L’abominable tisonnier
de John McTaggart Ellis McTaggart
Prologue.
La scène se passe à Cambridge, au Trinity College, dans les appartements, les « rooms » de C.D. Broad, professeur de philosophie morale. Ce sont ces mêmes rooms qui furent autrefois (celles) ceux de sir Isaac Newton. Situons aussi la scène dans le temps pour fixer les idées. Ce sera pendant le spring term de 1932.
Le Pr Broad a invité, pour une rencontre philosophique au plus haut niveau, plusieurs penseurs éminents : G.E. Moore, Bertrand Russell, Maynard Keynes, Kim Philby, Ludwig Wittgenstein ; et bien d’autres : Paolo Sraffa, Alan Turing, John Barton Wolgamot… Certains des participants sont éminents, certains moins, certains sont destinés à le devenir, mais ne le sont pas encore. Les raisons de leur éminence sont assez variées. Ramsey n’est pas là, il est mort. Whitehead est excusé. Il a rendez-vous avec Alice Toklas et Gertrude Stein. Tous ceux qui sont là le sont pour rencontrer un non moins futur-éminent visiteur, Karl Popper.
Choisissons un thème pour la discussion qui eut lieu. Par exemple et why not ? :
a – Y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
b – si oui, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
La discussion prend rapidement une tournure passionnée. L’ombre du rhinocéros de l’absence duquel Russell n’avait pas réussi autrefois à persuader Wittgenstein plane sur la réunion.
Quelques mots sur le rhinocéros.
– Brian McGuiness, dans sa biographie de Ludwig Wittgenstein raconte les différends de Russell et L.W. à propos des propositions existentielles, d’après les lettres de Russell à sa folle et adorée maîtresse lady Ottoline Morrell.
My German engineer, I think, is a fool. He thinks nothing empirical is knowable. – I asked him to admit there was not a rhinoceros in the room, but he wouldn’t. (Lettre du 2 novembre 1911). (« Mon ingénieur allemand est, je crois, un idiot. Il pense que rien de ce qui est empirique n’est connaissable. Je lui ai demandé d’admettre qu’il n’y avait pas de rhinocéros dans la pièce. Il n’a pas voulu le reconnaître. »)
Le nom du rhinocéros est Ulrich Varnbüler. Il a été représenté en gravure sur bois (woodcut) à deux reprises (1515 ; 1521) par Dürer.
Profitons de l’occasion pour rappeler la célèbre notice nécrologique de L.W. par B.R. Elle appartient à une variété particulière, l’obituary, du genre des Vies brèves, qui fleurit encore aujourd’hui en Angleterre dans les Quality Newspapers, comme le Times, l’Independent, le Daily Telegraph et le Guardian.
Le n° 239 vol.60 de juillet 1951 de la revue Mind s’ouvrait ainsi :
I. Notice nécrologique
The editor regrets to announce the death of Ludwig Wittgenstein (« La revue a le regret d’annoncer la mort de Ludwig Wittgenstein le 29 avril 1951 à Cambridge »).
II. Ludwig Wittgenstein, par Bertrand Russell
Quand j’ai rencontré pour la première fois L.W. il me dit qu’il avait eu l’intention de devenir ingénieur, et qu’il était venu dans ce but à Manchester. Au cours de ses études il s’était mis à s’intéresser aux mathématiques et au cours de ses études de mathématiques il s’était mis à s’intéresser aux principes des mathématiques. Il avait demandé (me dit-il) aux personnes qu’il connaissait à Manchester si un tel sujet d’études existait et s’il existait quelqu’un qui y travaillait. On lui dit qu’un tel sujet existait effectivement et qu’il pourrait en savoir plus en venant me trouver à Cambridge, ce qu’il fit.
Au début je me demandai si c’était un génie ou un excentrique (crank), mais je penchai assez vite pour la première hypothèse. Certaines de ses positions initiales rendaient la décision difficile. Il défendit, pendant quelque temps, l’idée que toutes les propositions existentielles étaient privées de sens. Ceci se passait dans une salle de cours et je l’invitai à examiner la proposition : « Il n’y a pas d’hippopotame dans cette salle. » Quand il refusa d’admettre la vérité de cette proposition je me mis à regarder attentivement sous tous les pupitres, mais il ne fut pas convaincu pour autant.
Il fit des progrès rapides en logique mathématique et sut très vite tout ce que je pouvais lui apprendre. Je crois qu’il ne connaissait pas Frege à cette époque mais il avait lu ses ouvrages et l’admirait beaucoup.
