3

— Que se passe-t-il ? demanda Kiyan.

Elle était déjà en chemise de nuit. Ses cheveux tirés en arrière découvraient son visage si fin qu’il évoquait celui d’un renard. Otah se rendit alors compte que le soleil était couché depuis longtemps. Il s’installa sur le lit près d’elle, ce qui lui permit de constater combien il avait mal au dos et aux genoux.

— Je suis resté assis trop longtemps, marmonna-t-il. Je ne comprends pas… Je souffre autant que si j’avais passé la journée à porter des caisses alors que j’ai à peine bougé.

Kiyan posa la main contre la colonne de son époux et en suivit le contour du bout des doigts à travers les robes en laine finement tissées.

— Premièrement, ça doit faire vingt étés que tu n’as pas porté de caisses pour subvenir à tes besoins.

— Vingt-cinq, corrigea-t-il en se décontractant sous la douce pression des doigts. Vingt-six, en fait.

— Deuxièmement, on ne peut pas dire que tu n’as rien fait. Si je me souviens bien, tu étais déjà levé au lever du soleil.

Otah contempla leur chambre à coucher – la coupole du plafond sertie d’argent, le bois et l’ivoire des sols et des murs, le baldaquin tissé d’or fin tendu autour du lit, la flamme morne et immobile de la lanterne. Les murs étaient roses à l’est – leur granit si lisse qu’il brillait chaque fois que le soleil le frappait. Otah ne se souvenait pas depuis quand il n’avait plus vu cette lumière à son réveil. Depuis l’été précédent, peut-être, lorsque les nuits étaient plus courtes. Il ferma les yeux et s’étendit sur le lit moelleux. Le poids de son corps révéla un parfum de pétales de roses écrasés. Malgré ses paupières closes, il sentit Kiyan se tourner vers lui, la chaleur familière de son corps contre le sien. Elle lui embrassa les tempes.

— Le cher poète que le Dai-kvo nous a envoyé ne devrait pas tarder à repartir. Il a reçu un message en ce sens, annonça Otah. Quel grand moment ça a été ! Seuls les dieux savent pourquoi il est resté aussi longtemps. Sinja doit avoir déjà parcouru la moitié du trajet pour les terres de l’Ouest, à l’heure qu’il est…

— L’émissaire est resté à cause du travail de Maati, expliqua Kiyan. D’après ce que j’ai entendu dire, il a à peine quitté la bibliothèque durant ces semaines. C’est Eiah qui me l’a rapporté.

— Eh bien, les dieux, et Eiah, dans ce cas, conclut Otah.

— Je suis inquiète à son sujet. Quelque chose la préoccupe. Est-ce que tu ne pourrais pas lui parler ?

Pendant un instant, l’appréhension noua l’estomac d’Otah, puis un ressentiment fugace. La journée avait été longue, et là, comme un chat qui l’aurait attendu dans la pénombre, un autre problème, un autre besoin sollicitait son intervention. Son corps dut trahir ses pensées, parce que Kiyan soupira et s’écarta.

— Tu estimes que j’ai tort, fit-elle.

— Pas tort. Inutile ne veut pas dire avoir tort.

— Je sais. À son âge, tu vivais dans la rue, dans les villes d’été, tu volais des pigeons rôtis dans les fours des gardiens de feu, tu dormais dans les allées, et tu t’en es très bien sorti.

— Oh, lâcha Otah. Je t’aurais déjà raconté cette histoire ?

— Une fois ou deux, ironisa-t-elle en riant doucement. C’est juste que je la trouve tellement distante. Je crois que quelque chose la préoccupe et qu’elle ne veut pas m’en parler. Je me demande si elle ne se confierait pas à quelqu’un d’autre que moi.

— Et pourquoi penses-tu qu’elle s’épancherait davantage avec moi qu’avec toi ?

Il sentit Kiyan hausser les épaules. Otah ouvrit les yeux et se tourna aussitôt sur le côté. Des larmes roulaient le long des joues de son épouse, même si son air était plus amusé que triste. Lorsqu’il lui caressa le visage du bout des doigts, elle lui embrassa la paume, absente.

— Je ne sais pas. Parce que tu es son père, et que je ne suis que sa mère ? C’est juste… que j’aimerais qu’elle le fasse. Le problème, c’est qu’elle est presque une femme, à présent. Je suis consciente de tout ça. Je me souviens très bien de l’époque où j’avais son âge. J’avais l’impression que mon père m’obligeait à courir dans tous les sens, à l’auberge : debout avant les clients pour mettre les saucisses et l’orge à cuire, et nettoyer les chambres durant la journée. Lui et Vieux Mani géraient seuls les soirées, en revanche. Ils avaient beau vouloir vendre le plus de vin possible, ils ne tenaient pas à ce qu’une fille aussi jeune traîne dans les parages avec tous ces voyageurs ivres. Je les trouvais tellement injustes à l’époque.

Kiyan pinça les lèvres.

— Mais je t’ai peut-être déjà raconté cette histoire, lança-t-elle.

— Une fois ou deux, accorda Otah.

