XVI

Isaac La Peyrère, préadamiste

Il est né à Bordeaux en 1596, aîné d’une famille confortable. Des deux côtés on trouve des calvinistes sévères mais prospères.

De son éducation on ne sait rien. En 1624 il épousa Suzanne Petit.

Deux ans plus tard il commençait à montrer des signes légers de tendances hérétiques. Accusé en 1626 d’athéisme et d’impiété devant le Synode de l’Église française réformée, il fut sauvé par le pasteur Jean Alba, qui déclara que La Peyrère était un « homme duquel le merite et la pieté, receus comme par heritage de la maison d’où il sort, ont acquis mon affection tout entiere ».

En 1640 il est secrétaire du prince de Condé. Il fréquente le cercle des amis du prince : Mersenne, Gassendi, La Mothe Le Vayer, Pascal, Grotius, Hobbes sans doute. A ses heures de loisir il compose ce qui deviendra son œuvre majeure. Il en fait une première rédaction qu’il dédie à Richelieu, qui lui interdit de la publier. Cette rédaction devait contenir ses vues messianiques et, déjà, l’expression de son préadamisme.

Examinons successivement ces deux points.

Dans son opuscule Du rappel des Juifs il se montre proche d’Isaac Luria et des Kabbalistes, mais aussi des kabbalistes chrétiens, de Guillaume Postel, le linguiste tachygraphe maître d’œuvre de la Bible polyglotte d’Anvers imprimée par le grand Christophe Plantin ; les Joachimistes médiévaux sont aussi de possibles sources. L’ouvrage est en trois parties : dans la première il exalte l’élection du peuple juif – dans la seconde il explique le rejet du peuple juif – dans la troisième il défend la réhabilitation et le rappel du peuple juif. On a supposé qu’il avait des ascendances marranes (Bordeaux !).

 

Parenthèse érudite nécessaire et de seconde main (quand ce n’est pas de troisième) sur le préadamisme.

Qu’est-ce que le préadamisme ? La thèse selon laquelle il y a eu des hommes avant Adam. (Il faudrait ajouter des femmes avant Ève (pas seulement Lilith) ; et on devrait donc aussi parler de pré-évisme ; ou de pré-adam-et-ève-isme.)

Première phase.

Le plus ancien cas connu de la maladie pré-préadamiste (en adoptant le point de vue des Églises) est celui rapporté par un chrétien, Théophile d’Antioche, qui vers 170 apr. J.-C. polémique avec un païen, l’Égyptien Apollonius qui prétend que le monde est vieux de 153 075 ans.

Julien l’Apostat ne voit pas pourquoi Dieu aurait eu plus de mal à créer plusieurs paires d’humains primordiaux que l’unique paire Adam-Ève. C’est là un cas de co-adamisme, éventuellement de multi-adamisme, plutôt que de pré-adamisme, d’ailleurs.

Saint Augustin attaque, dans La Cité de Dieu, les « abominables mensonges des Égyptiens, qui prétendent que leur sagesse a cent mille ans ».

Judah Halevi écrit dans son Kuzari (vers 1130-1140) : « Le roi des Kazakhs demanda au rabbin : “Cela n’affaiblirait-il pas ta croyance si on te disait que les Indiens ont des reliques et des monuments qu’il pensent être vieux de millions d’années ?” Et le rabbin rétorqua : “Cela, certes, affaiblirait mes croyances si ces gens avaient une vraie religion, ou un livre dans lequel une multitude d’auteurs défendraient la même opinion, et dans lequel on ne pourrait trouver de contradictions historiques. Mais tel, cependant, n’est pas le cas. D’ailleurs les Indiens sont un peuple dissolu et pas du tout fiable, et ils soulèvent l’indignation de toutes les personnes de foi par leurs paroles, tout en les mettant simultanément en colère avec leurs idoles, leurs talismans et leur sorcellerie.” »

Une théorie préadamite juive fut le résultat d’une tentative de comprendre pourquoi la Bible commençait par la lettre Beth au lieu de la première lettre de l’alphabet hébreux, Aleph. L’explication était qu’il devait y avoir eu une Bible antérieure, la première véritablement, commençant par un livre Aleph où était décrit un monde plus ancien qui avait disparu. Dans cette théorie on suppose aussi qu’il y aura d’autres mondes après le nôtre ; le premier d’entre eux sera expliqué dans une nouvelle Bible commençant par la troisième lettre de l’alphabet, Gimel.

