Vie de Brouwer le Diable
Le fils d’Egbertus Luitzens et Hendrika Brouwer.
Luitzen Egbertus Jan Brouwer est né à Overschie, Rotterdam, le 27 février 1881, aîné des trois fils de Egbertus Luitzens Brouwer, maître d’école, et de Hendrika Poutsma.
Dès ses premières années il fut au-dessus de ses contemporains, par la taille comme par l’intelligence. Ses bulletins scolaires en témoignent. Deux exceptions : l’écriture : « médiocre » ; les mathématiques : « laborieux ».
Avant même la fin de son école maternelle, sa réussite future à l’université ne pouvait faire de doute.
L’université.
Comme c’est le cas souvent, mes études à l’université commençèrent par un saut dans l’inconnu. Après deux ou trois ans, cependant, malgré mon admiration pour mes professeurs, je ne pouvais voir la figure du mathématicien que comme celle d’un serviteur des sciences de la nature et comme un collectionneur de vérités ; mais des vérités qui, toutes fascinantes qu’elles fussent en raison de leur immutabilité, m’horrifiaient par leur absence de vie, comme des pierres de montagnes stériles d’une infinitude décourageante. Autant que je pouvais en juger, il y avait place dans le champ mathématique pour le talent et le dévouement, mais aucune pour la vocation et l’inspiration. J’étais saisi d’un désir impatient de pénétrer l’essence de cette branche du savoir que j’avais choisie.
Fiançailles en 1900 ; mariage en 1904.
Il avait 19 ans lors de ses « fiançailles » à Elizabeth de Holl, de douze ans son aînée, séparée de son premier mari ; elle avait entrepris des études de pharmacie pour pouvoir s’occuper des officines de son père, lui-même pharmacien. Son « visage à la Memling » avait attiré le regard de Brouwer. Elle semblait prête à l’épouser et à lui procurer la tranquillité matérielle dont il estimait avoir besoin, à jouer près de lui le rôle qu’il assignait à la femme, à être décorative et consolatrice ; elle n’attendait pas grand-chose en retour. Les revenus des deux pharmacies étaient une chose excellente. Le mariage eut lieu en 1904.
Italie.
Ces années-là il partit en « pèlerinage » en Italie. Enveloppé dans un grand manteau sombre, il marcha jusqu’à Florence ; de là, à Rome. Pendant ce périple, il réfléchit aux grands problèmes : lui-même, la vie, la vérité, la science. Schopenhauer l’inspirait.
Dépression.
Il était déprimé, profondément. Il pensa sérieusement à abandonner ses études. Mais la conviction qu’il ne pourrait jamais faire autre chose qu’un travail intellectuel le retint. Cependant l’idée de se consacrer aux mathématiques telles qu’il les voyait à l’université était de plus en plus intolérable. Il devint nerveux. Il s’isolait de la compagnie de ses semblables. Heureusement il rencontra Gerrit Mannoury.
Mannoury.
Gerrit Mannoury fut aux Pays-Bas le premier à s’intéresser aux conséquences des théories de Cantor : mais aussi à celles de Frege, de Peano et autres joyeux logiciens.
D’abord instituteur, autodidacte en science, il fut l’ami de toute la vie de Brouwer, qui le fit nommer professeur « extraordinarius » à l’université d’Amsterdam, quand il en eut le pouvoir. Mais n’anticipons pas. C’était un ardent révolutionnaire.
Préparant la thèse ; les conférences de Delft.
Il commença sa thèse lentement.
A l’automne de l’an 1904 il s’installa dans la maison où se trouvait la pharmacie de son épouse, sur l’Overtoom d’Amsterdam. Il lui fallait tenter de s’habituer à une vie conjugale, partagée avec une fille de sa femme (de son premier mariage), âgée de 11 ans. Ce fut dur. Il avait du mal à se concentrer sur les questions fondamentales, il était facilement distrait, le problème des finances du ménage l’ennuyait profondément, il ne pouvait s’empêcher de s’engager dans toutes sortes de discussions sur des sujets d’un intérêt extraordinairement bas qui le distrayaient de son travail mathématique.
Ses conférences de Delft firent l’objet d’une publication ; un petit livre, sous le titre engageant Vie, Art, Mystique ; peu de mathématique là-dedans.
Le chapitre premier, « Triste monde », condamne les Hollandais à cause de leurs digues arrogantes : ils sont comme « des oiseaux qui bâtissent un nid prétentieux ; ils saccagent notre mère la terre, ils la mutilent, ils stérilisent son pouvoir créateur ; ils dévorent la vie ».
Le chapitre II réduit la science en poussière.
Tout le livre montre du ressentiment à l’égard de la raison et de la manie de l’homme à vouloir à tout prix communiquer avec ses semblables. A cette offensive générale contre l’espèce humaine s’ajoute une attaque spécifique contre les femmes. Il les considère comme inférieures intellectuellement aux hommes : « il y a moins de différence entre une femme et une lionne qu’entre deux jumeaux ».
Dans un journal d’étudiants, Propria Cures, il écrit en 1904 :
la libération de la femme entraînera celle-ci dans une fuite éperdue, un tourbillon d’actes contraires à la loi, contraires à la morale courante. Elle agira contre la religion. Tous ces actes, elle les répandra sur son chemin, sans se laisser intimider par rien, trouvant sa voie brillamment entre la loi et l’opinion publique, protégée de toute blessure par un noble dégoût de la banalité. Tout cela la conduira d’abord jusqu’au meurtre, jusqu’au vol, au mensonge et à l’adultère – et finalement jusqu’au suicide.
Il juge le langage assez sévèrement :
La vie de l’esprit implique l’impossibilité de communiquer directement ou instinctivement par le regard ou par le geste, ou même, plus spirituellement, par la séparation ou la distance. Les peuples pour cette raison ont pris l’habitude d’essayer de préparer leur progéniture à la compréhension mutuelle par le moyen de sons grossiers, mais en vain, car personne n’a jamais réussi à exprimer son âme au moyen du langage.
Son conseil est simple : rejeter la société moderne dans tous ses aspects ; retourner à la nature et à la vie vraie. Mais pas n’importe comment.
Certains insistent sur l’importance pour le métabolisme humain de la respiration cutanée ; ils vantent les effets salutaires de l’air pur sur la peau nue, ils deviennent des experts en hygiène, des réformateurs du mode de vie … gens idiots qui prennent des bains d’air et, quand ils ont découvert les effets du soleil, des bains de lumière, et finalement des bains de crépuscule, des bains de nuit, des bains de lune, des bains d’étoiles, des bains de forêts et des bains de prairies pourvu que quelqu’un les recommande.
On remarque cependant que lui-même assistait à des séances de spiritisme et à des conférences sur la théosophie, était végétarien et prenait des bains de boue. Il parvenait à séparer ses pensées de ses actes, acceptant, fataliste, ses propres contradictions, dont il se moquait d’ailleurs avec un sourire résigné.
Il ne renia jamais ce premier livre. Son ami, le poète Hrederil Van Eeden, un poète très connu, y consacra en 1916 une série d’articles (Une potion vigoureuse). En 1964 encore il rêvait d’une traduction anglaise.
