XX

Vie de Thomas Love Peacock

contenant des vies plus brèves
 mais suffisantes de
 Jeremy Bentham et John Stuart Mill

Au début des années soixante du dix-neuvième siècle, imaginons les bords de la Tamise ; un jardin près de la rivière. Nous voyons un vieil homme (il a plus de 70 ans) souriant, avec une belle broussaille de cheveux blancs sur la tête, assis sur une chaise, le dos à la porte ouverte de la bibliothèque ; dans le bas du jardin une barque oscille doucement.

Robert Buchanan y a vu qu’« une jeune fille de 16 ans avait posé sur les genoux du vieil homme le grand quarto de l’Orlando innamorato de Boiardo et, suivant du doigt les lignes ensoleillées, lisait, à voix basse et douce, butant parfois sur quelque mot, le beau poème italien qu’il aimait tant ».

La jeune fille était petite-fille de Leigh Hunt par son père ; par sa mère, de ce Williams qui se noya avec Shelley en 1822.

 

Bien qu’agnostique, à la fin de sa vie son bureau était plein de portraits de sainte Catherine de Sienne.

C’était un misanthrope bon.

Sa fille Mary Ellen épousa George Meredith, s’enfuit avec le peintre Henry Wallis. Meredith écrivit sa séquence de sonnets de seize vers, Modern Love ; et Peter Ackroyd a raconté tout cela dans un roman, Chatterton ; Meredith avait posé pour le portrait de Chatterton mourant, peint par Maclise, l’ami de Dickens. Alfred de Vigny s’est aussi intéressé à Chatterton.

Peacock, qui fut l’ami intime de Shelley, n’écrivit pas ou peu de poésie ; mais de la prose. Nightmare Abbey est un des romans les plus drôles du romantisme anglais ; Crotchet Castle n’est pas mal non plus.

Les poètes disent souvent, avec Ogden Nash : « Je me sens tout nu, quand j’écris en prose ; comme une huître sans coquille. »

Chatterton n’était pas drôle. Ses poèmes non plus. Le Don Juan de Byron est drôle. Son Childe Harold moins.

 

Naissance.

Thomas Love Peacock est né en 1785.

 

Enfance.

En 1795 il écrit à sa maman, avec prescience :

On dit qu’il attira un jour l’attention de la reine Charlotte. Elle fit arrêter son carrosse pour l’embrasser.

 

Un de ses amis, un Mr Newton, était, comme Mr Pickwick, un « natural philosopher », féru de nombres, d’astrologie, et d’« antiquities » archéologiques :

Le fer à cheval était un des objets préférés des « natural philosophers » ; pour l’étude du magnétisme. Peacock dit à son ami Mr Newton (ou à un autre personnage de la même confession) :

Peacock avait un moyen infaillible pour juger de la qualité d’une auberge. Il examinait l’intérieur du pot à moutarde.

 

Shelley disait que les nymphes des villes sont des poliades. Peacock non.

 

Emploi du temps.

A 20 ans, il avait établi l’emploi du temps idéal : le matin écrire ; l’après-midi rivières et bois ; poésie latine et grecque ; le soir philosophie. Mais l’idéal n’est pas de ce monde.

Amour.

En 1806 il fut amoureux de Fanny Walker. Elle avait 18 ans, lui 22. Pendant quelques mois une affection et une sympathie mutuelles les rendirent heureux. Leur rendez-vous favori était parmi les ruines de Newark Abbey. Mais les fiançailles furent rompues par l’interférence sournoise d’une tierce personne et la jeune personne, se jugeant délaissée, épousa un autre homme et mourut en 1808.

Peacock ne l’oublia jamais.

 

Shelley ; athéisme ?

Shelley fut son meilleur, son plus grand ami. Dans le pays de Galles profond, la réputation de Peacock n’était plus à faire ; elle était mauvaise. Shelley le constata en allant l’y chercher en 1812 : « Ah (dit la fermière), ce Mr Peacock a été dans un cottage près de Ten y Bwlch, ne parlant à personne, dissimulant son visage comme un assassin, mais (ajouta-t-elle en baissant la voix et sur un ton d’extrême gravité) il était pire que ça, c’était un Athée. »

 

Épitaphe.

En 1826 le clergyman de Shepperton, qui connaissait ses idées, s’opposa à l’épitaphe qu’il voulait mettre sur la tombe de sa fille Margaret, morte à 2 ans : « Long night succeeds thy little day » (« la longue nuit succède à ton peu de jour »), sous prétexte qu’elle niait l’immortalité de l’âme.

