XXIX

Merrill Moore ou le Sonettorium

J’ai rencontré John Cage une seule fois, dit Mr Goodman, chez un ami. De la délicieuse conversation de cet excellent poète, si attentif au silence et aux champignons, je rapporte ici ceci qui servira de prélude.

A la remarque d’une ressemblance entre ses belles haïkuisations du grand ermite de Nouvelle-Angleterre, Henry David Thoreau, et certaine opération poétique exercée sur Mallarmé par Queneau, qui autrefois en avait « réduit » tel sonnet à ses « sections rimantes », il voulut savoir à quel âge était mort le cofondateur de l’Oulipo ; et apprenant que c’était à 73 ans il en parut affecté, disant : « Mais c’est trop jeune ! beaucoup trop jeune ! » (C’était aussi mon avis. – J.R.) Il fit aussitôt, peut-être en illustration de sa remarque, l’éloge de certains champignons français dont il avait récemment éprouvé les charmes.

Puis il voulut en savoir, par politesse, un peu plus sur le programme oulipien. La comparaison offerte entre l’espoir de l’invention d’une nouvelle contrainte et la découverte sicilienne du sonnet amena chez lui une moue rêveuse et il me dit, à peu près, ceci :

J’enregistrai cette critique implicite, polie et oblique, légèrement zen, de l’idée de contrainte, et n’y pensai plus.

A l’automne dernier, étant à Londres pour m’occuper de l’histoire des cristaux, et désirant, pour changer un peu, lire des poèmes dans une forme, le sonnet, où beaucoup s’accordent à trouver quelque cristallinité, je cherchais, pour m’informer de leur allure, des sonnets un peu récents en la langue principale, officielle (et bientôt minoritaire (ce qui ne sera pas nécessairement un mal ; en tout cas pour l’anglais)) des États-Unis, que beaucoup, je ne sais pourquoi, continuent d’appeler anglais.

Je vis qu’un certain Merrill Moore en avait écrit beaucoup, et avait même publié un volume ne comportant que des sonnets, et en comprenant 1 000. 1 000 précisément.

Il y eut un bruit presque audible dans la quincaillerie de mes souvenirs, et la bienveillante image de John Cage vint flotter devant mon œil interne : « Tiens, tiens ! » me dis-je.

Je n’ai pas de certitude absolue sur l’identité des référents de ces deux étiquettes de langue : « Merrill Moore » et « l’homme qui avait écrit 1 000 sonnets ». Étaient-ils ou non dans la même relation que « Walter Scott » et « l’auteur de Waverley » (Walter Scott, précisé-je, a écrit le roman de ce titre), très bien connus des logiciens ? Je ne saurais en toute rigueur l’affirmer.

Mais la coïncidence me sembla trop belle pour ne pas conclure positivement. Se pouvait-il vraiment qu’il y ait eu dans les États-Unis des années quarante un poète ayant publié un livre fait de 1000 sonnets, et d’autre part un homme autre qui aurait avoué à John Cage avoir composé exactement le même nombre de poèmes dans la même forme, dans l’espoir d’en avoir réussi quelques-uns ? Peu probable.

Quoi qu’il en soit, ma curiosité alléchée, je me lançai zeugmatiquement sur-le-champ et sur la piste de ce curieux animal.

 

Merrill Moore est mort le 20 septembre 1957

 

Merrill Moore est mort le 20 septembre 1957. Deux ans auparavant, Henry W. Wells lui avait consacré un ouvrage : Poet and psychiatrist – Merrill Moore, MD. (Un exemplaire de cet ouvrage est possédé par la Bibliothèque nationale, sous la cote 8° Pz 3956 – Je précise ce point, car on pourrait me soupçonner d’avoir inventé toute cette histoire ; je prends donc mes précautions.)

Je lui cède un moment la parole.

Merrill Moore a dans une certaine mesure fait renaître au vingtième siècle le personnage de l’artiste-savant, Da Vinci.

En poésie, il est une sorte d’homme de science, en science une sorte de savant. On peut affirmer sans crainte d’être démenti qu’il a écrit plus de sonnets à lui tout seul qu’il n’en a été composé avant lui (il faut, hélas, démentir ; mais cela n’enlève rien à la qualité de la performance – G.). On peut dire, et il faut prendre cette expression à la lettre, que, mieux que n’importe quel autre poète aujourd’hui, avec la clef du sonnet il a ouvert non seulement son cœur mais la plus grande partie de son âme (Mr Wells fait là une fine allusion à Wordsworth, parlant des sonnets de Shakespeare : « With the same key Shakespeare unlock’d his heart/ » – G.).

