XVIII

Brief Life of John Aubrey’s Brief Lives

(Vie brève des Vies brèves
 de John Aubrey)

Ayant décidé d’écrire une Vie, une de ses Brief Lives, Aubrey choisissait une page (blanche, de préférence, mais pas nécessairement) et jetait aussi rapidement que possible tout ce qu’il se rappelait du personnage concerné : ses amis, son apparence, ses actions, ses livres, les paroles à lui attribuées. La Vie brève de Mr X commençait ainsi : Aubrey vidait sa mémoire de Mr X. S’il n’y avait quasi rien dans sa mémoire (à ce moment), la vie était ultracourte. Il arriva qu’elle le restât (cf le texte XV, ici même – J.R.). Les faits et dates qui ne revenaient pas à son souvenir étaient laissés en blanc, un peu d’espace leur était réservé qui serait rempli plus tard, à l’occasion, ou jamais. Une vie ultrabrève pouvait donc rester ultrabrève longtemps, toujours. Comme Aubrey était souvent revenu tard du pub la veille, dans un état alcooliquement avancé, les blancs étaient parfois très nombreux et très vastes, les écritures embrouillées (on pense à certains manuscrits de P.D.Q. Bach, le fils palindromique de Jean-Sébastien). Au moment d’entreprendre une vie, sa plume courait très vite sur la page mais ne parvenait pas à suivre le torrent de sa baignoire de souvenirs se vidant, et il devait avoir recours à toutes sortes d’abréviations, de signes remplaçant certains mots, afin de ne rien perdre de ce premier jet, si l’on peut dire.

Ralentissant alors, il relisait ce qu’il venait d’écrire, y insérait (là où il trouvait de la place sur les pages) toutes les anecdotes qui lui paraissaient, même vaguement se rapporter au sujet, se proposait des questions à résoudre, s’offrait d’autres rédactions des phrases, numérotait certaines en vue de les déplacer, et plongeait généralement le tout en un désordre aggravé.

Tout ce qu’il rencontrait plus tard était ajouté dans les marges, s’il y avait encore des marges libres, ou sur une autre page, ou au milieu d’une autre Vie brève, ou dans un autre cahier, ou dans une lettre à un ami. Et finalement, la Vie de Mr X s’étant refroidie, s’étant éloignée de lui au profit de celle de Mr Y, ou Z, restait en l’état, pour être reprise, ordonnée, rédigée et polie un jour, ou jamais ; plutôt toujours plus tard car, comme il disait, « il manquait de patience pour résoudre les problèmes épineux ».

Malgré son optimisme invétéré qui le lançait constamment dans de nouveaux projets dont plusieurs auraient mérité une vie entière, il lui arriva, se sentant soudain à court de temps, de désespérer de venir à bout de celui-là, qui fut son préféré et celui de la postérité, même si elle a mis longtemps à s’en rendre compte.

Et il déposa le tout à la bibliothèque Bodléienne d’Oxford, de « sa chère Oxford », où il avait passé les plus heureuses années de sa vie.

Aubrey, cependant, n’était pas certain qu’il fallait amener les Vies à un état poli, bien peigné, et bien écrit. Envoyant à Anthony a Wood (c’est ainsi qu’il prétendait se nommer), qui fut à la fois son ami, son incitateur à la collecte des données, son exploiteur, son ennemi, son bon et mauvais génie tout ensemble, ce que celui-ci appela, avec quelque justification, « un brouillon infâme de la vie de Mr Hobbes », il indique qu’il y a mis tout ce qu’il pouvait, afin de « pouvoir juger ensuite de l’endroit où tel ou tel item devrait trouver place » ; promettant pour plus tard quelque chose de plus propre. Mais il n’était pas loin, en fait, de préférer ses brouillons :

Parmi les 426 Vies qui ont été conservées, on ne trouve pas la sienne. Il n’y a pas de Vie de John Aubrey dans les Brief Lives de John Aubrey, telles qu’on les présente généralement. Or on possède pourtant l’ébauche, le sketch, l’esquisse de cette vie-là, écrite par lui-même, trois petites pages accompagnées de la recommandation suivante : « A placer, comme des feuilles de vieux papier (waste paper), dans une reliure de livre. »

Il commence en parlant de lui-même à la troisième personne, John Aubrey écrivant la Brief Life de John Aubrey, à sa manière habituelle : « Il est né à Easton Pierse, hameau de la Paroisse de Kington Saint Michael, dans les Hundred of Malmesbury dans le comté de Wilts » (Wiltshire). Il ajoute entre parenthèses : « (un héritage de sa mère) » ; au-dessus de ces mots il scribouille : « d. and h. of Mr Isaac Lyte » (fille et héritière) ; puis, dans la marge, il inscrit : « longaevous, healthy kindred » (qu’on vit longtemps et qu’on est sain dans sa famille). Il continue : « le 12 mars (jour de saint Grégoire), au lever du soleil, l’an 1626, si faible et si prêt de mourir qu’on le baptisa avant la prière du matin ». A ce moment il passe à la première personne, cessant d’écrire la vie de John Aubrey pour parler de soi. On le suivra un peu de temps.

