Il faisait chaud, à l’intérieur de la maison du poète. Au-dehors, l’odeur des arbres emplissait l’air. Derrière les montagnes à l’est, les premières lueurs du jour pointaient ; le soleil entamait son ascension par-delà les cimes pour inonder le monde de sa lumière. Par la porte ouverte, Maati entendait le chant des oiseaux qui, comme tous les ans, cherchaient à attirer des compagnons dans leurs nids. Les danses et les fêtes organisées par l’utkhaiem n’étaient pas très différentes – qui avait le plus beau plumage, le chant le plus séduisant. Le poète avait toujours trouvé qu’il y avait moins de dissemblances entre les volatiles et les hommes que ces derniers voulaient bien le reconnaître.
Il était assis sur un divan et regardait Cehmai installé à un bout de la table basse, Pierre-Rendue-Tendre à l’autre. Entre eux, le plateau de jeu avec ses lignes usées et ses pierres. Le jeu des pierres avait été un élément central de la contrainte que Manat Doru avait créée plusieurs générations auparavant et qui avait donné naissance à Pierre-Rendue-Tendre. Il faisait partie du legs que Cehmai avait reçu, si bien que ce dernier devait le pratiquer de façon régulière – pierres blanches contre pierres noires –, pour réaffirmer son contrôle sur l’andat. Heureusement, Manat Doru avait fait de l’esprit incarné un piètre joueur. Cehmai tapota le bout de ses doigts contre le bois, puis fit glisser une pierre noire sur la gauche du centre du plateau. Pierre-Rendue-Tendre fronça les sourcils, son large visage crispé de concentration.
— Aucune nouvelle pour le moment, dit Cehmai. Mais c’est encore un peu tôt.
— Que croyez-vous qu’il va décider ? demanda Maati.
— S’il vous plaît, j’essaie de réfléchir, gronda l’andat.
Les deux hommes l’ignorèrent.
Cehmai se laissa aller en arrière dans son fauteuil. Les années l’avaient plutôt épargné. Il n’était pas très différent du jeune poète talentueux et aux joues lisses que Maati avait rencontré lors de son premier séjour à Machi. Si des premières traces de gris avaient gagné sa chevelure, si les lignes aux coins de sa bouche se creusaient plus profondément et s’estompaient moins vite qu’autrefois, cela n’enlevait rien à la fraîcheur de ce sourire qui lui montait si facilement aux lèvres, ni à cette confiance en soi solidement enracinée que Cehmai avait toujours dégagée. La déférence qu’il éprouvait pour Maati n’avait plus rien à voir avec ce respect mêlé de crainte presque terrifié des débuts, même si elle était aussi sincère qu’autrefois – sans avoir jamais basculé dans la familiarité.
— J’ai bien peur qu’il accède à notre demande, fit Cehmai. Comme je redoute qu’il ne le fasse pas. À vrai dire, aucune solution ne me semble bonne.
— Il pourrait opter pour une sorte de compromis, suggéra Maati. Exiger des Galts qu’ils rendent Riaan en les menaçant de mettre ses paroles à exécution. Si le Dai-kvo leur disait qu’il est au courant, ça suffirait peut-être.
L’andat leva sa main aux doigts épais et effleura délicatement une pierre blanche qu’il fit glisser vers l’avant en sifflant. Cehmai jeta un coup d’œil à la partie, réfléchit, et repositionna la pierre noire sur la case d’où il l’avait déplacée au coup précédent. L’andat toussa de frustration et posa le menton sur ses poings serrés, les yeux rivés sur le plateau.
— C’est bizarre, dit Cehmai. À l’époque où j’étais à l’école – et où je ne portais pas encore les robes noires –, un pigeon s’était installé dans la chambre de ma cohorte. Une bestiole vraiment désagréable. Elle passait ses journées à voler au-dessus de nous et à laisser tomber des plumes et des chiures partout, mais chaque fois qu’on la mettait dehors, elle trouvait le moyen de revenir. Puis un beau jour, un des garçons a eu la main heureuse. Il a balancé sa botte sur le pauvre oiseau et il lui a brisé une aile. Nous avons tout de suite su que nous allions devoir le tuer. Même s’il n’avait été qu’une source de gêne et de saleté, ça a quand même été difficile de lui tordre le cou.