Je le perdis naturellement de vue pendant la guerre de 14-18, mais je reçus, peu après l’Armistice, une lettre de lui écrite de Monte Casino (sic). Il me disait qu’il avait été fait prisonnier, mais qu’heureusement il avait conservé son manuscrit, qui était celui du Tractatus. Je fis agir quelques personnes haut placées pour obtenir du gouvernement italien sa libération et nous nous rencontrâmes à La Haye où nous discutâmes, ligne à ligne, le Tractatus.
Je ne peux pas dire grand-chose de ses positions d’avant 1914, car elles étaient en voie de formation et en changement perpétuel. Il travaillait constamment et très efficacement, mais il ne parvenait encore à rien de très satisfaisant à ses propres yeux. A un moment où je doutais encore de la réalité de ses dons je demandai à G.E. Moore son opinion. Il me répondit : « Je pense beaucoup de bien de lui. » Quand je désirai connaître les raisons qui motivaient cette opinion, il me dit que c’était parce que Wittgenstein était le seul de ses étudiants qui avait l’air perplexe (puzzled) en écoutant ses cours.
Faire la connaissance de W. a été une des aventures intellectuelles les plus excitantes de mon existence. Dans les années qui ont suivi la guerre il y a eu un certain manque de sympathie intellectuelle entre nous, mais au début j’étais heureux d’apprendre de lui comme il l’était de moi. Sa pensée montrait à un degré presque incroyable une pénétration intense et passionnée et je lui accordai sans réserve mon admiration.
Avant 1914 il ne s’intéressait qu’à la logique. Pendant ou peut-être juste avant la guerre il changea de perspective et devint plus ou moins mystique, comme on peut s’en rendre compte ici ou là dans le Tractatus. Il avait été un adversaire dogmatique de la religion chrétienne, mais sur ce point il changea du tout au tout. La seule chose qu’il m’ait jamais dite à ce sujet est qu’un jour, dans un village de Galicie, pendant la guerre, il était entré dans une librairie où il n’y avait qu’un seul livre, celui de Tolstoï sur l’Évangile. Il avait acheté le livre et selon lui il en fut profondément influencé. Sur le développement de ses idées après 1919 je n’ai rien à dire (ou « je ne peux parler » : allusion bien entendu à la fameuse dernière proposition du Tractatus qui porte le numéro 7 : wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen (« ce dont on ne peut parler, il faut le taire »), dont un groupe musical finlandais, composé d’élèves de Von Wright, a fait une entraînante polka, la wittgensteiner polka).
McGuiness, qui cite la notice de Mind, ne semble pas s’être rendu compte que, dans la divergence théorique initiale de B.R. et de L.W., il s’agissait de deux animaux différents. L’hippopotame de la salle de cours n’est pas le rhinocéros des rooms de Russell. (J’ignore ce que l’hippopotame est devenu jusqu’à sa réapparition dans Mind en 1951.)
L’histoire ne mentionne pas la présence (même invisible) de l’hippopotame dans les rooms du Pr Broad, vingt ans plus tard. Quant au rhinocéros il était venu voir si le problème de son existence allait enfin être réglé.
Et voilà qu’à un moment, au milieu d’un échange particulièrement vif avec le futur lord Popper, L.W. exaspéré saisit le tisonnier, le tisonnier qui figure dans tous les récits de cette fameuse rencontre. Regardons-le, en utilisant cette faculté, si précieuse, qu’est la forme de la mémoire qu’on nomme imagination ou fancy (nous suivons Giambattista Vico sur ce point). Il est là devant nos yeux intérieurs, un vrai tisonnier anglais, solide, imperturbable, un poker, impassible (l’impassibilité des tisonniers est proverbiale ; c’est pourquoi les Anglais emploient l’expression « poker-faced », qui veut dire tout bonnement « au visage impassible comme un tisonnier »). C’est un tisonnier de l’espèce de ceux qui sont le plus tisonniers, l’espèce (sortal) des tisonniers des appartements (rooms) de fellows de Colleges de Cambridge. Disposons-le devant l’âtre où flambe ou ne flambe pas, selon la douceur ou non-douceur du temps (weather) un bon feu ou un bon non-feu de belles bûches de hêtre ou non-hêtre (beech, en anglais ; mnémotechniquement : to be – hêtre).
A cet instant les récits divergent. Que veut montrer L.W. en s’emparant du tisonnier ? S’agit-il pour lui de prouver, de déprouver ou d’éprouver (sur Popper ?) la solidité de son existence ou inexistence ? (Le sourire du rhinocéros s’épanouit dans l’ombre ; un sourire de rhinocéros, c’est rare !) Ce n’est pas clair. Nous ne chercherons pas à élucider ce point.