Mais tout ça n’implique pas encore nécessairement qu’il y ait eu des humains sur terre avant qu’Adam soit fabriqué. Il s’agit donc encore plutôt d’un pré-préadamisme.

Deuxième étape.

Maimonide dit que les Sabéens prétendent qu’Adam a eu deux parents comme tout le monde. Il s’agit là d’un préadamisme minimal ; car ils s’arrêtent là.

Iwann Al-Safar parle quelque part de Djinns, en partie anges et en partie hommes, mais d’avant Adam. Le monde a eu une très très longue histoire avant qu’Adam, plus du tout Djinn et totalement humain, ait été fait Caliphe de la terre. Mais les Djinns n’étant qu’à demi humains, on a là un demi-préadamisme, en somme.

Une forme de préadamisme résulta d’interrogations sur les Antipodes. Si, comme le pensait Isidore de Séville au septième siècle, les Antipodiens se tiennent sur la tête et ont les pieds en l’air, il est difficile de croire que cette propriété leur est venue d’Adam. On pensa donc qu’ou bien il y avait eu deux Adam, l’un d’eux antipodien ; auquel cas cette théorie retrouve seulement la version la plus simple du multi-adamisme, le bi-adamisme (voir plus haut) ; ou bien que vivaient dans les Antipodes des humains antérieurs à Adam (préadamisme strict), plus primitifs que nous, Adam ayant compris en passant dans l’hémisphère Nord qu’il valait mieux marcher sur ses pieds ; ou bien que les Antipodiens étaient des humains dégénérés qui, en s’en allant de l’autre côté du globe, n’avaient pas résisté au plaisir du renversement. (C’est le syndrome de Father William, découvert par Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles ; les enfants de moins de sept ans (et parfois plus tard) y sont particulièrement sujets ; dans l’âge mûr, c’est considéré plutôt comme une maladie ; témoin Mme MacMiche dans Les Malheurs de Sophie ou Un bon petit diable (je ne sais plus) de la Comtesse (il s’agit de la comtesse de Ségur – J.R.), qui prend la position tête en bas et pieds en l’air, sur son lit, au cours d’une crise ; un miracle (probablement victorien) permet cependant à sa robe de rester droite le long de ses jambes, si on en juge par les illustrations ; la décence est sauve, sinon la raison. C’est l’essentiel. Comme on l’apprenait dans les manuels de conduite des années 1900, « une jeune fille assise ne doit jamais croiser les jambes, même quand elle est seule ». – Voici les deux premières strophes du poème de Lewis Carroll en question :

(« “Vous êtes vieux, père William, dit le jeune homme,/ Et vos cheveux sont devenus très blancs ;/ Sur la tête pourtant vous restez planté comme/ Un poirier : est-ce bien raisonnable, vraiment ?”// “Étant jeune, répondit William à son fils,/ Je craignais que cela me nuisît au pensoir ;/ Mais, désormais, convaincu de n’en pas avoir,/ je peux sans nul souci faire un tel exercice.”// » – Trad. Henri Parisot, ici particulièrement tarte – G.).)

 

De toute façon, dans la discussion sur les Antipodes, aucun préadamisme n’était jamais clairement formulé. Il s’agit donc, au mieux, d’un préadamisme hypothétique ou implicite.