— C’est vous qui vous en êtes chargé ? demanda Maati.
Cehmai prit une pose de confirmation.
— Cet événement me rappelle un peu la période que nous traversons, expliqua le jeune poète. Et elle ne devrait vraiment pas me plaire, si nous allons devoir procéder de la même façon.
L’andat leva les yeux du plateau.
— Est-ce qu’il vous arrive parfois de vous rendre compte à quel point vous pouvez être arrogants ? interrogea-t-il, ses énormes mains formant une pose de questionnement presque accusatrice. Vous parlez de massacrer une nation tout entière. De centaines d’innocents qui vont mourir, de terres soudain infertiles, de montagnes aplanies que la mer ensevelira comme une couverture. Et vous vous apitoyez sur vous-même parce que vous avez dû tordre le cou à un oiseau dans votre enfance ? Comment peut-on avoir des sentiments aussi délicats et aussi froids à la fois ?
— C’est à toi, répliqua Cehmai.
Pierre-Rendue-Tendre poussa un soupir théâtral – il n’avait pas besoin de respirer, si bien que chacune de ses expirations était une forme de commentaire – et s’intéressa de nouveau à la partie. Elle était pratiquement terminée. L’andat avait perdu, comme d’habitude, mais lui et Cehmai joueraient tout de même le dernier coup qui mettrait fin à l’humiliation rituelle.
— Nous partons pour le Nord, informa Cehmai tandis qu’il remettait les pierres noires dans leur boîte. Les Radaani veulent que j’aille sonder une nouvelle veine là-bas. Les ingénieurs affirment que la structure ne s’effondrera pas, mais ces montagnes sont une vraie dentelle. Je ne pense pas que ça pourrait marcher.
— Huit générations, ça fait beaucoup, accorda Maati. Avec ou sans notre intervention, ces mines seraient le labyrinthe que nous connaissons.
— Je redoute le jour où il y aura un tremblement de terre, lança Cehmai avant de se lever en s’étirant. À la première secousse, la moitié de ces montagnes tombera, j’en mettrais ma main à couper.
— J’imagine qu’il faudra creuser durant des mois pour sortir les corps, après ça, ajouta Maati.
— Pas forcément, intervint l’andat. (Sa voix était redevenue placide, maintenant que la partie était terminée.) En l’adoucissant assez, les cadavres remonteraient à la surface. En rendant la roche aussi fluide que de l’eau, n’importe quoi peut flotter dessus. Essayez de vous représenter la scène… un champ entier de pierres plates comme un lac, avec des chiens des mines et des hommes qui surgiraient comme des bulles.
— Quelle agréable pensée ! fit Cehmai, gentiment sarcastique. Et moi qui me demandais pourquoi on ne nous invite pas plus souvent dans des dîners. Et vous, Maati-kvo ? Quel est votre programme ?
— J’ai de quoi faire à la bibliothèque. Je voudrais commencer à ranger un peu cet endroit. Si jamais le Dai-kvo me rappelle auprès de lui…
— Ce qu’il va faire, interrompit Cehmai. J’en mettrais ma main à couper.
— Si jamais il le fait, j’aimerais laisser l’endroit dans un état impeccable. Pour que tout le monde puisse comprendre le système de classification au premier coup d’œil. Baarath avait fait de ce lieu un véritable puzzle. Il m’a fallu trois ans pour commencer à m’y retrouver, et même après ça, j’ai dû ranger certaines parties livre par livre et inventer mes propres classements.
— En fait, je dirais qu’il voyait les choses différemment, intervint Cehmai. Il voulait que la bibliothèque soit un endroit où enterrer des secrets, pas un lieu qui les dévoilerait. Je crois que c’était sa façon à lui de se donner de l’importance. Ce que je ne peux pas tellement lui reprocher.
