O – Prélogue

Proses du sixième jour

Ce volume assemble quelques-unes des proses biographiques de mon vieil ami Mr Goodman.

Je dis « mon vieil ami » parce qu’il n’est pas jeune (moi non plus, et nous avons à peu près le même âge), mais aussi parce que c’est pour moi un ami de longue date, un ami d’enfance même. Nous nous sommes perdus de vue pendant presque quarante ans et retrouvés un peu par hasard, dans un congrès d’algèbre (j’ai été algébriste). Mr Goodman, dans sa vie professionnelle, passée en grande partie en Écosse, était chimiste ; plus exactement il travaillait en chimie physique ; il s’occupait de cristaux. Dans l’étude contemporaine de la théorie des cristaux, on rencontre de l’algèbre, des groupes qu’on appelle groupes cristallographiques. Mr Goodman était venu dans ce congrès, où j’étais, attiré par le titre d’un exposé qui serait consacré à la cohomologie cristalline. Il en sortit perplexe. Nous nous retrouvâmes passant ensemble la porte. – Mais c’est toi ! – Toi, toi-même ! Je n’en dis pas plus. Mr Goodman vient d’achever une espèce de fiction autobiographique, pas exactement un roman, pas exactement une autobiographie au sens strict. Il m’en a confié la traduction (il écrit plus volontiers en anglais, bien que possédant notre langue) qui peut-être paraîtra en France quelque part. Le titre (provisoire) en est : Les fins provisoires.

Je dis « Mr Goodman » parce qu’il aime se présenter ainsi. Il dit : « Goodman », ou « Mr Goodman ». Il a un prénom, bien sûr, mais il ne tient pas à le divulguer.

Il écrit aussi ce qu’il appelle des proses biographiques. Les proses biographiques de Mr Goodman (ce ne sont pas des biographies au sens usuel) sont en cours de rédaction. Elles constitue(ro)nt ce qu’il nomme son Livre de Vies. Il devrait y en avoir 366 : « autant, m’écrit-il, que de jours dans une année bissextile, donc maléfique » (j’aurais pu trouver ça tout seul), « que de chevaliers à la Table ronde du roi Arthur, selon certaines versions, que de poèmes dans le Rerum Vulgarum Fragmenta, plus connu sous le titre Canzoniere, de Pétrarque ». En attendant l’accomplissement (éventuel) de ce vaste programme, et sa publication en langue anglaise, il m’a confié le soin de choisir quelques-unes de ces « vies », de les traduire et de les présenter au public français. Je suppose qu’il s’agit, dans son esprit, d’une sorte de « ballon d’essai ».

Avant de décrire la structure non du livre projeté mais de la sélection faite ici, il ne me paraît pas inutile d’expliquer un peu les circonstances qui ont conduit Mr Goodman à se lancer, il y a quelques années, dans une telle entreprise ; et ses raisons. Le mieux est de lui donner la parole, en extrayant quelques passages des lettres que j’ai reçues de lui à ce sujet.

 

Depuis la troisième semaine d’octobre de l’année dernière (je t’écris en 19xy, il s’agit donc de l’automne 19xy - 1), je suis confronté à un phénomène désagréable, inattendu et récurrent. Les circonstances en sont toujours les mêmes : deux, trois fois par semaine, brusquement et très tôt, je me réveille nettement plus tôt que mon heure de réveil habituelle, cinq heures du matin.

Il est trois heures. J’ai très peu, très mal dormi. J’ouvre les yeux sur une nuit que je ne reconnais pas, une nuit défamiliarisée par une puissance hostile, lourde, oppressante, entière, au pouvoir absolu. Je me sens incapable de bouger, de tendre la main pour allumer la lampe. Je reste étendu, insecte pensant, sur le dos. Une angoisse effrayante me saisit. Toujours la même, répétée de nuit en nuit sans changement, sans atténuation.

Je sais, je suis sûr, j’ai appris de source sûre, que je vais mourir. Ce sera bientôt. Très bientôt.