Car ce qui nous intéresse ici désormais, c’est le tisonnier. Et à propos du tisonnier nous poserons deux questions : sommes-nous (le présent de la narration ici désigne le jour de la rencontre où se passe la scène rapportée), sommes-nous un lundi ou un mardi ? Telle est la première question. Et la seconde est : par quel bout Ludwig Wittgenstein saisit-il le tisonnier ? Tous les témoins de cette scène qui nous l’ont rapportée omettent d’y répondre. Et c’est dommage, car les réponses à ces deux questions permettraient sans aucun doute d’éclairer le sens de l’action spectaculaire et inopinée de Wittgenstein. Nous devrons donc, à notre grand regret, nous-mêmes n’y point répondre. Nous pourrions. Mais nous rapportons et n’inventons pas (tu parles, Charles ! – J.R.). Nous ne sommes pas historien. (Lecture complémentaire recommandée à ce propos : « De la décadence dans l’art de mentir », conférence de Mark Twain devant la Société d’histoire du Connecticut, en 18xy ; qui commence en ces termes : « Ce n’est pas à vous, vieux routiers en cet art, que je devrais m’adresser pour parler du mensonge… »)
Le tisonnier avait appartenu à John McTaggart Ellis McTaggart.
Vie semi-moyenne de John McTaggart Ellis McTaggart (d’après le Dictionary of National Biography ; complétée de données fournies par Peter Geach).
1866-1925. Philosophe, né à Londres, 28 Norfolk Square, le 3 septembre 1866. Deuxième fils de Francis Ellis McTaggart, Country Court Judge, et de Caroline Ellis.
Très précoce raisonneur on dut le retirer de sa première école parce que, au cours d’une conversation avec les autres écoliers, il avait mis en doute l’existence de Dieu et entrepris de réfuter point par point les articles de foi fondateurs de l’Église anglicane. Il était généralement considéré comme fou par ses condisciples : le désordre de sa tenue vestimentaire, une distraction extrême, une incompétence virtuellement absolue dans les matchs de rugby ainsi qu’un intérêt marqué pour la philosophie sont des raisons plus que suffisantes pour porter un tel jugement. Mais il ne semble pas avoir été malheureux. Il était bien trop occupé avec Kant.
Pensionnaire à Clifton College en 1882. Il était de ces garçons qui ne sont pas à leur place dans un tel contexte. Il était trop honnête pour dissimuler son intérêt pour la philosophie, son absence d’intérêt pour le sport, son intention de se consacrer à l’une et pas à l’autre. Ses professeurs comme ses camarades de classe trouvèrent ces choix regrettables. Là, il souffrit beaucoup. Pendant tout le reste de son existence il n’avançait jamais dans un corridor sans adopter une démarche bizarre, de côté, traînante, comme s’il s’attendait à tout moment à être surpris et attaqué par-derrière par un gamin sadique.
Il y eut ensuite Trinity College, Cambridge. A Cambridge, il étudie les sciences morales et obtient la première classe (un « first ») des tripos1 de 1888, seul à obtenir ce rang.
En 1891 il fut élu fellow de Trinity. Sa vie subséquente fut extrêmement heureuse. Il était tout à fait à son aise dans son College. Il y dînait tous les jours. Entré à Cambridge jeune homme, mince et dégingandé, il devint plutôt très gras, et on pouvait le croiser dans les rues sur son tricycle, pédalant furieusement (il n’arrivait pas à garder son équilibre à bicyclette).
N’oublions pas ici que Trinity College n’est pas à confondre avec King’s College. Dans un « paper » présenté en 1903 devant le fameux club secret de discussion nommé les Apostles (qui fut bien utile à Philby dans les années trente), un certain Sheppard tentait de répondre à la question : « Y a-t-il une différence d’essence entre deux espèces d’individus, les King’s men et les Trinity men ? » On y lit ceci :
Qu’il soit bien entendu que King’s et Trinity (les collèges) ne sont ici que des étiquettes, pas entièrement inappropriées dans l’ensemble puisqu’il existe une tendance chez les Trinity men à se trouver à Trinity (le collège) et chez les King’s men à fréquenter King’s. Mais il est vrai aussi qu’il y a des King’s men à Trinity et des Trinity men à King’s. Strachey est trinitarian ; Keynes, à ce qu’on m’a dit, est un King’s man ; quant à McTaggart, je le soupçonne de certaines tendances kingiennes : il aime les mauvais romans et c’est un être on ne peut plus moral.
Ses premiers travaux ont été consacrés à l’exposé et la défense de la philosophie hégélienne. En 1901, dans son Étude de cosmologie hégélienne, il s’efforce de déterminer, par des méthodes hégéliennes mais d’une manière plus précise que Hegel lui-même ne l’avait fait, la nature et la structure de l’Absolu (ouvrage dont la rédaction semble (si j’en juge par ce que j’en ai lu) avoir été favorisée par d’abondantes absorptions de vodka de la marque « Absolut »).