— Non, en effet, accorda Maati.
Les poètes et l’andat empruntèrent le sentier boisé qui menait aux palais du Khai. Les tours en pierre de Machi dominaient la cité, iridescentes dans la lumière du matin malgré la fumée des forges qui s’élevait du quartier des ferronniers, au sud. Maati accompagna Cehmai et Pierre-Rendue-Tendre jusqu’à l’enceinte de la Maison Radaani, où une litière et des ânes les attendaient. Les deux poètes s’adressèrent les poses d’au revoir, puis l’andat et Maati se saluèrent avant que ce dernier aille s’asseoir sur les marches pour regarder ses compagnons s’éloigner vers le nord.
Depuis que lui-même, Otah et Liat avaient mis Cehmai dans la confidence, Maati n’avait plus la tête à travailler. Les piles de livres, les étagères et les couloirs pourtant familiers de la bibliothèque ne lui apportaient plus aucun réconfort. Les chants des esclaves dans les jardins captaient son attention dès la première phrase de leurs mélodies. Il s’était aperçu qu’il lui arrivait même de partir en quête de nourriture alors qu’il n’avait pas faim, ou de vin quand il n’avait pas soif. Il arpentait les rues de la cité et les allées qui menaient aux palais plus souvent qu’il se souvenait l’avoir jamais fait malgré ses genoux douloureux, et se levait sans s’en rendre compte pour faire les cent pas dans ses appartements. Agité. Il était devenu agité.
Entre autres parce que Liat et Nayiit résidaient à Machi. Aux palais. Ce qui signifiait qu’il pouvait aller les trouver, les inviter à manger, ou bavarder avec lui quand il le voulait. Avec Nayiit, qu’il n’avait pas revu depuis l’époque où le garçonnet n’avait même pas l’âge du petit Danat. Liat, à propos de qui il avait dit un jour qu’il lui manquerait une partie de lui-même s’il ne sentait plus son souffle ni son corps contre le sien. Et voilà qu’ils étaient là. Enfin.
Et il y avait la réponse du Dai-kvo également, à propos de son propre travail et des informations de Liat concernant les Galts. Mais, des deux, il trouvait le problème galtique moins important. Les arguments de son ancienne compagne l’avaient convaincu qu’il y avait un poète corrompu, mais à la vérité les chances que ce dernier réussisse une nouvelle contrainte semblaient bien minces. Là-bas, au beau milieu de la Galt, sans ouvrages de référence, sans le Dai-kvo ni ses autres confrères pour l’aider à affiner toutes les nuances de son œuvre, le plus vraisemblable était que l’homme ferait une tentative, échouerait, et connaîtrait une mort atroce. Le problème se réglerait donc de lui-même. Pour peu que le Dai-kvo choisisse de suivre le point de vue de Liat et de lâcher les andats sur les Galts, les chances qu’une tragédie s’abatte sur les cités du Khaiem étaient encore moins grandes.
Non, son malaise provenait davantage de la perspective de son propre succès. Cela faisait si longtemps qu’il vivait dans l’échec que l’idée de réussir le perturbait. Il savait que son cœur aurait dû chanter de joie, qu’il aurait dû se sentir ivre de fierté.
Et pourtant, il marchait dans l’obscurité, le ventre noué par la rage, quand il n’ouvrait pas les yeux dans sa chambre, la chandelle à moitié consumée, pour fixer la moustiquaire suspendue au-dessus de son lit qui se balançait imperceptiblement sous les courants d’air. Les objets de sa colère changeaient : une nuit, il se réveillerait, une liste des souffrances que Liat lui avait infligées en tête ; la suivante, avec la conviction qu’Otah et le Dai-kvo ne le respectaient pas. À l’aube, l’accès passerait, tel un songe, les griefs qui l’avaient hanté dans la pénombre aussi ténus que de l’étamine en pleine lumière.
Et cependant, il était agité.