Je n’ai été envahi d’aucun cauchemar. Je n’ai été victime d’aucune hallucination. Je n’ai vu se dresser devant moi aucune apparition spectrale venue d’une danse macabre, avec squelette ricanant, dents d’ébène et tête de mort. Je n’ai souffert, alors, à cet instant, d’aucune gêne physique, d’aucun mal. Rien ne me restait d’un rêve, aucune mise en scène prémonitoire du futur proche de cette mort qui m’était, et m’est depuis, chaque fois, annoncée.

Car telle est la source de l’angoisse. Cette mort, ma mort, est proche, est là. Elle me touche. J’en ai la conviction. Elle va m’arriver dans peu, très peu de temps.

La première fois que j’ai subi cette attaque du « doigt de la mort », je suis donc resté paralysé, étendu sur le dos, la tête sur les oreillers, incapable de me retourner, comme un cloporte (comme un insecte kafkaïen).

Ensuite, je ne sais pas si c’est un peu ou beaucoup plus tard, je me suis forcé à me lever, à faire les gestes routiniers de mon réveil journalier, ceux que je fais sans presque y penser tous les jours : allumer la lampe dont la lumière est la moins dure à ma gauche, rejeter les couvertures, me lever, allumer le Macintosh, aller faire couler l’eau chaude du robinet du coin-cuisine de ma pièce unique, verser un fond de Nescafé dans le bol bleu ou dans le bol jaune, etc.

J’ai essayé, alors, pour me calmer, pour dissiper l’angoisse persistante de l’annonce qui venait de m’être faite, de penser le sens de ce moment qui venait de me frapper, de m’engloutir.

L’eau chaude qui coule dans l’évier métallique tombe d’abord silencieusement puis, toujours, par un effet d’acoustique dont je me dis de temps à autre qu’il faudrait que je comprenne le mécanisme (quelqu’un doit pouvoir me l’expliquer), se met à faire un bruit assez fort et très désagréable, comme si elle devenait une tige de fer heurtant le fond par saccades. Le liquide qui tombe a, visuellement, une allure de tige métallique épaisse, irrégulière ; telle, dans une publicité, encore récente à l’instant où je l’écris, de la boisson Sprite ; celle où on entendait, comme un écho qui s’éloigne : sprite !… sprite !… sprite ! Je n’aime pas ce bruit. En modifiant le débit, je peux ramener l’écoulement de l’eau à plus de douceur, mais cela ne dure pas. Je brise le jet du doigt, ce qui me permet aussi de suivre la lente évolution de sa chaleur croissante. Il se passe quelque temps avant qu’elle atteigne sa température optimale, qui est juste trop élevée pour que je puisse y laisser mon doigt. A ce moment précis je remplis mon bol.

Le bref temps où coulait l’eau, j’ai essayé, disais-je, de réfléchir au moment que je venais de vivre. L’angoisse ne se dissipait pas. Malgré la lumière, malgré la preuve de vie des gestes routiniers, je me sentais devant mourir, en train de mourir.

Nous sommes tous, certes, à tout moment, en train de mourir ; chacun le sait ; mais à aucun moment, sauf maladie terminale je suppose, nous ne le croyons réellement ; nous ne pouvons pas croire être là, nous (je), au présent, entrant maintenant dans ce qu’on nomme la mort.

J’avais, cependant, dans la nuit, reçu cette conviction. Elle avait débordé de mon sommeil et m’avait d’un seul coup, entièrement, envahi.

Et pendant que l’eau coulait brûlante sur mon doigt j’ai trouvé, m’est venu spontanément un mot pour qualifier la proximité de cette mort : climatérique.

