X

Vie brève de François Pétrarque

suivie de
 La disposition numérologique
 du Rerum Vulgarum Fragmenta

1. François Pétrarque est né le 20 juillet 1304 à l’aube dans une maison du Vico dell’Orto, à Arezzo.

2. Son père, Piero Petracco, était notaire ; son grand-père, Parenzo, était notaire ; son arrière-grand-père, Garzo, était notaire ; Sa mère se nommait Eletta Canigiani.

3. Sèr Petracco, comme Dante, qu’il connaissait, était un banni de Florence. Ses biens y avaient été confisqués.

4. En 1310, sans doute à Pise, à Carpentras peut-être, le petit Francesco aperçut Dante.

5. En 1312 sèr Petracco s’installa en Avignon, dans les États du pape Clément V.

6. François Pétrarque apprit à lire à Carpentras ; son maître était Convenevole da Prato, un vieillard au cœur simple, à l’excellente grammaire, exilé lui aussi.

7. A Carpentras tout le monde parlait provençal.

8. Pétrarque apprit le latin avec Convenevole ; son auteur favori était Cicéron. Au début il s’enchantait seulement du son des mots qu’il ne pouvait encore comprendre. Le latin s’apprenait dans des livres ; les livres furent une passion de toute sa vie.

9. Un jour son père et l’oncle de Guido Sette, un de ses condisciples et son ami, les emmenèrent en pique-nique à la Fontaine de Vaucluse. Et Pétrarque dit : « C’est là que je vivrai ; dans la beauté sereine et sauvage de la nature, loin du bruit de la grande ville (Avignon). »

10. En 1318 sa mère mourut et il composa son premier poème, trente-huit hexamètres latins, autant de vers que d’années dans la vie d’Eletta Canigiani. « Vivemus pariter pariter memorabimur ambo. »

11. Son premier achat de livre connu remonte à 1325 ; en février de cette année-là, en Avignon, il acheta un De Civitate Dei de l’héritage de Don Cinzio, chantre de Tours, pour la somme de dix florins (l’exemplaire, annoté de sa main, est aujourd’hui conservé à la bibliothèque de l’université de Padoue).

12. En 1326, à la nouvelle de la mort de son père, il revint de Bologne où il étudiait le droit pour prendre possession de son héritage. Il ne devait pas être notaire.

13. Pendant quelque temps Pétrarque et son jeune frère Gherardo vécurent en Avignon. Ils s’occupaient principalement de leurs vêtements et de leur coiffure ; inexperts dans le maniement des bigoudis ils marchaient nerveusement dans les rues, inquiets du mistral qui à tout instant menaçait de déranger l’ordre de leur chevelure. Leurs souliers étaient trop étroits. Ils étaient toujours habillés à la dernière mode.

14. Deux compagnons de ces années restèrent ses amis jusqu’à leur mort : l’un était romain, Lelio di Pietro Stefano dei Tosetti ; Pétrarque l’appelle Laelius dans ses lettres ; l’autre était flamand : Ludwig Van Kempen, chantre de la chapelle du cardinal Giovanni Colonna, protecteur de Pétrarque ; il l’appelle Socrate dans ses lettres. N’oublions pas ce nom. Laelius représente Rome, centre des rêves politiques, intellectuels, religieux du jeune homme ; Socrate évoque Avignon et la Provence, le territoire de la jeunesse et de l’amour.

15. Le 6 avril 1327, dans l’église de Sainte-Claire en Avignon, Pétrarque vit et aima une jeune personne de 14 ans ; il l’appelle Laure. Il l’aima toujours.

16. Selon Velutello, l’amour de Pétrarque pour Laure ne prit pas naissance en Avignon :

Reste à dire le lieu où leur amour prit son commencement. Pour l’intelligence de quoi, il faut savoir que l’antique habitude était celle, et est encore telle en la terre de Cabrières aujourd’hui, que la nuit avant le Vendredi Saint on partait un peu avant le jour et par le chemin des collines on allait jusqu’à Vaucluse pour visiter l’église de Saint-Véran en la vallée. Lequel saint à ce qu’on dit vécut dans ce lieu en ermite, où en mourant il fit plusieurs miracles ; et le chemin passait par un petit pont au-dessus de deux bras de la Sorgue, et traversant l’île faite par ces deux bras, on arrivait au lieu dit l’Ille sur l’autre rive pour entendre l’office divin comme il était d’usage en cet endroit parce que à Cabrières on ne dit la messe qu’une fois. De Cabrières à l’Ille le chemin est d’une lieue et Vaucluse se trouve à égale distance de l’une et de l’autre ; et pour aller de Vaucluse à l’Ille le chemin est étroit et tout bordé d’aménissimes prairies irriguées de quelques ruisseaux venant des eaux de la Sorgue pour la bonification des prairies. Et en ce qui concerne cette portion du chemin, pour rendre les choses plus démonstratives, je n’ai pas respecté les proportions exactes comme je l’ai fait ailleurs sur la carte. Était donc Mme Laure la nuit venant le Vendredi Saint partie de Cabrières et visité avait à Vaucluse l’église de Saint-Véran et pour rejoindre l’Ille étant arrivée où les deux bras de la Sorgue se séparent, peut-être un peu fatiguée de la marche, elle s’était pour se reposer et rafraîchir assise sous un arbre fleuri près d’un de ces petits ruisseaux comme il est expliqué en la canzone « chiare fresche et dolci acque… », quand du Poëte qui pour la même raison de Vaucluse à l’Ille se rendait elle fut pour la première fois aperçue et le commencement de leur amour en résulta.

17.

18. Au printemps de 1336 le peintre Simone Martini vint à Avignon. Pétrarque lui commanda un portrait de Laure, sans doute une miniature.