Il traversa lentement les palais et s’engouffra dans la cité elle-même. Les rues aux pavés noirs étaient noires de monde. Des charrettes chargées de légumes et de premières baies de l’année remontaient des villes basses vers les marchés situés au centre de la cité. Des agneaux attachés à de solides cordes en chanvre trottaient, pauvres ignorants, vers les stalles des bouchers. Où que Maati aille, un chemin s’ouvrait chaque fois devant lui, les gens lui adressant des poses de respect et de bienvenue qu’il leur retournait malgré lui. Il s’arrêta à l’étal d’un marchand et acheta une portion de bœuf au poivre et aux oignons doux enveloppée dans du papier paraffiné. Le jeune vendeur refusa les mesures de cuivre qu’il lui tendit. Un autre de ces petits agréments auxquels le poète surnuméraire de Machi avait droit. Maati esquissa une pose de remerciement maladroite avec sa main libre.
Les tours de la cité semblaient caresser les nuages les plus bas. Cela faisait des années que Maati n’était pas monté en haut de l’une d’elles. Il se rappela la plate-forme qui se balançait, les chaînes grosses comme le bras, qui cliquetaient contre les pierres au fur et à mesure de son ascension. Si haut au-dessus de la ville, il avait eu la sensation de se trouver au sommet d’une montagne – la vallée en contrebas tellement vaste que pendant un instant il avait même cru contempler un océan. Ce n’était pas l’exacte vérité, mais l’impression qu’il avait néanmoins eue. Tandis qu’il observait toujours les tours, il se souvint de ce que Cehmai avait dit : s’il devait y avoir un tremblement de terre, elles tomberaient sans aucun doute. Pendant un moment, il imagina une pluie mortelle de pierres en train de rouler. Les immenses piles de décombres effondrés resteraient là où elles se seraient écroulées, tels les cadavres de géants.
Il se secoua, tentant de repousser ces idées noires, et prit le chemin des palais. Alors qu’il marchait d’un pas lourd vers la bibliothèque, il se demanda où Nayiit pouvait bien se trouver. Il avait vu le garçon – un homme en âge d’être lui-même père, mais que Maati considérait toujours comme un enfant – à plusieurs reprises depuis son arrivée. À des dîners, des bals, des rencontres officielles. Ils n’avaient pas encore eu de véritable conversation de père à fils. Maati ne savait pas s’il le souhaitait vraiment, ou si l’évocation de ce qui aurait pu avoir lieu les mettrait trop mal à l’aise, Nayiit et lui. Peut-être pouvait-il partir à sa recherche pour lui faire visiter la cité durant la journée ? Ou les tunnels ? Certaines maisons de thé étaient encore ouvertes là-bas, dans les quartiers d’hiver. Le genre d’endroit que seule une personne du coin connaissait. Peut-être cela amuserait-il le petit de s’y rendre ?…
En haut du chemin qui descendait en courbe vers la bibliothèque, Maati s’arrêta soudain. Deux silhouettes étaient assises sur les grandes marches en pierre. Aucune n’était celle de Nayiit. La plus âgée des deux femmes, et la plus ronde, portait des robes vert écume brodées de jaune. La chevelure de Liat était aussi sombre qu’à l’époque où, jeune fille, elle s’était installée à côté de lui dans une charrette qui les avait emmenés loin de Saraykeht. Elle avait toujours cette façon unique d’incliner la tête lorsqu’elle s’adressait à quelqu’un avec qui elle souhaitait se montrer particulièrement aimable.
La moins âgée semblait malingre et jeunette à côté d’elle. Ses robes étaient bleu profond et surpiquées de blanc. Eiah portait ses cheveux relevés et retenus par de grosses épingles en argent que le poète voyait scintiller de là où il se tenait. La jeune fille le vit la première et leva aussitôt un bras rose et gracile pour lui faire signe de venir. S’il n’avait pas pris autant de ventre au cours des derniers jours, il aurait couru vers elle.
— Nous vous avons attendu, fit Eiah à son approche, le ton accusateur.
Liat le regarda, visiblement amusée.