La plupart des personnes qui s’intéressent à l’état présent des lettres en Amérique savent de Moore qu’il a écrit un nombre incalculable de sonnets. A leurs yeux ce n’est pas un auteur, mais une légende. On sait de lui qu’il a composé 50 000 sonnets ; qu’il a publié un livre qui en contient 1 000. Il est l’homme qui est capable de commencer et terminer un sonnet, dans sa voiture, en attendant que le feu passe au vert. Il est le sonnet à lui tout seul. (Mr Wells retrouve presque ici les mots mêmes employés par Mallarmé à propos de Victor Hugo : « Il était le vers personnellement » – Mr G.).

Il n’avait pas 20 ans quand l’écriture de sonnets devint pour lui une activité aussi naturelle que s’habiller ou se déshabiller. Il écrit en sonnets plus facilement qu’en prose, plus facilement qu’il ne soutient une conversation (bien qu’il s’exprime brillamment). Il pense en sonnets. Ils lui tiennent lieu de journal.

Pourtant les noms de personnes et de lieux y sont rares. On n’y trouvera aucune anecdote, aucune allusion à des événements spécifiques privés ou publics. Une certaine impersonnalité « cool » caractérise l’atmosphère de ses poèmes.

D’ailleurs (? – G.), il est originaire du Tennessee.

De 1919 à 1929, année de sa mort, son père, John Trotwood Moore, fut directeur à la fois de la bibliothèque, des archives et de la Société d’histoire du Tennessee (fonctions dans lesquelles la mère de Merrill succéda, avec compétence, à son mari). Il fut poète, romancier, essayiste, journaliste, orateur, historien, moraliste, naturaliste, fermier, et propagandiste politique. Son fils lui attribue sa propre déférence envers le langage, source de ses deux vocations : la poésie et la psychiatrie. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Après tout, l’art et la psychiatrie sont les deux moyens principaux qui permettent à l’homme d’explorer sa propre psyché (Mr Wells est psychiatre lui-même – Mr G.).

La plus grande partie de son œuvre scientifique a été consacrée au suicide et à l’alcoolisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale il a pris part à des actions destinées à la prévention de ces deux fléaux qui risquaient de retarder la production de guerre et de nuire à la santé de l’économie nationale.

Durant les premières années de son séjour dans le Massachusetts, son esprit a été l’objet d’une analyse rigoureusement scientifique par Mr Fred Lyman Wells (est-ce un parent ? – J.R.) qui a conduit à une brochure intitulée Mesures mentales de Merrill Moore, probablement la première tentative jamais faite pour éprouver la capacité de la méthode scientifique moderne à éclairer le fonctionnement d’une personnalité de génie.

Dans sa jeunesse il nageait beaucoup (moi aussi : la passion natatoire est-elle liée à la propension à la sonettomania ? – J.R.). Il a participé pendant des années aux huit miles du Marathon nautique dans le port de Boston.

Il a deux autres activités créatrices : la conchyliologie et la photographie. De la première de ces deux passions, il dit : « On me demande souvent : “Pourquoi étudiez-vous la conchyliologie ? A quoi vous sert cette étude ?” A la seconde de ces questions la réponse est simple : “A rien.” A la première je réponds : “Parce que j’aime ça. La richesse, la variété de forme des mollusques me fascinent.” » Ses photographies, presque aussi nombreuses que ses sonnets, ont la candeur intimiste de ses poèmes. Il n’y a, psychologiquement parlant, aucune différence entre elles et eux.

Sa mère était Sudiste. Son influence reste extrêmement forte.

L’étude fascinante de Mr Wells contient notamment un commentaire fort éclairant d’un sonnet de Moore, qui nous permettra de faire connaissance avec son art.

*

(« J’étais derrière lui marchant ; j’allais suivre un cours ; il s’arrêta pour rattacher les lacets d’un de ses souliers ; nous parlâmes, et dès lors nous nous fréquentâmes de plus en plus. Après la mort de son frère il avait pris l’habitude de passer la soirée à étudier avec moi dans ma chambre ; à minuit nous allions chercher de la nourriture chez le vendeur de hot dogs (?), et quand la guerre éclata je lui conseillai la marine, ce qu’il fit et ne perdit pas une goutte de sang. Puis il partit pour Akron fabriquer des pneus. Il m’envoyait une carte postale à Noël et une autre à Pâques, avec des notes m’indiquant la vitesse avec laquelle il gagnait de plus en plus d’argent ; et voilà que hier sa propriétaire m’a écrit pour me dire qu’il était mort jeudi. Aujourd’hui c’est samedi. »)

 

Commentaire de Wells.