 

Ce que me disait l’adjectif « climatérique », en y réfléchissant de plus près, était ceci : « Tu vas entrer dans ta soixante-troisième année » (je me tutoie. (Mais peut-on faire autrement ; se vouvoyer ? parler de soi à soi à la troisième personne ? je me le demande. Ne pas soliloquer du tout ?)). « Selon une croyance, venue de l’Antiquité, cette année est, dans une vie, l’année de tous les dangers. Il te sera difficile de la franchir en échappant à ses menaces, dont la plus terrible est la menace de mort. On meurt en sa soixante-troisième année plus qu’en toute autre. »

Je te dis tout de suite, pour éviter un malentendu, que je ne partage pas cette croyance. Je ne suis pas superstitieux, en tant qu’animal conscient et pensant. Cette idée, me dis-je, est absurde. Puisqu’elle est absurde et que je le sais, je vais être débarrassé de mon angoisse. Il n’en fut rien.

Comme l’explication par la simple convocation de l’absurdité climatérique devant la commission de discipline de ma raison n’avait produit aucun effet, il m’apparut nécessaire de prendre d’autres mesures. Je décidai de mettre mon esprit en présence de la même absurdité, mais vue par des regards extérieurs, au lieu de ne la faire jouer qu’entre une partie (lucide) et une autre (indisciplinée, obscure) de ma pensée.

Adhérant en cette circonstance à la thèse philosophique dummettienne de la « publicity of meaning », je me dis qu’en exposant à d’autres la conviction de ma disparition fatale au cours de mon an climatérique, cette hypothèse en recevrait une signification et que cette signification serait suivie de la démonstration que l’hypothèse était indéfendable. Autrement dit il apparaîtrait avec une évidence aveuglante qu’on ne peut raisonnablement avoir une telle croyance. J’en serais alors délivré.

J’annonçai donc à quelques proches et amis sûrs (peu nombreux et de confiance ; je n’ai pas trop peur du ridicule, mais il y a des limites) que j’entrais dans mon année climatérique et que je savais, d’une conviction intime et irréfragable (j’aime cet adjectif de votre langue, par lequel je traduis notre « unimpeachable », que j’aime bien aussi), que je ne la passerais pas.

C’est pour cette raison, leur disais-je en confidence, que j’étais dans les derniers temps de peu d’entrain, grognon, comme ils l’avaient remarqué, que je travaillais mal (je pouvais maintenant le leur avouer), etc.

Et j’ajoutai, à l’intention de ceux des récipiendaires de ma confidence qui sont plus âgés que moi : « bien sûr, toi, tu es tranquille, le navire de ta vie a franchi sans encombre le tempétueux détroit, sans échouer sur aucun récif » (voilà comment j’en parlais, mon enjouement dissimulant (mal, espérais-je) la gravité intrinsèque de mes propos).

(Je ne pouvais pas mettre moi-même l’accent sur l’absurdité de l’hypothèse ; il me fallait bien au contraire présenter les choses comme si j’étais entièrement persuadé de la vérité de la prédiction, alors que je ne l’étais qu’à moitié, dans une moitié irrationnelle de moi-même que je désapprouvais fortement, mais qui ne se laissait pas réduire au silence, surtout les nuits.)

Mes discours furent accueillis avec bonhomie, et une certaine prudence (une surface attentive, et une pensée intérieure interrogative, si je déchiffre bien l’expression de mes plusieurs interlocuteurs : « qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? »). A vrai dire, je ne sais pas vraiment si quelque chose en a été pensé (par l’un ou l’une ou l’autre), et si oui, ce qui en a été pensé (pas forcément la même chose, par l’un ou l’une ou l’autre). En tout cas, l’effet de ma nouvelle tentative fut également négligeable. J’aurais dû m’en douter. Je ne pouvais donc compter que sur mes propres forces rationnelles. Ou sur le simple passage des jours. Mais ils s’en assombrissaient.

Il me vint alors une autre idée. Ma notion de ce qu’était l’an climatérique, acquise pendant mes études classiques à Cambridge, était restée très rudimentaire.

La salle des Imprimés de la Bibliothèque nationale, à Paris, que je hantais précisément pendant ces semaines-là pour des raisons professionnelles tout à fait honorables (et de toute façon aussi par plaisir) (Mr Goodman a entrepris des recherches sur l’histoire de la cristallographie – J.R.) contient un stock non négligeable de dictionnaires de toutes sortes et époques. J’en ouvris.