Pour composer une vie de John Aubrey, on pêche dans les Brief Lives, dans les autres manuscrits, tous les apartés autobiographiques, toutes les indications directes ou indirectes qu’on peut trouver. Si on écrit une biographie comme celle, récente, de David Tylden-Wright, on arrive, en faisant court, à quelques centaines de pages. Dans son choix de 1949 (repris depuis en Penguin) Oliver Lawson Dick s’est efforcé, selon ses propres termes de « s’approcher le plus possible de ce qu’était l’intention orginelle d’Aubrey » quand il entreprit d’écrire sa vie comme une de ses Vies. Mais le résultat est beaucoup, beaucoup plus long que la plus longue des Brief Lives.

Notre intention, dans la présente section du présent chapitre (l’intention de Mr G. – J.R.), n’est pas d’écrire, bien sûr, une biographie d’Aubrey ; n’est pas non plus d’écrire une Brief Life, ni une vie ultrabrève, ni une VSM (Vie Semi-Moyenne) de cet auteur, notre inspirateur et notre principal modèle sur bien des points (quoique nous prenions soin de ne pas oublier Diogène Laërce, et Vasari, et Titon du Tillet, Isaak Walton, le Dr Johnson, Félix Fénéon et Marcel Schwob) mais bien une Vie des Vies. Aussi sabrerons-nous allégrement dans la vie propre de John Aubrey, pour ne retenir que quelques faits significatifs pour notre propos. Nous ne parlerons ni de ses amours (toujours matrimonialement prospectives et malheureuses), ni de ses dettes (immenses et variées, en rapport avec les échecs de la précédente rubrique), de ses voyages, de ses œuvres commencées, abandonnées, reprises et abandonnées encore, de ses amitiés et disputes. Nous pourrions, mais nous nous en abstiendrons ; afin de garder le cap sévère de notre intention (OK ! au fait ! Goodman, au fait ! – J.R.).

 

A l’école.

A l’école, à Blanford, il remarque qu’on le forçait à se lever trop tôt. Se lever tôt, estime-t-il, est catastrophique. On prive le corps des heures nécessaires à la transpiration.

A Oxford, Trinity College, 1642 : « my beloved Oxford » (son Oxford bien-aimée). « The greatest yeares of my Life : Oxf 1646-8 » ; les plus belles années de sa vie. Alas !

 

De trois moments préparatoires.

Trois moments préparatoires sont décisifs pour la Vie des Vies, avant le moment décisif-décisif proprement dit (ils sont quatre : le quatrième est celui de la rencontre avec Anthony a Wood, dont nous nous garderons bien de démêler les tenants et aboutissants et conséquences subséquentes, qui sont d’une complication fort abstruse).

 

Moment n° 1 – Vieux manuscrits, vieillards et Thomas Hobbes.

A l’époque où Aubrey commença son éducation, il remarqua qu’il se faisait partout grande destruction de vieux papiers et manuscrits (tendance qui devait se trouver exarcerbée et systématisée par les puritains pendant la glorieuse Révolution cromwellienne).

L’habitude était de protéger les couvertures des livres (de dévotion) d’une fausse couverture faite de parchemin (une sorte de housse ; de même que dans ma famille il y avait une tante qui avait de beaux fauteuils ; lesquels elle avait fait recouvrir de housses ; lesquelles étaient si belles, d’un tissu si précieux, qu’elle en vint à les recouvrir de protège-housses – G. (Je ne vois pas la pertinence de cette remarque en cet endroit – J.R) (Relis John Aubrey – Goodman)), scilicet feuilles de Vieux Manuscrits, que j’étais trop jeune pour lire ; mais j’étais en admiration devant l’Élégance de l’Écriture, et les splendides initiales colorées. Je me rappelle que le Rector (le pasteur) (Mr W. Stump, arrière-petit-fils de Stump le drapier de Malmesbury) possédait plusieurs manuscrits qui venaient de l’Abbaye. C’était un Homme convenable et un Bon Garçon, et quand il avait brassé un tonneau de Bière (Special Ale), il avait l’habitude de boucher la bonde avec une page de Manuscrit : il disait qu’il n’y avait rien de plus efficace ; ce qui me faisait de la peine à voir.