Déjà singulièrement éclairé par les puissantes analyses de Fred Lyman Wells (malheureusement je n’ai pu trouver la brochure donnant les mensurations du génie de Moore), je me suis mis à rechercher des renseignements supplémentaires sur le « cas » et aussi à lire les publications de cet auteur (toutes des sonnets) dont je dénichai la trace dans le catalogue.

 

Parue peu après la mort de Moore, la notice de Stanley Kunitz compléta légèrement mon information :

Le concept de Sonettorium me fascina. Vraiment une très belle idée. Ce serait une occupation excellente pour ma retraite, si je survis à mon année climatérique.

J’avais cependant quelque appréhension devant la perspective de lire une poésie qui peut-être était totalement dénuée d’intérêt. L’avertissement implicite de Cage (s’il s’agissait bien de Moore, ce dont j’étais maintenant convaincu) m’inquiétait. Une remarque incidente de Mr Wells (« Les sonnets réussis semblent constituer une toute petite partie de sa production ; jugement auquel Mr Moore adhère bien volontiers ») ne me rassurait pas.

En fait, après lecture d’une bonne centaine d’exemples (je n’avais malheureusement pas eu encore le temps, à la British Library, de me plonger réellement dans M, l’œuvre majeure, publiée en 1938, celle des fameux 1 000 sonnets ; il me faudrait certainement y revenir, et le livre n’était pas à la BN), je pense que Cage s’est montré un peu sournois.

Ce n’est pas d’envoyer d’énormes salves de mitraille dans l’espoir que quelques petits plombs parviendraient à toucher la cible du Beau qui intéressa Merrill Moore, mais bien de faire de ses largement plus de 100 000 sonnets le compte rendu d’une expérience unique : sa vie.

Et le mode d’investigation de l’existence qu’il choisit, dès l’instant où il eut, à 20 ans, le « coup de foudre » non pour la forme d’une Laure mais pour une forme poétique, est pour le moins original.

Je découvris d’ailleurs avec une certaine stupeur que William Carlos Williams, le grand Dr Williams soi-même (pas celui du Tennessee), imposante figure de la poésie moderne et moderniste des États-Unis, avait écrit une curieuse et extraordinairement élogieuse préface à une petite plaquette de vers de Moore, en 1938, les Sonnets from New Directions.

 

Merrill Moore’s Sonnets

 

Present total, steadily mounting, 50 000

Merrill Moore’s sonnets are magnificent. Never in this world did I expect to praise a living writer because of his sonnets, but these have been a revelation to me…

Les sonnets de Merrill Moore sont magnifiques. Je ne pensais pas qu’il m’arriverait jamais en ce monde de faire l’éloge d’un écrivain vivant à cause de ses sonnets, mais les siens ont été pour moi une révélation. J’avais, pendant des années, affirmé que la forme sonnet est pour nous impossible (c’est-à-dire pour nous modernes), mais Moore en détruisant la rigidité de la vieille forme et en laissant la forme même intacte – une réussite dont les conséquences sont considérables – est parvenu à modifier entièrement mon opinion. Le sonnet, je le vois maintenant, n’est pas et n’a jamais été une forme du tout, sinon au sens où la forme est un épisode d’une certaine manière de penser. C’est l’unité de dialogue familier sur laquelle l’écriture dramatique est construite : une affirmation, une sorte de réaction, peut-être une réponse directe, peut-être une variante de la première affirmation – en tout cas une repartie d’une espèce ou d’une autre –, que Dante et ses contemporains avaient rendu formelle pour leur époque et leur langue.

Ce que Moore a fait est plus ou moins ce que nous avions tous essayé de faire en Amérique depuis le fameux « Me, myself » de Whitman ; il s’est évadé des protocoles stupides et aveuglants de la chose et est allé cherché le cœur non d’un sonnet, qui n’est rien, mais de la forme sonnet qui est le nœud de la question. C’est ce qui est si rarement compris. Ce n’est pas pour nous une question de destruction mais d’observation, de re-sentir le problème, de voir, d’appréhender ce en quoi la forme consiste en tant que forme, de la sauver et de la re-former.