— Il était un temps où je ne me souciais ni du monde ni de ce qu’il contient, tu sais. Je m’en souviens parfaitement. Ça n’a jamais eu beaucoup de sens pour moi ; une mauvaise saison, une épidémie, un incendie… non, sincèrement. J’aurais pu perdre l’auberge. Et regarde qui je suis à présent : une femme au sommet de la hiérarchie du Khaiem, avec une cité entière prête à se mettre à genoux pour l’aider, peu importe ce qu’elle demanderait. Et malgré ça, le monde me paraît plus fragile.

— Nous sommes vieux, expliqua Otah. Ce sont toujours ceux qui en ont vu le plus qui pensent que le monde va s’écrouler, tu ne crois pas ? Nous avons traversé tellement de choses, toi et moi.

Kiyan secoua la tête.

— Il n’y a pas que ça. Perdre une auberge nous aurait rendu la vie plus difficile, à Vieux Mani et moi, c’est sûr. Mais si on prend la cité et l’ensemble des villes basses, plus de gens vivent ici que je ne pourrais en compter. Et c’est toi qui les portes tous. C’est beaucoup plus lourd.

— Je reste assis des journées entières à assister à des cérémonies au cours desquelles on me harcèle parce que je n’agis pas comme on le voudrait, expliqua Otah. Je ne crois pas qu’aucun de mes actes ait changé quoi que ce soit pour Machi. S’ils remplissaient une robe de coton et la présentaient les manches…

— Tu te soucies d’eux, interrompit Kiyan.

— Pas du tout. Je me soucie d’Eiah et de Danat. Et de Maati. Je sais que je serais censé m’occuper de chaque personne et du moindre problème de Machi, mais, mon amour, je ne suis qu’un homme. Ils peuvent bien me dire que j’ai abandonné mon propre nom le jour où j’ai accepté la chaise, sincèrement, le Khai Machi n’est que la dénomination du travail que je fais. J’en changerais immédiatement si j’avais le moyen de me sortir de cette situation.

Kiyan mit le bras autour de lui. Ses cheveux sentaient l’huile de lavande.

— Tu es gentil, fit-elle.

— Vraiment ? Je devrais confesser mon incompétence et mon égoïsme plus souvent.

— Aussi longtemps que je suis concernée, commenta-t-elle. Maintenant, tu devrais laisser ces pauvres gens te passer d’autres tenues et aller retrouver leur lit.

Les serviteurs s’étaient habitués au fait que le Khai préférait les ablutions rapides. Otah savait que son père avait fini par apprécier cette cérémonie qui consistait à se faire habiller et laver par d’autres. Mais le précédent Khai avait été élevé pour monter sur la chaise ; il avait suivi les traditions et les règles de l’étiquette, et ne s’était jamais, pour ce qu’Otah en savait, détourné du rôle pour lequel il était né. Otah, lui, avait été éloigné des siens, et les années qu’il avait vécues en tant qu’homme simple et libre durant lesquelles il n’avait dû compter que sur lui-même l’avaient rendu insensible aux plaisirs de la cour. Il subissait ces frivolités quotidiennes qui consistaient à ce qu’on lui serve ses repas, lave les mains, coiffe les cheveux à sa place. Il autorisa donc les domestiques à lui retirer ses robes de cérémonie et lui passer des chemises de nuit. Lorsqu’il retourna au lit, la respiration de Kiyan était profonde et lente. Il se glissa contre son amante, remonta les couvertures sur eux et ferma enfin les paupières.

Le sommeil ne vint pas, cependant. Son corps était douloureux, ses yeux fatigués, mais chaque fois qu’il laissait sa tête retomber, son esprit se réveillait. Otah écouta les bruits du palais : le vent presque imperceptible à travers une fenêtre au loin, le claquement discret de la pierre qui refroidit, le souffle de la femme qui dormait à ses côtés. Derrière les portes de ses appartements, quelqu’un toussa – un serviteur posté là au cas où le Khai Machi aurait besoin de quelque chose durant la nuit. Otah essaya de rester immobile.

Il n’avait pas interrogé Kiyan à propos de la santé de Danat. Il en avait pourtant eu l’intention. Mais s’il y avait eu des raisons de s’inquiéter, elle lui en aurait parlé. Il pourrait toujours lui poser la question au matin. Peut-être annulerait-il même les audiences de la journée pour aller s’entretenir avec les médecins de Danat ? Et avec Eiah ? Il n’avait pas dit qu’il le ferait, mais Kiyan le lui avait demandé ; ce n’était pas comme si le fait d’être présent dans la vie de sa fille lui coûtait. Il imagina ce à quoi sa destinée aurait ressemblé s’il avait eu une douzaine d’épouses ; aurait-il ressenti le besoin de s’occuper de tous ses enfants comme il l’éprouvait pour ces deux-là ? Il aurait été obligé de regarder ses fils grandir en sachant qu’il faudrait les éloigner un jour, ou les voir s’entre-tuer pour que soit désigné celui qui prendrait sa place un jour, dans ce lit moelleux où il n’aurait pas dormi tant il se serait inquiété pour chacun de ses enfants.