En 1910 son Commentaire sur la Logique de Hegel tente de présenter en un anglais intelligible le contenu caractéristique de chaque catégorie au sens hégélien.
McTaggart était athée et en même temps un croyant convaincu en l’immortalité de l’homme. Il était persuadé, s’appuyant sur les hypothèses mises en avant dans sa thèse de 1901 et plus vastement dans son magnum opus The Nature of Existence, que l’Absolu est constitué d’une société parfaite d’esprits parfaits, dont chacun aime un ou plusieurs des autres. Il pensait également que chacun de ces esprits est éternel et que chaque esprit humain (qui est un esprit, pas un fantôme : un mind, pas un spirit) est, dans sa nature véritable, une de ces entités éternelles. Il estimait tout à fait probable que l’existence éternelle et hors du temps (timeless) de ces esprits ne se présentait sous la forme illusoire et partielle que constitue le temps qu’en une succession d’apparences, provisoires et de durée strictement finie.
The Nature of Existence (en 2 volumes : 1923 le premier, et le second posthume, en 1927) expose un système philosophique déductif complet, aigu et d’une subtilité extrême. Le tournant décisif dans l’argumentation est celui où est affirmée la divisibilité indéfinie de la substance, ce que McTaggart nommait Principe de Correspondance déterminante. L’ouvrage est remarquable par les efforts acharnés de l’auteur pour se débarrasser de manière satisfaisante de toutes les erreurs et illusions qui nous affectent, et spécialement de l’illusion du temps et de celle du changement, pour reconnaître notre appartenance à un monde d’esprits éternels en relation parfaite les uns avec les autres.
Épouse en 1909 Margaret Elizabeth, fille de Joseph Bird, civil servant de Taranaki, Nouvelle-Zélande. Pas d’enfants.
C’était un homme d’esprit, mais un esprit pratique également et très habile en affaires. Quoique athée, il était un ferme soutien de l’Église anglicane (Church of England), ses tendances en matière ecclésiastique l’inclinant vers l’aile érastienne2 whig. En politique il était partisan du libre-échange, en politique universitaire un féministe convaincu.
Il avait une connaissance prodigieuse du roman anglais, classique comme contemporain, ainsi que des mémorialistes du dix-huitième.
On ne lui reproche qu’une mauvaise action : avoir voté, pendant la Première Guerre mondiale, l’exclusion du College de Bertrand Russell, pour cause de pacifisme.
Un portrait de McT. par son ami Roger Fry (dont Virginia Woolf, on le sait, a écrit la biographie) a été offert par sa veuve à Trinity College et il est accroché dans sa vieille salle de cours.
Une plaque dans la chapelle du College porte en inscription la célèbre phrase de Spinoza : Homo liber de nulla res minus quam de morte cogitat ; et ejus sapientia non mortis sed vitae meditatio est (« L’homme libre ne se préoccupe de rien moins que de la mort ; et sa sagesse est méditation non de la mort mais de la vie »).
Le texte de la vie brève de McT. dans le DNB est signé C.D. Broad.
Le tisonnier.
Puisqu’il va jouer un certain rôle dans cette histoire, énonçons tout de suite les deux caractéristiques essentielles du tisonnier que possédait McT. :
i – Il était toujours brûlant à un bout.
ii – A l’autre bout, il était brûlant le lundi et froid le mardi.
(On ignore dans quel état il se trouvait les autres jours de la semaine.)
On voit, dans l’affaire de la dispute Wittgenstein-Popper, combien il importerait de savoir quel jour la rencontre a eu lieu et par quel bout L.W. s’empara du tisonnier ; il y a plusieurs versions concurrentes du conte, mais ce n’est pas ce dont nous avons à nous préoccuper ici.
Nous nous intéresserons maintenant uniquement au célèbre argument de McT. (qualifié aussi de sophisme ou de paradoxe, selon les préférences théoriques des commentateurs). Il existe deux versions de l’argument. La première, la version courte, date de 1908. La version longue, pièce décisive dans la stratégie mctaggartienne, figure dans le premier volume, non posthume, anthume donc, de The Nature of Existence, et c’est elle que, généralement, nous suivrons.
Comme le tisonnier, lui, n’apparaît pas dans la première version, une simple attention aux dates de la biographie nous permet de conjecturer que, selon toute vraisemblance, il fut amené dans le foyer McT. par son épouse Margaret Elizabeth et, non moins vraisemblablement, qu’il était d’origine néo-zélandaise, et pour tout dire maori, ce qui pourrait expliquer quelques-unes de ses caractéristiques, peu communes il faut bien l’avouer.
L’argument de McTaggart, par McTaggart.