Moore a balayé devant notre porte. Je suis impressionné et enchanté. J’avais pensé avec négligence, j’avais manqué d’imagination au point de croire que le sonnet est une affaire de nombre de vers et de rimes. J’aurais dû réfléchir, avec Shakespeare comme premier exemple. Mais après lui ses plagiaires anglais avaient obscurci les choses. Il est difficile de maintenir l’imagination fixée sur sa véritable tâche structurelle. Je n’ai pas eu l’agilité mentale qui a permis à Moore de se rendre compte que ce n’était pas la forme sonnet elle-même qui était aujourd’hui responsable mais que la vraie catastrophe était que des artistes médiocres l’utilisaient. Si on peut de nouveau écrire des sonnets qui comptent, ce sera à Moore qu’on le devra. L’intuition de Moore, tranchant d’un seul coup le nœud du plus difficile problème dans la dynamique contemporaine de la poésie versifiée, est une réussite majeure.

A la British Library.

Il était temps de faire une enquête Moore à la British Library.

Les réflexions du Dr Williams rendaient cette démarche nécessaire.

Ma première lecture fut celle du livre dont le titre est, aussi, Mille, puisque M est le signe du nombre mille, chez les Romains.

 

M.

L’un après l’autre, jour après jour, dans la pénombre confortable de la North Library, j’ai lu les 1 000 sonnets de M (1938, cote cup 401.g.17). Cette lecture ne peut être partagée. Il faut la faire soi-même. Je me bornerai ici à présenter la présentation que fait M.M. de son M-livre.

 

Déclaration.

Ces 1 000 sonnets font partie d’un ouvrage plus vaste commencé il y a quelques années, encore « in progress », en cours, et qui ne sera peut-être jamais achevé. L’œuvre comprend à ce stade quelque 50 000 sonnets, dont la plupart (que le lecteur se rassure) ne seront jamais publiés. Se servant du sonnet comme d’un objectif à mise au point automatique, l’auteur intervient comme un agent de sélection orientant l’œil-caméra (camera-eye), et présente une multitude de tableaux, souvenirs, associations, imaginations, incidents lumineux et ombres psychologiques.

Ainsi ces 1 000 sonnets servent d’arrière-plan pour la progression d’une autobiographie. Ils ne prétendent pas être des exemples stricts du modèle classique et l’auteur ne prétend pas non plus, contrairement à ce que certains de ses amis ont affirmé, avoir inventé une forme à lui. La nature même de l’œuvre est paradoxale, car même si les unités individuelles sont dans un état de compression, le projet, lui, est en expansion. Comme il reflète les aspects contingents et contradictoires de l’existence, il est impromptu, informel, fortuit même. Ce n’est pas une fusion mais une diffusion ; ce n’est pas quelque chose de fixe mais quelque chose d’incontrôlable, imprévisible, explosif.

Les sonnets eux-mêmes sont de deux sortes : ceux qui présentent les expériences extérieures, autobiographie du corps, et ceux qui reflètent les événements intérieurs, l’autobiographie de l’esprit. Bien qu’il n’y ait pas de séquences précisément ordonnées, ils sont cependant séquentiels en ce sens que leurs associations, leurs brusques contrastes, leur ordre de succession (et parfois leur désordre) rendent compte des errances de l’esprit, de sa portée et de ses complications.

Il me faut répéter qu’il ne s’agit pas d’une œuvre achevée mais d’un ensemble de notes, mémorandums, tables, brouillons, études de cas, corrections et parfois solutions. Quand le travail sera achevé le sonnet trouvera sa place, comme instrument d’organisation d’une autobiographie, en son époque, et en son lieu.

PS. Pour prévenir des protestations bien naturelles, l’auteur signale qu’il se rend compte de l’effort excessif qu’il demande au lecteur. Il n’est pas question de lire ce livre d’un seul coup, à la suite. Le lecteur est invité à s’y promener, en s’arrêtant parfois, peut-être.

Plan du livre.

I – Contemplative : philosophica, religiosa, 1-74 ; II – Biographica, 75-377 ; III – Les angoisses d’amour, 378-422 ; IV – Personal, 423-536 ; V – Pastoral, 537-635 ; VI – Americana : « Tourist », 636-691 ; VII – Dreams and Symbols, 692-788 ; VIII – Of Prophecy, 789-898 ; IX – Preoccupations on the Theme of Death, 899-959 ; X – Time of the Obsession, 960-1000.

 

Guide.

Ensuite Louis Untermeyer fut mon guide ; qui écrivait :

L’œuvre de Moore grandit par prolifération plutôt que par accrétion.