C’est Mr R. Latimer, Rector de Leigh-de-la-mere, qui m’enseigna la Grammaire Latine. Il avait une méthode simple : chaque fois que nous allions quelque part, il nous donnait un mot latin à retenir et à lui restituer à notre retour, ce qui en peu de temps fit beaucoup de mots. Je fus très triste de le perdre six mois plus tard à cause de sa mort. Cet été-là, c’était en juillet ou en août, Mr Thomas Hobbes vint dans son Pays Natal rendre visite à ses Amis, et parmi d’autres il alla voir son vieux maître d’école, Mr Robert Latimer précisément. J’étais là. Ce fut ma première rencontre avec cet homme savant et éminent, qui me fit l’honneur de faire attention à moi, et vint me voir ensuite à la maison. Sa conversation à l’époque tournait beaucoup autour de Ben Johnson, etc. Il était très digne, vif : ses cheveux noirs, boucles humides.

Leur amitié devait durer jusqu’à la mort du vieux Hobbes, quarante ans plus tard. Aubrey avait 8 ans, Hobbes 55.

Déjà Aubrey était fasciné par les vieux manuscrits, les vieilles pierres, les vieilles coutumes, les vieilles gens. « J’aimais la conversation des vieillards, qui sont des Livres d’Histoire Vivants. »

 

Moment n° 2 – Avebury ou la découverte archéologique.

C’était une grande découverte archéologique ; personne n’avait remarqué Avebury, dont Aubrey obtint que le site soit préservé. (Mieux qu’Oenoanda, hélas ! Voir texte I.)

Moment n° 3 – The (la) Royal Society.

(Traduire l’article ! vous croyez vraiment que c’est nécessaire ? – J.R. (Oui, j’y tiens. – G.))

En 1662, sa réputation d’antiquary (collectionneur d’antiquités) bien établie, il eut l’honneur d’être choisi parmi les quatre-vingt-dix-huit premiers « fellows » de la Royal Society, l’institution qui fut à l’origine de l’idée de communauté scientifique telle qu’elle s’est perpétuée, avec ses réussites, ses qualités et ses défauts (warts (verrues) and all), jusqu’à nous. Le roi Charles II en faisait partie, ainsi que quatorze pairs du royaume, le duc de Buckingham (pas celui des Trois Mousquetaires) et le marquis de Dorchester en tête ; il y avait des poètes, Dryden, Denham, Waller ; il y avait sir John Evelyn et son Journal, Ashmole le fondateur de son musée, l’Ashmolean, Christopher Wren l’architecte, et une solide cohorte de savants : les deux Robert, Robert Hooke et Robert Boyle en tête. Beaucoup étaient des amis d’Aubrey, ou allaient le devenir ; ou se brouiller avec lui ; et il eut l’occasion de les voir, de leur parler, de les observer, de correspondre avec eux, d’étudier leurs travaux, leurs bizarreries, leurs vêtements, leurs manières de parler, de boire, de se disputer. De tout cela, engrangé dans des coins variés de sa rétentive mémoire, il allait faire le matériau, la stuff même de ses Vies.

 

La mort de Hobbes.

Hobbes mourut en 1679, immensément vieux. Aubrey l’avait connu depuis un temps très très long, l’admirait infiniment, avait recueilli sur sa vie quantité de données, imaginant vaguement qu’un jour il pourrait faire sa biographie. Il avait même demandé à Hobbes son concours ; et celui-ci lui avait envoyé un bref fragment autobiographique en latin. Dès la mort de son ami, Aubrey se mit au travail pour une Vie de Hobbes en latin, qui serait publiée par Anthony a Wood. Le livre fut effectivement publié en 1680.

C’est un Devoir religieux (écrit Aubrey dans la préface) d’accomplir les Volontés des Défunts. C’est celui que je remplis aujourd’hui, en me déchargeant de la promesse faite en 1667 à mon vieil ami, de mettre à jour sa Vie… Comme personne au monde ne le connaissait mieux que moi-même, il avait désiré que, si je lui survivais, la Postérité reçût son portrait de mes mains, portrait que je déclare avoir peint innocemment et impartialement, pour empêcher les malentendus et les faussetés, et détromper ceux qui se prétendent scandalisés.

