur mere.
Quoy que Cosroës eût assez reconnu par sa propre experience le merite de ces grans hommes, il ne laissoit pas d’avoir encore plus d’estime pour Uranie. La raison m’en paroit bien claire & bien naturelle : c’est que nous avons de l’amour pour tout ce qui nous est semblable & de l’aversion pour ce qui est au-dessus de nous.
Mais quel était donc cette (?) Uranie que Chosroês mettait au-dessus des sept Philosophes qui pourtant n’étaient point nains en sagesse et plutôt ce que la Grèce avait produit de meilleur ? Telle fut la question que se posa Mr Goodman à la lecture de ce passage.
Revenant en arrière dans le texte d’Agathias, élargissant donc encore le champ de sa lecture contextuelle, il regarda plus attentivement la totalité de ce livre deuxième.
Il constata que le récit des aventures des Philosophes n’était en fait qu’un prétexte de l’auteur pour régler ses comptes avec un certain Uranios (au nom francisé en Uranie par le traducteur du Grand Siècle, M. Cousin).
Il faisoit profession de la Medecine, & n’ayant aucune conoissance exacte de la Philosophie d’Aristote, ne laissoit pas d’être enflé d’une haute opinion de sa doctrine, qui n’étoit fondée que sur quelque facilité de parole.
… il faisoit autant de bruit que Thersite dans Homere…
Bien loin d’être solidement savant, il n’avoit jamais appris la maniere de former un doute raisonnable ; tantôt il se précipitoit pour combatre certaines propositions presque devant qu’elles luy fussent faites ; tantôt il demandoit la raison des questions qui luy étoient proposées au lieu d’y repondre luy mesme.
Il affectoit de douter de tout, & concevoit toutes ses réponses selon la methode de Sexte, de Pyrrhon. Il s’imaginoit que l’opinion où il étoit, qu’on ne pouvoit avoir aucune connoissance certaine, luy procureroit une tranquillité parfaite, et l’exemteroit entierement d’agitation, & de troubles…
Bref, constata Mr Goodman, cet Uranios qu’Agathias ne portait point dans son cœur était portraitisé comme un rhéteur sophiste et ignorant, faisant profession de scepticisme et, pour faire bonne mesure, de mœurs dissolues ; un cynique. Il est clair, pensa-t-il, qu’on est dans ce texte en présence du portrait polémique le plus traditionnel du sceptique, présenté (par un amalgame habituel) à la fois comme cynique (au sens dégradé) et sophiste (au sens dégradé également).
Il en ressort (je laisse ici à Mr G. la responsabilité de son interprétation et de son ton désinvolte – J.R.) que, contrairement aux affirmations d’Ilsetraut reprises et aggravées même par M. Tardieu, le but d’Agathias n’est pas du tout d’attaquer ou de ridiculiser les sept philosophes païens d’Athènes, qui sont, au contraire, présentés comme sages, savants et moralement nobles quoique un peu naïfs (mais ils ont été trompés, en particulier par des gens comme Uranios).
L’étrange et inexpliquée dernière phrase de l’aventure fantastique du rêve et de la sépulture, la brusque accusation d’inceste portée contre le mort, évoque fortement une accusation portée contre les philosophes cyniques, d’avoir précisément prêché les vertus de tels actes immoraux.
Or c’est ce même Uranios qu’on nous montre, immédiatement après, accompagnant une ambassade de Justinien en Perse et séduisant l’esprit peu critique de ce roi. Et, dit Agathias, cette rencontre entre eux était on ne peut plus naturelle.
Ce fourbe entra si avant dans l’esprit du Roy, qu’il luy donna de riches presens, le mit à sa table, & luy presenta la coupe aprés avoir bû dedans, qui est un honneur qu’il n’avoit jamais fait à personne ; protestant qu’il n’avoit point encore trouvé d’homme aussi habile que luy, encore qu’il eut vû des plus fameux Philosophes du siecle qui étoient partis exprés de Grece pour aller en son Royaume.
De retour à Athènes Uranios, selon Agathias, se révéla être un agent de Chosroês, dont il ne cessait de vanter les mérites, se mettant à la tête d’un parti perse ; un futur traître, en somme, dans la guerre qui se préparait entre Chosroês et l’Empire.