J’allai en fait spontanément tout de suite vers celui qui me sembla le mieux à même de me fournir non seulement la somme de renseignements factuels sur le terme et ses emplois, donnant ainsi du poids à une vision raisonnable des choses, mais également un point de vue approprié sur ces données.

Je désigne évidemment par le simple énoncé de ces deux conditions le monument de lumières dix-neuviémistes dans le genre encyclopédique qu’est, résolument républicain, positif et sceptique à l’égard de toute superstition, réelle ou supposée, le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse.

Je ne fus pas déçu. Je pris d’abord acte d’une distinction, qui m’avait échappée autrefois, mais dont l’importance saute aux yeux. Il y a en effet non pas une mais des années climatériques ; cependant la plupart d’entre elles sont banales, parce que nombreuses, très nombreuses même si on prend une attitude œcuménique, en refusant de choisir entre les deux écoles de la climatéricité attestées chez les Anciens, celle du 7 et celle du 9. Car il y a des années climatériques des deux espèces. Et je lus :

J’ai appris, moi aussi, à une date pourtant déjà très en avant dans le vingtième siècle, quelque chose d’assez semblable (à l’exception de la conclusion) ; à savoir qu’à tout moment de notre vie aucune molécule de notre corps d’il y a x années (x est peut-être 7, ou 9, après tout ; je ne sais) n’y est encore présente ; toute notre substance ayant été entièrement renouvelée, par les échanges métaboliques de notre être biologique avec le monde extérieur.

Mais l’année vraiment fatale, dont tout le mal me venait, était celle où confluaient les deux cycles, la grande année climatérique, la soixante-troisième, la neuvième climatérique selon les uns, la septième selon les autres, mais pour tous (pour les deux écoles) la plus critique de toutes (les climatériciens septénaristes étant quand même sensibles à une certaine influence des partisans du 9, et réciproquement).

 

A ce point de sa rubrique le dictionnaire fournit un exemple (les exemples sont l’éthique des dictionnaires, ils se sentent impérativement tenus d’en afficher à tout moment), un exemple du dix-septième siècle, dont on ne voit pas trop d’ailleurs la pertinence à cet endroit :

Maynard : « Il épouse une vieille antique/ qui compte plus de vingt printemps/ après son an climatérique. »

Ayant lu jusque-là, je compris que c’était donc elle, ma Grande Année climatérique (ma GRAC), qui suscitait ce dérangement étrange de mon humeur ; elle à laquelle il me fallait, en somme, si j’ose dire, m’acclimater.

Vient ensuite dans l’article du dictionnaire la description d’une maladie :

Ne souffrant d’aucun amaigrissement (au contraire, hélas) et ne pouvant faire état d’une perte de force spectaculaire (sinon une forte tendance à avoir de la boue sous le crâne au moment de réfléchir), je dus conclure, à mon grand regret, qu’en cette « période avancée de ma vie » ce dont je souffrais, si c’était un « état maladif », n’était donc pas le mal climatérique ordinaire, mais plutôt une maladie de l’âme, un changement critique de la constitution de son union avec mon corps, affection peut-être non encore identifiée par la médecine, le mal climatérique de l’âme, dont la cause, cosmologique, était l’an climatérique lui-même. (D’un changement critique dans ma constitution, pour l’heure, je ne peux déceler qu’un indice clair : je n’aime plus la glace au chocolat.)

Quoi qu’il en soit, les années climatériques, même la grande, la GRAC, ne sont pas nécessairement fatales.

(J’en fus un peu déçu : limiter l’effet climatérique à quelque maladie ou accident, même grave, me sembla mesquin.)

En témoigne ceci : Aulu-Gelle raconte que l’empereur Auguste écrivait à un de ses amis pour lui apprendre tout le plaisir qu’il ressentait d’avoir passé sans aucune difficulté une année si dangereuse, et d’être entré heureusement dans la soixante-quatrième.