— J’ai été dire au revoir à Cehmai avant son départ, expliqua Maati. Il est parti pour les mines Radaani, dans le Nord. Un nouveau filon, je crois. Ensuite, je suis passé par le chemin le plus long pour rentrer. Si j’avais su que vous étiez là, je me serais dépêché.
Eiah réfléchit à ce qu’elle venait d’entendre, puis, sans un mot ni le moindre geste, elle accepta ses excuses.
— Nous discutions mariage, expliqua Liat.
— Est-ce que vous saviez que Liat-cha n’a jamais épousé personne ? Pourtant, Nayiit est bien son fils. Elle a eu un enfant, mais elle ne s’est jamais mariée.
— Eh bien, c’est que les deux choses ne sont pas forcément liées, voyez-vous, commença Maati.
Mais Eiah roula soudain des yeux. Il prit aussitôt une pose pour retirer ce qu’il venait de dire.
— Eiah-cha et moi avions l’intention de nous rendre aux jardins hauts. J’ai emporté du pain et du fromage. Nous avons pensé que vous aimeriez peut-être vous joindre à nous.
— Vous avez déjà mangé, fit Eiah en pointant du doigt le papier paraffiné dans la main du poète.
— Ça ? fit Maati. Non, j’allais le donner aux pigeons. Accordez-moi juste un instant, le temps que je prenne un pot de vin et deux bols…
— Je suis assez grande pour boire de l’alcool, intervint Eiah.
— Trois bols, dans ce cas, fit Maati. Je ne serai pas long.
Il pénétra dans ses appartements, soudain très soulagé. Il n’était plus question de passer l’après-midi au milieu de vieux parchemins, de manuscrits anciens, de livres et de cartes fragiles. Il venait d’échapper à ce programme. Il jeta le papier gras avec le restant d’oignons dans un endroit que les serviteurs nettoieraient, prit un pot de vin en faïence épaisse sur une étagère, et fourra trois petits bols dans sa manche. Alors qu’il retournait vers les marches, lorsqu’il fut certain que personne ne le verrait, il se mit à courir.
La toux de Danat était revenue.
Otah avait joué au Khai Machi toute la journée. Il avait passé en revue les préparatifs de la Grande Audience qu’il aurait déjà dû tenir depuis longtemps ; il y avait eu la lettre furieuse du Khai Tan-Sadar qui demandait les raisons pour lesquelles Otah avait décidé de ne pas prendre sa plus jeune fille pour épouse, et à laquelle il avait répondu avec tout l’aplomb dont il avait été capable. Son Maître des pierres – qui était chargé de gérer les comptes de la cité – s’était aperçu que deux des formes qui servaient à frapper les longueurs d’argent avaient été falsifiées et était venu faire part à son souverain des progrès de l’enquête ; la veuve d’Adaiit Kamau sollicitait une audience – elle recommençait à dire que son mari avait été assassiné et réclamait justice en son nom ; les prêtres avaient besoin d’argent pour le temple et pour la procession des bêtes ; un jeune auteur dramatique, le fils d’Oiad How de la Maison How, avait écrit un poème épique en l’honneur du Khai Machi et demandait l’autorisation d’en donner une représentation – l’autorisation, et des financements ; les porte-parole des ferblantiers avaient revendiqué par pétition une meilleure répartition du charbon après que les ouvriers du fer en avaient reçu davantage que ce qui leur revenait. Ces derniers quant à eux avaient expliqué qu’ils travaillaient le fer, pas – ricanant et souriant comme si Otah comprendrait – le fer-blanc. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le souverain ait vraiment été tenté d’attraper un domestique au vol, de le faire asseoir sur la chaise laquée de noir et de laisser la ville se débrouiller sans lui. Pour couronner le tout, en plus du poids de la cité et la chute imminente de la Galt sur ses épaules, il y avait cette chose contre laquelle il ne pouvait rien : la toux de Danat était revenue.