19. En 1330, son héritage ayant beaucoup diminué, Pétrarque embrassa la profession de clerc ; il eut plusieurs bénéfices, qui lui permirent de vivre confortablement quoique sans luxe ; il n’exerça jamais de responsabilités pastorales.

20. Une liste de 1333 énumère ses livres préférés, « libri mei peculiares » ; elle comporte déjà cinquante titres. Après son retour de Bologne, il n’avait pas oublié son vieux maître Convenevole, devenu très pauvre ; il lui prêtait souvent des livres pour l’aider à passer le temps ; et c’est ainsi qu’il lui avait confié un de ses Cicéron, un exemplaire du De Gloria. Ne le voyant pas revenir il s’inquiéta et Convenevole dut avouer qu’il l’avait mis au mont-de-piété. Le De Gloria est perdu ; on n’en connaît pas d’autre exemplaire.

21. A cette époque Pétrarque acheta une petite propriété à Vaucluse, sur la rive gauche de la Sorgue, non loin de la Fontaine. Il s’y installa, à la grande stupeur de ses amis.

22. Au cours de l’été 1337, Pétrarque apprit la naissance de son fils, Giovanni ; Giovanni devait mourir en 1361 de la peste, après avoir beaucoup déçu son père.

23. En avril 1338, il retrouva le Virgile qui avait appartenu à son père et qui avait été volé ; il fit faire un frontispice par Simone Martini. Puis il commença sa longue bataille avec les nymphes :

Voici de quoi il s’agit. Près de la source de la Sorgue, des rochers énormes s’élèvent des deux côtés dans les airs, où ils reçoivent les vents et les nuages : des fontaines coulent au pied de ces roches ; c’est là que les Nymphes règnent. La Sorgue sort d’un antre, et roule avec bruit ses eaux douces et glacées sur un lit tapissé de petits cailloux qui ressemblent à des émeraudes.

Au milieu de ces eaux je possède un petit champ pierreux, où j’ai entrepris d’établir les Muses qu’on chasse de partout : voilà le sujet de cette grande guerre avec les Nymphes. Elles trouvent mauvais que je veuille établir des étrangères à leur place, et que je préfère neuf vieilles filles à mille jeunes vierges.

A force de remuer des pierres, j’étois venu à bout de former un petit pré, qui commençoit à verdoyer ; mais une troupe de Nymphes en fureur descend des rochers avec impétuosité, et ravage mon pré naissant. Effrayé de cette irruption subite, je grimpe sur mon rocher, d’où je découvre le mal qu’elles m’ont fait. L’orage passé, je redescends, honteux d’avoir fui, et je rétablis les choses en l’état où elles étoient ; mais à peine le soleil a-t-il fait le tour du monde, que les Nymphes retournent à la charge, renversent tout, et se logent sous nos antres.

Plein d’indignation, je fais de grands préparatifs pour rétablir le logement que je destine aux Muses ; mais bientôt obligé d’aller dans les pays étrangers, je me vois forcé d’abandonner mon entreprise. J’ay le bonheur de ramener dans le Pays Latin les Muses qui ne s’y attendoient pas ; je les place dans le Capitole. Six ans s’écoulent, je traverse plusieurs fois la mer, je passe et repasse les Alpes. Enfin je reviens dans ma solitude, où je ne trouve plus aucun vestige de mon ancien travail. Mes ennemies avoient profité de mon absence pour s’emparer encore une fois de mon terrain ; elles y avoient établi les poissons, qui s’y promenoient à leur aise.

24. Le matin du 1er septembre de 1340, Pétrarque reçut une nouvelle qu’il attendait et espérait : le chancelier de l’université de Paris l’invitait à venir recevoir une couronne de lauriers selon la tradition (apocryphe) de l’Antiquité. L’après-midi du même jour arriva l’invitation du Sénat romain pour la même cérémonie. La gloire poétique (latine) était enfin à lui. Il accepta aussitôt l’invitation romaine. Ce fut le roi Robert de Naples qui prit la responsabilité de faire passer à Pétrarque l’examen préliminaire. Pour ce qui devait être le deuxième grand moment de sa vie, il se mit en route le 6 février 1341. Le voyage dura quarante-neuf jours. Il arriva à Rome le 6 avril. Il fut couronné le 8, dans le palais sénatorial du Capitole.

25. En 1343 naquit la fille de Pétrarque, Francesca Pétrarque, de mère inconnue.

26. A la même époque, il traversa une terrible crise morale, qu’il a rapportée dans le Secretum, texte influencé par les Confessions de saint Augustin ; et c’est le saint lui-même qui dans ce dialogue autocritique en latin porte le diagnostic du « mal » dont souffre Pétrarque : « Tu es enchaîné à deux chaînes ; et comme un avare, tu ne peux te libérer de ces chaînes, parce qu’elles sont en or. » Les deux chaînes dorées qui l’enserrent sont l’amour de Laure et l’amour du laurier, c’est-à-dire de la gloire.

27. Au printemps de 1347, Pétrarque soumit au pape un mémorandum en cinq points : l’un d’eux concernait son établissement à proximité de l’abbaye de Montrieux (où son frère Gherardo s’était retiré) ; il y aurait vécu dans la compagnie de son ami Socrate.