De Hut.
Son désir de fuir le monde et les pressions de la vie commune prit une réalité quand il fit l’acquisition d’un bout de terrain dans la forêt de Het Goot près du village de Laren, endroit aimé des artistes et des réformateurs progressistes. Son ami le peintre Rudy Mauve construisit un cottage, De Hut, conformément à ses instructions. Ce fut dès lors son refuge. C’est là qu’il commença réellement son travail de thèse, et plus tard produisit ses plus brillants travaux de topologie.
Korteweg.
Quand son patron Korteweg reçut le manuscrit des chapitres II et III de la thèse (après un chapitre premier relativement orthodoxe d’un point de vue « constructiviste »), sur la genèse des mathématiques dans leur relation avec l’expérience et sur leur signification philosophique, ses pires craintes se trouvèrent confirmées. Il raya d’un trait de plume furieux la plus grande partie de ces deux chapitres et convoqua Brouwer chez lui immédiatement, un dimanche après-midi. En termes on ne peut plus catégoriques il lui dit que sa philosophie pessimiste et mystique n’avait rien à voir avec les mathématiques et que certains de ses commentaires sur les applications étaient carrément absurdes. Des remarques du genre : « les lois de l’astronomie ne sont rien d’autre que les lois de nos instruments de mesure » (qui anticipent Heisenberg, diraient certains, mais en poussant un peu loin) n’étaient pas particulièrement destinées à plaire à un homme qui avait consacré sa vie à l’astronomie et qui en avait fait imposer l’étude aux étudiants de première année à côté des mathématiques pures.
Brouwer dut convenir de la justesse de cette observation. Mais, rentré chez lui, il décida de s’obstiner.
(Lettre de Korteweg :) Après avoir lu votre lettre, je me suis demandé s’il m’était possible d’accepter le chapitre II en l’état mais honnêtement je ne peux pas. Comme je vous l’ai dit, il est tout emmêlé de considérations qui n’ont aucun rapport avec le problème du fondement des mathématiques. Dans votre esprit, cela va ensemble, mais ce jugement de votre part est purement subjectif. Je suis sûr que tout directeur de thèse, qu’il soit d’accord avec vous philosophiquement ou non, objecterait à l’inclusion de ces remarques dans une thèse de mathématiques. Je crois sincèrement qu’il vaudrait mieux l’enlever.
En bref.
Brouwer part d’une séparation qu’il affirme absolue entre la pensée et le langage, et il revendique l’antériorité nécessaire de la pensée mathématique sur son expression linguistique.
Pour établir que « la mathématique est indépendante de la logique mais la logique dépendante de la mathématique », il insiste d’abord sur le fait que la forme déductive, aristotélicienne du raisonnement, le « raisonnement logique intuitif » ou « langage de la logique », n’est pas du tout nécessaire pour la caractérisation du raisonnement humain en général. De plus, une étude mathématique du raisonnement logique révèle que la « logique théorique » s’appuie sur la relation mathématiquement simplette du tout et de la partie.
Mais de toute façon on est, avec la logique, aux antipodes de la pensée mathématique constructive. « En se laissant avec crédulité persuader d’utiliser le langage de la logique, la mathématique, dans plusieurs de ses branches, s’est laissée égarer. »
Bien qu’immature, son développement sur les fondements contient déjà en germe pratiquement toutes les innovations de la théorie intuitionniste, aussi bien le rejet du principe du tiers exclu que même l’idée beaucoup plus tardive des séquences de choix.
La leçon ; topologie.
L’expérience de la thèse, les difficultés qu’il avait rencontrées en voulant persuader Korteweg de la valeur pour les mathématiques de sa position en philosophie lui avaient donné une leçon. Son travail sur les fondations avait été reçu des mathématiciens avec leur méfiance habituelle envers tout ce qui n’est pas susceptible de preuve mathématique ; seuls ceux qui étaient persuadés de sa valeur (encore potentielle) en tant que mathématicien étaient préparés à l’entendre. S’il voulait, en outre, obtenir un poste universitaire, il devrait pour un temps enfouir au fond de son cœur son projet le plus cher, se concentrer sur d’autres sujets, publier des résultats et fréquenter colloques et conférences aussi souvent que possible.
Pendant les quelques années qui suivirent, Brouwer s’enferma à la « Hutte » et s’immergea dans la théorie des groupes de Lie et la topologie « à la Schönflies ». Les années 1908-1913 furent des années mathématiquement prodigieuses. Cet aspect de son œuvre n’entrera presque point dans notre propos.
L’attaque contre la logique classique.
Les conclusions les plus révolutionnaires de sa pensée de la logique trouvent leur expression dans un article soumis par Brouwer au comité de rédaction du Tijdschrift voor Wijsbegeerte (Journal de Philosophie) quelques mois à peine après sa fondation. Il contient la première attaque de B. contre la validité (considérée ancestralement comme sacrée) du PTE (principe du tiers exclu). Comme le dit l’inspecteur dans le film Drôle de drame (paroles qui serviront d’illustration) : « Ou bien le cadavre est dans la maison, ou il est ailleurs. S’il n’est pas ici, nous chercherons ailleurs. »
La revue finit par accepter l’article, non sans de furieuses discussions : « la plupart des membres du comité ont exprimé clairement qu’ils n’en comprenaient pas un mot ».
Le congrès de Rome.
En avril 1908 il assista au quatrième Congrès international des mathématiciens à Rome, présentant deux communications.
Il fut assez déçu de la réaction à ses interventions, comme il l’écrivit à Korteweg. Mais le voyage en valait quand même la peine. Il fut très impressionné par ces « héros de l’abstraction … (par) l’aura qui émanait de ces cinq cents penseurs honnêtes ».
Poincaré a été pour moi une révélation ; Darboux et Picard également. En général j’ai reconnu parmi ces visages presque tous ceux dont l’œuvre m’avait frappé d’admiration. Et de les voir personnellement me servira de guide pour choisir les auteurs que je vais lire. Par exemple, ayant vu Mittag-Leffler, son visage superficiel et snob, je suis certain que je n’ai rien à trouver dans son travail. Mais je lirai certainement celui de Darboux, que je ne connais pas encore.
Être capable de s’élever à un niveau tel qu’il permette de produire une conférence comme celle de Poincaré, « L’Avenir des Mathématiques », dont la sincérité est évidente pour tout le monde, voilà un but digne d’effort ; c’est le plus haut idéal auquel peut aspirer un mathématicien.
Topologie : triomphe et adieu.
Plutôt que de rester assis à son bureau, manipulant des symboles sur du papier, Brouwer préférait « penser à fond aux problèmes » qui se posaient à lui. Sa position favorite était : couché sur son lit à la « Hutte », les yeux fermés, ou étendu de tout son long dans la bruyère de la lande. Une telle manière de faire est sans doute plus appropriée à la géométrie qu’à l’algèbre ; mais de toute façon cela favorise cette recherche de la simplicité et de l’élégance et économie de moyens qui est la caractéristique la plus flagrante du grand travail de Brouwer en topologie.
