— Ah, vous voilà, je vous ai cherché partout, vous avez pas envie de prendre votre petit déjeuner, moi si, je suis affamée ce matin, je me demande pourquoi : j’ai fait un repas monstrueux, hier au soir, dites, vous vous sentez bien, parce que vous avez l’air un peu hagard…
Je tournai la tête de côté. Une série de craquements et de claquements descendit le long de ma colonne vertébrale et je sentis une lame rouillée s’enfoncer entre mes omoplates.
Le bar de l’avant du bateau était plein de gens aux yeux gonflés, et il y régnait une odeur d’haleine chargée et de bière éventée. Le rideau métallique était encore baissé, mettant hors de portée les rangées de robinets, mais les étirements et les bâillements animaient l’endroit. Il était divisé en box et en bancs formant des sortes de canapés semi-circulaires autour de petites tables rondes chargées d’effets personnels. Un camp de réfugiés au lendemain d’une cuite, disons.
Le docteur McDonald tripotait ses lunettes.
— Merci pour… vous savez, pour m’avoir laissé la cabine, je sais que c’est sans doute un peu idiot, mais je me sens vraiment mal à l’aise si…
— Je ne vous l’ai pas laissée.
Je posai les pieds sur la moquette bleu-vert et restai assis là, à cligner des yeux et frotter le sable qu’il y avait dedans. Une toux contracta ma poitrine, me faisant mal aux côtes.
— Vous ronflez.
Elle redressa la tête, se donnant un double menton.
— Je ne ronfle pas, c’est…
Je me mis debout, puis me redressai lentement. Élancements, douleurs diverses.
— Vous étiez là ? Dans la chambre… pendant que je dormais ? (Ses yeux s’agrandirent et le rose lui monta aux joues. Elle serra ses bras autour d’elle.) J’étais nue. Je me suis réveillée et j’étais nue, et j’avais bu, et j’étais nue dans mon lit quand je me suis réveillée ! Qu’est-ce que vous… Qu’est-ce que vous… ce n’était pas… Oh, non, non, ne me dites pas que nous avons vraiment…
— Comme des lapins. Toute la nuit. Vous n’avez pas arrêté de me sauter dessus.
Pourquoi mes souliers me faisaient-ils si mal ? Impression de vouloir faire passer un labrador par une boîte à lettres.
— Oh, mon Dieu… (Le rose devint plus sombre.) Je n’ai pas… c’était une erreur et je ne pense vraiment pas…
Et elle me gifla. Pas assez fort pour faire des dégâts, mais n’empêche, ça cinglait.
— Comment avez-vous pu ? Comment avez-vous pu en profiter comme ça, j’étais ivre, quel genre d’homme êtes-vous, vous êtes assez vieux pour être mon père, espèce d’affreux profiteur dégueulasse…
— Ne soyez pas stupide. Il ne s’est rien passé. Vous avez dégobillé pendant la première moitié de la nuit et roté par les deux côtés pendant la deuxième.
— Ah. (Elle se mordit la lèvre, détourna les yeux.) Je vois, monsieur fait de l’humour pour me faire croire que je suis une fille facile, une prédatrice, alors qu’en fait j’étais répugnante et dégoûtante…
— Croyez-le ou non : vous n’êtes pas à ce point irrésistible et tous les hommes ne sont pas des violeurs potentiels. (Je me frottai la joue ; elle me brûlait encore.) Et si vous me donnez une autre gifle, je vous la rendrai.
***
Une lueur bleu pâle bordait l’horizon alors que les étoiles clignotaient encore dans le ciel d’un indigo profond. Lerwick était toujours plongée dans une obscurité que ne perçaient que les rubans jaunâtres des lampadaires et de rares phares de voitures ; le terminal du ferry, Holmsgarth, était, lui, aussi éclairé qu’un stade de football.
Ma maudite valise cahotait et dérapait tandis que je clopinais dans le passage couvert, à la remorque du docteur McDonald. La buée de son souffle la suivait, éclairée par les néons.
Le froid traversait mes semelles et me faisait mal aux pieds.
Les îles Shetland en novembre ! Je devais être cinglé.
Le terminal avait tout d’une soue à cochons en tôle ondulée, avec son toit gris massif, incurvé et rehaussé de rouge.