La chandelle de nuit se consuma lentement tandis qu’il écoutait cette voix jacasser dans sa tête et le tenailler avec une bonne cinquantaine de préoccupations aussi justifiées qu’ineptes : les accords commerciaux avec Udun n’étaient pas encore scellés ; peut-être fallait-il vraiment se faire du souci pour Eiah ? Sans compter qu’il ne savait pas combien de temps des bâtiments en pierre duraient. Rien ne tenait éternellement debout, il était donc à prévoir que le palais s’écroule un jour. Et les tours. Ces tours qui s’élevaient si haut que les nuages bas donnaient l’impression de les toucher ; que ferait-il si elles tombaient ? La nuit filait à toute allure. Il fallait qu’il dorme. S’il ne le faisait pas, la matinée serait horrible. Et il devait parler avec Maati pour savoir comment les choses s’étaient passées avec l’émissaire du Dai-kvo. Autour d’un dîner, peut-être ?

Et ainsi de suite. Lorsqu’il finit par renoncer, par se glisser doucement hors du lit afin que Kiyan, elle au moins, se repose tranquillement, la chandelle de nuit avait déjà dépassé la marque des trois quarts. Otah gagna les portes principales de leurs appartements, les pieds nus et gelés, et trouva le gardien posté dans le couloir en train de faire un petit somme. L’homme était jeune, probablement le fils d’un domestique ou d’un esclave attitré du propre père d’Otah, qui avait l’insigne honneur de rester assis seul dans le noir, à s’ennuyer et à avoir froid. Otah observa le doux visage du garçon endormi, aussi paisible que celui d’un cadavre, et passa discrètement devant lui avant de se diriger vers les corridors sombres du palais.

Ses promenades nocturnes étaient devenues plus fréquentes, au cours des derniers mois. Deux fois par semaine selon les périodes, Otah errait dans la nuit après que le sommeil l’avait fui. Il évitait les endroits où il serait susceptible de croiser quelqu’un, gardant jalousement ces moments pour lui. Il attrapa une lanterne et emprunta les grands escaliers jusqu’au rez-de-chaussée, puis descendit plus bas vers les tunnels et les rues souterrains dans lesquels la cité se retranchait à l’arrivée de l’hiver. Avec le retour du printemps, le Khai trouva le palais vide et silencieux. Une odeur de torches depuis longtemps éteintes flottait toujours dans l’air. Otah se dit bientôt que les corridors et les galeries de la ville ne cesseraient jamais de s’enfoncer vers le centre de la Terre : des passages voûtés sombres et des chambres aux plafonds en forme de dôme creusées dans la roche qui n’avaient jamais vu la lumière du jour, des marches étroites qui n’en finissaient pas de descendre, comme tout droit sorties d’une comptine pour enfants.

Sans y avoir réfléchi au préalable, il se retrouva, finalement peu surpris, dans la crypte de son père. La pierre noire semblait drapée d’ombres. Des mots dans une langue ancienne étaient gravés dans les murs. Un piédestal ouvragé présentait l’urne blanche ; on aurait dit une fleur morte. Et, sous elle, trois petites boîtes – les restes de Biitrah, Danat et Kaiin, les frères d’Otah, disparus dans la lutte pour la nomination du nouveau Khai Machi. Des existences écourtées pour avoir voulu vivre l’honneur de posséder un jour leur propre piédestal, là, dans cette obscurité.

Otah s’assit sur le sol nu, posa la lanterne près de lui et contempla ce qu’il restait de cet homme qu’il n’avait jamais vraiment connu ni aimé, et dont il avait pris la chaise. Voilà ce à quoi sa fin ressemblerait : une urne, une tombe, des os et des cendres vénérés. Entre lui et l’urne pâle, trente années encore peut-être. Voire quarante. Des années de cérémonies, de négociations, de nuits trop brèves, qui laisseraient place à peu de chose.

Mais lorsque le moment viendrait, au moins cette crypte serait-elle seulement la sienne. Danat, puisqu’il n’avait pas de frère, n’aurait pas à tuer ou à mourir pour la succession. Aucun second fils ne serait obligé d’assassiner le premier pour la chaise noire. Une bien maigre consolation, vu ce qu’il avait lui-même dû sacrifier dans le but d’obtenir une chose que l’enfant d’un commerçant aurait eue pour rien.

Sa vie aurait été plus facile s’il avait été un autre homme. Un homme né au sein du Khaiem et qui ne l’aurait jamais quitté n’aurait pas de souvenirs de parties de pêche dans les îles de l’Est, de repas dans des auberges d’étape aux alentours de Yalakeht. Une telle personne n’aurait pas eu comme lui le goût de la liberté. S’il avait pu tout oublier, devenir celui qu’il était censé être lui aurait sans doute été plus aisé. Au lieu de cela, il ne se fiait qu’à son propre point de vue, levait une milice, n’avait qu’une seule femme, n’élevait qu’un unique fils. Que son expérience personnelle lui assure qu’il avait raison ne rendait pas la réprobation générale à son encontre plus facile à vivre, et ce malgré ce qu’il aurait espéré.