Avec la publication en février 1911 de sa Preuve de l’invariance de la dimension il fit irruptionsur la scène internationale, se plaçant d’un coup parmi les plus grands.
Sa plus grande satisfaction fut d’avoir été reconnu par Poincaré, qui lui écrivit peu de temps avant de mourir : « Je suis heureux d’avoir cette occasion d’entrer en rapport avec un homme de votre valeur. »
Les récompenses ne se firent pas attendre. En 1914 Felix Klein l’invita à rejoindre le comité éditorial des Mathematische Annalen, la plus prestigieuse revue à l’époque. Une chaire lui fut offerte, qu’il accepta. Il était devenu l’un des puissants du monde mathématique.
Et pourtant il ne continua pas dans la voie topologique où il s’était si brillamment engagé : le 14 octobre 1912, dans sa leçon inaugurale, Intuitionnisme et formalisme, il rompait le silence qu’il s’était volontairement imposé depuis sa thèse et repartait à l’attaque sur le champ de bataille des Fondations.
L’interlude signifique.
Le mot « Significs » fut introduit pour la première fois dans le vocabulaire anglais (et mondial) par lady Victoria Welby dans What is Meaning (1903) et repris en titre en 1911 dans Significs and Language. Lady Victoria réclamait un réexamen de tous les aspects du langage humain dans toutes les langues du monde afin d’aboutir à une réforme complète. Son appel fut reçu avec enthousiasme et 5 sur 5 par Friederik Van Eeden, médecin et poète.
Le but était éclair : « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu. »
Or Van Eeden avait rencontré Brouwer en 1915 et reconnu en lui l’homme de génie :
Il est fréquent que le génie mathématique aille de pair avec la liberté de pensée et la noblesse de sentiments. Son visage respire l’intelligence ; bien rasé il a des traits fins, déjà creusés par la pensée. Et pourtant il n’a que 34 ans. Son costume est de coton blanc. Pendant nos conversations il s’assied de temps à autre sur le plancher, absorbé dans ses méditations (Journal de Van Eeden du 22 octobre 1915).
Il était une recrue évidente pour le Mouvement signifique.
Car il y eut un Mouvement signifique, lancé par lady Victoria et Van Eeden.
Celui-ci avait découvert l’œuvre de Brouwer jeune :
Ces trois cents pages de prose hollandaise sont à mon avis les plus puissantes et les plus horrifiques du siècle. Elles sont belles et profondes et pleines de vérité. Mais elles sont violemment révolutionnaires et hostiles à la société dans son ensemble.
Tout naturellement, la campagne intuitionniste de Brouwer trouva sa place dans le grand dessein de la réforme signifique.
Disons tout le signifique en quelques phrases bien senties :
L’inadéquation du langage est due au fait qu’il est un instrument de pouvoir ; mais il est susceptible d’amélioration. Pour l’instant les mots de notre langue ne sont rien que des commandes servant à la régulation sociale.
Le Significisme intuitif (Intuitive Significs) crée de nouveaux mots formant un code des besoins de base de la compréhension mutuelle pour l’activité systématique d’une nouvelle et plus saine société.
La langue signifique est en somme la version sémantique de ce que sont l’espéranto et le volapuk (préféré par Peano) lexicalement. Les mots signifiques ont leur forme propre dans chaque langue, mais un seul sens. Les mots de l’espéranto ou du volapuk sont les mêmes pour tous les peuples, qui leur donnent le sens qu’ils veulent.
Le Manifeste préparatoire de 1918 dit fermement :
L’échec des tentatives antérieures de purification du langage était inévitable ; il est dû à l’individualisme des philosophes qui s’y sont essayés. Leurs expressions ne servaient qu’à rappeler à leur esprit leurs propres pensées et à la rigueur étaient communicables à quelques individus isolés, mais elles ne pouvaient trouver place dans le mouvement d’intercompréhension des masses.
Mais si aujourd’hui la tâche est entreprise collectivement par un cercle de penseurs indépendants et purs, leurs intuitions, aiguisées par l’échange mutuel, trouveront l’accompagnement linguistique nécessaire à leur transmission et cela dans tous les domaines de l’activité mentale humaine. Pour la réalisation effective de ce projet il est nécessaire de garder à l’esprit le fait qu’une pensée ou un embryon d’action ont beaucoup plus de chances de se développer et de se réaliser s’ils sont l’émanation collective, la conviction intime d’un groupe d’êtres humains que s’ils apparaissent chez un individu unique, quelque courageux qu’il puisse être et quelle que soit l’importance de la foule à moitié éclairée des disciples qu’il pourrait assembler autour de lui.
En conséquence de quoi le Cercle signifique devait s’élargir pour devenir une académie internationale couvrant tout le champ du savoir. Le Manifeste fut envoyé, avec invitation à adhérer, à de nombreuses personnalités, comme Romain Rolland, Rabindranath Tagore, ou Peano, créateur d’un langage de signes supposés universels, la pasigraphie, qui « serait certainement utile pour la recherche signifique, comme il l’a prouvé dans les domaines de la logique et de la mathématique ».
Brouwer, devenu un des papes signifiques, abandonna à Mannoury les tâches organisationnelles, pendant qu’il s’engageait dans la réforme signifique des mathématiques, qui était pour lui l’intuitionnisme tout simplement. Il aurait voulu en fait créer à Amsterdam un centre international de recherche qui entreprendrait sous sa direction la réforme complète du champ, un « second Göttingen » en somme. Il en serait l’âme, comme Hilbert était l’âme du premier (voir notre Vie de Saint Hilbert ici même).
Le second acte de l’intuitionnisme.
Le premier acte de l’intuitionnisme avait été la dénonciation du langage existant comme totalement inadéquat. C’était lui le criminel porteur du virus qui avait contaminé la pensée mathématique et tordu sa réalité.
Il fallait un second acte.
Qu’est-ce que l’intuitionnisme ?
Heyting, qui fut le successeur de Brouwer à la tête de l’église intuitionniste (et qui, selon certains, en a altéré la pureté ; mais nous n’entrerons pas dans ces sentes dangereuses), a dit qu’est intuitionniste tout mathématicien qui souscrit aux deux propositions suivantes (les deux articles fondamentaux) :
a – Les mathématiques ne sont pas seulement formelles. Elles ont un contenu.
b – Les objets mathématiques sont appréhendés directement par la pensée ; la mathématique ne dépend pas de l’expérience.
La seconde proposition est susceptible de deux interprétations différentes :
b1 – On doit penser les objets mathématiques comme ayant une existence indépendante de notre pensée, mais nous ne pouvons que conclure à leur existence, et les explorer à l’aide de notre activité mentale, en reconstruisant ces objets dans notre esprit.
b2 – Les objets mathématiques ne sont que des constructions mentales, et nous ne pouvons pas fonder un argument mathématique sur l’hypothèse de leur existence indépendamment de notre pensée.
Selon Heyting, a + b1 définit le semi-intuitionnisme ; a + b2 est l’intuitionnisme brouwerien.