Elle s’élança dans l’escalier pour gagner la réception. Dehors, un car ZetTrans attendait, moteur tournant au ralenti, sa carrosserie bleu et blanc maculée de brun clair.
— Comment va-t-on là-bas ?
Ça parlait !
— Je croyais que vous ne m’adressiez plus la parole.
Elle pointa son nez en l’air.
— Ce n’était pas gentil.
— Ouais, peut-être, mais ce n’était pas gentil non plus de me laisser en prendre plein la gueule et payer l’ardoise, puis de dégobiller partout dans le cabinet de toilette, pas vrai ?
Des phares balayèrent le terminal et une petite Ford Fiesta vint se garer à côté du bus. Elle arborait la bande au damier bleu et jaune sur sa carrosserie et un gyrophare était monté sur le toit. La plus petite voiture de patrouille au monde. Un constable en uniforme se déplia de derrière le volant, puis resta là, à consulter sa montre.
Je tirai ma valise dans le matin froid et sombre.
Le flic leva les yeux. Il avait un visage fin et pâle, le nez long et les cheveux coupés court sur les côtés et sur la nuque, avec une frange pétrifiée de gel sur le front.
— C’est vous, Henderson ?
Accent du nord-est, il n’était donc pas du coin.
— Merci d’être venu nous chercher, constable… ?
— Clark. Royce Clark. Comme James Bond, mais sans les gadgets.
— OK…
J’allai jusqu’au coffre de la Fiesta, mais la place manquait pour les bagages : il était rempli de matériel de sécurité et de fourre-tout noirs.
— Désolé. (Il haussa les épaules.) Les véhicules plus grands sont tous dehors à cause du double meurtre d’Unst.
Le docteur McDonald jeta un coup d’œil à l’arrière.
— Oh, mon Dieu…
Encore du matériel de sécurité.
— De toute façon, on ne va pas bien loin. (Royce ouvrit la portière arrière, prit la plus petite des valises de la psy et la coinça derrière le siège du conducteur.) Vous pourriez peut-être prendre l’autre sur vos genoux ?
Elle déglutit, changea de position sur le bitume glacial.
— Oui, d’accord, ça ira, ce n’est pas comme si j’allais rester coincée là une éternité, ça ressemble plus à une aventure de cette façon et…
Je lui pris la grande valise des mains.
— Il fait un froid de canard, ici, alors arrêtez de raconter n’importe quoi et montez.
— Vous savez que je n’aime pas les espaces confinés…
— C’est vous qui avez voulu venir voir Henry, non ?
Royce soufflait dans ses mains en coupe.
— Je voudrais pas être impoli, les gars, mais nous avons un sacré boulot aujourd’hui et nous sommes à court de personnel, alors…
— Oui, c’est parfait, tout va bien, pas de problème, je vais monter à l’arrière…
Elle se frotta les doigts, prit deux profondes inspirations et monta.
Je posai la grosse valise sur ses genoux ; elle occupa tout ce qui restait de place, la laissant regarder par-dessus comme un petit enfant passe le nez au-dessus du comptoir d’un marchand de bonbons. Je fis claquer la portière. Puis me coulai sur le siège passager, à l’avant, ma valise à mes pieds.
Royce brancha le chauffage à fond, sortit du parking et prit vers le nord pour quitter la ville. De la musique des Queens beuglait dans la stéréo de la voiture. Freddie Mercury chantant qu’il ne voulait pas vivre éternellement.
Valait mieux faire attention aux souhaits qu’on proférait1.
— Alors, dit Royce en regardant dans le rétroviseur, vous êtes criminologue, c’est ça ?
— Vous pouvez regarder devant vous, s’il vous plaît ? Je suis nerveuse en voiture, c’est-à-dire dans tous les espaces clos, en fait, je veux dire ça n’a rien de personnel, mais…
— Oui, elle est criminologue.
— Génial. (Il hocha la tête et changea de vitesse pour tourner et attaquer la forte pente d’une colline. Ce qui restait de Lerwick disparut derrière nous.) Vous êtes ici pour les meurtres ? Bizarre, non ? Un couple marié massacré à la hache. Il paraît qu’ils étaient échangistes.
— En réalité…
— Incroyable, ce truc ! ? Sur une petite île comme Unst ? Tout le monde connaît les affaires de tout le monde, là-bas. Lâchez un pet à Valsgarth et tout le monde en connaît l’odeur le temps que vous ayez fait la moitié du chemin pour rentrer chez vous.
