XI

Barnaby Barnes
 ou la Charte du Diable

Prélude et première fugue.

Fils de Richard Barnes, évêque de Durham, il est né en 1571. Il fut baptisé à St Michael le Belfray, dans la ville de York.

Diplômé de Brazenose, le collège de son père, à Oxford, en 1586.

A Oxford il rencontra John Florio, le traducteur de Montaigne.

En 1590 il accompagne le comte d’Essex, parti aider Henri de Navarre, déjà quatrième, au siège de Rouen.

Triple fugue.

Partenophil and Partenophe/ Sonnettes, Madrigals, Elegies and Odes/ To the right noble and vertuous gentleman, M. William Percy Esquier, his deerest friend/ parut en 1593.

 

Argument.

Parthénophile aime les vierges, et parmi elles Parthénophê. Mais Parthénophê, elle, aime la virginité, la sienne surtout. C’est une source de conflit que Barnes évoque en sonnets, madrigaux, odes et, de manière insistante et originale dans le contexte de la poésie élisabéthaine, en sextines, cette forme complexe, obsédante et obsidionale inventée par le troubadour Arnaut Daniel, reprise par Dante et Pétrarque, puis par les pétrarquistes du seizième siècle qui s’y adonnèrent avec délices. Parténophil, donc, souffre de la virginité excessive de Parthénophê. Elle est jeune et vierge et cruelle, et lui voudrait, comme dit la chanson, « se débrouiller pour qu’elle ne le soit plus ». Il supplie, tempête, adore, rampe, récrimine. En vain.

Le sonnet xxxix expose, en quinze vers (il fallait au moins ça), on ne peut mieux son état.

(« Alors de sa Vénus et de sa Brillante Mercure/ Claires Planètes de mes cieux elle lança de tels feux/ Qu’ils infusèrent de chaleur extrême/ Mon cœur qui dans le pâturage nu du désespoir paît.// Alors tel le Scorpion elle me piqua mortellement/ Et me traversa d’un poison plaisant/ Qui jusqu’à ces ultimes sanglots de la mort me conduisirent/ Et transperçèrent les faibles nerfs de mon âme :// Et pourtant elle pourrait me guérir avec l’huile du Scorpion/ Si elle était aussi bonne qu’elle est belle/ Mais sur mon bûcher elle se réjouit de me voir bouillir/ Bien que ma passion soit terrible, bien que je sois obéissant// Mais elle sans remords et sans pitié : / Si donc ma pensée d’elle est chose/ A me frapper à mort que dire d’elle en vrai ? »)

 

Le sonnet est un des douze « sonnets zodiacaux » du livre. On pensait que le venin du scorpion pouvait être aussi le remède. La passion extrême de Barnes pour l’idée de POISON apparaît là dans toute sa force. On retiendra, pour la suite, Mercure. C’est une obsession qui devait le conduire à d’étranges extrémités. Ici c’est Parthénophil qui, à la fin, excédé de la résistance de Parthénophê, a recours aux grands moyens. Il ne lui faut rien moins qu’une sextine triple (exemple unique en dehors de l’Italie, à l’époque). Il enlève (en vers et de nuit) Parténophê, il se la fait amener de force par un bouc. Il concocte une potion magique érotifère, un poison aiguise-passion, une drogue invraisemblable pour enflammer les sens de la délicieuse et réticente vierge et enfin, après trois fois 36 vers agrémentés d’un envoi de 3, soit 111 vers (ce qui signifie certainement quelque chose, mais quoi ? un sixième de 666, nombre de la Bête de l’Apocalypse ?) sur les mêmes six mots-rimes qui tournent et tournent la tête (naked, night, woode, kindled, teares, furies), il vient à bout de tous obstacles, et restitue à Parténophê le poison qu’elle avait fait infuser dans son corps à lui.