La flamme de la lanterne crachota. Otah secoua la tête ; il ne savait pas depuis combien de temps il se trouvait là, à laisser ses pensées tourner dans son esprit. Lorsqu’il se leva, il s’aperçut qu’il avait la jambe gauche totalement engourdie. Il souleva la lampe et retourna – en marchant lentement pour que le sang puisse circuler dans ses pieds – vers les escaliers qui lui permettraient de regagner la surface et le jour. Quand il arriva dans les vastes pièces du palais, toutes ses sensations étaient revenues. Il jeta un coup d’œil furtif par les fenêtres et vit du bleu pointer sous le gris pâle du ciel. Des voix résonnaient déjà. Les palais s’éveillaient. La cour de Machi, cette grande bête majestueuse, s’agitait et s’étirait.

Lorsque le Khai regagna ses appartements, l’activité y battait son plein. Un petit groupe de domestiques et de membres de l’utkhaiem, tels de vrais paons, braillaient. Parmi eux, Kiyan, qui les écoutait avec un sérieux et une bonhomie affichés afin de masquer son amusement, ce que son époux savait très bien. Elle avait la main posée sur l’épaule du serviteur qu’Otah avait trouvé sommeillant, la sérénité du dormeur ayant cédé la place à de l’anxiété.

— Messieurs, lança Otah dans un rugissement pour attirer l’attention de tous. Y aurait-il un problème ?

Comme un seul homme, domestiques et membres de l’utkhaiem tombèrent dans des attitudes d’obéissance et de bienvenue qu’Otah leur rendit sans s’en rendre compte, comme il le faisait environ cent fois par jour.

— Excellence, fit un individu à la voix ténue – son Maître des événements –, nous sommes venus vous aider à vous préparer, mais nous avons trouvé votre lit vide.

Otah jeta un coup d’œil à Kiyan, dont le sourcil haussé indiquait que le terme vide concernait uniquement leur souverain, et qu’elle aurait beaucoup apprécié dormir encore un peu.

— J’ai été marcher, dit-il.

— Nous n’avons plus le temps de vous préparer pour l’audience avec l’émissaire de Tan-Sadar, à présent, expliqua le Maître des événements.

— Différez-la, lança Otah avant de fendre le petit groupe pour gagner les portes de ses appartements. Réorganisez tout ce que vous avez planifié pour la journée.

Le Maître des événements ouvrit grand la bouche comme une truite tirée hors de l’eau. Otah s’arrêta, les mains en pose de questionnement pour proposer de se répéter, mais son interlocuteur prit aussitôt une pose pour lui signifier qu’il avait bien compris.

— Quant aux autres, lança le Khai, j’aimerais que l’on me serve mon petit déjeuner dans ma chambre. Et demandez à mes enfants de me rejoindre.

— Les professeurs d’Eiah-cha… commença l’un d’eux avant que le regard de son souverain lui fasse oublier ce qu’il avait eu l’intention de dire.

— Je compte passer la journée en famille, annonça le Khai.

— Il va encore y avoir des rumeurs, Excellence, intervint un autre. Les gens vont penser que la toux de votre fils s’est encore aggravée.

— Et j’aimerais du thé noir avec mon petit déjeuner, ajouta Otah. Non, apportez le thé d’abord. Vous me trouverez dans mes appartements. Maintenant excusez-moi, mais il faut que j’aille me réchauffer les pieds au coin du feu.

À ces mots il s’éloigna, suivi de Kiyan qui fit glisser la porte derrière eux.

— Mauvaise nuit ? demanda-t-elle.

— Je n’ai pas fermé l’œil, confirma-t-il en s’asseyant près de l’âtre. Tout simplement.

Kiyan l’embrassa sur le sommet du crâne, là où ses cheveux se faisaient rares, et sortit de la pièce. Il entendit le doux bruissement de la robe de son épouse lorsqu’elle tomba sur le sol, puis Kiyan chantonner à voix basse, à l’évidence heureuse. La chaleur du feu enveloppait la plante de ses pieds comme une main réconfortante. Il ferma les yeux un instant.

Aucun bâtiment ne reste debout éternellement, pensa-t-il. Même les palais s’écroulent. Ou les tours. Il se demanda à quoi le monde aurait ressemblé sans Machi – et qui il aurait pu être, ce qu’il aurait pu faire – et sentit soudain le poids de la pierre peser dans l’air qu’il respirait. Que ferait-il si les tours s’effondraient ? Où irait-il, s’il avait la possibilité de se rendre où il le voudrait ?

— Papa-kya ! lança la voix claire de Danat. J’ai découvert un cabinet où personne n’est jamais entré, au Second Palais, et regardez ce que j’ai trouvé !

Otah ouvrit les yeux et se tourna vers son fils, qui tenait une maquette de bois et de toile entre ses mains. Eiah arriva un peu plus tard alors que la lumière du soleil se réverbérait déjà sur les volets de granit fin. Durant quelques instants, Otah oublia la tombe de son père.