Zaninus de Solcia, en 1459, tout chanoine qu’il fut, développa une théorie du Rachat Partiel. Jésus n’aurait sauvé qu’une partie du monde sublunaire. Rien n’interdisait donc qu’ailleurs, dans les parties du monde non soumises à son influence rédemptrice, il y ait eu, rétroactivement si on peut dire, des humains non descendants d’Adam ; possiblement antérieurs à lui. Mais là encore, il ne s’agit que d’un préadamisme non explicite, douteux et indirect. (J’ai lu un jour, ajoute là Mr G., une nouvelle de science-fiction dans laquelle les humains sont présents dans d’innombrables planètes d’innombrables étoiles, qui toutes attendent le Messie, qui toutes reçoivent la visite de Jésus ; plus ou moins tôt, plus ou moins tard. Le héros, un cosmonaute anthropologue, va d’étoile en étoile, espérant sans cesse assister à l’arrivée du Christ. Mais il est toujours juste un peu en retard. Une belle nouvelle, en tout cas. Dans cette hypothèse, que devrait explorer David Lewis, il peut y avoir eu une infinité d’Adam avant le nôtre, une infinité de mondes peuplés de préadamistes.)

 

La Renaissance, avec la redécouverte du passé païen, et la découverte de nouveaux peuples inconnus dans les terres lointaines, déboucha bientôt sur des interrogations.

John Rastell en 1520 : « But howe the people furst began/ In that countrey or whence they cam/ For clerkes it is a questyon/ » (« Mais comment ces peuples ont-ils commencé/ Dans ces pays et d’où sont-ils venus/ Voilà un problème pour les savants/ »).

La question la plus aiguë fut celle de comprendre l’origine des Indiens, des sauvages des deux Amériques.

Paracelse en 1520 pense que ces gens viennent d’un autre Adam (il défend en fait un multi-adamisme ; mais aucun préadamisme), postérieur au Déluge. Ignoreraient-ils le péché ? La solution est simple : ils sont comme les nymphes, les sirènes, les salamandres, les sylphes, les sylvains, les égipans, les dryades (et les hamadryades) ; ils ne sont pas humains mais sub- ou sous-humains. Cette hypothèse eut bien des adhérents enthousiastes ; qui en tirèrent maintes conséquences pratiques.

Giordano Bruno, dans son Speccio della bestia triunfante de 1584, remarque que les dieux ont très bien pu tromper les hommes sur la chronologie réelle des événements du monde.

Sir Walter Raleigh et ses amis, comme Thomas Harriot firent, vers 1600, le pas du préadamisme, mais ils le restreignirent (par prudence) aux humains vivant sur d’autres mondes. C’est le préadamisme limité pour raisons de sécurité.

 

Car la question, plus ou moins souterrainement, était maintenant à l’ordre du jour.

John Rogers, en 1578, attribue un préadamisme franc et massif à la secte de la Famille d’amour : « they holde, that there was a worlde before Adams time as there is now » (« ils soutiennent qu’il y avait un monde avant Adam comme il y en a un aujourd’hui »).

On découvre que Hérodote attribue au monde un âge de 17 000 ans, que Diodore de Sicile lui en donne 23 000, Pomponius Mela 1300, Platon 8 000 et Diogène Laërce 48 000.

Alexandre Polyhistor voit Babylone remonter à plus de 400 000 ans.

Pour Petrus de Albano Conciliator la création, selon les Perses, avait eu lieu il y a (il y avait alors) 1 474 346 290 années, ce qui est beaucoup.

On prend soin de ne pas défendre soi-même de tels chiffres qui impliquent, soit que la Bible se trompe, soit qu’on se trompe sur sa chronologie, soit l’hypothèse soufreuse du préadamisme.

Dans ses notes de surveillance des soupçonnés athées du cercle de Raleigh, l’indicateur de police Baines note que Marlowe a dit « que les Indiens et nombre d’Auteurs de l’Antiquité ont avec assurance parlé d’événements anciens de plus de 16 000 ans alors qu’il est prouvé qu’Adam a vécu il y a 6 000 ans au plus » (entre 5505 et 3759 av. J.-C., selon les chronographes).