Au tournant du vingtième siècle un groupe de mathématiciens (surtout français) eurent une position plutôt semi-intuitionniste au sens précédent ; citons parmi eux Émile Borel, Henry Lebesgue, René Baire, N. Lusin et, dans une certaine mesure, Jacques Hadamard. Cette sorte d’école n’a pas présenté ses vues d’une manière articulée et cohérente et il y avait des différences considérables entre eux. Poincaré lui-même n’en était pas très éloigné.
Il semble que Brouwer découvrit ce semi-intuitionnisme d’abord dans les écrits de Borel (mais ses propres thèses furent élaborées indépendamment). Il y a des ressemblances frappantes de formulation entre eux.
Le second acte de l’intuitionnisme (suite).
Dans sa thèse, Brouwer décrit le continuum (le continu mathématique) comme un « donné intuitif ». Sa caractéristique essentielle est son infinie divisibilité. C’est surtout « l’intuition du “entre” qui ne peut jamais être épuisée ».
Il en propose une nouvelle construction, celle de « l’ensemble bien construit, le “geste libre” du sujet engendrant une séquence infinie d’intervalles emboîtés dont les mesures, toujours positives, convergent vers zéro ». Analysant de plus près la notion de séquence d’intervalles emboîtés, Brouwer conclut qu’à chaque étape du processus de construction une telle séquence est nécessairement inachevée et définit un intervalle ; une séquence construite ainsi par une procédure effective doit être pensée « complète » et identifiée à son point limite (au sens traditionnel). Mais aucune limitation de ce type n’affecte les séquences qui sont construites de proche en proche par des « gestes libres de pensée ». Dépendant en chaque terme d’un choix de l’esprit, une séquence infinie Free-Choice (de choix libre) ne peut jamais être considérée comme « complète ». L’incomplétude essentielle des séquences infinies engendrées par des choix libres incarne l’infinie divisibilité chaotique du Continu brouwerien.
C’est là le second acte de l’intuitionnisme : admettre comme entités mathématiques légitimes les séquences engendrées par choix libre.
C’est l’acte de naissance de l’Ensemble de Brouwer, ou « Spread » (déploiement).
La crise de la Nouvelle (ou Seconde) Fondation.
En termes azimoviens, si la première fondation était passée à peu près inaperçue, il n’en fut pas de même de la seconde, qui allait se heurter de front à l’Empire (le Göttingen de Hilbert).
La portée des thèses de Brouwer sur le Continu (et la Théorie des Ensembles) ne fut pas immédiatement perçue par la communauté mathématique internationale en 1917-1918. Et pour cause. Les communications y étaient sérieusement perturbées par la guerre et une certaine confusion régna encore quelque temps après sa fin.
Le premier à étudier l’article de Brouwer et à comprendre ses implications fut Hermann Weyl. L’admiration de Weyl pour l’admirable travail de Brouwer en topologie avait donné naissance à une réelle amitié. Weyl a expliqué comment, pendant un court séjour de vacances, il tomba sous le charme de la personnalité de Brouwer et devint un apôtre de l’intuitionnisme. Il renia aussitôt le livre qu’il venait juste de publier : Das Kontinuum, et déclara que B. représentait « die Revolution ». Ce n’était pas un mince compliment dans sa bouche car il était plutôt bolchevique à l’époque. Il changea le titre d’une série de conférences qu’il devait faire à Zurich en 1920, Sur les Nouvelles Fondations des mathématiques, en La Nouvelle Crise des Fondements en mathématiques.
Il sembla presque un moment qu’en Weyl Brouwer avait trouvé le partenaire idéal, dont il avait un besoin urgent pour la réalisation de son programme de construction de la mathématique intuitionniste. Weyl partageait son enthousiasme pour la réforme, acceptait les points principaux de son programme et était d’un niveau suffisant pour y contribuer de manière créatrice. Il était probablement à l’époque le seul mathématicien capable à la fois de s’entendre avec Brouwer et de travailler avec lui sur un pied d’égalité. B. aurait voulu le recruter dans son département de l’université d’Amsterdam. Weyl hésita et semble avoir sérieusement envisagé de s’installer en Hollande. Mais il n’en fit finalement rien. Il n’alla ni à Amsterdam ni à Göttingen et ne contribua pas au développement des mathématiques intuitionnistes. Il devait rester fidèle à l’esprit et aux visions brouweriennes mais peut-être recula-t-il devant la difficulté énorme de l’entreprise. Ses liens personnels avec Hilbert ont aussi dû peser dans la balance. On doit le regretter.
Weyl, plus tard, sur la lutte entre l’Empire et la Seconde Fondation.
Avec Brouwer les mathématiques atteignent leur plus grande clarté intuitive. Il parvient à développer les commencements de l’analyse d’une manière naturelle, tout en préservant le contact avec l’intuition beaucoup plus strictement qu’on ne l’avait fait auparavant. On ne peut pas nier cependant qu’en avançant vers des théories plus générales l’inapplicabilité des lois les plus simples de la logique classique nous oblige à des contorsions de plus en plus malcommodes. Et le mathématicien regarde douloureusement de grands pans de cet imposant édifice, qu’il croyait solide comme du béton, se dissoudre en fumée devant ses yeux.
« Le monde à bas, je le bâtis plus beau », aurait répondu Brouwer ; certes ; mais c’est dur.
L’intuitionnisme nous a ouvert les yeux ; nous a fait voir à quel point ce qui est généralement accepté comme mathématique va au-delà d’affirmations et de vérités solidement soutenues par les faits. Je regrette que, dans son opposition à Brouwer, Hilbert n’ait jamais reconnu ouvertement la dette qu’il avait, comme d’ailleurs les autres mathématiciens, envers lui pour cette révélation.
(Hilbert en 1921 :) Interdire à un mathématicien de se servir du principe du tiers exclu, c’est comme interdire à un astronome son télescope ou à un boxeur de se servir de ses poings.
Hilbert est en plein accord avec Brouwer sur un point : la grande majorité des propositions de la mathématique ne sont pas « réelles », en ce sens que ce qu’elles énoncent ne peut pas être directement vérifié. Mais il prétend que les propositions non réelles, « idéales » comme il dit, sont indispensables pour rendre le système de la mathématique « complet ». C’est de cette manière qu’il détourne l’assaut de B. qui nous avait demandé d’abandonner ce qui n’a pas un sens directement vérifiable en abandonnant entièrement l’aspiration même à un sens, et ce qu’il s’efforce d’établir, ce n’est pas la vérité des propositions individuelles mais la cohérence, la « consistance » du système. Le jeu de la déduction, s’il est joué dans les règles, ne conduira jamais, dit Hilbert, à la formule « 0 différent de 0 ». En ce sens, et en ce sens seulement, il se propose de sauver notre chère mathématique classique dans sa totalité.