 

Le problème avec Athai-kvo, estimait Maati, se résumait au fait que l’homme était tout simplement antipathique. Tout ce qu’il faisait ou disait, la moindre de ses habitudes ou de ses émotions avait le don de mettre son entourage sur les nerfs. Certains individus étaient charmants, et seraient aimés quoi qu’ils fassent. Sur l’autre plateau de la balance, il y avait Athai. Les semaines passées en compagnie de ce confrère avaient été supportables uniquement grâce aux louanges incessantes et à l’admiration sans bornes qu’il vouait à Maati.

— Ça va tout changer, fit l’émissaire, comme ils étaient assis sur les marches devant la maison du poète – la résidence de Cehmai. Ce sera le début d’un nouvel âge qui rivalisera avec le Second Empire.

— Qui s’est si bien terminé, comme chacun sait, gronda Pierre-Rendue-Tendre, le ton aussi moqueur qu’à l’accoutumée.

Malgré l’heure matinale, il faisait déjà chaud. Les chênes bien taillés qui séparaient la maison du poète des palais étaient chargés de feuilles récentes au vert lumineux. Et, les dominant de toute leur hauteur, à peine visibles à travers les branches, les tours de pierre dressées vers le ciel. Cehmai se pencha par-dessus l’épaule de l’émissaire pour resservir du vin de riz à Maati.

— Il est trop tôt pour en juger, allégua ce dernier en remerciant Cehmai d’un hochement de tête. Cette technique n’a jamais été tentée.

— Mais votre hypothèse de travail tient debout, fit Athai. Je suis convaincu que ça va marcher.

— Mais si nous avons négligé quelque chose, le poète qui se lancera le premier dans l’aventure risque de connaître une mort atroce, intervint Cehmai. Le Dai-kvo va exiger qu’un grand nombre d’études soit fait avant de mettre la vie d’un poète en danger.

— L’année prochaine, rétorqua Athai. Je vous parie vingt longueurs d’argent qu’on recourra à cette technique de contrainte d’ici une année.

— Pari tenu, affirma l’andat avant de se tourner vers Cehmai. Vous pourrez me financer, si je perds ?

Le poète ne répondit pas, mais Maati perçut de l’amusement aux coins de ses lèvres. Il lui avait fallu des années pour cerner ce que Pierre-Rendue-Tendre exprimait de Cehmai ; quand ils ne faisaient qu’un et quand ils étaient en conflit ; les commentaires discrets de l’andat que seul Cehmai comprenait ; les moments silencieux de lutte intime qui assombrissaient régulièrement la vie de ce jeune confrère. Ils ressemblaient à un couple marié depuis longtemps habitué aux manières de l’autre.

Maati but une gorgée de vin de riz. Il était aromatisé à la pêche ; un éclat automnal au cœur de ce début de printemps. Athai détourna les yeux du visage large de l’andat, visiblement mal à l’aise.

— Il doit vous tarder de retourner auprès du Dai-kvo, fit Cehmai. Vous avez été retenu plus longtemps que vous ne le vouliez.

Athai balaya cette manifestation de sollicitude du revers de la main, soulagé, se dit Maati, de répondre à un homme et d’oublier l’esprit incarné quelques instants.

— Je n’aurais échangé ma place pour rien au monde, affirma l’émissaire. Les générations futures se souviendront de Maati-kvo comme du plus grand poète de notre temps.

— Prenez encore un peu de vin, intervint Maati avant de trinquer avec l’envoyé.

Soudain, Cehmai désigna de la tête le sentier arboré. Une jeune esclave trottinait dans leur direction, ses robes ondulant derrière elle. Athai reposa son bol, se leva et rajusta ses vêtements. Le moment tant attendu était enfin arrivé – l’envoyé du Dai-kvo allait rejoindre une caravane en partance pour l’Est. Maati soupira de soulagement. Plus qu’une demi-heure, et sa bibliothèque serait de nouveau entièrement à lui. Athai prit une pose formelle d’au revoir que Cehmai et Maati lui rendirent.

— Je vous donnerai des nouvelles dès que possible, Maati-kvo, indiqua Athai. Ça a été un honneur pour moi d’étudier avec vous.

Gêné, Maati hocha la tête puis, après un lourd silence, Athai se retourna. Maati le suivit du regard jusqu’à ce que l’émissaire et la jeune esclave aient disparu derrière les arbres, et respira enfin. Cehmai gloussa tandis qu’il rebouchait la flasque de vin.

— Entièrement d’accord avec vous, commenta ce dernier. Je pense que le Dai-kvo l’a choisi lui rien que pour embêter le Khai.

— Ou alors il voulait juste s’en débarrasser quelque temps, ajouta Maati.

— Je l’ai bien aimé, intervint Pierre-Rendue-Tendre. Enfin, dans les limites de mes capacités à aimer qui que ce soit.