 

Concluons cette digression par une citation de Philippe de Mornay, sieur du Plessis Marly dans son De la verité de la religion chrestienne, Plantin 1591.

Chap. VIII – de quand le monde a eu son commencement.

Certes ce n’est icy le lieu de vuider les scrupules des Chronographes, car entre une eternité et un commencement le different de quelques annees, voire de siecles entiers ne peut estre pour rien compté : mais si nous regardons le progrez de ce bas Monde, nous appercevrons evidemment que comme un enfant, il a eu ses aages, muances et periodes ; que petit à petit il s’est accreu, peuplé et espendu ; bref, qu’en ce que le monde pense durer à tousjours, il ressemble le povre vieillard, qui quelque vieil et caduc qu’il soit, pense tousjours avoir un an à vivre.

Tel commencement que nous prouverons de l’homme ; tel l’aurons nous aussi prouvé de la disposition de la terre : car à quoy servira ny ciel, ny terre ; le Ciel estant courbé comme un Pavillon sur ces lieux bas ; la terre affermie comme un plancher pour les habitans, s’il n’y a habitant aucun en la terre ? Certes, si le monde estoit eternel, eternellement aussi seroit il habité, et nul peuple n’y seroit plus ancien que l’autre,

Mais les memoires, dira on, des Chaldeens sont plus anciens ; car, comme raconte Ciceron, ils se vantent d’avoir noté les nativitez des enfans de plus de quarante et trois mille ans devant Alexandre. Il est vray. Mais, comme on a tres bien noté, quand ils parlent de leurs disciplines, ils entendent toujours l’an lunaire, tesmoing Diodore, c’est a dire, mois.

Icy ne me puis je retenir que je ne me moque de Pline. Les lettres, dit il, sont eternelles. Et pourquoy ?

Ils allegueront Platon au Timee, que les inondations et conflagrations rafrechissent le Monde de temps en temps, et font perdre la memoire des premiers siecles, des Arts, des Sciences, et autres inventions etc. Cela merite d’estre un peu examiné…

De l’origine du préadamisme d’Isaac La Peyrère.

En 1656 le « Proem to the Theological System » de la traduction anglaise, Men before Adam, de son grand livre, paru l’année précédente dans les conditions que nous relaterons sous peu, parle des « pagan records of the Chaldean, the Egyptians, the Scythes, plus parts of the frame of the world newly discovered ; also from those unknown countries, to which the Hollanders have sayled of late, the men of which, as is probable, did not descend from Adam… » (« récits des Païens, Chaldéens, Égyptiens, Scythes, aussi bien que des régions de la fabrique du monde récemment découvertes ; et aussi de ces nouvelles contrées, jusqu’auxquelles les Hollandais ont il y a peu de temps navigué, les habitants desquelles, comme il est probable, ne descendent pas d’Adam… »).

Et il révèle que son préadamisme est ancien : « I had this opinion also being a child, when I heard or read the History of Genesis where Cain goes forth… yet, although I had this doubt in my mind, yet durst not speak anything of it, which did not rellish of that received opinion, concerning Adam created first of all men » (« J’ai eu cette idée depuis mon enfance, quand j’ai entendu parler de la Bible et lu la Genèse, là où Caïn s’en va (il se demande d’où venait la femme de Caïn ? et que faire alors de la prohibition de l’inceste ? – questions qui ont enchanté des générations de mécréants) … cependant, bien que j’eusse ces doutes en tête, je n’osais pas en parler, n’ayant aucun goût cependant pour l’opinion reçue, selon laquelle Adam avait été créé premier de tous les humains. »).