 

Sceptique.

A propos des romantiques.

Cette confraternité de rimeurs imbéciles connus sous le nom de Lake Poets, ces modèles de pureté éblouissante et de vertu, passent leurs jours à des activités innocentes comme monter puis descendre des collines, recevoir des impressions poétiques et les communiquer en vers immortels pour être admirés par les générations à venir.

Mr Scott exhume les braconniers et les voleurs de chevaux de la vieille frontière. Lord Byron poursuit les voleurs et les pirates entre les rivages maures et les îles grecques. Mr Southey patauge dans les pondéreux volumes des voyageurs et chroniqueurs d’autrefois, sélectionnant méticuleusement comme poétique tout ce qu’il trouve de faux, inutile et absurde, et quand il en a rempli un cahier les enfile bout à bout pour en faire une épopée (cf Lettre à Ch. Br. – G. (Mr Goodman fait ici référence à une lettre de Robert Southey à Charlotte Brontë, récemment découverte : l’auteur de Jane Eyre ayant envoyé de ses œuvres à l’éminent poète, celui-ci lui répondit pour la remercier et lui recommander de s’abstenir désormais de ces activités qui ne sont pas convenables pour une femme, mais de chercher plutôt à se marier – J.R.)). Mr Wordsworth recueille des légendes villageoises de la bouche des vieilles femmes et des sacristains ; et Mr Coleridge, aux informations précieuses prises aux mêmes sources, superpose des rêves de théologiens fous et le mysticisme des métaphysiciens allemands, et fait au monde la faveur de lui offrir des visions versifiées où quatre éléments, sacristains, vieilles femmes, Jeremy Taylor et Emmanuel Kant sont harmonisés en un délicieux compost poétique.

Peacock disait que Wordsworth était le « distributeur officiel de timbres poétiques ».

En parodie, il écrivit les « paper-money lyrics » :

(« Les billets de banque circulent ; ils fonctionnent à merveille ;/ Je constate qu’ils me permettent d’acheter tout ce que les gens ont à vendre./ »)

 

Une autre effusion pseudo-wordsworthienne exalte la vie conjugale du couple célèbre. Mme W. apporte la bière à son époux ; et celui-ci s’écrie : « Ah cette bière/ Que Mme W. m’apporte, qu’elle-même a brassée ;/ Oh que doublement douce est la bière “double X” de madame double V/ »:

Sa carrière.

En 1819 il entra à la Compagnie des Indes (East India Company). Il y resta jusqu’à sa retraite, en 1852.

 

Son emploi du temps à la Compagnie.

(« De dix à onze mangé un petit déjeuner pour sept/ De onze à douze, c’est trop tôt pour commencer/ De midi à une heure, s’interroger : “qu’est-ce qu’on doit faire ?”/ De une à deux rien trouvé/ De deux à trois commencé à pressentir/ Que de trois à quatre on s’ennuirait ferme./ »)

 

Il travaillait à la comptabilité. Le courrier des Indes arrivait deux fois par an. Quand il prit sa retraite il y avait eu une indéniable accélération : le courrier arrivait maintenant une fois par mois.

 

Il eut pour collègues James Mill (le père), John Stuart Mill (le fils) et Jeremy Bentham, l’auteur du Panopticon.

John Stuart Mill, le fils, est le célèbre philosophe infiniment sérieux et ennuyeux de notre jeunesse philosophique ; Jeremy Bentham est le fondateur de l’utilitarisme (Mill était également utilitariste), et l’inventeur de cette machine utopique, le Panopticon, qui préoccupa et préoccupe encore fortement quelques lacaniens (cf. la republication dans le n° 1 de la revue Barca de l’article de Jacques-Alain Miller, Le despotisme de l’utile, paru en 1973 dans Ornicar ? n° 3).

Et d’où s’extrait fort naturellement ce paragraphe : « Le Panopticon n’est pas une prison. C’est un principe général de construction, le dispositif polyvalent de la surveillance, la machine optique universelle des concentrations humaines. »

C’est bien ainsi que Bentham l’entend : au prix d’aménagements de détail, la configuration panoptique vaudra aussi bien pour les prisons que pour les écoles, pour les usines et les asiles, pour les hôpitaux, et les « Workhouses ». Elle n’a pas une destination unique : c’est la maison des habitants involontaires, réticents ou contraints.