Comment être certain que le « jeu de déduction » ne conduira jamais à une contradiction ? Allons-nous prouver ce résultat en employant la méthode même dont la validité est mise en question, à savoir la méthode axiomatique ? Cela entraînerait sans aucun doute une régression ad infinitum. Il a dû être dur pour Hilbert, l’homme par excellence de l’axiomatique, de reconnaître que la compréhension de la consistance doit être atteinte par le raisonnement intuitif soutenu par les faits et non par un système d’axiomes. Mais, après tout, il n’y a rien de surprenant à ce que l’œil de l’esprit soit en dernière analyse invoqué. Déjà, en communiquant les règles du jeu, nous avons recours à l’intuition. Le jeu se joue en silence mais les règles doivent être dites et tout raisonnement à leur sujet, en particulier à propos de la non-contradiction du système, doit être transmis en mots. Incidemment, en décrivant la base intuitive indispensable à sa théorie, Hilbert se montre un maître accompli de ce médium, hélas ambigu, qu’est le langage. Sur ce qu’il accepte comme évident dans son raisonnement « métamathématique » Hilbert se montre plus papal que le pape, plus exigeant que Kronecker, que Brouwer même. Mais il est impossible que nos raisonnements, en poursuivant dans leur généralité hypothétique une séquence de formules conduisant à la fatale formule « 0 différent de 0 », ne soient pas amenés à se servir de ce qu’un formaliste serait tenté de marquer au fer rouge du principe d’induction complète. L’arithmétique élémentaire peut être fondée sur le type de raisonnement intuitif décrit par Hilbert, mais nous avons besoin de tout l’appareil formel des « variables » et des « quantificateurs » pour donner à l’infini tous les rôles qu’il doit jouer dans les branches les plus élevées des mathématiques. Hilbert a préféré séparer férocement les deux domaines : il serait un strict formaliste en mathématique, un strict intuitionniste en métamathématique.
Le formalisme de Hilbert réhabilite le principe du tiers exclu, qui était la cible principale des critiques de Brouwer. Mais l’axiome du choix de Zermelo est entrelacé à ce principe. C’est un geste hardi, mais il faut de l’audace, pourvu qu’on puisse montrer qu’on reste dans les bornes de la consistance.
La fin du Significisme.
Le premier rêve à s’évanouir fut celui du Mouvement signifique. La réponse au Signific Manifesto fut au mieux tiède, quand elle ne fut pas franchement négative. Buber se moqua de l’idée de « créer des mots ayant une valeur spirituelle pour les langues du monde occidental ». Peano fut un tout petit peu plus encourageant.
La revue du mouvement ne survécut pas au-delà de son second numéro. Le Cercle signifique vivota jusqu’en 1925. Mannoury fit renaître le Mouvement après la Seconde Guerre mondiale, fondant en 1948 la « Société internationale signifique » et la revue Synthèse. Ce fut tout.
Les ambitions « signifiques » de jouer un rôle important dans le mouvement de réforme sociale et politique pendant les années turbulentes qui suivirent la Première Guerre mondiale connurent le même sort. Le problème de la paix mondiale fut l’objet de vifs débats au sein du groupe fondateur. Brouwer et Van Eeden étaient persuadés qu’une solution durable ne pouvait être trouvée que par de grands esprits, comme les leurs par exemple. Peu de temps avant le début des négociations de paix de La Haye ils se rendirent auprès de l’ambassadeur des États-Unis et suggérèrent que soit organisée une « conférence de grands savants ». Dans son journal d’août 1918 Van Eeden décrit deux des propositions faites par Brouwer : I – élimination de l’anarchie du mariage et contrôle de la reproduction humaine par la communauté ; II – création d’une monnaie unique, quoique pour une période limitée.
La démarche n’eut aucun effet.
Hilbert est inquiet.
La dernière pièce dans la correspondance Brouwer-Hilbert est une carte postale, signée de Brouwer et Weyl : « deux admirateurs du savant et amis de l’homme ».
Hilbert fut inquiet. Hilbert fut irrité. Hermann Weyl était un de ses élèves favoris. Et voilà qu’il était tombé sous l’influence maléfique de Brouwer et déclarait à qui voulait l’entendre que l’intuitionnisme était « la plus grande révolution scientifique depuis Galilée ». L’offre d’une chaire à Göttingen pour les deux serait peut-être un moyen de régler les problèmes en famille.
PTE.
En août 1923 Brouwer présenta une communication au Congrès d’Anvers de Médecine et Sciences de la nature sur le rôle du Principe du Tiers Exclu en mathématiques, et spécialement en théorie des fonctions.
Il mentionne pour la première fois à cette occasion qu’il récuse ce qu’il appelle le Principe de la Réciprocité de la Complémentarité, cas particulier du PTE qui affirme que la vérité d’une assertion résulte de l’impossibilité de l’impossibilité de l’assertion (ce qui est une manière apparemment compliquée (mais c’est volontaire) de dire que, pour toute proposition P, la proposition non-non-P est équivalente à P).
Il juge sévèrement le programme formaliste :
Le but des formalistes est de réformer les axiomes de manière à ce que l’effet linguistique des opérateurs logiques qui restent essentiellement inchangés ne soit plus troublé par la figure linguistique de la contradiction. Il n’y a pas de raison de désespérer de les voir atteindre un jour leur but mais il n’en résultera rien qui vaille ; une théorie incorrecte reste incorrecte même si on ne peut pas la réfuter en faisant apparaître une contradiction ; de la même manière une politique criminelle reste criminelle même si on ne peut la condamner ni l’arrêter par un processus légal.
(Il se voit, semble-t-il, comme un bolchevique en matière de logique et il voit Hilbert comme un social-démocrate ; d’où, semble-t-il encore, un certain intérêt des mathématiciens soviétiques pour l’intuitionnisme, dans ces années-là ; avant le stalinisme triomphant.)
Une logique à la Brouwer.
C’est Kolmogorov qui, en 1925, publia le premier une formalisation complète d’un Calcul propositionnel intuitionniste et entreprit de comparer le statut des énoncés mathématiques dans un domaine transfini dans les deux cadres (intuitionniste et classique). Comme l’article était en russe, il passa inaperçu. En 1928 Glivenko montra que dans le calcul propositionnel brouwerien la proposition : « p ou non-p est absurde » est absurde. Le PTE est non contradictoire.
Il faut remarquer ici que, conformément aux idées générales de Brouwer, son intervention dans le domaine de la logique ne devint jamais un des Actes sacrés de l’intuitionnisme, et il n’en parle jamais quand, plus tard, il fait des exposés sur l’histoire de ses conceptions (il renvoie toujours pour ces questions à Heyting, qui, dit-il, « a éclairci une fois pour toutes les points qui méritaient de l’être, et je n’ai pas à y revenir »).
Il était temps de reconstruire l’analyse, cœur de toute la mathématique. Il ne parvint jamais à prouver (à sa propre satisfaction) ce qu’il nomme l’Hypothèse (ou Théorème) fondamentale de la Théorie des Fonctions, énoncée en 1918 : « Pour toute fonction définie sur le continuum, la valeur qu’elle prend en chaque point est entièrement déterminée par ses valeurs sur un segment bien défini de la séquence qui engendre le point. »
Dans les papiers de Brouwer on trouve le manuscrit de trois livres inachevés ; chacun était une tentative de présenter un exposé complet de la mathématique intuitionniste, et chacun fut abandonné immédiatement après l’énoncé du Théorème fondamental.