Le manuscrit qu’il soumit en 1643 à Richelieu contenait sans doute quelque chose de ce genre, appuyé sur l’hypothèse d’une origine non adamiste des Indiens d’Amérique du Nord, car on en trouve la même année chez Hugo Grotius, qui fréquentait le même cercle autour du prince de Condé, une réfutation dans sa Dissertatio altera de origine Gentium Americanarum adversus obtrecatorem. Grotius explique la présence de ces peuples par une origine norvégienne ou allemande et les fait en réalité remonter (comme certains aujourd’hui) à l’expédition des Vikings d’Éric le Rouge et Leif Erikson (le ms de Mr G. contient ici une allusion ironique au fait que, selon lui, je prétends que tous les habitants des régions situées au nord de Montélimar sont des Vikings – J.R.) : « S’il n’en était pas ainsi ils ne viendraient d’aucune nation, ou bien ils seraient nés de la terre ou de l’océan, ou bien ils auraient existé de toute éternité, ou encore il aurait existé des hommes avant Adam comme quelqu’un en France en a récemment fait le rêve. Si de telles choses venaient à être crues, j’y verrais un grand danger pour la religion. »

La Peyrère, en effet, voyait dans l’existence des Indiens un problème que son hypothèse audacieuse permettait de résoudre, au moins provisoirement. Il se pencha d’ailleurs plus tard sur la question des Esquimaux. Ce qui l’amena a écrire sa Relation de l’Islande (1664).

 

Christine de Suède.

Non contente d’avoir (si on en croit de Quincey) délibérément causé la mort de Descartes, la reine Christine, qui ne ressemblait guère à Greta Garbo, exerça une influence fatale dans la vie d’ILP (Isaac La Peyrère).

En 1654, comme, venant d’abdiquer du trône de Suède, elle vivait à Anvers, le prince de Condé, qui désirait son alliance, et qui sait ? peut-être l’épouser, s’était emberlificoté dans une difficile question d’étiquette : était-ce à lui d’aller chez elle pour la rencontrer, ou à elle de venir chez lui ? En tout cas, Christine eut l’occasion répétée de parler avec ILP. Au même moment, elle préparait sa conversion au catholicisme, qui se produisit le matin de Noël 1654. Tout en discutant avec les théologiens les plus orthodoxes, elle faisait ses délices de la lecture de textes irréligieux, recherchant de préférence les plus interdits et les plus audacieux, notamment le fameux et introuvable livre des Trois Imposteurs qui, disait-on, montrait que Moïse, Jésus et Mahomet avaient été des charlatans. (Il est possible que ce soit son intérêt pour ce texte fantôme qui amena quelqu’un à écrire un livre sous ce titre, quelques années plus tard (on ne croit pas à l’authenticité de ce dernier volume, paru au dix-huitième siècle).) La conversation d’ILP plaisait beaucoup à l’ex-reine, et elle lui dit un jour qu’elle était prête à payer une fortune pour se procurer cet ouvrage.

Peu avant sa conversion Christine reçut la visite d’un célèbre rabbin d’Amsterdam, Menassah ben Israel, qui fut tellement impressionné par les prédictions d’ILP qu’à son retour en Hollande il courut annoncer aux Millénaristes que la venue du Messie était imminente. (Sabbataï Tsevi n’était pas loin.)

Mais c’est après sa conversion que cette princesse perverse et irresponsable, ayant fait ses délices de la lecture par Isaac de son manuscrit toujours manuscrit, le persuada de se rendre en Hollande afin de le publier ; et on pense qu’elle en finança elle-même l’impression.

Le livre parut donc en 1655, en Elzevier (trois éditions), puis à Bâle (une fois). La traduction anglaise ne tarda point.

 

La mésaventure.

La Peyrère vivait tranquillement à Namur sous la protection de son prince, quand il fut agressé et arrêté, comme il le rapporte lui-même dans sa Lettre à Philotime.

Estant de retour de Hollande, le Serenissime Prince mon Maistre me renvoya à Namur ; où j’avois demeuré six mois entiers en grand repos ; lorsque ne pensant à rien moins, on me rapporta que Monsieur l’Evesque de Namur avoit fait publier une censure contre mon livre, par toutes les Eglises de la ville, le jour de Noël de l’année 1655 : et à l’heure que le concours du Peuple estoit plus grand, pour la celebration d’une feste si solennelle. Qu’on n’avoit pas publiquement déclaré mon Nom, parce que mon livre estoit sans nom : Mais qu’on avoit envoyé des personnes appostées dans toutes les Eglises, pour me nommer, et pour faire entendre à tout le Peuple, que j’estois censuré, comme Calviniste, et comme Juif.