28. Le même printemps le cardinal Colonna lui fit cadeau d’un grand chien blanc espagnol. Il écrivit en son honneur une epistola metrica, un éloge de la caninité : « Si je dors trop/ il gémit pour me signaler que le soleil s’est levé/ puis il gratte à ma porte. Quand je me lève/ il me salue joyeusement et se précipite/ en promenade, dans les endroits déjà connus de lui, se retournant/ parfois afin d’être sûr que je le suis/ à grands bonds il traverse les buissons et les ruisseaux/ en aboyant il imite les enfants qui chantent/ et toujours il s’efforce d’attraper les oies sauvages/ elles ne peuvent lui échapper même dans l’eau/ il plonge et les ramène, comme une offrande, à mes pieds/ … »

29. Le 19 mai 1348, Pétrarque reçut une lettre de Socrate lui annonçant la mort de Laure. Il écrivit immédiatement au verso de la page de garde de son Virgile, face au frontispice de Simone Martini ces mots :

30. Le 26 novembre, il planta quelques pieds de vigne. Cette opération fut effectuée dans de mauvaises conditions, sans tenir compte des coutumes locales et des préceptes virgiliens : la saison, le vent, la lune n’étaient pas favorables. Il nota en détail ces circonstances dans son exemplaire du De agricultura de Palladius, terminant par ces mots : « sed placet experiri » (« mais j’aime faire des expériences »). De telles notes agricoles et surtout horticoles se succèdent, dans le livre de Palladius, jusqu’en 1369.

31. Après sa note sur la mort de Laure, Pétrarque commença à écrire dans son Virgile les notices nécrologiques de ses amis.

32. A l’automne de 1349, il fut attiré par une belle Ferraraise. Mais il ne succomba point.

33. En janvier 1350, il écrivit une longue lettre à Socrate, lui annonçant qu’il lui dédiait le livre qu’il venait d’entreprendre : le recueil de ses lettres amicales, les Epistolae familiares.

34. Mais il ne cessait pas pour autant de travailler à ses poèmes italiens : « Mercredi 9 juin 1350, après vêpres, j’ai commencé cette canzone ; mais j’ai été interrompu par le dîner ; je n’ai vraiment commencé le travail que le lendemain. »

35. A cette époque, Pétrarque acquit des disciples et admirateurs italiens ; le plus connu d’entre eux est Boccace.

36. Boccace a raconté sa visite à Padoue :

37. Boccace aurait voulu que Pétrarque s’installe à Florence. Toutes les villes d’Italie se le disputaient. Mais le moment n’était pas encore venu.

38. Il répondit enfin aux propositions du gouvernement de Florence le 6 avril 1351 : il acceptait avec gratitude la restitution des biens familiaux autrefois confisqués ; il ne faisait aucune allusion à l’offre d’une chaire à l’université. Il faut signaler d’ailleurs que Florence ne tint jamais sa promesse de restitution.

39. Peu après il était de retour à Vaucluse. Il y vivait simplement avec deux serviteurs et son grand chien blanc. Il s’habillait comme un paysan provençal et mangeait la nourriture du pays. Il y avait deux jardins : un jardin sauvage près de la Sorgue ; un autre, cultivé et clos de murs, ceint de vignes, dans une île. Il passait ses matinées dans les collines ; il était à midi au bord des eaux, l’après-midi dans son jardin où lui venait souvent l’inspiration. Il sortait à minuit, les nuits de lune. Son intendant s’appellait Raymond Monnet. Il ne savait pas lire mais connaissait chaque livre par son nom et parfois, à voix basse, il interpellait Virgile, ou Sénèque. Quand Pétrarque quittait Vaucluse, il le grondait.

40. Mais le moment du départ définitif était venu. Très peu de temps avant sa décision il reçut la plus dangereuse des invitations papales : l’offre du secrétariat auprès de Sa Sainteté. Heureusement il trouva la parade, la plus simple et la meilleure : il expliqua qu’il ne se sentait pas certain de pouvoir mener à bien une telle tâche, si honorable ; il était très éloigné de la vie courante et ses usages lui étaient étrangers. Il proposa un modèle de lettre pour s’assurer que son style était satisfaisant ; mais la lettre qu’il écrivit était d’une construction si difficile que le pape et les cardinaux renonçèrent à leur projet.

41. Enfin, en mai ou juin 1353, il vint s’installer à Milan, à l’invitation de l’archevêque, et sous la condition expresse qu’on ne le dérangerait pas ; il y demeura pendant huit ans. On lui donna une maison paisible, et un jardin.

42. Le 30 septembre et le 1er octobre de cette année-là il planta des épinards, des betteraves, du fenouil et du persil, comme il est indiqué dans son Palladium. Le 6 avril 1357, il mit en terre six lauriers.

43. Une lettre à Guido Sette nous renseigne sur son emploi du temps :

44. Il ajoute que sa santé est bonne, qu’il vit dans un équilibre satisfaisant entre richesse et pauvreté ; il a la considération de l’évêque et des gens de Milan ; mais comme il vit un peu éloigné de la ville il ne court pas trop de risques d’interruptions ; quand il va en ville on le salue souvent et il répond volontiers, même quand il ne connaît pas la personne qui l’honore ainsi en le reconnaissant. Ses repas sont frugaux, son sommeil court. « Dès que je me sens reposé je me lève et vais dans ma bibliothèque. Je me réveille en général à minuit, jamais après l’aube, même en été. »

45. Hélas, Giovanni, son fils, n’aime pas les livres.

46. Au début de 1358 il reçut une lettre de ses trois amis avignonnais (l’un d’eux était celui qu’il nomme Socrate) ; elle était écrite de trois plumes différentes avec des encres de trois couleurs. Pétrarque répondit le lendemain, avant l’aube, à la lueur mourante de la lampe ; il était à peine réveillé, épuisé du travail nocturne de poésie ; il avait froid, il toussait, son papier était de mauvaise qualité, sa plume vieille et usée, mais il ne pouvait laisser passer un jour entier sans leur répondre.

47. Le 6 avril, en 1358 encore, il écrivit le dernier de ses sonnets anniversaires ; c’était le trente et unième 6 avril depuis sa rencontre avec Laure ; c’était le dixième anniversaire de sa mort.