Je commencerai mon enquête par la question : une chose qui existe peut-elle avoir la propriété d’être dans le temps ? Je vais essayer de montrer que c’est impossible.
Il peut sembler hautement paradoxal d’affirmer que le temps est irréel, et que tous les énoncés qui supposent son existence sont erronés. Une telle assertion s’éloigne de la position naturelle, celle du sens commun, et ce beaucoup plus que dans le cas où on affirme l’irréalité de l’espace ou de la matière. Une partie de l’expérience de chaque homme – celle de ses états intérieurs accessibles par introspection – lui semble n’être ni spatiale ni matérielle. Mais aucune de nos expériences n’échappe au sentiment du temps. Et nos jugements sur le temps semblent eux-mêmes contenus en lui.
Pourtant à toutes époques et en tous lieux du monde la croyance en l’irréalité du temps s’est montrée extraordinairement persistante. Dans la philosophie et les religions de l’Ouest, et plus encore, il me semble, dans la philosophie et les religions de l’Est, nous voyons cette doctrine renaître sans cesse. Ni la philosophie ni les religions n’échappent totalement aux tendances mystiques. Presque tous les mystiques de toutes époques nient la réalité du temps. En philosophie le temps est traité comme irréel par Spinoza, Kant, et par Hegel, entre autres. Une telle convergence est très significative et ce d’autant plus que cette thèse prend des formes très différentes et est défendue par des arguments fort divers.
Je pense que rien de ce qui existe ne peut être qualifié temporellement et que par conséquent le temps est irréel. Mais je défendrai cette croyance par des arguments qui n’ont été mis en avant par aucun des philosophes que je viens de citer.
Les positions dans le temps, à première vue, peuvent être distinguées de deux manières. Chaque position est antérieure à certaines et postérieure à d’autres. Elles constituent une séquence, une série. La constitution d’une série nécessite une relation transitive et asymétrique et une collection de termes tels que, pour deux quelconques d’entre eux, ou bien le premier est en relation avec le second ou bien le second est en relation avec le premier. On peut constituer la série en prenant la relation antérieur à ou la relation postérieur à. Ces deux relations sont bien entendu transitives et asymétriques. Si nous choisissons la première les termes sont tels que, pour deux quelconques d’entre eux, ou bien le premier est antérieur au second ou bien le second est antérieur au premier.
On en déduit une relation d’ordre si on ajoute la propriété, pour un événement, d’être à la fois antérieur à et postérieur à lui-même, la propriété d’autosimultanéité. Nous laissons ici pour un moment de côté la question d’événements distincts et simultanés.
En second lieu, chaque position dans le temps est passée, présente ou future.
Les distinctions de la première classe sont permanentes, celles de la seconde ne le sont pas. Si jamais M est antérieur à N, il l’est toujours. Mais un événement qui est présent maintenant, était futur et sera passé.
Les distinctions de la première classe étant permanentes, on pourrait penser qu’elles sont plus objectives et plus essentielles à la nature du temps que celles de la seconde classe. Je crois que ce serait une erreur et que la distinction entre passé, présent, et futur est aussi essentielle au temps que la distinction entre avant et après, et même qu’il faut la considérer comme beaucoup plus fondamentale.
Je donnerai le nom de A-série à cette série de positions qui va du passé lointain jusqu’au passé proche puis au présent et ensuite du présent au futur proche puis lointain. La série de positions qui va de l’avant vers l’après sera nommé B-série. Cette série est moins fondamentale que la première, et c’est pourquoi je l’ai appelée, avec un léger anachronisme, série B.
Le contenu de chaque position dans le temps sera un événement. Les contenus simultanés de chaque position constituent en fait une pluralité d’événements. Mais comme toute substance ils constituent un groupe et ce groupe est à son tour une substance, une substance composée. Une substance composée à partir d’événements simultanés peut parfaitement être qualifiée elle-même d’événement.
La première question qui se pose est celle de savoir s’il est essentiel pour la réalité du temps que les événements soient ordonnés selon la A-série ou selon la B-série. Il est clair, pour commencer, que dans notre expérience nous n’observons jamais les événements dans le temps en dehors de ces deux séries. Nous percevons les événements dans le temps comme présents et ce sont eux et eux seuls que nous percevons. Tous les autres événements que nous supposons réels, soit par exercice de la mémoire soit par déduction, sont classés en présents, passés ou futurs. Les événements tels que nous les observons forment une A-série.
On dira peut-être que cette manière de voir est purement subjective, que la distinction de positions dans le temps en passé, présent et futur est une illusion constante de notre esprit et que la nature du temps est uniquement déterminée par les distinctions de la B-série, celles qui résultent de la relation avant-après. Dans ce cas nous n’aurions aucune perception du temps tel qu’il est réellement, nous pourrions au mieux le penser.