On dit que quand un savant meurt un grand pan du Savoir meurt avec lui. Il était un flumen ingenii (une rivière de talents) jamais à sec. Les recremænta (les Reliques) d’une Personne si savante sont de grande valeur. Parmi les innombrables Observables de son existence qui auraient mérité d’être conservés, les quelques-uns qui n’ont pas échappé à ma Mémoire j’offre humblement à Notre Époque et à la Postérité, tanquam tabulam naufragii (ces « fragments sauvés du naufrage »), qui sont comme les planches et choses légères qui flottent, alors que les objets les plus lourds sombrent et sont perdus. Et, de même que la lumière après le Coucher du Soleil, à ce moment brillante, peu à peu se change en crepusculum, puis en obscurité totale, de la même manière il arrive, parce que chacun se souvenant d’un événement mémorable au moment où il se produit pense qu’il ne sera jamais effacé, et en conséquence omet d’en garder le registre, qu’à la fin des fins il est noyé dans l’Oubli. Cette pensée a été le motif du sauvetage et de la préservation de nombreuses Antiquities que j’ai accomplis (moi-même maintenant inclinant à être un Ancient (un vieil homme)) – qui sans moi auraient été entièrement perdues et oubliées.

Le fouillis innommable qu’il envoya à Wood était si peu publiable et lui-même si peu enclin à faire l’effort nécessaire de révision et de composition que la tâche de la mise en ordre et en forme fut confiée à un certain Dr Blackburn, sur lequel Aubrey se débarrassa avec alacrité de toute responsabilité. Cette Life of Hobbes fut achevée, et publiée en latin en 1680. Et voilà que, cela fait, Aubrey se mit brusquement à écrire une nouvelle Vie, improvisée, de Hobbes, une vie courte, en anglais, ne contenant rien de ce qui allait prendre place dans l’autre, latine ; c’est celle qui a finalement trouvé refuge dans les Brief Lives. Elle commence ainsi :

Les Vies commencent.

Cette impulsion soudaine fut le point de départ du Projet des Brief Lives qui allait l’occuper jusqu’à sa mort, en 1697. Il en parle dans deux lettres, dont la première fut écrite une semaine seulement après la fin de la version finale de sa propre Vie de Hobbes. « Feb. 17th 1679 … la nuit de dimanche (Aubrey écrit dimanche comme un petit cercle avec un point), il me vint à l’esprit de griffonner sur une feuille de papier la vie (que je développerai beaucoup) du digne et éminent chevalier sir William Petty depuis le berceau, de sir Christopher Wren de même, et aussi de Mr Robert Hooke. » Quatre jours plus tard il revient sur ce moment décisif : « Cela me vint à l’esprit dimanche dernier alors que je fumais une pipe de tabac dans mon bureau – ma main étant maintenant exercée à une telle tâche – d’écrire la vie de mon honorable ami sir W. Petty qui sera une bien belle chose, qu’il vérifiera lui-même. »

Dès ce moment le torrent de Vies se déchaîna. A la fin de mars Aubrey pouvait écrire à Wood : « J’ai pour mon Livre de Vies préparé un Kalendar de 55 personnes et j’en ai déjà fait 20, de 3 à 4 folios chacune. Faites la vôtre vous-même, je vous en prie. Je suis si content que vous m’ayez aiguillé vers ce projet. Ce matin j’étais debout à dix heures et j’en ai écrit 2, dont celle de sir John Suckling. … Sir W. Petty a parcouru sa Vie et dit que tout va. »

Tout en se précipitant passionnément dans ces compositions d’un type nouveau (en un an il écrivit la majeure partie de ce qui a été conservé), il était douloureusement conscient du fait qu’il ne produisait pas des textes dans le « grand style », comme celui dont le Dr Blackburn allait orner la vie de Hobbes, qui s’achevait. « Il écrit (dit-il) in the High Style. Mais je dis que la tâche du Panégyriste et celle de l’Historien sont différentes. Une vie est un court Livre d’Histoire et là les menus détails (minuteness) de l’existence d’une personne célèbre sont précieux. » Et il ajoute deux mois plus tard, comparant encore sa méthode à celle de Blackburn : « Le Dr dit que je m’attache trop aux détails. Mais dans cent ans, c’est des détails qu’on me remerciera. »

Presque exactement un an après avoir fumé la pipe fatale, il pensait avoir bientôt terminé son œuvre, et l’envoyer à Wood.

On sait qu’il n’en fut rien.

 

The rest is (literary) history. La suite est bien connue.