A la fin de 1927 la révolution intuitionniste semblait au plus bas. Le programme de Brouwer (reconstruction de la mathématique) était en panne. Le rêve de l’institut de mathématiques d’Amsterdam, du « second Göttingen », s’était enfui. Les attaques publiques de Hilbert, son annexion de la métamathématique sans même une mention du rôle de Brouwer qui en avait eu l’idée, et surtout son utilisation comme une arme retournée contre l’intuitionnisme firent déborder le vase de la fureur. Dans une explosion émotionnelle de 1928, Brouwer prit la peine de démontrer, en citant et son travail et celui de Hilbert, qu’il était bien l’inventeur de la notion de métamathématique et il ajoutait :
L’école formaliste n’a tiré que des bénéfices de l’Intuitionnisme et ce n’est pas fini. Elle devrait donc, au lieu de partir en guerre contre l’Intuitionnisme avec des allusions méprisantes, reconnaître sa dette envers lui. Les formalistes devraient également faire attention au fait que dans leur cadre jusqu’à maintenant aucun résultat mathématique important n’a été obtenu (nous attendons toujours une preuve de la non-contradiction du système), alors que moi, sur la base d’une définition constructive des ensembles et grâce aux Propriétés fondamentales des Ensembles finis, j’ai déjà élevé une nouvelle structure dans les mathématiques réelles, d’une solidité absolue.
L’Affaire commença par une première affaire, celle du congrès de Bologne organisé par l’Union mathématique internationale. En 1928 Brouwer invita publiquement tous les mathématiciens allemands à boycotter ce congrès. L’appel suivait une campagne de plusieurs années pour l’admission des mathématiciens allemands avec les mêmes droits que les autres dans l’Union et l’abandon d’une référence humiliante sur les défauts de la science allemande dans les statuts. Hilbert interpréta l’intervention de Brouwer comme une immixtion dans les affaires allemandes, comme un acte sournois de sa part déguisant une tentative délibérée de l’empêcher, lui, Hilbert, de prendre la parole au congrès à la tête de la délégation allemande. Brouwer fut suivi par la plupart des grands mathématiciens allemands.
L’intervention de Hilbert au congrès de Bologne fut sa dernière apparition publique avant sa retraite. Sa domination semblait totale. Son programme paraissait en voie d’achèvement. Il aurait pu se sentir tranquille.
Mais il n’en fut rien. Brouwer, pour lui, s’était révélé un serpent dans l’herbe. Un serpent venimeux et ambitieux (pas une « vipère lubrique », mais presque). Hilbert se sentait sûr de la victoire du Programme formaliste, de la loyauté du cercle de Göttingen ; mais il craignait l’influence de la forte personnalité de Brouwer ; et en particulier il redoutait cette influence sur le comité éditorial des Mathematische Annalen, qu’il en était presque venu à considérer comme sa propriété personnelle. Ce qui se passa alors n’est pas à sa gloire (et c’est pourquoi sans doute Mr Goodman a traité l’affaire avec une certaine discrétion dans sa Vie de Saint Hilbert – J.R.).
A son retour de Bologne, Hilbert brusquement et unilatéralement raya d’un trait de plume le nom de Brouwer de la liste des membres du comité de rédaction de la revue. Il prit cette décision tout seul, sans même demander leur avis à Einstein et à Carathéodory qui, avec lui, formaient le triumvirat de la rédaction en chef. La raison donnée, qu’il envoya à Brouwer, était « l’incompatibilité de nos points de vue sur les fondements, qui rend désormais impossible un travail en commun » (lettre de H. à B. du 25 octobre 1928).
Les amis de Hilbert, comme tous les membres du comité, furent pris par surprise ; ils auraient bien voulu éviter un éclat public. Carathéodory, qui était un des derniers amis et admirateurs de Brouwer dans la revue, fut dépêché à la « Hutte » pour persuader Brouwer de ne pas réagir immédiatement : « Hilbert est très malade, il regrettera son acte dans quelques semaines. » Mais Brouwer se rendit très vite compte que le souci principal de ses collègues du comité était qu’il n’y ait pas de vagues et qu’ils étaient prêts à le sacrifier allégrement aux sautes d’humeur de Hilbert. Pour Brouwer c’était une humiliation et une injustice terribles. La correspondance entre Blumenthal, Courant, Carathéodory, Bohr et d’autres permet de suivre au jour le jour les développements de l’affaire des Annalen et les efforts quasi conspiratoriaux d’une partie du comité pour légitimer l’action cavalière de Hilbert. La consultation de juristes montra très nettement que Hilbert avait fait preuve d’abus d’autorité, car on ne pouvait éliminer un membre du comité sans l’avis unanime des trois rédacteurs en chef ; Carathéodory refusa de signer la lettre de renvoi, et un nombre élevé de « jeunes » y étaient aussi opposés. Il fallait tourner les difficultés légales. La seule solution était de dissoudre le comité et de créer une nouvelle revue, du même nom, avec Hilbert comme maître absolu à bord. Carathéodory et Einstein refusèrent de faire partie du nouveau comité de rédaction. Cara fut si affecté par cette « affaire déshonorante » qu’il s’en alla à Stanford.
En fait, l’élimination de Brouwer ne rencontra pas vraiment d’opposition ; seule la manière était discutable ; il n’y eut que quelques voix discordantes, chez les Berlinois. Par ailleurs, ce n’était pas le travail de Brouwer au comité qui était en cause. Il s’y était montré consciencieux ; parfait.
Les années de silence.
Comme l’avaient prévu les sorcières dans Macbeth, la bataille avait été « gagnée et perdue ».
Ce fut la fin de la partie créatrice de la vie de Brouwer. Il eut des doutes sur la possibilité de mener à bien sa mission.
(D’une lettre de 1932 :) Les fruits du travail de toute une vie m’ont été dérobés, et je reste avec mes terreurs, ma honte, soumis à la persécution de mes ennemis qui me torturent et me provoquent.
Mrs B. le consolait :
Ne pleure pas sur tes mathématiques. Je suis sûre que tu pourras encore en faire comme par le passé quand tu seras de nouveau en paix avec toi-même. Et même si tu ne peux plus, tu as certainement contribué plus que ta part (7 septembre 1932).
Longue fin de partie.
Au début de la Seconde Guerre mondiale Brouwer avait presque 60 ans. L’occupation allemande le laissa sinon indifférent, du moins inactif, ce qui lui fut reproché à la Libération.
Il était maintenant un des grands vieux de la mathématique ; les querelles d’autrefois étaient oubliées ; chez les mathématiciens on pensait que l’intuitionnisme n’était plus de toute façon qu’un moment historique (quelle erreur !) et on se souvenait du topologue génial. On l’invita. Des conférences à Louvain, à Paris, à Londres attiraient des auditoires de taille respectable, curieux de voir cet homme qu’on avait fait passer pour Lucifer chassé du paradis cantorien, qui avait un instant ébranlé les fondations du mur des mathématiques. Ce sont les philosophes de la logique qui d’abord s’intéressèrent à ce qu’il disait. De deux longues conférences à Cambridge en 1947 et 1951, il pensa tirer un livre. Mais il n’en fit rien, et ces conférences ne furent pas publiées de son vivant.