48. Au printemps de 1359 Boccace lui rendit visite et resta un mois ; il le trouva plantant des lauriers.

49. Il s’installa en novembre dans une nouvelle maison, plus loin encore de la ville, dont seuls les bruits distants lui parvenaient désormais. Ses journées se passaient ainsi : il dormait six heures ; il consacrait deux heures aux occupations inévitables de la vie ; il lui restait seize heures à lui : pour l’étude et la composition. Pendant qu’on le rase, il lit ou se fait faire la lecture ; ou bien il dicte à son scribe le courrier ; quand il est au jardin ou à la campagne, s’il n’a pas de visiteurs, il a toujours du papier et de l’encre à sa portée ; et même près de son lit ; souvent, en s’éveillant, il note dans l’obscurité quelque idée, quelque vers qui pourrait s’enfuir ; quand le jour vient, il a souvent du mal à se relire : « Quand j’étudie, je suis heureux d’être vivant. »

50. A l’automne de 1361 (il avait 57 ans), Pétrarque décida qu’il était vieux, et en conséquence il entreprit un nouveau recueil de ses lettres : les Epistolae seniles.

51. A cette époque, sa bibliothèque était une des plus riches bibliothèques privées d’Europe, plus riche même que celle de nombreuses institutions ; c’est pourquoi quand, quittant Milan menacée par les Florentins, il accepta l’invitation de Venise, ce fut à condition qu’elle prenne soin de ses livres, qu’il léguerait à l’église de Saint-Marc-l’Évangéliste ; sa bibliothèque devrait être entretenue, jamais vendue ni dispersée, conservée à l’abri de l’eau et du feu, et augmentée d’achats et de legs :

52.

53. Pendant l’hiver de 1362, deux vaisseaux vénitiens étaient à l’ancre devant sa maison ; leurs mâts étaient plus hauts que son toit. A l’aube du 9 avril 1363, comme Pétrarque commençait à écrire une lettre, il entendit soudain des voix de marins, un grand remue-ménage et, se précipitant au dernier étage de sa maison, il vit que le plus grand des deux bateaux levait l’ancre : les étoiles étaient cachées par les nuages, la mer rugissait, et le vaisseau s’éloignant lui sembla une montagne peuplée de voix. Il s’en allait vers la mer Noire, vers un fleuve paisible, le Don.

54. En 1364 sa vue commença à baisser et il eut besoin de lunettes, ce qui le mécontenta beaucoup.

55. Sa fille Francesca était mariée et vint vivre près de lui. Francesco et Francesco, son petit-fils, étaient inséparables.

56. En 1368 il reçut, en don de Francesco de Carrare, la maison de ses dernières années, près d’Arques, à quelques kilomètres au sud-ouest de Padoue, dans les collines. Cette maison existe encore. Elle contient un fauteuil de Pétrarque, une malle à livres ; mais une madone, œuvre de cet « excellent peintre Giotto, que les ignorants désapprouvent mais que les connaisseurs apprécient », a été volée.

57. En réponse à son médecin, Pétrarque déclare qu’il n’a pas l’intention de prendre de remèdes, mais qu’il continuera son régime de toute une vie, se nourrissant de choses naturelles, notamment de fruits. Il consentira à boire de l’eau, mais avec modération.

58. En mai 1372, il écrit à son vieil ami Philippe de Cabassoles en Avignon. Il se souvient de la délicieuse solitude de Vaucluse, de ses oiseaux. Il a dû renoncer à monter à cheval, il n’en a plus la force. Apprenant cette même année la mort de son ami, il écrit une dernière note dans son Virgile : « Hélas ! maintenant seul. »

59. Le Décaméron, en 1373, lui plut beaucoup. Il pensa qu’il était dommage que cette œuvre ne puisse avoir beaucoup de lecteurs, puisqu’elle était écrite en italien, et il entreprit donc de traduire la dernière nouvelle, Griselda, en latin.

60. A cette même époque, Chaucer était en Italie, mais il est peu probable qu’il ait rendu visite à Pétrarque.

61. Un peu plus tard, Boccace lui écrivit pour lui recommander le repos : sa grandeur était maintenant indiscutable, sa gloire immense ; et il était temps qu’il laisse aux autres le soin d’écrire ; sinon on pourrait penser qu’il voulait être le seul. Et Pétrarque répondit :

62.

63. En 1374, la dernière année de sa vie, il entreprit un nouveau Triomphe, le Triomphe de l’éternité ; le 1er février, achevant la première version du poème, il écrivit les deux derniers, sans doute, de ses vers italiens :

(« Il fut béni qui la voyait sur terre/ Combien plus celui qui la reverra au ciel./ »)

64. Les Seniles étaient presque terminées ; Pétrarque avait achevé les Familiares avec une Lettre aux Anciens. Il voulut conclure avec une Lettre à toute la postérité.

65. François Pétrarque est mort dans la nuit du 18 au 19 juillet 1374, peu après minuit.

1. Le 21 août 1342 François Pétrarque entreprit de mettre en ordre ses poèmes en langue vulgaire, inaugurant ainsi un travail qui allait l’occuper presque trente-deux ans, jusqu’à sa mort. Au folio 9 verso du manuscrit autographe Vat. Lat. 3196, au-dessus du sonnet « Apollo, s’ancor vive il bel desio » (n° XXXIV dans la numérotation actuelle du Canzoniere), on lit en effet : « ceptu transcribi et incep. ab hoc loco 1342. Aug. 21, hora 6 ». On peut admettre, avec Ernest Hatch Wilkins, qu’il s’agit là de la première version du Canzoniere. Son contenu précis nous reste inconnu.

2. Quelques années plus tard, à une date inconnue mais certainement comprise entre 1347 et 1350, Pétrarque commença une deuxième version, plus ample, de son œuvre, où intervient une innovation majeure, qui ne sera pas démentie par la suite : la division en deux parties. C’est dans cette période qu’eut lieu, le 6 avril 1348, la mort de Laure (qu’il n’apprit que le 19 mai de la même année).