Ils gagnèrent l’intérieur de la maison du poète. Les pièces étaient bien tenues – des étagères de livres et de parchemins, une table, et des banquettes moelleuses bordées de pierre noire et blanche. Malgré la bougie à la citronnelle qui brûlait près de la fenêtre, une mouche vrombissait dans un coin de la salle. C’était comme si, chaque hiver, Maati oubliait l’existence des insectes et qu’il la redécouvrait au printemps. Il se demanda où ils se cachaient pendant que le froid sévissait, comment ils comprenaient qu’ils pouvaient revenir.

— Il n’a pas tort, vous savez, reprit Cehmai. Si vous avez raison, votre analyse sera la plus importante depuis la chute de l’Empire.

— J’ai probablement manqué quelque chose. Ce n’est pas comme si cinquante essais différents de faire revivre la gloire d’antan n’avaient pas été tentés sans qu’aucun n’aboutisse.

— Je n’ai pas eu l’occasion de me pencher sur ces idées-là, commença Cehmai, mais puisque j’ai pu réfléchir à la vôtre, je dirais qu’elle est plausible, au minimum. Plus que beaucoup d’autres. Et je pense que le Dai-kvo devrait partager mon avis.

— Il va la balayer d’un geste de la main, certifia Maati en souriant.

Cehmai avait été le premier à qui il avait exposé ses théories, avant même qu’il ait été lui-même convaincu de leur contenu. Par curiosité, principalement. Maati ne s’était rendu compte de leur importance que lorsqu’il les avait présentées à son jeune confrère. Cehmai avait également été celui qui l’avait encouragé à porter ce travail à la connaissance du Dai-kvo. L’enthousiasme d’Athai et ses hyperboles avaient paru bien pâles, comparés aux remarques judicieuses du poète de Machi.

Maati resta encore un peu, à parler, à rire et à partager ses impressions sur l’émissaire, maintenant qu’il n’était plus là. Puis il partit à son tour à pas lents lentement pour ne pas s’essouffler. Il était arrivé dans cette cité quinze étés auparavant. Les routes pavées de pierre noire, l’odeur constante de la fumée de charbon qui s’élevait des forges, la splendeur des palais et de la ville cachée sous ses pieds étaient bien davantage son foyer que nul autre lieu ne l’avait jamais été. Il traversa d’un pas plus rapide les allées recouvertes de brisures de marbre et les passages voûtés où des bannières en soie flottaient. Il entendit le chant d’un esclave monter dans les jardins, une mélodie simple, d’une clarté et d’une nostalgie incroyables, puis il emprunta un chemin plus étroit jusqu’à ses appartements situés derrière la bibliothèque.

Maati se demanda ce qu’il ferait si le Dai-kvo trouvait sa découverte vraiment digne d’intérêt. Une pensée bien étrange : cela faisait si longtemps qu’il était tombé en disgrâce, d’abord à cause de la mort de son maître, Heshai, ensuite pour ne pas avoir renoncé à sa femme et à son fils, et, enfin, suite à son ingérence dans les affaires politiques de la cour en tant que poète. (Lorsqu’il avait aidé Otah Machi, son vieil ami et ennemi, à accéder au titre de Khai.) Après ces événements, il avait été assez facile pour lui d’estimer qu’il avait été promu par erreur au rang de poète. Sans compter qu’un garçon plus âgé et qui s’était enfui de l’école autrefois lui avait déjà mis certaines idées en tête ; Otah, avant qu’il ne soit ouvrier, messager, puis Khai. Mais grâce à sa nouvelle vie moins prestigieuse, Maati s’était réconcilié avec lui-même : la bibliothèque, la compagnie de quelques amis et d’amantes qui acceptaient de coucher avec un poète déchu légèrement trop enveloppé à cause d’une nourriture trop riche et de trop nombreuses heures passées assis.

Après avoir vécu tant d’années en s’imaginant être un raté, l’idée de pouvoir se défaire de cette réputation lui semblait irréelle. C’était comme un rêve dont il espérait ne jamais se réveiller, trop agréable pour être vrai.

À son arrivée, il trouva Eiah installée sur les marches devant chez lui, les sourcils froncés, le regard concentré sur une phalène posée sur le dos de sa main. Les traits de son visage étaient vraiment un mélange de ceux de ses parents – les pommettes hautes de Kiyan, les yeux sombres d’Otah, et ce sourire qui lui venait aussi facilement qu’à son père. Une fois près de la jeune fille, Maati prit une pose de salutation. Tandis qu’Eiah lui répondait, le papillon s’envola lentement, puis disparut. Une fois déployées, ses ailes, qui avaient semblé marron, révélèrent des nuances noires et orange.

— Alors ça y est, Athai est reparti ? demanda Eiah à Maati qui tournait la clé dans la serrure de la porte d’entrée.

— Il doit être en train de traverser le pont en ce moment même.

Le poète pénétra à l’intérieur, suivi d’Eiah qui n’avait pas sollicité ni reçu la permission de le faire. Le logement était vaste, mais pas autant que ceux que l’on trouvait au palais, ni aussi confortable que la maison du poète. C’était vraiment la chambre d’un bibliothécaire : des blocs d’encre empilés à côté d’un bureau bas, des chaises dont le tissu des accoudoirs et du dossier était taché de vin, et un petit brasero en bronze plein de cendre. D’un geste de la main, Maati arrêta Eiah avant qu’elle ne referme la porte.