J’eus recours aussitost à la protection du Serenissime Prince mon Maistre, … et supplioy très-humblement sa Serenité, de ne pas souffrir qu’on me fit violence. Que le scandale qu’on avoit suscité de mon Livre dans la ville de Namur ne venoit pas de moy. Et que non seulement à Namur ; mais que dans tous les Païs-Bas, il ne se trouveroit point que j’eusse donné pas une copie de mon livre, ny que j’en eusse mesme parlé à qui que ce soit dans toutes leurs Provinces.

Le Serenissime Prince mon Maistre avoit resolu de m’envoyer à Linchamp, qui estoit de ses places, sur les confins du Liege et du Luxembourg. Et j’estois venu à Bruxelles, pour recevoir les commandemens de sa Serenité. Où comme j’attendois mes lettres pour le Gouverneur de la place, et l’expedition de ma dépesche ayant esté remise de jour à autre : Il arriva qu’au mal-heureux mois de Février de l’année 1656 trente hommes armez entrerent d’insulte dans ma chambre ; d’où ils m’enleverent ; et m’ayans mené par de longs et divers détours des ruës de Bruxelles, ils me jetterent à la fin dans la Tour de Trauremberg.

Le malheureux ILP fut alors interrogé inquisitorialement quoique non physiquement pendant des jours et des nuits. Abandonné des protestants qui se désolidarisèrent de lui comme d’une vieille chaussette (si tant est qu’on puisse se désolidariser d’une chaussette, ô Goodman – J.R.), il se sentait aussi délaissé par son prince. Au début il s’efforça de se défendre, de lutter pied à pied avec ses interrogateurs, de leur opposer ses arguments. Mais enfin on lui fit (l’influence de Condé ayant percolé jusque-là) comprendre avec un peu plus de gentillesse que, s’il se repentait sincèrement, s’il se convertissait au catholicisme, on lui pardonnerait son offense. Il finit par accepter, pensant être quitte avec ce sacrifice superficiel de ses convictions. Mais il se révéla qu’il y avait un hic. Il devrait aller en personne s’expliquer à Rome, devant le pape.

 

Rome.

On rapporte qu’à son arrivée au Vatican, le pape Alexandre VII l’accueillit souriant et dit : « Embrassons cet homme d’avant Adam. » ILP, dans une lettre à Christian Huygens, écrit que le général des Jésuites et le pape avaient, lui dirent-ils, beaucoup ri en lisant ses Prae-Adamitae.

Dès son arrivée à Rome, La Peyrère se mit au travail sur son autocritique, abjuration et rétractation. Il en produisit plusieurs versions avant d’en voir une considérée comme théologiquement correcte par les autorités. Il s’efforça de présenter sa rétractation de manière telle que sa théorie préadamite n’apparaisse pas comme contraire à la raison et aux faits. Il expliqua qu’il avait été induit en erreur par son éducation calviniste. Comment cela ? En tant que calviniste il lui fallait interpréter l’Écriture à la lumière de la raison, et selon sa conscience. C’est pourquoi il ne pouvait qu’adhérer à la doctrine préadamiste. Ses adversaires ne présentaient aucun argument contre sa théorie. Pour déterminer qui avait en dernière analyse raison, il était nécessaire que les uns et les autres, ILP et ses adversaires s’en remettent à une autorité supérieure. Mais quelle autorité pouvait avoir assez d’autorité pour trancher dans une telle controverse ? Il n’y avait que le pape. Donc, puisque le pape disait que sa théorie était fausse, La Peyrère n’avait d’autre choix que de l’abjurer. Il ne dit jamais que sa théorie était fausse ; seulement que le pape lui avait dit qu’elle était fausse.