Je fus content de l’apprendre et copiai également ce passage dans mon cahier, destiné en principe à des écritures plus sérieuses ! Mais je pensai aussi qu’il n’était pas question, si je survivais sans dommage à cette épreuve, d’entrer « heureusement » dans ma soixante et quatrième année. Il me faudrait prendre quelque sérieuse décision de vie.

Ainsi, m’exclamais-je alors mais intérieurement pour ne pas effrayer la jeune fille blonde qui studieusement à côté de moi avait sorti du rayon un volume épais de l’Encyclopaedia Britannica (dernière édition) (je ne parvins pas à identifier, malgré mes regards obliques et sournois, ce qu’elle y cherchait avec une si grande fébrilité), si j’aborde heureusement sur l’autre rive, aux rivages d’une nouvelle année (vaisseau favorisé par le grand Aquilon de la vie), je pourrai dire : « Moi je suis un type du genre de l’empereur Auguste. J’ai survécu sans dommage à ma grande année climatérique. »

Dans la seconde partie de sa rubrique, comme je l’attendais et espérais, le Larousse règle sans hésitation et souverainement son compte aux bavardages climatériques des siècles ombreux voués à la superstition.

Une autorité du grand siècle, non le siècle de Louis XIV, mais celui des Lumières, est convoquée pour cette tâche. On nous révèle que Barbier du Bourg a, en 1745, fait une excellente thèse, dont le titre dit tout : Utrum anno climaterici coeteris periculosiores ? negative (negative ! comme ce « negative » dut plaire à Pierre Larousse).

Les années climatériques seraient-elles plus « périculeuses » que les autres ? que nenni. Ah le beau titre que voilà : ferme, net ; pas d’échappatoire : negative ! Même pas la peine de se plonger dans le latin médical qui enveloppe d’une large capeline d’autorité les arguments du grand docteur.

 

Pour bien signaler le contraste entre les siècles non encore éclairés et le sien, le Larousse évoquait ensuite avec une ironie brève mais dévastatrice les élucubrations d’un autre médecin qui défend, lui, la validité de l’interprétation climatérique classique.

Je me suis donc permis de commander, selon le nouveau système de demande par écran de la Bibliothèque nationale, le traité latin du médecin Codronchus, dont le Larousse se moque si cruellement. Je voulais voir (curiosité neutre, indépendante de mes terreurs) qui, selon lui, outre Moïse en sa neuf cent dixième année, avait eu des difficultés insurmontables avec la climatéricité.

Le petit livre, pas assez précieux pour être mis à la réserve du département des Imprimés, parfaitement négligé je crois par les chercheurs et curieux, puisqu’il n’est pas classé hors d’usage, n’a pas été microfilmé ou microformé (ce que je redoutais, ces deux modes étant, dans l’état présent de la Bibliothèque, plutôt inconfortables). Il est néanmoins d’une vénérabilité ou vulnérabilité (ou les deux ensemble) telle que la Bibliothèque (divinité sévère, pas très bienveillante, aux décisions souvent incompréhensibles aux mortels lecteurs) a décidé qu’il ne peut pas être mis sur une table ordinaire de la salle de lecture des Imprimés, et ne peut être communiqué que dans un endroit plus retiré, qu’on appelle l’Hémicycle.

On m’y convia, au moyen d’un petit bout de papier jaune. J’y fus. On me confia le volume et j’eus droit à une place plus cachée encore que les autres (il était cinq heures du soir et les premières places étaient prises depuis le matin). C’était la place 19, je m’en souviens. (Et vous êtes heureux de l’apprendre.) J’ouvris le livre avec circonspection.

 

Le titre :

 

Baptistae Codronchi Imolensis Philosophandii Medici clarissimi

commentarius : non medicis solum,

sed etiam omnibus et singulis hominibus utilis

ac necessarius :

Coloniae Sumptibus Matthaei Smitz – 1623.