— Nous ne sommes pas vraiment…
— Je vais vous dire : ç’a été un sacré choc culturel, d’ici à Lossiemouth. Figurez-vous qu’ils sont tous plus ou moins parents… les nouveaux arrivés mis à part. Nos victimes… vous savez, les échangistes… ils étaient de Guildford, au départ. Ce genre de chose est peut-être habituel là-bas…
Nous traversions une lande parsemée de buissons, jaune et vert dans les phares de la voiture.
Je sortis mon portable.
— Nous ne sommes pas ici pour ces meurtres-là.
— Ah bon ?
— Nous sommes ici pour le Birthday Boy.
Nouveau hochement de tête.
— Exact.
La route tourna vers la gauche et le paysage désolé s’ouvrit sur une vallée. La lumière qui précédait l’aube transformait le fjord en une dalle d’étain enserrée par des collines noires.
— Vous voulez savoir ce que je pense ?
Non, pas vraiment.
Mon téléphone se mit à gazouiller : quinze appels manqués. Huit de Rhona Massie – sans doute pour se plaindre une fois de plus du sergent Smith d’Aberdeen –, les autres de Michelle. Et trois nouveaux textos, tous envoyés pendant que le ferry était hors de portée des antennes.
Royce leva un doigt.
— Je pense que votre Birthday Boy est un pédophile : il les torture parce que c’est sa seule manière de s’envoyer en l’air, il est donc probablement impuissant. Les photos l’aident à revivre l’expérience quand il se masturbe. Il habite sans doute dans une grande baraque quelque part en pleine campagne, si bien que personne ne peut les entendre hurler. Je m’en sors bien, Doc ?
Un grincement de plastique arriva de l’arrière.
— On ne pourrait pas ralentir un peu, s’il vous plaît ?
— Je vous parie qu’il est blanc, célibataire, qu’il a vingt-quatre, vingt-cinq ans, qu’il fait des petits boulots mais que ses parents avaient de quoi : c’est comme ça qu’il a pu se payer la maison en pleine campagne.
Je répondis d’un grognement. J’ouvris le premier message – de Dave Morrow, l’Anguille :
« Bon Dieu de merde ! La tripotée de services que tu me dois ! »
Le suivant était de Michelle :
« Mais qu’est-ce que tu crois ? On est supposés en avoir fini avec tout ça ! »
Du diable si je savais ce que ces deux trucs voulaient dire. Le troisième message était aussi de Michelle, envoyé à 11 h 55 :
« Tu es censé être un adulte ! Alors comporte-toi en adulte ! Tu peux pas laisser Kate coucher ailleurs sans me prévenir ! »
Merde. J’appuyai sur la touche appel.
— Garez-vous.
— On n’en a pas pour plus de cinq min…
— Arrêtez-moi cette bagnole !
***
— Réponds, bordel de…
— Ash ? tonna la voix de Michelle dans mon oreille. À quoi tu joues ? Nous nous étions mis d’accord !
Je m’éloignai de deux ou trois pas de plus de la Fiesta. Le constable Clark s’était garé dans un refuge macadamisé au bord de la route, au sommet de la colline escarpée qui domine Scalloway. La petite ville se pelotonnait à la jointure de deux promontoires qui s’avançaient dans l’Atlantique, les lumières du port et des rues se reflétant dans l’eau que bleuissait l’aube.
— Je n’ai aucune idée de ce que tu racontes, d’accord ? On ne pourrait pas se parler comme des adultes pour une…
— Ne me parle pas comme si c’était moi qui déconnais ! Nous nous étions mis d’accord, Ash Henderson !
— Et qu’est-ce que j’aurais fait…
— Je suis sa mère, bon Dieu de bon Dieu ! Tu ne pourrais pas penser un peu aux autres, pour une fois ? Tu aurais pu au moins m’appeler pour me dire que tout était OK.
— C’est…
— As-tu la moindre idée de ce que je viens de vivre ?
Le matin s’éclaircissait, une nappe d’or ondulait sur l’eau.
— Je ne comprends pas ce que…
— Tu ne peux pas laisser Katie dormir à l’extérieur sans m’en avertir !
Dormir à l’extérieur ?
— C’est… je ne…
— Tu es impossible.
Et elle raccrocha.