La recherche d’une Parthénophê en chair et en os (plutôt aujourd’hui en poussière, d’ailleurs) a beaucoup tourmenté la critique. Quelques vers des sonnets xliii et xlvi :

(« Et le doux Pétrarque toscan qui perça/ Sa Laura de sonnets d’amour quand il la poursuivait :/ »)

(« Ah perce-œil perçant œil et lumière éblouissante/ Du tonnerre foudroyant brûlant là-haut ! »)

 

ont dirigé les regards vers la famille Percy (nom du dédicataire de l’œuvre). Madeleine Dodds, en particulier, s’est précipitée dans la brèche, proposant successivement deux candidates pour l’honneur dangereux d’avoir été modèles de Parthénophê. En 1929, elle écrivit qu’il s’agissait vraisemblablement d’« Eleanor, sœur de William Percy et du duc de Northumberland ». Malheureusement Mark Eccles fit remarquer qu’Eleanor avait 11 ans au moment de la publication du livre et que, si c’était elle, cela prouverait de la part de Parthénophil une pédophilie un peu surprenante. Pas découragée Mme Dodds a trouvé en 1946 lady Mary Percy (le prénom de Marie lui plaisant à cause de l’ode iii, qui est adressée à une vierge célèbre, prénommée aussi Marie), que le père Gerard, confesseur de la famille Percy, aurait persuadé de se faire nonne.

 

Quoi qu’il en soit, le virginotropisme du poète Barnaby semble avoir été bien connu, et on l’a reconnu, pas seulement pour son amour des langues étrangères et des beaux habits, en le personnage de Parolles de All’s well that ends well, de William Shakespeare, précisément à cause du discours qu’il tient à Helena, « a gentlewoman protected by the Countess of Rousillon » :

Barnes fut ravi de son succès littéraire ; de scandale au moins. Nashe : « Il se fit alors remarquer en arborant une étrange paire de pantalons babyloniens, avec une braguette (codpiece) aussi grosse qu’une saucisse de Bologne. »

 

Mouvement lent, « a lo divino ».

Immédiatement après, Barnes se mit à composer de la poésie élevée, méditative et religieuse. Il publia en 1595 A Divine Century of spiritual Sonnets (que Mr Goodman s’est attaché à copier in extenso d’après l’exemplaire conservé à la British Library, à Londres, sous la cote c107 e28 ! – J.R.).

 

Sonnet I

Chaque sonnet méditatif y commence par une invocation au Sauveur ou à quelque autre personnage sacré, qui occupe invariablement le premier hémistiche d’un pentamètre iambique : « Swete Saviour – Sacred Redeemer – Deare comforter – Blessed Creatour – Pure Sacrifice – Blessed spotless Lambe – Lyon of Judah – O gracious Shephearde – Heavenly Messiah – Mercifull Jesus – Bountifull Lord – Deare David’s sonne – O benigne Father… » Chaque sonnet déverse ensuite, sous forme d’une drogue verbale melliflue et obsédante, dans la centaine d’oreilles supposées compatissantes les plaintes empoisonnées d’une âme véreuse absorbée au même moment de desseins plus profanes, si on en croit un contemporain.

Sir Nathanael, un ecclésiastique, dans « Peines d’amour perdues », est de nouveau inspiré de lui. Harington a laissé de Barnes ce petit portrait, sous le nom de Lynes :

Il fit cependant une bonne action : il vint en aide au jeune John Ford, futur dramaturge.

 

Fortissimo.

1598 fut l’année la plus excitante de la vie de Barnaby Barnes. Cette année-là il fut arrêté et accusé de meurtre. Le procureur était Edward Coke, éminent juriste, Attorney General de la reine Élisabeth Ire.

That one Barnabye Barnes having been a traveller in forren partes and countryes beyond the sea, hathe in his sayd travayles through the corrupcion and wicked disposicion of his own mynde chieflie framed him self to learne and intertayne the vyces and abuses of other nations, amongst which he is grown more expert and coninge in the mynistringe of poysons, whereby he can either presentlie rydde and depryve men of theire naturell lyves, or else with grievous tortures kepe theym languishinge for a longe tyme, and yeat without all hope of recoverye of their lyves.

Attendu qu’un certain Barnaby Barnes ayant été voyageur en des pays étrangers au-delà de la mer, en lesdits voyages s’est en raison de la corruption et mauvaise disposition de sa propre nature occupé à acquérir et pratiquer les vices et abus des autres nations, parmi lesquels il s’est employé notamment à devenir expert et habile en l’administration des poisons, à l’aide desquels il peut ou bien instantanément priver et débarrasser un homme de sa vie naturelle, ou bien dans d’horribles tourments le laisser languissant très longuement sans aucun espoir de guérison.

Which sayd Barnabye Barnes beinge latelie retorned agayne into this realme of England, and havinge conceaved causeles displeasure against one John Browne, partlie for that the sd Browne metinge sometyme in companye with the said Barnes (and Barnes beinge amongst other vyces given to excessive drynkinge) would not pledge the said Barnes in carrowses, and unreasonable maner of drynkinge, for which the said Barnes hathe threatned to doe some revenge upon the said Browne.