Cette position qui n’est pas très fréquemment défendue mérite considération. Je pense qu’elle n’est pas défendable parce que je pense que la A-série est indispensable à la réalité du temps et que toute difficulté rencontrée si on considère la A-série comme réelle entraîne une difficulté à considérer le temps lui-même comme réel.
Il sera, je pense, admis (et cette admission est universelle) que le temps implique le changement. Le langage ordinaire dit que rien ne reste inchangé dans le temps. Mais il n’y aurait pas de temps si rien ne changeait. Et si quelque chose change, alors toute chose change. Car le changement de quelque chose affecte ses relations avec les autres choses et donc, dans ces autres choses, leurs propriétés relationnelles. La chute d’un château de sable sur une plage des Orcades change la nature de la Grande Pyramide d’Égypte.
Si une B-série sans A-série pouvait constituer le temps, le changement devrait être possible sans une A-série. Supposons que la distinction passé-présent-futur ne s’applique pas à la réalité. Dans ces conditions la réalité peut-elle être soumise au changement ?
Qu’est-ce qui changerait, dans ces conditions ? Pouvons-nous dire que, si les événements dans le temps forment une B-série et pas une A-série, le changement est le fait qu’un événement cesse d’être un événement et qu’un autre événement commence à être un événement ? Si c’était le cas il y aurait certainement du changement.
Mais cela est impossible. Si N est avant O et après M il sera toujours et a toujours été avant O et après M parce que les relations d’avant-après sont permanentes. N fera toujours partie d’une B-série. Comme, selon nos hypothèses, la B-série constitue le temps, N aura toujours une position fixe dans la série temporelle, et l’a toujours eue. N a toujours été un événement, sera toujours un événement, ne peut pas commencer à être ni cesser d’être un événement.
Dirons-nous alors qu’un événement M se fond dans (« se transforme en ») un autre événement N tout en conservant quelque chose de son identité au moyen d’un élément insensible au changement, afin que nous puissions dire, non seulement que M a cessé d’être et N commencé à être, mais que M s’est changé en N ? La même difficulté resurgira. M et N peuvent bien avoir un élément en commun, ils n’en sont pas moins des événements distincts, sinon il n’y aurait pas changement. Si par conséquent M se changeait en N à un certain moment, alors à ce moment M aurait cessé d’être M et N aurait commencé à être N. Cela implique qu’à ce moment M aurait cessé d’être un événement, N aurait commencé à être un événement. Mais cela n’est pas possible, d’après ce qui précède.
Le changement par conséquent ne peut pas provenir du fait qu’un evénement cesse d’être un événement ni du fait qu’un événement se change en un autre. Alors ? Si les caractéristiques d’un événement changent, alors il y a changement. Mais quelles sont les caractéristiques d’un événement qui peuvent changer ? Il me semble qu’il n’y en a que d’une sorte. Et ce sont les déterminations de l’événement en termes de A-série.
Prenons un événement – la mort de la reine Anne par exemple – et examinons quels sont les changements qui peuvent se produire dans les caractéristiques de cet événement. Qu’il s’agit d’une mort, que cette mort est celle d’Anne Stuart, qu’elle a eu telles causes, qu’elle a eu tels effets, aucune de ces caractéristiques ne peut changer. Avant que les étoiles se regardent les unes les autres (« se voient distinctement ») l’événement en question était la mort d’une reine. Au dernier moment du temps – si le temps doit avoir un dernier moment – ce sera encore la mort d’une reine. Et dans tous ses aspects il est dépourvu de changement ; dans tous ses aspects sauf un. Ce fut autrefois un événement situé dans le futur lointain. Puis il se rapprocha. Enfin il fut présent. Puis il devint passé, et le restera toujours, bien que de plus en plus éloigné dans le passé.
Ce sont les seules caractéristiques des événements qui peuvent changer. S’il y a changement il doit être recherché dans la A-série et dans la A-série seule. Si la A-série n’est pas réelle, le changement n’est pas réel. La B-série par conséquent n’est pas à elle seule suffisante pour constituer le temps car le temps implique le changement.
De plus la B-série ne peut être que temporelle puisque avant et après qui la déterminent sont des relations temporelles. Il n’y a pas de B-série sans A-série et sans A-série le temps n’existe pas.
Une objection de Mr Russell. Passé, présent, futur, n’appartiennent pas au temps en soi mais seulement au temps en tant qu’il est en relation avec un sujet pensant. L’assertion que N est présent signifie qu’il est simultané avec cette assertion, qu’il est passé ou futur signifie qu’il est antérieur (resp. postérieur) à l’assertion. Il n’y a passé, présent et futur qu’en relation avec une assertion. S’il n’y avait pas d’esprit pensant il y aurait des événements situés avant ou après d’autres mais rien ne serait en soi passé, présent ou futur. Les événements antérieurs à toute conscience ne pourraient jamais être futurs ou présents, mais seulement passés, à la rigueur.