Il prit sa retraite en 1951.
En 1955 il parla en public pour la dernière fois, à l’occasion du centenaire de Boole, « l’inventeur de l’image formelle des lois de la pensée ordinaire », dit-il. Cinquante ans ou presque après son attaque révolutionnaire contre l’identification ou la subordination de la mathématique à la logique, il réaffirmait sa conviction de leur identité séparée, de leur autonomie respective. Mais la bienveillance adoucie de la vieillesse l’amenait à reconnaître que cette image formelle peut être parfois « quelque chose d’une beauté et d’une harmonie exceptionnelles ».
Ses dernières années, cependant, furent tristement solitaires.
Après la mort de sa femme en 1959 son seul réconfort (écrit son biographe) fut sa secrétaire et compagne dévouée, Cor Jonghen (elle l’était depuis 1916).
(Je me permettrai cependant de signaler qu’un membre de l’Oulipo qui l’a rencontré au début des années soixante rapporte qu’il vivait alors dans une maison confortable et coquette à Blaricum (entre Amsterdam et Hilversum). Cette maison s’élevait au centre d’un terrain ; et aux quatre coins de ce terrain il y avait quatre petites maisons ; et dans chacune de ces quatre petites maisons vivait une femme qui lui était chère. – Paul Braffort ; communication personnelle du 23 décembre 1995. « Comme le prince Genji dans le roman de Murasaki Shikibu, en somme, ai-je dit à P.B. – En somme », a-t-il répondu. Il a ajouté qu’il l’avait trouvé très sympathique, contrairement à sa réputation. – J.R.)
Renversé par une voiture alors qu’il traversait la route près de chez lui, Luitzen Egbertus Jan Brouwer est mort le 2 décembre 1966.
A son enterrement il n’y avait que quelques rares amis et un peu de famille.
Appendice.
Mauvaises pensées intuitionnistes, et autres
(chronologiquement recensées)
@ 1 (1907) – L’homme a une faculté, qui l’accompagne dans toutes ses interactions avec la nature, celle de contempler sa vie mathématiquement, de détecter, dans le monde des répétitions de séquences, des systèmes de causes se déployant dans le temps. Le phénomène fondamental n’est jamais que l’intuition du temps, qui rend la répétition de « chose-dans-le-temps-et-de-nouveau-chose » possible, permettant aux moments de la vie de se séparer en séquences d’événements qualitativement différents. L’intellect les concentre ensuite en séquences de type mathématique, qui ne sont pas senties, mais perçues.
@ 2 – Dans l’Intuition Primordiale le continu et le discret apparaissent comme complémentaires l’un de l’autre, inséparables, chacun de même importance, chacun parfaitement évident ; il est impossible de ne pas prendre chacun comme entité primitive ; impossible de construire l’un à partir de l’autre, qui serait entité première et indépendante.
@ 3 – Dans le premier acte constructif il y a deux choses discrètes quoique ensemble. Certains disent qu’une seule chose suffit puisque je peux ajouter comme chose seconde le fait que je pense la première. Mais cela est incorrect puisque précisément l’ajouter à (c’est-à-dire le posé simultané de la mise en mémoire de ce qui vient d’être pensé) présuppose l’intuition du deux, et cette structure mathématique n’est qu’ensuite appliquée à l’objet originel en tant que pensée et au moi qui le pense.
@ 4 – Nous devons reconnaître que l’intuition du continuum, du « fluide », est aussi élémentaire que de penser ensemble plusieurs choses en une.
@ 5 – De la nature des mathématiques.
A strictement parler, la construction des mathématiques intuitives est en soi un acte, ce n’est pas une science ; cela ne devient science, c’est-à-dire séquences causales répétables dans le temps, que comme mathématiques du second ordre, qui sont un regard porté sur les mathématiques au sens propre ou l’expression des mathématiques dans le langage. Comme dans le cas de la logique, nous n’avons affaire qu’à des mathématiques appliquées.
@ 6 – Constructivité.
La notion de la mathématique comme activité constructive suggère une distinction naturelle entre le Sujet et l’Esprit créant, l’acte de création mathématique consistant en « couper le un en deux » et « lier les uns en deux », les uns étant aussi bien le un élémentaire créé par l’Intuition Primordiale que ceux qui résultent de constructions complexes, des concepts.
Mais ni l’acte de construction ni les concepts ne peuvent être entièrement détachés du Sujet créant, et un concept mathématique ne peut pas être séparé de l’acte qui l’a amené à l’existence. Le Sujet n’est pas seulement un maçon ou un père qui a donné naissance à un être indépendant de lui ; l’objet mathématique ne demeure vivant qu’en pensée, et dans la pensée consciente.
@ 7 – Il y a des éléments de la construction mathématique qui, dans tout système de définition, doivent rester non dérivables ; et par conséquent doivent être communiqués par des expressions : un mot, un son, un symbole. Ils sont les matériaux de construction qui proviennent de l’Intuition Primordiale, des concepts comme celui du continu, de l’unité, etc.
@ 8 – Le Continu.
L’intuition fondamentale des mathématiques, et en vérité de toute activité intellectuelle, est que le substrat, privé de toute qualité, de toute perception du changement, est un tout à la fois continu et discret, possibilité de penser à la fois plusieurs entités, mises en connexion par un « entre », relation qui n’est jamais épuisée par l’insertion de nouvelles entités. Du moment que le continu et le discret sont complémentaires et inséparables, ayant des droits égaux et étant également évidents, il est impossible d’éliminer l’une d’entre elles en tant qu’entité primitive, et d’essayer de la construire à partir de l’autre, en supposant l’autre capable d’exister seule ; en fait il est impossible de considérer aucune d’entre elles isolément. Ayant reconnu que l’intuition du continu, de sa « fluidité » est aussi primitive que celle des choses qu’on peut concevoir comme composées d’unités distinctes, ces unités étant au départ de toute construction mathématique, nous pouvons énoncer les propriétés du continu comme une « matrice de points-être-pensés-comme-un-tout ».
II – Il n’est pas possible de prouver la validité de l’induction complète, mais on ne doit la considérer ni comme un axiome spécial ni comme une vérité intuitive particulière. L’induction complète est un acte de construction mathématique, justifiée simplement par l’intuition mathématique fondamentale.
VII – Attribuer une « objectivité » à des notions physiques comme celles de masse et de nombre n’est possible qu’à cause de leur invariabilité par rapport à un groupe imposant de phénomènes intervenant dans l’image mathématique de la nature.
VIII – La compréhension humaine des choses dépend de la construction de systèmes mathématiques tels que pour tout individu un élément de vie est mis en rapport avec le même élément d’un tel système.
IX – La mathématique est indépendante de la logique ; tant la logique pragmatique que la logique théorique sont des applications de parties différentes de la mathématique.