Attendu que ledit Barnes étant récemment retourné dans le royaume d’Angleterre et ayant conçu sans cause du ressentiment contre un certain John Browne, en partie parce que ledit Browne se trouvant parfois en la compagnie dudit Barnes (et Barnes entre autres vices étant adonné à la consommation excessive de boisson) avait refusé de faire avec ledit Barnes la bombe et de boire excessivement, ce pour quoi ledit Barnes avait menacé de se venger dudit Browne.

As also upon his owne mere malyce corrupt and wicked disposicion, or through the procurement and instigacion of some of the sayde Brownes enymies, dyd determyne to practise his saide detestable skyll and feate of poysoninge upon the said Browne, and thereby to have taken awaye his life…

En partie en raison seulement de sa nature corrompue et mauvaise ou selon un contrat et à l’instigation de quelqu’un des ennemis dudit Browne, détermina de mettre en pratique son dit détestable talent d’empoisonneur sur ledit Browne et en cette manière le priver de la vie…

Bref, Barnes avait tenté d’empoisonner au sublimé corrosif (de mercure) ledit Browne dans un pub de Whitehall, le « Queen’s Arms » ; et ce pour le compte de lord Ralph Ever « Warden of the Middle Marshes against Scotland ». John Browne échappa à l’empoisonnement parce qu’il avait passé le verre de bière empoisonnée à un ami qui le but et mourut. Barnes fut condamné à mort par le Privy Council, emprisonné à Marshalsea, dont il réussit à s’échapper (avec l’aide vraisemblablement de lord Ever), et disparut pendant plusieurs années dans les provinces.

 

Dernier Mouvement, ou le Retour.

En 1607 la compagnie de Shakespeare, les « King’s Men », présentait au public londonien une tragédie de Barnaby Barnes, La Charte du Diable, qui devait être imprimée et mise en vente peu après :

La pièce, que Mario Praz a décrite comme un « drame machiavélien combiné avec la version marlowienne de Faust », avait pour point de départ la légende selon laquelle le cardinal Roderigo Borgia avait vendu son âme au diable pour devenir pape, sous le nom d’Alexandre VI. Mais Barnes avait introduit dans le scénario une innovation fort barnabienne, où on peut lire comme un intense regret de n’avoir pu, neuf ans auparavant, à cause d’un malheureux contretemps, dans le pub fatal de Whitehall, profiter du spectacle de son ennemi John Browne, en proie aux redoutables transformations que n’aurait pas manqué de produire en lui l’absorption d’une pinte de stout largement arrosée de sublimé corrosif. Dans sa version, le pape Alexandre invite à dîner les cardinaux, ses ennemis ; dans les coupes il a fait mettre un vin lourd de poison ; la sienne ne contient qu’un vin pur. Mais au moment où tous vont boire, le diable procède à un subtil échange de boissons. Le pape de sa propre main s’empoisonne. Suit ce qui est sans doute une des plus longues scènes d’agonie du théâtre élisabéthain, ce qui n’est pas un mince exploit. En proie à d’abominables souffrances, Alexandre se tord de douleur devant le diable qui se tord, lui, de rire.

(« Alexandre : Hola, hola, hola, viens, viens, viens, quoi, quand, où, quand, pourquoi, sourd, frappe, mort, vif, oh hélas, oh hélas, toujours brûler, toujours geler, toujours vivre, tourments, sans fin, jamais, jamais, jamais répit, dehors, dehors, dehors, dehors, pourquoi, pourquoi, vers où, vers où, vers là. – Les diables : Là, là, là. »)

 

Écho.

Barnaby Barnes est mort en 1609. En 1628 John Ford fit représenter « The Lover’s Melancholy ». Dans cette pièce le héros, Palador, revenant de la guerre découvre que son amour, Eroclea, a disparu. Elle revient peu après sur scène, déguisée en garçon, déclarant se nommer Parténophil. Palador ne la reconnaît pas et elle disparaît. Et Palador prononce alors ces belles paroles, une sorte d’épitaphe :

(« Parténophil est perdu ; mais comme je voudrais le voir/ Il est pareil à quelque chose dont je me souviens/ D’il y a bien longtemps, d’il y a très, très longtemps./ »)