Mais que peut être dans ces conditions le changement ? Nous trouvons les vues de Mr Russell sur le sujet dans ses Principes de mathématiques section 442 : « Le changement est la différence, en ce qui concerne la vérité et la fausseté, entre une proposition concernant une entité et le temps T d’une part, et une autre proposition concernant la même entité et le temps T’, pourvu que ces propositions diffèrent seulement par le fait que T figure dans l’une et T’ dans l’autre. » Autrement dit, selon Mr Russell, il y a changement si la proposition « lundi le tisonnier de Mr McTaggart est brûlant » est vraie et la proposition « mardi le tisonnier de Mr McTaggart est brûlant » est fausse.
Je suis dans l’impossibilité d’être en accord avec Mr Russell. On remarquera que Mr Russell cherche le changement non dans les événements de la série temporelle mais dans l’entité qui subit ces événements, dont ils sont les états. Puisque mon tisonnier est brûlant le lundi et jamais le mardi, l’événement que constitue le fait pour mon tisonnier d’être brûlant le lundi ne change pas. Mais le tisonnier, lui, change parce qu’il y a un moment où cela lui arrive (être brûlant : le lundi) et un autre (le mardi) où cela ne lui arrive pas.
Mais cela n’induit aucun changement dans mon tisonnier. C’est une qualité inchangeable de mon tisonnier d’être brûlant le lundi. Et c’est une qualité invariable de mon tisonnier d’être froid le mardi. Ces qualités sont vraies de lui à n’importe quel autre moment (le mercredi par exemple). Il semble dans ces conditions faux de dire qu’il y a changement dans mon tisonnier entre le lundi et le mardi. Le fait d’être froid à un point de la série et brûlant à l’autre ne peut être un changement si aucun de ces faits ne change, ce qui est le cas. Rien d’autre n’a changé dans le tisonnier sinon sa présentude, sa passéude et sa futurité.
Je me tourne maintenant vers la seconde partie de ma tâche. Ayant prouvé, il me semble, à la satisfaction générale (et à la mienne en tout cas), qu’il ne peut pas y avoir de temps sans A-série, il me faut démontrer que la A-série n’existe pas et par conséquent que le temps lui-même n’est pas.
Le passé, le présent et le futur sont des déterminations incompatibles. Tout événement doit posséder l’une d’elles mais aucun événement ne peut avoir deux d’entre elles à la fois. Si je dis qu’un événement est passé, cela implique qu’il n’est ni présent ni futur, et ainsi de suite. Cette exclusiveness est essentielle au changement donc au temps. Le seul changement possible est celui qui fait passer du futur au présent et du présent au passé.
Les trois caractéristiques en question, donc, sont incompatibles. Pourtant chaque événement les possède toutes les trois. Si M est passé, il a été présent et futur. S’il est futur, il sera présent et il sera passé. S’il est présent, il a été futur et il sera passé. Les trois caractéristiques appartiennent à chaque événement. Comment peut-on réconcilier ce fait avec leur incompatibilité ?
Il peut paraître (et c’est ce que vous me direz) qu’il y a une explication très simple. La difficulté que j’ai présentée ne peut pas être même énoncée sans donner cette explication précisément puisque notre langue a des formes verbales pour le passé, le présent et le futur et qu’aucune forme n’est commune aux trois. Il n’est jamais vrai, direz-vous, que l’événement M est présent, passé et futur. Il est présent, il sera passé, il a été futur. Ou encore il est passé, et a été futur et présent ou encore est futur et sera présent et passé. Les caractéristiques en question sont incompatibles si elles sont simultanées, il n’y a aucune contradiction dans le fait que l’événement les possède toutes successivement.
Mais, vous dirai-je, que veut donc dire « a été », que veut donc dire « sera » et que veut donc dire « est » quand, comme c’est le cas ici, on les utilise de manière temporelle et non simplement à fin de prédication ? Quand nous disons que X a été Y, nous affirmons que X est Y à un moment du temps passé. Quand nous disons que X sera Y, nous affirmons que X est Y (au sens temporel, désignant le présent, de « est ») à un moment du temps futur. Quand nous disons que X est Y (au sens temporel de « est »), nous affirmons que X est Y (au sens ordinaire de « est ») au moment présent.