X – Les raisonnements logiques à propos du monde ne peuvent être fondés qu’en rapport avec des systèmes mathématiques antérieurement construits et projetés sur le monde.
@ 10 (1908) – Dans l’Intuition Primitive de la « deu-ité », les deux intuitions complémentaires du continu et du discret se rencontrent, l’idée de « premier » et de « second » sont tenues ensemble, et se « tenir ensemble » est l’intuition propre du continu (contenir = tenir ensemble).
@ 11 – Négation.
La négation constructive est la construction de la rencontre de l’impossibilité de l’ajustement.
@ 12 – Temps et vérité.
La vérité est soumise au temps : une hypothèse ne devient vraie ou fausse que du moment où sa construction la montre vraie, ou fausse.
@ 13 – Du PTE (Principe du Tiers Exclu).
Le PTE exigerait que pour tout ajustement d’un système dans un autre on puisse toujours construire ou bien son achèvement réussi ou son impossibilité.
@ 14 – Que la logique n’est pas fiable.
Les déductions logiques faites indépendamment de toute perception, étant des transformations mathématiques dans le système de la mathématique, peuvent parfaitement conduire d’hypothèses scientifiquement acceptables à des conclusions inadmissibles.
Le Principium tertii exclusi affirme que toute proposition est ou vraie ou fausse. En mathématiques cela signifie que pour tout plongement d’un système dans un autre, satisfaisant à certaines conditions, nous pouvons ou bien réussir ce plongement par une construction, ou arriver par une construction à l’échec du processus qui assurerait le plongement. Il s’ensuit que la question de la validité du PTE est équivalente à celle de savoir s’il existe des problèmes mathématiques insolubles. Il n’y a pas l’ombre d’une preuve de l’affirmation, qui a été parfois soutenue, qu’il n’y a pas de problème mathématique insoluble. (Et pan ! sur Saint Hilbert.)
(Addendum de l’édition de 1919 :) Cet essai pourrait être écrit aujourd’hui dans les mêmes termes. Les opinions défendues ici n’ont pas trouvé beaucoup de défenseurs.
@ 16 – Intuitionnisme et Formalisme.
L’intuitionnisme considère la séparation des moments de vie en parties qualitativement distinctes, qui ne s’unissent, tout en restant séparées par le temps, que dans l’intellect de l’homme, se transformant par abstraction du contenu émotionnel en phénomène fondamental de la pensée mathématique, à savoir l’intuition de la deu-ité.
@ 17 – L’intuition de la deu-ité, intuition première de la mathématique, ne crée pas seulement les nombres 1 et 2, mais tous les nombres ordinaux finis, en ceci que tout élément d’une deu-ité peut être considéré comme une deu-ité nouvelle, processus qui peut être répété indéfiniment, ce qui conduit au premier des ordinaux infinis, oméga.
@ 18 – L’intuition première des mathématiques, selon laquelle le « solidaire » et le « séparé », le continu et le discret sont unis, donne immédiatement naissance à l’intuition du continu linéaire, c’est-à-dire au between (« entre ») qui ne saurait être épuisé par l’interposition de nouvelles unités, et par conséquent ne peut en aucun cas être considéré comme une simple collection d’unités.
@ 19 (1923) – Sur l’absurdité de l’absurdité.
i – Est rejetée l’hypothèse classique selon laquelle pour toute propriété il n’y a qu’une alternative, la correction ou l’absurdité, autrement dit que la correction et l’absurdité de l’absurdité sont équivalentes.
ii – Inacceptable est la complémentarité de l’absurdité et de l’absurdité de l’absurdité.
iii – Dans la conception intuitionniste la correction implique l’absurdité de l’absurdité.
iv – L’effacement des doubles négations dans les séquences de trois absurdités au moins résulte des affirmations précédentes, en raison du théorème suivant : l’absurdité de l’absurdité de l’absurdité est équivalente à l’absurdité.
@ 20 (1933) – Dans la deu-ité résultant de la conscience du temps, un des éléments peut de manière répétée se détacher, donnant naissance à une troi-ité (temporelle). Le déploiement de l’événement primordial crée ainsi la séquence temporelle de la multiplicité arbitraire.
@ 21 – Le Principe du Tiers Exclu est incorrect, mais ne conduit pas à contradiction si on se restreint au domaine fini. Les intuitionnistes, dans leur lutte contre les erreurs de la mathématique classique, se trouvent privés du moyen le plus élégant de répression des erreurs de pensée, la réduction ad absurdum, et doivent se contenter de faire appel à la réflexion et à la raison.
@ 22 – Volition, connaissance, langage.
Les constructions hors langage qui naissent de l’autodéploiement de l’intuition fondamentale sont exactes et vraies, étant présentes à la mémoire, mais la faculté de mémoire qui doit examiner ces constructions est elle-même limitée et faillible, si elle cherche à se soutenir de signes linguistiques. Ainsi, pour un esprit humain armé d’une mémoire illimitée, les mathématiques pures pratiquées dans la solitude et sans l’usage de signes linguistiques seraient vraies, mais leur vérité serait perdue dans la communication mathématique avec d’autres esprits semblables, dans la mesure où les signes linguistiques seraient nécessaires à leurs échanges.
@ 23 (1948) – Conscience, philosophie, mathématique.
La conscience, au plus profond de sa demeure, semble osciller lentement, sans volonté et de manière réversible, entre immobilité et sensation. Et il semble que seule la sensation permette le phénomène critique de cette oscillation. Le phénomène initial est un mouvement du temps. Par un mouvement du temps une sensation présente laisse place à une autre sensation présente, de manière telle que la conscience conserve la première comme sensation passée et, par cette séparation du présent et du passé, s’éloigne à la fois des deux et de l’immobilité, pour devenir esprit.
@ 24 – En tant qu’esprit la conscience devient sujet éprouvant la sensation passée comme un objet. Et par la réitération du phénomène de deu-ité, elle peut appréhender le monde de sensations qu’offre la pluralité bigarrée.
@ 25 – La deu-ité, le fait du deux-en-un et du un-en-deux, est liée à la mémoire. La mémoire est la source de toute ontologie du singulier, et la pensée présuppose la mémoire.
@ 26 – Formulation intuitionniste du principe du tiers exclu.
Toute attribution d’une propriété à une entité mathématique peut être évaluée, c’est-à-dire ou bien prouvée ou bien montrée absurde. La croyance ancienne en la validité de ce principe en mathématiques est considérée par l’intuitionnisme comme un phénomène de l’histoire de la civilisation de même nature que la croyance non moins ancienne à la rationalité du nombre pi.
@ 27 – Principe de la réciprocité de la complémentarité.
Est interprété par l’intuitionnisme comme un principe de vérificabilité universelle : toute attribution d’une propriété à une entité mathématique peut être testée, donc être prouvée ou non contradictoire ou absurde.
@ 28 – L’intuitionnisme d’un côté rend la logique plus subtile, de l’autre dénonce la logique comme source de vérité. La mathématique intuitionniste est une architecture intérieure. La recherche des fondements de la mathématique est une enquête intérieure qui a également des conséquences révélatrices et libératrices dans les domaines non mathématiques de la pensée.