(Chosroês, ou plus exactement Khusrofer Anorshiwan, n’était pas un adversaire négligeable pour l’Empire romain, ni privé d’ambitions. Dans son palais de Ctésiphon, sur l’Euphrate, à une cinquantaine de kilomètres de l’actuelle Bagdad, trois trônes vides étaient placés au-dessous du sien : un pour le Grand Khan, un pour l’empereur de Rome et un pour celui de Chine, quand ils lui auraient fait leur soumission. Ses cavaliers, précurseurs des chevaliers médiévaux, les cataphractes, étaient redoutés dans le monde antique et connus sous le nom de clibanarii, terme dérivé d’un mot d’argot syriaque qu’on peut traduire par « garçons-chaudières ».)
Il apparut alors à Mr G. qu’Agathias, qui se montre dans son Histoire un défenseur zélé de l’Empire en matière politique et du christianisme en matière de religion, n’avait introduit dans son récit l’Affaire des Philosophes que pour servir ses fins constantes, en opposant les sept sages païens, de mœurs pures et naïfs, au sceptique Uranios, prêt à toutes les turpitudes morales et à la trahison politique. Les Barbares, les Perses en l’occurrence, vivent, on le sait, dans la turpitude ; ils sont violents, voleurs, adultères et polygames simultanément ; et ils ne reculent même pas devant les crimes les plus horribles, comme l’inceste, tellement inconcevable pour les Philosophes qu’ils ne purent le penser qu’en rêve. Le récit servait d’apologue, d’exemplum ; et c’était, en somme, de la propagande.
A ce point il devenait difficile d’éviter l’hypothèse qu’il s’agissait, tout simplement, et dans sa totalité, d’un conte.
Une fois formulée, cette audacieuse hypothèse s’empara de l’esprit de Mr Goodman. Il ne faudrait pas, se dit-il, se laisser tromper par la qualité d’historien conférée à Agathias. Cela ne veut aucunement dire qu’il n’est pas capable des plus effrontées inventions. Le style même des chapitres du livre II où les événements qui nous occupent sont censés se passer renforce, se dit Mr Goodman, notre incrédulité. Ne sait-on pas (ajouta-t-il, quoique avec prudence) qu’il était poète, ce qui est tout dire ? L’Anthologie palatine n’attribue-t-elle pas à Agathias le Scholastique, en ses livres I et IX, quelques épigrammes ? Telle celle-ci, d’un goût exquis, en l’honneur d’un bâtiment consacré à de belles toilettes publiques :
Celui qui m’a bâtie, à grand-peine, c’est Musonius ; je suis une maison admirable, pas bien grande, mais exposée aux souffles des vents du nord. Et pourtant, il n’a pas protesté quand il fallut partir pour la sombre demeure des Destinées, mais il m’a quittée et habite sous la terre. Maintenant il repose, réduit en un peu de poussière ; et moi, qui subsiste après lui, je procure des agréments à des maîtres étrangers.
Telle cette autre :
Sur une image de l’archange saint Michel. – L’invisible chef des anges, l’Incorporel, la cire a eu l’audace inouïe de figurer ses traits dans cette image ; il ne faut pas pourtant le blâmer, car le mortel qui en contemple la représentation oriente son âme vers des pensées plus élevées : rien ne le distrait plus de sa vénération, mais il grave en lui-même les traits de l’archange et tremble devant lui comme s’il était en sa présence. Les yeux sollicitent l’âme jusque dans ses profondeurs ; et l’art sait, par ses couleurs, amener la prière de l’esprit.
L’Aventure des Philosophes ne serait-elle donc pas un conte d’Agathias, une fable rhétorique, sans aucun fondement dans l’histoire ? Je serais d’autant plus enclin à le penser, se dit Mr Goodman, qu’ils étaient sept. Et ce chiffre sept appelle irrésistiblement une autre histoire, un autre conte, placé aux origines fabuleuses de la Philosophie elle-même, celui des Sept Sages de la Grèce.
The seven wise men of Greece (écrivit-il copiant l’Encyclopaedia Brittanica) : a collective name for certain sages who flourished circa 620-550bc. The generally accepted list is : Bias, Chilon, Celobulus, Periander, Pittacus, Solon, Thales.
Le sens du conte d’Agathias serait alors le suivant : de même que les Sept Sages des temps anciens ont marqué le début de la philosophie et de la pensée en Grèce, de même le départ des Sept Philosophes, sept derniers Sages, en marque la fin. Il n’y aura plus désormais place dans le monde que pour l’enseignement du Christ et la théologie chrétienne.
Envoi.
– Mais alors, dis-je à Mr Goodman quand il me fit part de son hypothèse, que faites-vous de la belle démonstration de Mr Tardieu, que vous trouviez si admirable ?