(De la Lettre à Philotime :) Je suis prest de ceder, ou à la demonstration, ou à l’autorité. Et si la demonstration ne me semble pas assez forte, pour faire ma totale conviction ; la seule autorité de l’Eglise fera mon aveugle obeïssance, sur toutes les choses que mes Juges souverains ordonneront de mes opinions, ou de mes erreurs.

Il est constant, TRES SAINT PÈRE, que le celebre Copernic, en establissant son Systeme Astronomique sur le mouvement de la terre, ne s’estoit pas proposé de renverser les inventions et les observations divines de tous les Astrologues qui l’avoient precédé, ny tout ce que le grand Ptolomée en avoit demontré, d’une façon si excellente. Et il n’avoit nullement pretendu renverser par son hypothese, cet ordre merveilleux qui nous paroît dans toutes les choses celestes. Il ne vouloit ny confondre le lever et le coucher des astres, ny troubler leur cours direct ou retrograde ; non plus que destruire les apparences, les theories, les aspects, et les configurations, que les Planetes composent entr’elles, ou qu’elles representent par leurs rencontres avec les Estoilles fixes. La pensée d’un Astronome si subtil estoit de retenir l’ordre que gardent tous les Astres, et de retenir la demonstration que Ptolomée en a faites, sur l’ancienne hypothese du mouvement celeste. Et son dessein n’estoit que de faire voir, que ce mesme ordre, et que ces mesmes demonstrations estoient, et beaucoup plus commodes, et beaucoup plus courtes, et beaucoup plus claires, sur sa nouvelle hypothese (quoy que fausse) du mouvement de la terre ; qu’elles n’estoient sur l’ancienne hypothese (quoy que veritable) du mouvement celeste.

Jusqu’à la fin finale de sa vie, La Peyrère maintint que personne ne lui avait présenté aucune preuve, qu’elle soit naturelle ou scripturale, de la fausseté de ses théories.

Le pape lui offrit de rester à Rome et d’y profiter d’un petit bénéfice. Mais ILP, tout en se déclarant enchanté et débordant de reconnaissance devant une telle magnanimité compliquée de générosité, dit qu’il préférait retourner dans son pays, si le pape n’y voyait pas d’inconvénient. On lui confia la bibliothèque du prince de Condé.

Il ne devrait en aucun écrit, et en aucune manière, remettre sur le tapis ses opinions fallacieuses, dangereuses, et erronées.

Il publia en 1663 sa Relation de l’Islande, ouvrage où il se passionne pour la réforme… (c’est une maladie de bien des sceptiques) de l’orthographe du français.

Il prit sa retraite en 1665, dans un séminaire des Oratoriens, Notre-Dame-des-Vertus, à Aubervilliers, comme pensionnaire laïque. Il continuait à accumuler des arguments en faveur du préadamisme.

Il découvrit par exemple qu’on prétendait qu’Adam était mort de la goutte. Comme la goutte est une maladie héréditaire, il s’ensuit qu’elle devait lui venir de ses parents.

Sa conduite au séminaire était irréprochable. Selon un rapport de surveillance (laquelle ne se relâcha jamais) ; « il n’a rien fait paroître dans le seminaire des vertus, qui pût donner la moindre atteinte à la pureté de sa Religion ».

Mais peu à peu, semble-t-il, son scepticisme, longtemps concentré sur l’unique question de l’existence sur terre d’hommes avant Adam, s’était intérieurement étendu. En des échanges épistolaires avec le père Richard Simon, il se demandait si on ne devait pas supposer différentes origines pour différents peuples et, si tel était le cas, pourquoi les peuples n’auraient-ils pas aussi différentes destinations dans l’au-delà ?

 

A l’heure de sa mort, le 30 janvier 1676, un prêtre vint à son chevet pour lui apporter l’extrême-onction. « Il est temps, mon fils, lui dit-il, de préparer votre âme au grand voyage.

– Et vous lui conseillez d’aller où ? »