Les jeunesses de Jean de la Gessée
On dit qu’un excellent peintre ayant un jour entrepris de representer toute la vaste etendue de l’Ocean dans un seul tableau, que son imagination se trouva si saisie et si envelopée de tant de difficultés qu’elle ne sut d’abord ni par ou commencer ni par ou devoir finir. Ce n’est pas que, possedant à merveille tous les secrets de son art, il ne se defiast de son pouvoir de vivement depeindre la rapidité des flots, les noires et soudaines tempestes, les rochers et les ecueils à fleur d’eau, ni la couleur bleue et azurée de cet element furieux. mais c’est que, ne lui voyant aucunes bornes, ni commencement ni fin ou il pust arrester ses yeux et reposer son esprit et sa main, il desespera de pouvoir accomplir cet ouvrage et en la fin dust se resoudre a laisser la toile blanche en son cadre sous laquelle il escrivit ce seul mot : OCEAN. J’en suis de mesme dans le dessein que j’ai de faire la vie de ce noble poëte dont l’esprit a été comme un vaste Ocean qui n’a point jamais eu de bornes ni de limites.
Il nasquit l’an 1551 comme je l’apprends de l’inspection de son premier portrait de l’an 1574 ou il est representé a l’aage de 23 ans. Le païs de Mauvaisis en Guyenne fut le lieu de sa naissance comme il le dit luy mesme dans un de ses discours poëtiques : « Les champs ou je sortis a ma naissance esclose/ Son bien à trente milles esloignez de Tholoze/ Du costé de Guyenne ou des monts Pyrenez/ Le Ras tardif au cours roule ses flots tard nez/. »
Son livre fut imprimé des beaux caracteres de Plantin.
Il mourut environ l’an 1596 âgé d’environ 45 ans. Les deux portraits à l’antique et de profil qui sont a l’entrée de ses œuvres latines et françoises, l’un a l’aage de 23 et l’autre de 31, montrent qu’il avoit un grand et large front, les yeux fort brillants et fort ouverts, le nez extresmement aquilin, le poil clair brun, le cuir assez blanc, et le visage fort descharné. Sa devise estoit : De Lauro et Murtho, et c’estoit de l’un et de l’autre, je veux dire de laurier et de myrte, que la couronne dont sa teste estoit environnée estoit composée.
Note. – Cette vie, comme Mr Goodman ne le dit pas, est empruntée des Vies des Poetes François de Guillaume Colletet. Sans doute a-t-il jugé suffisant de marquer, selon son habitude, qu’il s’agit d’un emprunt en utilisant pour ce texte les caractères Berkeley. Le macintoshuscrit que j’ai utilisé ici est suivi d’une indication sibylline, que voici : « plagiat par anticipation de Turner. See Ch. d’inc. de B. ; see L.C. et L.C. ». Passons sur la désinvolture que montre Mr G. à l’égard du grand peintre anglais, qui me rappelle cette réflexion d’une classe de seconde de lycée français, emmenée par un malheureux professeur à la Clore Gallery à Londres et pouffant devant certaines « marines », disant : « Eh bien, il s’est pas foulé celui-là ! » « Ch. d’inc. de B. » se devine, en tout cas je vous le laisse deviner. Quant à L.C., il s’agit sans doute de Lewis Carroll ; et l’allusion vise certainement la célèbre carte (vide) de l’océan de la Chasse au Snark :
A quoi bon Mercator
ses équateurs ses pôles Nord
ses tropiques ses zones ses méridiens
l’Homme à la Cloche criait
et l’équipage répondait
ce ne sont que des signes conventionnels
Quelles formes ont les cartes !
quelles îles nues quels caps !
Remercions notre bon Capitaine
s’écriait l’équipage
la meilleure carte il nous donne
un vide parfait et absolu
Mais pourquoi un deuxième L.C. ? Serait-ce que, par une association d’idées purement mécanique, Mr Goodman a pensé à un autre passage dans les œuvres de Lewis Carroll où il est question d’une carte, n’est-ce pas cela ?
(Sylvie et Bruno, deuxième partie, chapitre XI, « L’Homme dans la Lune » :) Ces cartes routières sont bien utiles, remarquai-je. – Voilà une chose que nous avons apprise de votre pays, dit Mein Herr (c’est le nom du personnage), faire des cartes. Mais nous l’avons poussée beaucoup plus loin que vous. A votre avis, quelle serait l’échelle la plus utile pour une carte ? – Je dirais au cent-millième, un centimètre au kilomètre. – Seulement un centimètre ! s’exclama Mein Herr. Nous avons atteint cela très vite. Puis nous avons tenté dix mètres au kilomètre. Enfin nous vint l’idée suprême ! Nous avons fabriqué une carte du pays à l’échelle d’un kilomètre au kilomètre. – Vous en êtes-vous beaucoup servi ? demandai-je. – Elle n’a jamais encore été déroulée, dit Mein Herr ; les fermiers ont fait un tas d’objections ; ils ont dit que ça couvrirait tout le pays et que ça cacherait le soleil ! Aussi nous utilisons finalement le pays lui-même comme sa propre carte, et je vous assure que ça marche aussi bien.
Note à la note.
J.R. – Êtes-vous sûr que see Ch. d’inc. de B. est une indication suffisante pour le lecteur ?
Mr G. – Oui.
J.R. – J’insiste.
Mr G. – Si vous voulez, j’ajouterai ceci : lire la moitié inférieure de la plaque apposée sur le 7 de la rue des Grands-Augustins, à Paris.
J.R. – Voulez-vous obliger vos lecteurs de province à venir à Paris ?
Mr G. – Je viens bien d’Écosse, moi.