Coucher à l’extérieur ? Comment diable aurait-elle pu coucher à l’extérieur, je n’étais même pas là ?
Le numéro de Katie était préenregistré. Ça sonna, sonna…
— Papa ! Je pensais justement à toi !
— Je viens d’avoir ta mère au téléphone.
Négocier avec des enfants est exactement comme négocier avec des criminels : ne jamais leur laisser savoir ce que vous mijotez ni ce que vous ne savez pas.
Il y eut un silence.
— Ah bon ? Elle va bien ? J’allais…
— Pourquoi ta mère prétend-elle que tu as couché chez moi, la nuit dernière ?
— C’est ce qu’elle a dit ? C’est bizarre, non ?
Nouveau silence, comme si ma fille réfléchissait sérieusement. Puis elle reprit, chacune de ses phrases sonnant comme une question.
— Oh, tu sais ce qui a dû se passer ? Elle m’a sans doute mal comprise, hein ? Je lui ai dit que je coucherai chez ma copine Ashley et son père à elle ? Et elle a dû penser que je voulais dire…
— Tu sais parfaitement que je suis officier de police, Katie, pas vrai ? C’est mon boulot de me rendre compte quand quelqu’un me raconte un bobard.
— Ah… (Profonde inspiration.) J’étais vraiment chez Ashley, mais maman déteste ses parents parce qu’ils votent conservateur et des fois ils nous laissent nous coucher tard et regarder des films d’horreur et boire du Red Bull et tu sais ce que maman pense des conservateurs et des films d’horreur. Les parents d’Ashley ont tout le temps été là, on était donc en sécurité et surveillées, c’était juste un tout petit mensonge, je ne veux pas que maman soit bouleversée ni rien.
— Je ne…
— Tu peux demander au père d’Ashley si tu veux, hein ? Il est vraiment gentil, pas aussi cool que toi, mais il te dira que nous avons commencé par faire nos devoirs et tout le reste ! Attends, je vais te le passer…
Une voix éraillée de fumeur : l’accent d’Oldcastle, s’efforçant laborieusement de prendre la touche classe. Ce que Michelle aurait appelé un conservateur pur beauf.
— Allô ?
— Vous êtes le père d’Ashley ?
— Quelque chose ne va pas ?
— Je suis le père de Kate Henderson.
— Ah, oui, c’est une gosse délicieuse. Ça s’est très bien passé hier au soir, pizza et un film d’horreur avec Freddie Krueger. Super.
— Je voulais juste vérifier qu’elle s’était bien conduite. Vous pouvez me la passer ?
— Comme si c’était fait…
— Tu vois, papa ? Tu ne diras rien à maman, pas vrai ? Sinon, elle va péter un plomb, tu sais comment elle est.
Autrement dit, le choix était simple : dénoncer Katie ou ne rien dire et laisser croire que j’étais infoutu de dire à sa mère qu’elle ne coucherait pas à la maison le soir.
Évidemment, Michelle ne risquait pas de me haïr davantage qu’elle ne me détestait déjà.
— Bon, d’accord, mais à condition que tu sois sympa avec ta mère. Je sais qu’elle est parfois un peu… (Aucun moyen de finir cette phrase de manière acceptable.) Sois gentille, d’accord ? Pour me faire plaisir ?
— Promis. (La petite voix, de nouveau.) Papa ? Est-ce qu’on pourra aller faire du trekking en poney pour mon anniversaire ?
Du trekking en poney ? Et comment diable allais-je organiser un truc pareil ?
— On verra ça.
— Houla, faut que j’y aille, papa. C’est le père d’Ashley qui nous amène à l’école. Bisous !
— Sois gentille avec ta mère.
Je fourrai le téléphone dans ma poche et regagnai la minuscule voiture de patrouille. Le docteur McDonald tendait le cou pour regarder par-dessus sa grosse valise rouge. Ses lunettes de travers lui donnaient l’air d’avoir le visage asymétrique.
Pourquoi fallait-il que toutes les femmes de ma vie soient des cinglées garanties d’origine ?
Je montai dans la Fiesta.