– Elle n’est en rien entamée. On peut oublier Chosroês et l’imaginaire voyage des sept sages philosophes païens. Il faut seulement admettre que Simplicius, accompagné sans doute de quelques disciples, a trouvé refuge à Harrân après la fermeture de l’Académie et qu’il y a semé quelques graines de sagesse néoplate, qui devaient germer et fleurir encore quelques siècles en ce lieu privilégié.
– En effet, dis-je, en effet.
A quelque temps de cette conversation je me trouvais (moi, Jacques Roubaud) au septième étage du bâtiment B de la bibliothèque de la Sorbonne, investigant au travers des rayons métalliques, gris, poussiéreux et mal éclairés à la recherche d’un ouvrage dont la nature importe peu ici ; fidèle comme toujours au précepte d’Aby Warburg, dit « du bon voisin », en vertu duquel, dans toute bonne bibliothèque, le livre dont vous avez vraiment besoin se trouve à côté de celui que vous êtes venu prendre, j’ouvris, par le plus grand des hasards nécessaires, le plus récent numéro proposé du Journal of Hellenic Studies et je vis, dans le sommaire, l’annonce d’une « note », d’un nommé Paul Foulkes, dont le titre m’arrêta aussitôt. En voici le titre, anglais, et quelques larges extraits qu’à peu près je traduis :
Where was Simplicius ?
Dans Simplicius, sa vie, son œuvre, sa survie (Berlin 1987, compte rendu dans le JHS CX (1990) 244-245), Mme I(lsetraut) Hadot, au cours de la première partie de son introduction biographique, cite Agathias II 31,4. Ce passage est interprété habituellement comme montrant que les néoplatoniciens, qui avaient fui à la cour de Perse quand Justinien ordonna la fermeture de l’Académie en 529, revinrent à Athènes en 532. Mme Hadot pense que cette interprétation repose sur un contresens et elle propose de comprendre qu’à leur retour d’exil ces hommes vivraient désormais « selon leur choix », c’est-à-dire sans craindre de persécutions. Mais cette lecture du texte grec est elle-même erronée. L’expression employée veut dire simplement « entre eux » ; autrement dit, ils pourraient continuer à philosopher, mais pas en public.
Mais où s’installèrent les exilés à leur retour ? Nous l’ignorons. Que le roi des Perses les ait pris sous sa protection ne prouve ni n’infirme l’hypothèse qu’ils retournèrent à l’endroit d’où ils étaient partis, et ne permet aucune autre supposition.
Mme Hadot, en tout cas, ne peut pas invoquer la déduction à laquelle se livre M. Tardieu à partir du passage de Simplicius concernant les quatre calendriers (Comm. in Arist. Graeca X 875, 19-22). Simplicius y affirme que « nous, les humains, plaçons le commencement de l’an soit au solstice d’été, comme à Athènes, soit à l’équinoxe d’automne, comme dans la province d’Asie, soit encore au solstice d’hiver, comme les Romains, soit enfin à l’équinoxe de printemps comme les Arabes et les Damascènes ».
Il oppose des débuts d’année qui sont naturels à ceux qui sont imposés. Il ajoute : « en ce qui concerne le temps, son cours ou son devenir, c’est le commencement naturel qui l’emporte. Nous-mêmes nous choisissons l’une de ces quatre solutions ».
Simplicius ne dit nulle part que les quatre types de calendrier étaient en usage en un endroit particulier et rien dans son texte ne l’implique. Des deux années solsticiales, les Académiques pouvaient utiliser celle d’été, en suivant la tradition, ou prendre celle d’hiver, valable dans l’Empire romain.
Si les calendriers équinoxiaux existaient, avec les deux autres, en un lieu où s’installèrent les néoplatoniciens, il est clair qu’en ce lieu on se servait de quatre calendriers. Mais il est clair aussi que l’inférence inverse n’est pas valide : la coexistence de quatre calendriers ne prouve pas la présence de néoplatoniciens. Le calendrier athénien peut avoir été employé là pour d’autres raisons : sa présence est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour une présence néoplate.
En ce qui concerne Harrân (Carrhae), que Tardieu fixe comme lieu de résidence de Simplicius, les sources arabes y confirment certes l’emploi des calendriers équinoxiaux et du calendrier romain. Aucune indication indépendante n’y confirme la présence du calendrier athénien. Nous n’avons que le témoignage de Simplicius, s’il était à Harrân. Mais c’est précisément ce qu’il faudrait établir. Citer le passage des quatre calendriers comme preuve de sa présence ne nous avance en rien.
Nous ne savons toujours pas où Simplicius écrivit ses commentaires.
Charitable, je n’ai pas montré cet article à Mr Goodman.