Ainsi notre première affirmation sur M – qu’il est présent, sera passé et a été futur – signifie que M est présent à un moment du présent, passé à un moment du futur et futur à un moment du passé. Mais chaque moment, comme chaque événement, est lui-même à la fois passé, présent et futur. Et par conséquent la même difficulté resurgit. Si M est présent, il n’y a aucun moment du passé où il peut être passé. Mais les moments du futur où il est passé sont également des moments du temps passé où il ne peut pas être passé. Répétons : dire que M est futur et sera présent et passé signifie que M est futur à un moment du temps présent, qu’il est présent et passé à des moments différents du temps futur. Dans ce cas il ne peut pas être présent, il ne peut être passé à aucun moment du passé. Mais tous les moments d’un futur, où M sera présent ou passé, sont également des moments du temps passé.
Et nous avons retrouvé de nouveau une contradiction puisque les moments où M a n’importe laquelle des trois déterminations de la A-série sont aussi des moments où il ne peut pas avoir ces déterminations. Si nous essayons d’échapper à cette conclusion en disant de ces moments ce que nous avons dit précédemment de M lui-même – que tel moment, par exemple, est futur, sera présent et sera passé – alors « est » et « sera » auront le même sens que précédemment. Notre affirmation, dans ces conditions, signifie que le moment en question est futur à un moment présent, et sera présent et passé à différents moments du temps futur. Mais la difficulté est la même. Et ainsi de suite indéfiniment.
Une telle régression à l’infini est vicieuse. L’attribution des caractéristiques passé, présent et futur aux termes de toute série conduit à une contradiction, sauf si on spécifie que ce terme les possède successivement. Cela veut dire, comme nous l’avons vu, qu’il les possède en relation avec d’autres termes eux mêmes spécifiés comme passés, présents et futurs. Ceux-là encore, pour échapper à la contradiction, doivent à leur tour être spécifiés comme passés, présents et futurs. Comme cela continue indéfiniment, le premier ensemble de termes n’échappe jamais à la contradiction.
Péroraison de McTaggart. La réalité supposée de la A-série conduit donc à une contradiction et doit être rejetée. Puisque le temps et le changement ont besoin de la A-série, la réalité du temps et du changement doit être rejetée. Et doit être aussi rejetée la réalité de la B-série, puisqu’elle a besoin aussi du temps. Rien n’est réellement présent, passé, ou futur. Rien n’est réellement avant ou après n’importe quoi d’autre ou temporellement simultané avec lui. Rien ne change réellement. Et rien n’est réellement dans le temps. Quand nous percevons quelque chose dans le temps – qui est notre seule manière, dans notre expérience présente, de percevoir les choses –, nous le percevons comme ce que réellement il n’est pas.
Interlude, sur Ottoline, entre autres (d’après l’autobiographie de Russell (1967)).
Lady Ottoline (Violet) Cavendish-Bentinck (épouse de Morrell Philip3) était la sœur du duc de Portland. (La femme de Russell, Alys, était fille de quaker. « She always wore flannel night-gowns » (« Elle portait toujours des chemises de nuit en flanelle »).) (Ottoline se parfumait et se maquillait, ce qui, au début, fut considéré par Russell d’une manière puritainement défavorable ; il changea vite d’opinion.)
Ottoline was very tall, with a long thin face something like a horse, and very beautiful hair of an unusual colour, more or less like that of marmalade (« Ottoline était très grande, avec un long visage mince assez semblable à celui d’un cheval, et une très belle chevelure d’une couleur inhabituelle, un peu celle de la marmelade d’orange (?) »).
La mère de Russell avait été une femme de devoir.
They obtained for my brother a tutor of some scientific ability – so at least I judge from a reference to his work in William James’s Psychology. He was a Darwinian, and was engaged in studying the instincts of chicken, which, to facilitate his studies, were allowed to work havoc in every room in the house, including the drawing-room. He himself was in an advanced stage of consumption and died not long after my father. Apparently upon grounds of pure theory, my father and mother decided that, although he ought to remain childless on account of his tuberculosis, it was unfair to expect him to be celibate. My mother therefore allowed him to live with her, though I knew of no evidence that she derived any pleasure from doing so4.
Russell à son tour épousa une femme de devoir, plus stricte encore, puisque fille de quakers de Pennsylvanie.
Le moins qu’on puisse dire est que l’argument de McT. n’a pas été accueilli avec enthousiasme (même à Cambridge ; je ne parle pas d’Oxford). Sa conclusion considérée comme très évidemment fallacieuse, il a été l’objet, à l’époque, de quelques réfutations péremptoires et paresseuses. Le premier examen sérieux, en 1938, est dû à Broad, dans les « rooms » duquel notre conte a placé la rencontre Wittgenstein-Popper, en la présence invisible du rhinocéros et celle très concrètement marquante du tisonnier. Comment le tisonnier était-il venu là ? On le comprendra aisément en lisant la notice du DNB sur Broad (due à Quinton).