***
Nous fîmes un arrêt à l’hôtel Scalloway pour prendre possession de nos chambres et y laisser nos valises, puis il ne nous fallut que cinq minutes en voiture pour traverser la ville par ses rues sombres et arriver à une maison de la banlieue qui surplombait la baie. Le jardin était un fouillis de buissons qui avaient poussé anarchiquement et d’arbres chétifs, leurs branches nues s’agrippant mutuellement comme s’ils se battaient pour leur espace vital. La mousse avait colonisé le toit en tuiles flamandes, du lichen tachait les murs et les fenêtres de la façade n’étaient plus que deux trous hérissés de verre brisé.
Je descendis dans l’air froid du matin.
Un panneau était vissé à l’entrée du jardin : Freiberg Towers. Je franchis le portail et remontai l’allée pendant que Royce téléphonait.
— Sergent ? Lima un six2 : nous sommes devant la maison de Forrester… Ouais, on dirait que Burges a remis ça.
La sonnette déclencha un carillon deux tons assourdis qui paraissait venir de loin à l’intérieur. Je mis mes mains en coupe et soufflai dedans, dansant d’un pied sur l’autre. Je sonnai à nouveau.
— … les deux fenêtres sont défoncées, heu heu… heu heu… J’sais pas…
Je m’ouvris un passage au milieu du squelette agressif d’un rosier pour aller jeter un coup d’œil dans le séjour. Un fragment de parpaing gisait au milieu de ce qui restait d’une table basse et le tapis était couvert de débris de verre brillants.
— Henry ?
Il faisait noir à l’intérieur – aucun signe de vie.
— … il n’a pas appelé ?… Ah, OK. Bon, de toute façon j’ai l’appareil photo dans la voiture. Tu veux que je prenne les empreintes ?
Je m’ouvris laborieusement un chemin pour retourner à la porte d’entrée – fermée – puis pour contourner la maison. Les doigts mouillés d’un vieux cupressius me tripotèrent pendant que je m’enfonçais au milieu d’herbes qui montaient jusqu’aux genoux pour gagner un haut portail en bois. Les gonds grincèrent quand je l’ouvris d’un coup d’épaule.
Chardons, pieds d’oseille et herbes folles se battaient dans le jardin, à l’arrière. Le terrain suivait la pente de la colline, le coin le plus haut commençant tout juste à recevoir les premières lueurs de l’aube. Une petite pièce d’eau étouffée par des roseaux, une serre aux vitres brisées et une cabane de jardin qui aurait eu besoin d’un bon coup de peinture et d’une nouvelle toiture complétaient le tableau.
Je suivis l’allée qui longeait la maison jusqu’à la fenêtre de la chambre. Il y faisait noir. Les rideaux étaient apparemment tirés. La porte de la cuisine était fermée elle aussi, mais…
Me mettant sur la pointe des pieds, je tâtai le dessus de porte. Bingo : un petit macareux en céramique qui perdait ses écailles noires ou blanches. Une clef Yale était cachée dedans. Je la pris et ouvris la porte de la cuisine.
— Henry ? Henry, c’est Ash. Ash Henderson. T’es là ? T’es réveillé ? T’es pas ivre ?
Un silence de mort régnait dans la maison.
— Henry ? T’es toujours vivant, ou bien ton cadavre s’est-il conservé dans l’alcool, vieux rigolo de mes deux ?
Pas de réponse.
Une couche de poussière recouvrait tout, dans la cuisine. Des tas de journaux et de lettres jamais ouvertes s’entassaient sur le minuscule comptoir du petit déjeuner avec ses quatre tabourets rangés dessous.
— Henry ?
Dans le couloir, mon souffle se condensait en un fin nuage gris. Il y faisait plus froid que dehors.
— Henry ?
L’escalier conduisait à un petit palier, mais je commençai par la chambre du fond, au rez-de-chaussée. Je frappai, j’attendis, puis poussai la porte. Obscurité. Une odeur rance d’ail et de gnôle renversée accompagnait des remugles de pourriture.
— Henry ?
Je tâtai le mur et trouvai l’interrupteur.
Henry était allongé sur le dos sur son lit, habillé d’un costume noir, d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Ses cheveux gris lui faisaient une couronne désordonnée autour du haut dénudé et taché de brun de son crâne. Son visage s’était affaissé, comme celui d’une poupée en chaussette dont la main s’est retirée, ses traits paraissant trop gros pour une si petite tête. Une bouteille de Bells était posée à côté d’une main fine, et il n’en restait qu’un tiers.
Un petit pilulier en plastique sur la table de nuit.
Cet idiot de vieux chnoque… il avait fini par le faire.