3. Le Canzoniere progressa ensuite lentement, par un labeur intense du poète, ajoutant, retranchant poèmes et poèmes dans chacune des deux parties ; et surtout modifiant sans cesse leur ordre, afin de l’amener à la perfection. Les manuscrits conservés gardent la trace de cet effort, avec des notes de la main de Pétrarque lui-même, toujours datées avec précision, comme celle-ci, qui concerne le sonnet n° CXCIX « O bella man » : « 1368 maij. 19. veneris nocte concubis insomnis diu, tandem surgo, et occurrit hoc venustissimus ante XXV annos » (dans la nuit, insomniaque, il se lève, et retrouve ce sonnet, « bellissime », composé vingt-cinq ans auparavant). C’était le vingtième anniversaire de la mort de Laure.

4. Au début de l’année 1374, l’année de sa mort, Pétrarque travaillait encore, principalement à ce qu’on a appellé les « ultime rime » : les derniers poèmes. A ce moment, peu avant sa mort, le manuscrit comportait 312 sonnets ; Pétrarque entreprit de les compter, donnant à chacun un numéro d’ordre (ponctuant son dénombrement : C, CL, CC, CCL, CCC, CCCXII), devant les sonnets correspondants. Puis il ajouta cinq nouveaux sonnets, qu’il plaça à la fin de la première partie. Ensuite il réarrangea encore une fois l’ordre des derniers poèmes. Puis, dans la nuit du 18 au 19 juillet de cette année-là, il mourut.

5. Le RERUM VULGARUM FRAGMENTA (seul titre donné par Pétrarque à son œuvre) ou CANZONIERE (comme on le désigne généralement) contient, dans sa forme ultime, 366 poèmes : 317 sont des sonnets, 29 des canzone ; il y a 9 sestine, 7 ballate, et 4 autres poèmes qu’on désigne sous le nom de madrigaux.

6. Wilkins ne pense pas que le nombre final des poèmes, 366, soit intentionnel :

Peut-être.

7. Il est difficile cependant de résister au plaisir d’explorer une autre hypothèse.

8. Si on suppose que 366, le nombre définitivement atteint par les Fragmenta (le RVF) (et en le supposant intentionnel) a un sens, quel est-il ? Une réponse apparaît d’elle-même :

Le nombre des poèmes contenus dans le RERUM VULGARUM FRAGMENTA est celui des jours d’une année (+ 1, ou bien celui d’une année bissextile ; je choisirai plus tard entre les deux variantes).

9. Que faire, alors, de ces poèmes, aussi nombreux que les jours d’une année ? Si on tient compte de la véritable obsession de Pétrarque pour les dates, telle qu’elle apparaît particulièrement dans ses lettres, et dans les notes marginales de ses manuscrits (et que j’ai essayé de rendre sensible dans la « vie brève » qui précède), on est amené à penser qu’aux jours d’une année pris dans leur succession, aux DATES donc, vont être associés des poèmes.

10. La manière la plus simple de mettre en œuvre cette correspondance entre poèmes et calendrier est d’attribuer à chaque « numéro » du RVF la DATE qu’il occuperait dans le déroulement d’une année. Telle sera la Première hypothèse de déchiffrement numérologique.

11. La seule information qu’il est possible de recueillir ainsi immédiatement est celle d’un ordre des jours et des mois, mais n’appartenant à aucune année particulière ; autrement dit, du point de vue du RVF, toutes les années doivent être considérées comme équivalentes.

12. Il semble bien que le RVF, dans une de ses premières versions, devait refléter un déroulement chronologique, celui de l’amour de Pétrarque pour Laure. La version finale en conserve des traces explicites : certains des anniversaires de l’innamoramento sont mentionnés et leur ordre respectif respecté.

13. Mais, et c’est là la Deuxième hypothèse de déchiffrement (dont la véracité sera, comme la première, assurée par le caractère spectaculaire des conclusions), LA MORT DE LAURE a rendu une telle organisation impossible. La fracture de la mort ne pouvait pas, dans une organisation qui aurait suivi l’ordre chronologique strict, ne pas être marquée explicitement ; or, elle ne l’est pas. Il s’ensuit que la répartition des poèmes en rime in vita et rime in morte (qui fut une hypothèse favorite des lecteurs cinquecentistes de Pétrarque comme Velutello, et reprise au vingtième par des chercheurs un peu légers) n’est pas soutenable.

14. On supposera donc que la seule indication chronologique que donne l’ordre des poèmes est celle de la date dans une année unique. C’est une année générique, c’est une année éternelle ; qui n’est pas telle année, qui n’est aucune année historique. On peut y inscrire, à leur place, des événements d’années différentes, pourvu qu’ils soient de même date : c’est cette équivalence des années que marque, toujours, l’idée d’anniversaire, si obsessivement chère à Pétrarque. Célébrer un anniversaire, c’est établir une certaine identité de jours, indépendamment des années de leur occurrence.

15. Or c’est bien là ce que Pétrarque s’obstine à faire, avec une insistance qui a posé quelques problèmes à ses commentateurs. Il résulte en effet des indications explicites ou implicites contenues dans le RVF que :

(i) Pétrarque a vu et aimé Laure le 6 avril (1327) (poème CCXI).

(« En l’an mille trois cent et vingt sept, tout juste/ à cette heure de prime, le six du mois d’avril,/ j’entrai au labyrinthe, et je ne vois d’issue.// »)

 

(ii) Laure est morte vingt et un ans plus tard, jour pour jour, le 6 avril 1348 (CCCXXXVI).

(« Tu sais qu’en mille trois cent quarante huit,/ le six du mois d’avril, et à l’heure de prime,/ de son corps est sortie cette âme bienheureuse./ »)

 

(iii) Le jour de la mort de Laure comme celui de la naissance de l’amour était un vendredi saint (LXI-LXII).