 

De Annis Climatericis :

necnon de Ratione Vitandi eorum pericula

Itemque de modis vitam producendi.

 

Voilà qui dit bien ce que cela veut dire.

J’ai été très rapidement au chapitre décisif (pour mon propos) : le chapitre 2 où est prouvée, par l’observation d’innombrables cas, la réalité de la menace climatérique, depuis les origines bibliques du monde.

Codronchus est un climatériste de la tendance 7, un septénariste sectaire pourrait-on dire, et pour cette raison il ordonne la liste de ses victimes par âges de mort décroissants de 7 en 7, avec une insistance particulière sur 63 évidemment.

En revanche les malheureux qui ont souffert des années multiples de 9 n’ont pas droit à son attention (sauf, bien sûr, mais accidentellement en somme, les morts de la soixante-troisième).

D’où je déduis, comme toi, que c’est depuis la plus haute Antiquité, depuis les Grecs, les Égyptiens et même les Chaldéens, c’est une vérité antiquissime que l’effet climatérique a été observé ; et Mr Codronchus a, nous informe-t-il, colligé une liste impressionnante d’hommes illustres qui y succombèrent (il a même joint à cette liste des noms contemporains de son traité ; individus qui sont eux généralement retombés dans un oubli historique profond ; et leur destin climatérique serait, sans le Dr C., resté ignoré des générations subséquentes).

« Nam Adam primus homo, & parens nostrum vixit anno 930, mortuus est anno aetatis 931. » (Et en effet Adam notre premier père fut la première victime de l’influx climatérique septennal (la climatéricité septennaire a-t-elle aussi une action néfaste sur la fonction présidentielle chez vous en France ? C’est ce que je ne saurais proposer). Comme 931 est 133 fois 7, Adam fut atteint par le nombre sept (pas par le 9) ; on pourrait aller plus loin : 133 est 7 fois 19, donc 931 est 19 fois 49, 49 est 72, ce que je n’ai pu m’empêcher de remarquer ; on peut supposer alors qu’il a succombé à une véritable débauche de septennats, constituant un septennat au carré.) (D’ailleurs je me demande pourquoi les climatériciens de la tendance 7 n’ont pas insisté sur la gravissimité redoublée de la quarante-neuvième année (et plus encore de la trois cent quarante-troisième !) (la quatre-vingt-unième serait, de son côté, une bonne candidate pour les climatéristes du 9, s’ils sont de la tendance extrême).) (Mais si, mais si, ils l’ont fait ! – J.R.)

On trouve ensuite dans la grande liste codronchienne Caïn (ça lui apprendra) mais pas Abel (sa mort ne fut pas climatérique, ce qui aurait été excessivement naturel, mais d’origine criminelle, si j’en crois la rumeur) ; puis Sem, Abraham, le patriarche Jacob, Epimenides Cretensis (lire « le Crétois », pas « le crétin »), etc. etc., il y en a 9 pages serrées (9, of course ; le 9 prend sa revanche).

J’ai examiné avec attention la sous-liste fondamentale, qui rassemble les morts de la GRAC, la grande climatérique (j’envisage (du land art), si je survis à la mienne (sinon j’en recommanderai l’idée dans mon testament), un cyclopéen Monument aux Morts de la Grande Climatérique), et je n’ai pas été déçu. On y trouve Orphée, Anaxagore, Ératosthène, Xénocrate, Diogène le Cynique, Aristote, Démosthène, Scipion l’Africain ; et last but not least (parmi les noms que je citerai ; je t’invite à compléter ton information sur ce palpitant sujet par un recours à l’original) MARIA VIRGO D.N.I. CHRISTI MATER, pour l’inclusion de laquelle le Dr C. invoque l’autorité d’Eusèbe (Eusebij traditionem) et un calcul (qu’il ne détaille pas) d’un certain Bucholzer (et computationem Bucholzeri) (je n’ai pas poursuivi l’enquête jusqu’à une tentative d’identification de cet individu). Si je succombe avant le xx de xxx 19xy, je serai vraiment en bonne compagnie.