— Cet endroit a besoin de prendre un peu l’air, se justifia-t-il. Il fait assez chaud, désormais. Qu’avez-vous fait de votre journée, Eiah-kya ?

— Je l’ai passée en compagnie de Père. Il a eu envie de voir sa famille, alors j’ai dû rester au palais toute la matinée. Mais comme il s’est endormi après le déjeuner, Mère a dit que je pouvais partir.

— Vous me surprenez. J’avais cru comprendre qu’Otah ne fermait plus du tout l’œil. Qu’il consacrait tout son temps à cette cité.

Eiah se contenta de hausser les épaules sans approuver ni réprouver ce qu’elle venait d’entendre. Elle se mit simplement à faire les cent pas dans la pièce, le regard perdu tourné vers l’extérieur. Maati croisa les mains sur son ventre et l’observa.

— Quelque chose vous préoccupe, remarqua-t-il.

La jeune fille secoua la tête, mais le creux entre ses sourcils s’approfondit davantage. Maati attendit jusqu’à ce qu’Eiah pivote face à lui, aussi rapide qu’un oiseau. Elle prit la parole, mais s’interrompit aussitôt, visiblement pour rassembler son courage.

— Je souhaiterais me marier, lança-t-elle.

Maati cligna des yeux, toussa pour se donner le temps de la réflexion et se pencha en avant sans se lever. Le bois et le tissu de la chaise crissèrent légèrement sous le mouvement. Eiah resta debout, les bras croisés, le regard presque accusateur.

— De quel garçon s’agit-il ? demanda Maati, regrettant déjà le terme garçon à peine l’eut-il prononcé. S’il était vraiment question de mariage, alors au moins fallait-il dire homme. Mais le grognement impatient d’Eiah mit fin à ses tergiversations.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle. N’importe qui.

— N’importe qui ferait l’affaire ?

— Non, pas tout à fait. Je ne voudrais pas me retrouver liée à un gardien de feu des villes basses. J’aimerais quelqu’un de bien. Ce que je devrais être capable de trouver ; Père n’a pas d’autre fille, et on m’a dit qu’il parle avec des gens. Mais il ne se passe jamais rien ensuite. Combien de temps vais-je encore devoir attendre ?

Maati se frotta la joue avec la paume de la main. Ce n’était pas le genre de conversation qu’il aurait imaginé avoir un jour. Il soupesa les différentes réponses possibles, les différentes approches, et se sentit rougir.

— Vous êtes jeune, Eiah-kya. Je veux dire… j’imagine qu’il est normal pour une personne votre âge de… s’intéresser aux hommes. Votre corps est en train de changer, et si je me souviens bien, certaines sensations sont…

Eiah le regarda comme s’il avait craché un rat.

— Mais j’ai peut-être mal compris de quoi nous parlons, corrigea-t-il.

— Ce n’est pas ça. J’ai déjà embrassé des quantités de garçons.

Alors qu’il était encore aussi écarlate, Maati fit comme si de rien n’était.

— Ah. Alors, dans ce cas. Mais si c’est parce que vous avez envie d’avoir vos propres appartements, un endroit qui ne se trouverait pas dans le quartier des femmes, vous pourriez toujours…

— Talit Radaani va épouser le troisième fils du Khai Pathai, annonça Eiah. (Puis, quelques secondes plus tard :) Elle a deux saisons de moins que moi.

Soudain, le poète eut l’impression de sentir une boîte à secrets s’ouvrir sous ses doigts. Il cernait exactement de quoi il retournait. Il frotta ses mains contre ses genoux et poussa un soupir.

— J’imagine qu’elle doit s’en vanter, commenta-t-il. (Eiah essuya de la paume une larme traîtresse qui lui était montée aux yeux.) Alors qu’elle est plus jeune que vous, et de rang inférieur. Elle doit vraiment penser qu’elle est très spéciale.

Eiah haussa les épaules.

— Ou que vous ne l’êtes pas, poursuivit Maati en prenant soin de conserver le ton le plus doux possible pour ne pas piquer au vif la jeune fille. C’est ce qu’elle se dit, n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle pense.

— Alors dans ce cas, dites-moi ce que vous, vous pensez.

— Je ne comprends pas pourquoi il n’arrive pas à me trouver de mari. Ce n’est pas comme si j’allais partir d’ici. Certaines unions mettent des années avant de se conclure. Mais les choses sont arrangées. Elles sont convenues. Je ne vois pas pourquoi il ne peut pas faire ça pour moi. Ce n’est vraiment pas grand-chose.

— Lui avez-vous posé la question ?

— Il devrait comprendre sans que j’aie besoin de le lui demander, répondit Eiah sur un ton cinglant en faisant des allers-retours entre la porte et la cheminée. Il est le Khai Machi. Il n’est pas idiot.