Quand son premier livre de poésie, The Noise that Time Makes (« Le bruit que fait le temps ») parut, il avait 26 ans et le bruit courait déjà qu’il avait composé plus de 10 000 sonnets et qu’il apprenait la sténo pour pouvoir les transcrire plus vite.

Je pourrais presque dater le moment où il a cessé de parler en prose et a commencé à parler en vers, en vers comme sénatoriaux, comme sonettoriaux.

Au moment de la sélection en vue de M, à laquelle il me fit l’honneur de m’inviter à participer, je fis un inventaire approximatif des sonnets contenus dans son bureau de Springfields, à Boston, et j’en comptai 40 000 plus ou moins 500.

Il me dit alors que depuis l’âge de 18 ans il avait écrit en moyenne cinq sonnets par jour et que, même si certains jours il se limitait à un seul, il y en avait d’autres où des explosions d’associations libres l’obligeaient à en produire d’un seul coup beaucoup plus, et il était même arrivé une fois à une centaine en quatre heures : il s’était chronométré.

Les sonnets de Moore ne ressemblent pas aux autres : ils riment librement, sont improvisés, entièrement américains de ton, qui est celui de la conversation.

Ses poèmes et ses patients n’ont cessé de grandir en nombre, selon une progression arithmétique ; ou, pour être plus précis, chaque nouveau malade dans son cabinet de psychiatre donne naissance à une douzaine de sonnets : ils sont de plus en plus des comptes rendus de cas.

D’innombrables poètes ont écrit des sonnets. Moore pense en sonnets. J’ai toujours voulu étalonner sa conversation ; je suis sûr que ses paroles s’organisent en unités de quatorze vers.

Quand il a construit sa nouvelle maison, il a réservé un étage pour les consultations, et un étage pour servir de récipient à ses sonnets ; et il était tout naturel qu’il l’appelle son Sonettorium.

Une faible lueur sur le Sonettorium.

(Merrill Moore, Case Record for a Sonnetorium – cote British Library cup 500.bb.7.)

 

« Le Sonnet est incompatible avec le génie de la langue anglaise. »

Dr Johnson.

La British Library contient aussi une fort intéressante petite brochure de Moore, dont voici le texte, tel quel :

 

M.M. – Liquor cerebrospinalis – 1935 – cote 1830.c.1 (150) – (signed by the author) – A Sonnet Review of the Literature on spinal fluid with special reference to three important events by M.M., MD from the Department of Diseases of the Nervous System, Harvard Medical School –

(reprinted from the Transaction of the Testimonial Dinner given in honor of Professor James B. Ayer, of Boston, at the Tavern Club, volume 1, number 1, page 1, Nov. 26 1935).

1. Cotugno, Domenico, De Ischiade Nervosa Commentarius, Neapoli 1774 (corrected by M.M.’s own hand to 1764).

2. Quincke, H. – Arch. f. Anat. u Physiol., 1872, 153.

3. Merritt, H.H. & Fremont-Smith, F., The Spinal Fluid, a Volume in press (to be published in 1936).

4. Ayer, J.B., Puncture of the Cisterna Magna, Arch. Neurol. and Psychiatry, Chicago, 1920, iv, 529.

 

Immédiatement après sa mort, il n’y a pas quarante ans, Moore est tombé dans un oubli profond. Il disparaît quasi instantanément de toutes les bibliographies de Littérature américaine que j’ai ouvertes.

Je prendrai ici congé de lui en vous donnant à lire un troisième sonnet, ce qui vous permettra de juger d’un peu moins de 0,000003 % de l’œuvre, ce qui n’est déjà pas mal, si on ne lit pas tout (ou presque ; c’est l’option alternative, peu praticable).

 

The Flies

(« La mort lui vint si rapidement que les mouches/ Dans la chambre ne se rendirent pas compte qu’il était mort,/ Ce qui est rarement le cas.

« Elles évitaient bizarrement/ Sa tête et ne se posaient pas sur ses yeux/ Ce qu’elles ne manquent presque jamais de faire/ Quand le sang s’arrête et que les côtes friables cessent de se soulever/ Quand la chaleur s’évapore avec la dernière respiration/ et le travail des poumons et du cerveau cesse enfin.// Elles continuaient à tracer des cercles en l’air/ Concentriquement autour du globe de la lampe/ Mais vers le soir elles finirent par trouver cet exercice/ Ennuyeux à en juger par le soin délibéré/ Dont elles firent preuve pour prendre la décision de s’arrêter/ Et de se poser pour la nuit sur le manteau de la cheminée./// »)