(« Bienheureux soit le jour et le mois et l’année/ …/et représente-leur qu’en ce jour fus en croix./ »)

 

Mais si on admet (i) et (ii) on rencontre, en (iii), une contradiction : car le vendredi saint de 1348 était bien un 6 avril ; mais celui de 1327 tombait le 10 du même mois. Les hypothèses proposées ici rendent parfaitement conciliables les trois affirmations : il y a une année pour laquelle le vendredi saint est le 6 avril : la naissance de l’amour, la mort de l’aimée et la Passion du Christ sont au même jour de cette année : l’Année du Canzoniere.

16. De cette hypothèse on tirera immédiatement une conséquence : le premier poème, comme le n° CCCLXVI et dernier « représente » le jour inaugural de l’année du Canzoniere, qui est le 6 avril. Pour l’année-canzoniere, le 366e jour vient, qui est de nouveau le premier ; « et c’est toujours l’unique et c’est le seul moment… ». Ainsi se trouve déterminé le point de départ du cercle, comme le point d’arrivée. Le RVF est une couronne ; de lauriers.

17. Suivons maintenant les étapes, l’enchaînement de la « monstration » de nos hypothèses.

18. Le poème initial était, dans les premières versions du RVF, celui qui occupe maintenant le n° XXXIV. Il est adressé à Apollon. C’est un poème du désir et du laurier, dont le dernier vers évoque une des rime petrose de Dante, sa sextine :

(« Apollon, si vit encor le beau désir/ qui t’enflammait aux ondes thessaliques/ …/ Ainsi pourrons-nous voir par merveille à la fois/ notre dame s’asseoir dessus l’herbe/ et se faire à soi-même ombre de ses deux bras.// »)

 

Il est renvoyé au mois païen de mai (au 10 exactement), place mieux accordée à l’expression, même voilée, d’un désir charnel.

Le « vrai » n° I, le poème du premier « jour », est maintenant un poème de soumission, d’humilité de la poésie et de l’amour devant Dieu. Et le CCCLXVI, le « dernier et encore premier poème » est la Canzone à la Vierge :

(« Tellement court et vole le temps/ ô Vierge unique et seule/ …/ recommande-moi à ton Fils, véritable/ homme, véritable Dieu/ qu’il reçoive mon esprit ultime en paix.// »)

 

La mise en place de la couronne du Canzoniere met tout naturellement en harmonie ces deux textes, montre le chemin parcouru depuis la giovanile errore, la « juvénile erreur ».

19. Mais il y a beaucoup plus qu’une mise en rapport des poèmes, initial et final, si naturelle soit-elle (c’est une comparaison que tout le monde peut faire, et a faite). Venons-en donc tout de suite à ce qu’il faut bien appeler l’argument-massue de la présente détection fictive.

20. Tournons-nous vers les poèmes CCLXIII et CCLXIV, qui sont placés de part et d’autre de la « fracture » séparant le Canzoniere en deux parties : le CCLXIII est un sonnet, sonnet du laurier et de Laure, de la gloire :

(« Plante victorieuse et triomphale,/ honneur des empereurs et des poètes,/ … »)

 

Il s’inscrit au bout de la chaîne d’or dont parle le Secretum, et marque le moment du triomphe ; immédiatement suivi de la crise et du remords ; car le CCLXIV (on pense que les deux poèmes ont été composés au même moment) est une canzone ; et cette canzone est celle de la honte, de la résolution du renoncement à la gloire terrestre pour une gloire plus haute : « e veggio ’l meglio et al peggior m’appiglio » (« et je vois le meilleur, et je m’attache au pire »), dit le dernier vers.

Or les hypothèses numérologiques ajoutent une charge symbolique décisive à ce que disent explicitement les deux poèmes : entre le CCLXIII et le CCLXIV, selon l’année du Canzoniere, se trouve

 

LA NUIT DE NOËL.

 

Cet événement est fondamental, aussi bien pour le poète que pour le sens « théorique » du RVF : le moment du Nouveau Testament doit supplanter celui de l’amour profane ; le moment chrétien doit remplacer le moment antique, païen, celui du laurier. En même temps, comme le n° I, en position d’humilité par rapport au CCCLXVI, est un sonnet et son opposé une canzone, forme « suzeraine » par rapport à la forme, « vassale », du sonnet, la même relation existe entre le CCLXIII et le CCLXIV.

21. Revenons un instant au 6 avril, date absolue dans la vie de Pétrarque comme dans l’organisation du Canzoniere. Que se passe-t-il le 6 avril ? La naissance de l’amour – la mort de Laure – le vendredi saint de l’année générique. Mais c’est aussi la date du commencement du grand poème latin l’Africa – de l’arrivée du poète à Rome pour son couronnement – de sa réponse au gouvernement de Florence…

En cette date centrale se noue la chaîne d’or, entrelacement de Laure et du Laurier, la chaîne de l’amour et de la gloire. Pétrarque qui ne peut renoncer ni à l’une ni à l’autre n’y parvient qu’à travers la mort : la Passion et la mort du Christ sont cette « signifiance » (au sens médiéval) supérieure qui permet de soumettre, poétique, le terrestre au céleste. Comment s’inscrit-elle, au-delà du couple I-CCCLXVI dans le livre (laissons de côté les mentions explicites de date : des LXI-LXII, CCCXXXVI) ?

22. Revenons au CCXI, poème de « l’entrée au labyrinthe » d’amour de 1327, cité plus haut. Le poème est précédé du sonnet CCX où Laure est comparée au Phénix :

(« Au ciel, en terre il est plus d’un (d’une) phénix. »)

 

La date de ce poème est la Toussaint !

 

A la revélation explicite de la date précise de la tombée en amour se surimpose, dans la symbolique numérique richissime du calendrier, celle de l’annonce implicite, cachée, de la mort de Laure, de sa résurrection au ciel (phénix) et de sa sainteté (la Toussaint).