— Oui, mais il n’est plus… fit Maati avant de se mordre la lèvre pour ne pas dire « un enfant ».

La jeune femme qu’Eiah était désormais ne l’aurait pas supporté.

— Il n’a pas quatorze étés. C’est facile, pour des hommes comme moi ou votre père, d’oublier ce que c’est que d’être jeune. Et je suis convaincu qu’il n’a aucune envie de vous voir mariée pour le moment, ou même fiancée. Vous êtes sa fille unique… C’est difficile, Eiah-kya, vous savez, c’est très douloureux de perdre son enfant.

Elle s’immobilisa, le front plissé. À l’extérieur, dans les arbres, un oiseau poussa un cri strident puis s’envola. Maati entendit le battement de ses ailes.

— Il ne va pas me perdre, objecta-t-elle, la voix soudain moins assurée. Je ne vais pas mourir.

— Non. Mais vous devriez partir vivre dans la cité de votre époux. Des messagers vous permettront toujours d’échanger des nouvelles avec vos proches, mais une fois que vous aurez quitté Machi, il y a peu de chances que vous partagiez de nouveau un jour la vie d’Otah et de Kiyan. Ou la mienne. Ce n’est pas une mort, mais c’est quand même une perte, ma chérie. Et nous avons tous déjà tant perdu. C’est affreux de se dire que ça pourrait encore se produire.

— Vous pourriez venir avec moi, fit Eiah. Mon mari vous prendrait avec nous. De toute façon, il ne mériterait pas que je l’épouse s’il ne le faisait pas, alors oui, vous pourriez partir avec moi.

Maati laissa échapper un gloussement tandis qu’il se levait de son siège.

— Il est trop tôt pour y penser. Nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve, affirma-t-il avant d’ébouriffer la chevelure d’Eiah comme il le faisait à l’époque où elle était petite. Lorsque le moment viendra, nous verrons comment les choses s’organisent. Il se pourrait que je ne reste pas ici éternellement, tout dépend de ce que le Dai-kvo décidera. Il est possible qu’il m’autorise à retourner vivre dans son village et à utiliser ses bibliothèques.

— Est-ce que je pourrai aller là-bas avec vous ?

— Non, Eiah-kya. Les femmes ne sont pas admises dans le village. Je sais, je sais. Ce n’est pas juste. Mais nous n’en sommes pas là. En attendant, pourquoi est-ce que nous n’irions pas voir aux cuisines s’il n’y aurait pas du pain au sucre ?

Ils laissèrent la porte ouverte afin de permettre à l’air printanier et à la lumière du soleil purifier les lieux. Le sentier qui menait aux cuisines leur fit traverser de grandes salles voûtées et des pavillons que l’on montait en perspective d’un bal de nuit ; de longues bannières de soie célébraient la chaleur et la clarté. Dans les jardins, des hommes et des femmes étaient allongés, les yeux clos, la tête tournée vers le ciel, telles des fleurs. En ville, loin du quartier des palais, le commerce battait son plein. Aux forges, les ouvriers du métal travailleraient dur jusqu’à l’aube, comme à l’accoutumée, afin que les productions de Machi prennent la mer à temps : du bronze, du fer, de l’argent, de l’or, de l’acier, et le travail de la pierre que l’on assurait ici grâce au pouvoir inhumain de Pierre-Rendue-Tendre. Cette activité foisonnante ne gagnait pas les palais. Là-bas, les utkhaiems semblaient aussi insouciants que des chats. Maati se demanda pour la énième fois à quel point cette attitude désinvolte que l’on se donnait à la cour était en fait très étudiée, et à quel point elle était de la simple paresse.

Aux cuisines, la fille du Khai et l’invité permanent de ce dernier obtinrent facilement des tranches bien larges de pain au sucre enveloppées dans un tissu de coton épais ainsi qu’une flasque en pierre remplie de thé froid. Maati raconta à Eiah tout ce qui s’était passé avec Athai depuis qu’elle s’était rendue à la bibliothèque pour la dernière fois, puis il lui parla du Dai-kvo, de l’andat, et du monde tel qu’il l’avait connu avant son arrivée à Machi, bien des années auparavant. Il appréciait beaucoup la présence de la jeune fille, et trouvait flatteur qu’elle goûte assez sa compagnie pour la rechercher, voire gratifiant qu’elle lui dise des choses qu’elle ne confierait jamais à son père.

Ils se quittèrent alors que le soleil printanier dominait déjà les montagnes à l’ouest. Maati s’arrêta à une fontaine, rinça ses doigts dans l’eau froide et réfléchit à ce qu’il allait faire de sa soirée. Il savait qu’un chœur d’hiver donnait une représentation dans une maison de thé située tout près des palais – le long travail d’une saison passée dans l’obscurité enfin montré en pleine lumière. Ce programme était tentant, mais sans doute moins qu’un bon livre, une flasque de vin et un lit aux couvertures en laine épaisse.

Ainsi plongé dans ses réflexions, il ne remarqua pas les lanternes allumées dans ses appartements, ni la femme assise sur son divan avant qu’elle lui ait adressé la parole.