La lumière des bougies éclairait doucement la chambre d’enfants. Kiyan était installée sur le lit rehaussé et parlait à leur fils à voix basse. Toute la journée, on avait laissé deux grandes statues d’animaux en métal dans les cheminées pour les sortir à la nuit tombante. Lorsqu’il passa d’un pas rapide devant elles, Otah sentit leur chaleur. L’assistant du médecin – un homme jeune à la mine sérieuse – prit une pose de respect et quitta discrètement la pièce afin de laisser la famille seule.
Sitôt que son père s’approcha du lit, les yeux de Danat, à moitié clos, se tournèrent vers lui. Otah sourit.
— Je suis de nouveau malade, Papa-kya, murmura-t-il.
Il avait la voix basse et rugueuse ; le signe familier d’une journée difficile.
— Ne parle pas, mon doux, fit Kiyan en caressant le front de son fils du bout des doigts. Tu risques de recommencer à tousser.
— Oui, intervint Otah, qui s’assit en face de sa femme avant de prendre la main de Danat entre les siennes. C’est ce qu’on m’a dit. Mais tu as déjà été malade, et tu t’es toujours remis. Tu vas guérir cette fois encore. C’est mieux qu’un garçon soit un peu souffrant tant qu’il est jeune. Comme ça, il se débarrasse des mauvais moments à passer, ce qui fait qu’ensuite il peut devenir un vieillard fort.
— S’il vous plaît, racontez-moi une histoire, supplia Danat.
Otah inspira, le temps de réfléchir et d’en trouver une qui conviendrait à un enfant. Il se demanda s’il avait lui-même séjourné dans cette chambre jadis, ou dans une autre du même genre. Il y était venu, lorsqu’il avait l’âge de Danat. Quelqu’un s’était occupé de lui un jour qu’il avait été malade, et cette personne avait raconté des histoires pour le distraire. Mais les événements de sa vie avant qu’on l’ait renié et envoyé à l’École formaient un brouillard de souvenirs à moitié authentiques et à moitié rêvés.
— Papa-kya est exténué, mon chéri, fit Kyan. Mais Maman va te lire…
— Non ! hurla Danat, le visage tendu – les lèvres crispées, le front bas et blême. Je veux que ce soit Papa-kya…
— Laisse, intervint Otah. Je ne suis pas fatigué au point de ne pas pouvoir raconter une histoire à mon garçon.
Kiyan lui sourit, le regard à la fois amusé et contrit. Je cherchais seulement à t’épargner.
— Autrefois, bien avant l’Empire, à l’époque où le monde était tout neuf, commença Otah. (Il s’interrompit.) Oui, voilà, c’est ça. Autrefois, il y avait un bouc…
Le bouc – qui par un heureux hasard s’appelait également Danat – partit à la rencontre d’une multitude de créatures magiques avec qui il eut de longues et tortueuses conversations sans sujet ni fin très clairs, jusqu’à ce qu’Otah voie les yeux de son fils se fermer et entende sa respiration devenir sereine et profonde. Kiyan se leva et souffla discrètement les chandelles, celle de nuit exceptée. Une odeur de mèche brûlée s’éleva dans la pièce. Otah lâcha la main du petit et tira doucement la moustiquaire autour du lit. Dans la pénombre, les paupières de Danat parurent plus sombres, comme maculées de khôl, sa peau, aussi lisse et blême que de la coquille d’œuf. Kiyan effleura l’épaule de son époux et, du regard, lui désigna la porte. Puis, la main dans la main, le couple gagna le couloir.
L’assistant du médecin était assis sur un tabouret bas, un bol de riz au poisson entre les mains.
— Je vais rester ici cette nuit, Excellence, assura le jeune homme à son souverain planté devant lui. Mon maître pense que le petit devrait dormir d’un sommeil de plomb, mais au cas où il se réveillerait, je serai là.