En dépit du caractère divertissant de ces lectures, je ne m’en suis pas trouvé plus avancé pour autant. L’angoisse continua ; et continue à surgir quelques mois plus tard, à peine plus espacée, un peu moins intense cependant.

Mais (et ça ne vaut guère mieux) elle s’est diversifiée. Elle est devenue une sorte de conviction présente aussi dans ma vie diurne ; peut-être pas une conviction de sa vérité, mais de sa possibilité non négligeable en pratique (c’est-à-dire plus que celle, purement rhétorique en nous dans la vie courante qui nous fait nous dire de temps à autre : « Je sais bien que je peux mourir d’un instant à l’autre, découvrir que je suis atteint d’une maladie mortelle, être renversé par un autobus… »).

Un de ses effets principaux est le suivant : elle maintient sans cesse présente en moi une question : si je dois mourir très bientôt, que faire ? c’est-à-dire : comment occuper mes jours ? quels travaux achever ? que choisir de faire ?

Rien ?

 

J’arrête là la citation de cette longue lettre de mon ami. Bien entendu, à sa question rhétorique il n’a pas répondu « rien, en effet » ; le projet du Livre de Vies en est né directement.

Si je résume maintenant, au risque de déformer quelque peu, les conversations que nous avons eues à ce sujet, c’est, croyez-moi cher lecteur, avec son assentiment (il se réserve sans doute de rectifier mes erreurs ou imprécisions dans la version authentique de son œuvre, en langue anglaise).

Comme il lui fallait de toute façon passer le temps en attendant les effets, maléfiques ou non, de la climatéricité, il décida, d’une part de continuer le travail qu’il avait entrepris en vue d’une « histoire des cristaux », qui lui permettait d’aller de bibliothèque en bibliothèque, ce qui ne lui déplaisait pas, et d’autre part de consacrer une journée au moins par semaine à des lectures et réflexions sur le TEMPS. Ce que, quelque temps, il fit (remplaçant en cela les lectures de romans qui faisaient antérieurement son « ordinaire » de fin de semaine (cf. à ce sujet L’Hexaméron, Éd. du Seuil, 1989 – J.R.). Il était d’ailleurs, me dit-il, « un peu lassé de ces autobiographies déguisées, sournoises, perverses, auxquelles se laissent aller trop de romanciers aujourd’hui »).

Il étudia le temps physique, le temps philosophique, le temps psychologique, le temps théologique, le temps du conte, le temps poétique (il vit qu’il n’existe pas), le temps météorologique, et il en vint à la conclusion que l’expérience du temps qui lui était nécessaire dans son état était celle du temps vécu, par des êtres réels (humains de préférence) ; et où mieux débusquer l’expérience du temps vécu que dans les récits de vies de toutes sortes, de toutes époques et de tous endroits ?

Il lut, lut et lut ; relut ; prenant des notes dans de grands cahiers ; il relisait parfois ce qu’il avait ainsi recueilli dans ses écritures ; et un jour il se dit que lire et tracer ne suffisaient pas : pour mieux saisir le sens de ce qu’il avait ainsi engrangé, il fallait l’ordonner, le réfléchir, le mettre en forme ; en somme, il fallait raconter.

L’idée du Livre de Vies était née.

Il serait prématuré d’en révéler ici l’économie, qui ne pourra apparaître, ainsi que les conclusions que Mr Goodman pense en tirer, qu’une fois la majeure partie des Vies écrites, ce qui n’est pas encore le cas. (Il en existe une centaine ; des matériaux pour une centaine encore ; une centaine enfin sont déjà prévues.)

Je me bornerai donc à ce qui peut être utile pour la lecture du présent choix, très partiel, on s’en doute.