23. A de nombreux points de sa chaîne poétique, Pétrarque tend à renforcer le nœud de sens, central, enchevêtré, entrelacé, de sa numérologie symbolique, le triple nœud gordien et borroméen (?) de la Passion du Christ, de l’Amour et de la Gloire.

24. Mais on peut aller plus profond encore : tournons-nous vers le n° III.

(« C’était le jour où du soleil pâlirent/ pour la pitié de son créateur, les rayons/ ».)

Le poème se réfère, explicitement, à la Passion ; mais la date symbolique, cette fois, renvoie « a rovesciato », à l’envers, à un dimanche de Pâques d’une année réelle commençant un vendredi saint, à une date de gloire chrétienne ; car c’est aussi la date même de la suprême gloire terrestre de Pétrarque, puisqu’il a été couronné de laurier à Rome le 8 avril 1341 ; le triple nœud du Canzoniere, de nouveau, est mis au jour par le déchiffrement.

25. Faisons un pas de plus : nous avons déjà donné une première explication de la contradiction apparente, si souvent signalée, entre les affirmations de Pétrarque sur les dates, et les dures vérités du calendrier historique : le jour de l’amour, s’il était un vendredi saint de l’année 1327, était le 10 avril, et non le 6. Mais voilà que le poème du 10 avril, précisément, au sens de l’année-couronne du Rerum Vulgarum Fragmenta, celui qui porte le n° V, est précisément le poème du nom, celui où Pétrarque nous révèle qu’il aima LAURETA.

(« Quand mes soupirs j’anime afin que je vous nomme/ et le prénom qu’Amour écrivit dans mon cœur,/ LAUdateur l’on commence à entendre au-dehors/ le son des premiers doux accents qui sont les siens ;// Votre essence REgale que je rencontre ensuite/ à la haute entreprise redouble ma vaillance ;/ mais TAis-toi, crie la fin, car de lui faire honneur/ n’est point charge pour toi mais pour d’autres épaules.// Ainsi LAUde non moins de REvérence enseigne/ le mot lui-même, pourvu que vous nomme quelque autre,/ ô vous de tout honneur et révérence digne !// Mais sinon que peut-être Apollon se courrouce/ que parler de ses toujours verts rameaux/ présomptueusement langue mortelle vienne.// »)

Non, non, Pétrarque ne fait pas erreur. Il sait (qui le saurait mieux que lui ?) que le jour de son amour était un vendredi saint, qui cette terrible année-là était le 10 avril ; mais en même temps il fait jouer l’une sur l’autre les deux dates, la date terrestre, réelle, fugitive, et la date symbolique, éternelle, la date de poésie. Le 10 avril est le jour exact, terrestre, de l’amour du jeune homme pour une petite Provençale qui s’appellait « Laureta », et qui ensuite, au cours des années, est devenue, de par ses qualités propres et l’amour de Francesco, la Laura que nous connaissons ; le sonnet contient ainsi à la fois « Laureta » et « laurea verdi rami ».

26. Tout cela suffit, pensons-nous, à assurer la vérité de notre interprétation.

27. Il est fort probable que de nombreuses autres dates intimes (et extimes) sont inscrites dans l’ordre final lentement émergé de plus de trente ans de labeur sur le Rerum Vulgarum Fragmenta. Nous ne pensons pas qu’elles ont préexisté autrement qu’occasionnellement ou partiellement à la composition même des textes. Il s’agit plutôt d’un « surplus », d’un « surpoids » de sens assuré à certains poèmes clés par position et voisinage (une fonction rythmique, en somme). Il est par ailleurs clair que bien de ces allusions secrètes nous échapperont toujours. Mais ne reculant devant aucun sacrifice, et malgré d’insuffisantes connaissances en pétrarchologie, nous avons tenté d’aller plus loin et sommes parvenus à quelques autres résultats suggestifs. Nous n’en citerons ici que trois.

28. Une date essentielle (dans les notes de l’exemplaire du Virgile, c’est la première des « notices » concernant une mort) est celle où Pétrarque dit avoir appris la mort de Laure ; ce serait, alors qu’elle était survenue le 6 avril 1348, longtemps après, le 19 mai (Laure est morte à 35 ans ; 35 est un multiple de 7). A cette date s’inscrit le « quarante-quatrième jour » de l’année-canzoniere. Or le sonnet XLIII est assez étrange. Le sonnet qui précède, le n° XLII, décrit une tempête. Le soleil s’est éloigné, à cause de la douleur qu’il a de ne plus voir sa plante, le laurier, là où elle devrait être, à cause des « stelle noiose » (les étoiles funestes) ; heureusement elles se dispersent quand paraît le « bel viso inamorato » (le beau visage plein d’amour). So far so good. Mais voilà (XLIII) que le visage de Laure qui « laudato/ sarà s’io vivò in piu di mille carte/ » (qui « loué sera, si je vis, en plus de mille écrits ») apparaît ; et il est plein de larmes dans ses beaux yeux, les « begli occhi ». Et l’air demeure tempestueux. Aucun des commentaires nombreux, ingénieux ou torturés de ces textes ne peut, je crois, éliminer désormais ce fait massif, inébranlable, que la « position » du poème dans la séquence étant établie, une interprétation de ces visions comme prémonitoires de l’annonce de la mort s’impose. Bien des exemples de tels songes et visions sont rapportés par Pétrarque dans ses lettres.