Otah prit une pause pour lui exprimer sa gratitude – un geste d’une grande humilité de la part d’un Khai à l’égard d’un serviteur, même si ce dernier était particulièrement qualifié – à laquelle l’assistant-médecin répondit par une profonde révérence. Le trajet qui séparait les époux de leurs appartements était court – emprunter un couloir, monter une volée de marches en marbre serties d’argent, puis, une fois en haut, la multitude de leurs domestiques attitrés. Le repas du soir avait déjà été dressé – de la caille avec un nappage de graisse de porc et de miel, du pain blanc avec du beurre aux herbes, de la truite fraîche, des pommes glacées. Davantage de nourriture que deux personnes pourraient jamais avaler.
— Le mal n’est pas dans la poitrine, fit Kiyan en soulevant un morceau de poisson pâle des arêtes fines et translucides. Il a toujours assez bonne mine. Ses lèvres ne deviennent jamais bleues. Le médecin n’entend aucun bruit d’eau lorsqu’il respire, et il arrive à remplir d’air une vessie de porc autant que moi.
— Est-ce que ça veut dire que c’est positif ? demanda Otah. Il ne peut pas traverser une pièce en courant sans se mettre à tousser au point d’avoir mal à la tête.
— Écoute, c’est toujours mieux que la première hypothèse, assura Kiyan. Ils ne comprennent pas ce qu’il a. Ils lui donnent des infusions pour qu’il dorme en espérant que son corps parviendra à se soigner tout seul.
— Ça dure depuis trop longtemps. Ça fait plus d’un an qu’il n’a plus été vraiment bien.
— Je sais, admit Kiyan, la fatigue dans sa voix comme en réponse à la frustration d’Otah. Sincèrement, mon amour, je ne me voile pas la face.
— Je suis désolé, Kiyan-kya. C’est juste que…
Il secoua la tête.
— Que c’est dur de se sentir impuissant ? demanda-t-elle avec douceur.
Otah opina. Son épouse poussa un soupir discret pour compatir à sa douleur.
— Un bouc ?
— Je n’ai rien trouvé de mieux sur le moment.
Après le repas, après qu’on leur avait lavé les mains dans des bols en argent et que le Khai avait supporté un autre changement de robes, Kiyan l’embrassa et se retira dans ses appartements. Otah quitta les palais sans son escorte personnelle, puis il prit la route ouest qui menait à la bibliothèque. Alors que le soleil avait depuis longtemps disparu derrière les montagnes, le ciel était encore gris clair, les nuages teintés de rose et d’or. Le printemps céderait bientôt la place à l’été, aux journées interminables et aux nuits courtes. Pour l’heure, la saison n’était pas très avancée, si bien que des lanternes brillaient toujours aux fenêtres. À l’est, les étoiles luisaient tandis que la lune se levait. La bibliothèque était plongée dans l’obscurité, mais des chandelles éclairaient l’appartement de Maati. Otah emprunta le sentier qui y conduisait.
Des voix lui parvinrent, ou des rires plus exactement. Ceux d’un homme et d’une femme, tous deux familiers. Ils étaient assis sur des chaises que l’on avait approchées. Dans la lumière jaune des bougies, les joues de Maati paraissaient roses. Des mèches de cheveux s’étaient échappées du chignon de Liat et tombaient en travers de ses sourcils jusque dans le creux de son cou. Une odeur d’épices et de vin chaud régnait dans la pièce. Eiah était étendue sur une banquette, son bras frêle posé sur ses yeux. Lorsque ceux de Liat s’arrondirent à la vue d’Otah, Maati se tourna aussitôt vers la porte pour voir ce qui l’avait alarmée.
— Otah-kvo ! lança-t-il en faisant signe au Khai d’entrer. Entrez, entrez. C’est ma faute. Je n’ai pas fait attention ; votre fille est restée ici trop longtemps. J’aurais dû lui dire de partir depuis belle lurette. Je n’ai pas réfléchi.
— Pas du tout, fit Otah en pénétrant à l’intérieur. En fait, je suis venu vous demander de l’aide.
Maati lui adressa une pose de questionnement, les mains légèrement tremblantes. Liat dut réprimer un petit rire nerveux. Ils semblaient avoir bien bu, tous les deux. Un bol de vin chaud était en équilibre sur le bord du brasero auquel une tasse de service en argent était accrochée. Lorsqu’Otah jeta un coup d’œil dans sa direction, Maati lui fit signe de faire comme chez lui. Aucun bol n’étant disponible, le Khai prit la tasse.