 

Les Vies sont de longueur inégale. Elles vont de quelques lignes à quelques pages (on ne trouvera pas ici, pour des raisons évidentes, les plus longues, comme la De Vita Pythagorica, qui suit, avec quelques fantaisies et ajouts le texte du même titre de Jamblique, ni la De Vita Lussonica, consacrée à un auteur contemporain, Pierre Lusson, dont l’influence sur les conceptions du temps de Mr Goodman a été décisive). Ce ne sont donc pas seulement des Vies brèves (au sens de John Aubrey, un des maîtres de Mr Goodman), puisqu’il y a des vies brèves, des vies ultrabrèves, et des vies de taille moyenne. Ce sont, dit parfois Goodman, des VSM, des Vies Semi-Moyennes. Il m’a même suggéré de prendre cette expression pour titre du présent ouvrage ; j’ai refusé.

Elles sont parfois construites en un récit, parfois constituées de fragments, recueillis ici et là, selon la technique dite Magpie (de la pie ; c’est celle d’Aubrey), arrangés ensuite « in a pleasing order » (dans un ordre agréable (à l’auteur)). Une vie, parfois, peut en contenir (ou en cacher) une, plusieurs autres. Une vie, parfois, peut n’apparaître qu’en un point très mince de sa durée.

Les sources principales (factuelles et stylistiques) sont les biographies et autobiographies, les notices nécrologiques, les articles d’encyclopédie (Le DNB anglais, le Dictionary of National Biography, par exemple)…

Un certain déséquilibre en faveur des vies anglaises, inévitable étant donné la formation et les intérêts de Mr Goodman, surprendra peut-être le lecteur français. Je n’y peux rien.

 

J’ai été guidé dans mon choix parmi les Vies déjà rédigées (ou prétendument rédigées ; j’ai des doutes sur ce point) par le désir de présenter autant que possible des exemples qui témoignent déjà, en filigrane pourrait-on dire, de la vision d’ensemble qui informe le projet (le « thème » du temps y joue un rôle central). Dans certains cas j’ai reproduit (après traduction aussi fidèle que possible) le texte original exactement, sans omissions ni additions. Dans d’autres cas je me suis permis quelques commentaires de mon cru (que j’avais déjà faits à Goodman oralement ou par écrit), soit pour éclaircir des points obscurs, soit pour marquer un désaccord, soit pour exprimer des réserves sur certaines libertés que l’auteur prend parfois avec les faits. Goodman a souvent recours à des incises, mises entre parenthèses. Mes commentaires sont également parenthétiques. (Pour distinguer les uns des autres, je fais suivre ceux de l’auteur de « G. », de « Mr G. » ou de « Mr Goodman », selon le cas ; les miens sont suivis de « J.R. ») Signalons aussi que je traduis librement les citations, librement extraites, que Mr Goodman fait de ses sources. En ce qui concerne la présentation, j’ai parfois respecté l’amour coupable de Mr Goodman pour les numérotations, souvent même aggravées d’un abus du signe « arrobase », @. Mais je l’ai parfois aussi sanctionné par l’effacement.

L’ordre de présentation, la division en chapitres sont de mon fait. Ils ne préjugent en rien de ce que sera le Livre de Vies achevé. Les titres sont les titres (provisoires) donnés par l’auteur.

Jacques Roubaud.

 


Note ajoutée sur épreuves.

Mr Goodman a absolument tenu à maintenir ce néologisme barbare, « prélogue », malgré mes observations : « Pourquoi ce néologisme, pourquoi pas “prologue” qui est bien ce que c’est ? lui ai-je dit. – C’est pour faire pendant à “postlogue”, qui vient à la fin. Il y a préface et postface, pourquoi pas prélogue et postlogue ? » Que répondre à cela ?

 


Quelques sources non mentionnées dans le texte.

Richard Popkin, La Peyrère, 1987.

Constance Reid, Hilbert, 1970.

L.E.J. Brouwer, Collected Works, 1975.

Walter Van Stigt, Brouwer’s Intuitionism, 1975.

Claire Harman, Sylvia Townsend Warner : A Biography, 1989.

Sylvia Townsend Warner, Letters, 1983.