29. Nous n’ignorons pas la date de la naissance de Pétrarque ; il nous l’a indiquée lui-même : c’est pendant la nuit du 19 au 20 juillet 1304. Le poème CV, qui est à la date du 19 juillet, est une canzone assez bizarre, proche du genre de la « frottola » dans son mélange, surprenant dans le contexte général de la « diction » noble du Canzoniere, de proverbes, de fragments de « langage cuit », jouant sur des contraires, comme dans la tradition du devinalh provençal. L’état contradictoire par excellence est l’état d’amour : l’AMORS des troubadours. Du « vers de dreit nien » de Guillaume IX d’Aquitaine, à la « tenson du néant » d’Aimeric de Peguilhan et Albertet de Sisteron, en passant par Raimbaut d’Orange et Guiraut de Bornelh, jusqu’à Pétrarque lui-même dans son célèbre « pace non trovo », l’amour est toujours la solution obligée aux énigmes d’un devinalh. Or, dans le texte de Guillaume IX, le premier du genre, l’état d’antinomie existentielle permanente de l’amour est présenté comme un destin. On devra alors interpréter la présence dans le RVF, à cette place datée, de l’exercice « frottolesque » de la manière suivante : le devinalh est particulièrement approprié au jour où s’annonce la naissance d’un héros ou d’un amoureux, jour où les fées, les astres et la providence annoncent, comme le Merlin dans les romans du Graal, par « ces obscures paroles dont on ne peut savoir le sens avant qu’elle soient advenues », ce que sera le destin du nouveau-né : être « fada », « faé » par l’AMOUR.

30. Nous éclairerons enfin la position, dans le RVF, d’une séquence de trois canzone : les poèmes CXXVI à CXXVIII ; leurs dates sont celles des 9, 10 et 11 août. La date du 9 août est celle de la mort du vieil ami des temps avignonnais, « Socrate », le plus certain confident de l’amour, le dédicataire du seul livre véritablement achevé de Pétrarque, le recueil des lettres, les Familiares, dont la fin fut précisément décidée par Pétrarque à la suite de cette mort. CXXVI est la célèbre chanson de Vaucluse, le lieu idyllique où Pétrarque imagine Laure et les lauriers, l’Arcadie de son jardin de la Sorgue et de son amour :

(Traduction de Vasquin Philieul en 1548 : « Cleres, fresches, et doulces eaues,/ dans qui la perle des humains/ plongea ses delicates mains : / arbres et gentilz arbrisseaulx,/ sur qui s’appuyoit en lieux maintz :/ herbes, fleurs, qui avez couvert/ quelquefois de jaulne et de vert/ sa cotte et poitrine angelique,/ elle estant sur son flanc pudique :/ o air sacré et gracieux,/ ou amour par ses deux beaulx yeulx/ m’ouvrit le cueur, je vous supplie,/ oyez tous ma melancolie.// »)

 

La canzone CXXVIII, elle, est la non moins célèbre chanson patriotique, « Italia mia ». Notre interprétation est simple : en quittant Vaucluse définitivement Pétrarque abandonne sa jeunesse, les lieux de son amour, et il se tourne, pour les dernières années de sa vie, vers l’Italie ; il est naturel, pensons-nous, que la coupure biographique soit scandée par des poèmes placés à la date de la mort de son ami avignonnais, qui plus que tous les autres représente à la fois la terre de jeunesse et l’exil (exil de Pétrarque en Provence, mais exil aussi de « Socrate » puisque, seul des amis de jeunesse, il n’était pas provençal, mais flamand).

31. Après ces trois dates intimes interprétées nouvellement, une date « extime », pour vous montrer ce qu’on peut faire de cette clé numérologique de lecture. La canzone CCLXX s’inscrit à la date du 31 décembre. C’est une admonestation à l’amour qui veut mettre dans le cœur du poète une nouvelle joie amoureuse. Pétrarque ressent comme une tentation d’amour pour une nouvelle dame (la belle Ferraraise mentionnée au § 32 de la « vie brève » ?). Aux différentes interprétations proposées : rappel de la « vita nova », tentation d’une dame réelle…, on pourra donc ajouter la nôtre : la Canzone de la nouvelle année nous rappelle le passé païen de ce moment, s’opposant à Noël.

 

32. Les dates connues de la vie de Pétrarque ayant été ainsi placées dans l’année-canzoniere, et les poèmes correspondants en recevant un éclairage nouveau, on peut se demander s’il n’est pas possible de lire les dates-nombres dans l’autre sens, c’est-à-dire en allant de l’œuvre vers la vie, en déchiffrant la vie à partir de l’œuvre. Et ainsi avoir accès à des dates inconnues de nous, inscrites de manière secrète dans l’œuvre.

33. Or, parmi les dates inconnues et que nous voudrions connaître, il en est une plus importante que toutes les autres :

 

la date de naissance de Laure.

 

Et en effet il existe, dans le Canzoniere, une canzone, unique, qui parle de la naissance de Laure. Elle énumère les miracles qui se produisirent en ce jour.

(« Le jour qu’elle nacquit les étoiles/ qui parmi vous produisent des effets heureux,/ étaient en lieux dominants et choisis,/ l’une vers l’autre avec amour tournées. »)

 

Cette canzone porte le n° CCCXXV.

Et par conséquent la date de naissance de Laure peut être désormais annoncée et affirmée clairement et avec décision :

 

24 FÉVRIER 1313, UN MARDI.

 

(Cette date, restée secrète pendant plus de six siècles, a pu être, grâce aux travaux de Mr Goodman, pour la première fois révélée le 24 février 1984, 671e anniversaire de la naissance de Laure, dans une communication présentée à l’OULIPO – J.R.)

 

Note finale. – Les interprétations calendaires de Pétrarque sont nombreuses ; mais toutes échouent en voulant forcer l’interprétation à s’inscrire dans une chronologie réelle (il en est ainsi de la plus récente, celle de Roche Jr).

Notre lecture est la seule qui se plaçe à un niveau oulipien d’abstraction suffisant pour permettre la découverte du sens caché.

 

Une première version de ce texte a fait l’objet d’une publication, dans le volume 47 de la Bibliothèque oulipienne.