— Que puis-je faire pour vous, Excellence ? questionna le poète, un sourire amical aux lèvres.
— J’aurais besoin d’un livre. D’un ouvrage avec des histoires pour enfants. Des fables, ou des épopées amusantes. Des contes, s’ils ne sont pas trop compliqués. Danat m’a demandé de lui en raconter, mais je n’en connais aucune, à vrai dire.
Liat gloussa et secoua la tête, mais Maati opina pour signifier qu’il comprenait. Otah s’assit à côté de sa fille endormie tandis que le poète réfléchissait. Le vin était riche et épais, les épices à elles seules auraient suffi à rendre ivre.
— Que pensez-vous de celle qui s’intitule « La danseuse de la cour » ? suggéra Liat. Vous savez, celle qui raconte l’histoire de ce garçon moitié baktan qui sert d’agent à l’Empereur.
Maati fit la moue.
— Certains passages sont un peu violents, commenta le poète.
— Danat est un garçon. Il va les adorer. Et je te rappelle que tu l’as lue à Nayiit et que ça ne l’a pas traumatisé, fit Liat. Je pense à celle-là, et à celles du livre vert. À une en particulier, celle qui est en fait une allégorie politique, où les gens se changent en lumière et disparaissent dans le sol…
— « Les songes du chasseur de soie », intervint Maati. Oui, c’est une idée. J’en ai une version, je devrais la retrouver facilement. En revanche, Otah-kvo, ne lui racontez pas celle avec le crocodile. Nayiit-kya n’a pas dormi plusieurs nuits de suite après l’avoir entendue.
— Je m’en remets en vous, assura Otah.
— Attendez, lança le poète avant de se lever en gémissant. Vous deux, restez là. Je n’en ai pas pour longtemps.
Un silence gêné retomba sur la pièce. Otah se tourna pour contempler le visage paisible d’Eiah tandis que Liat s’avançait sur sa chaise.
— Elle est vraiment adorable, fit-elle doucement. Nous avons passé la journée ensemble, tous les trois. J’aurais cru qu’elle serait la plus vaillante et pourtant, c’est nous qui veillons tard, n’est-ce pas ?
— Elle est encore un peu jeune, elle ne supporte pas bien le vin, commenta Otah.
— Nous ne lui en avons pas donné, assura Liat avant de glousser. Enfin, pas assez.
— Si la pire bêtise qu’elle puisse faire consiste à s’éclipser pour aller boire avec vous deux, alors je serais le plus chanceux des pères, affirma Otah.
Comme si elle l’avait entendu, Eiah soupira dans son sommeil et se retourna, la tête enfouie dans les coussins.
— Elle ressemble à sa mère, reprit Liat. Elle a sa forme de visage. Mais ses yeux ont la même couleur que les tiens. Elle va être superbe. Elle devrait briser plus d’un cœur. Mais j’imagine que c’est ce que font tous les enfants. Ils piétinent nos cœurs, si ce n’est pas ceux des autres.
Otah regarda son ancienne compagne. L’expression sur le visage de Liat s’était assombrie, la lumière de la lanterne convergeant sur les courbes de ses joues. L’époque où Otah l’avait rencontrée lui paraissait tellement lointaine. Elle avait alors seulement quatre saisons de plus qu’Eiah, et il était lui-même plus jeune que Nayiit. Des bébés, pour ainsi dire, trop immatures pour savoir ce qu’ils faisaient et combien l’équilibre du monde était précaire, en réalité, même s’ils n’avaient pas perçu les choses sous cet angle, alors. Mais Otah se souvenait de tout, et avec une terrible précision.
— Tu penses à Saraykeht, fit-elle.
— Ça se voit tant que ça ?
— Oui. Qu’est-ce que tu leur as dit ? À propos de ce qui s’est passé là-bas ?
— Kiyan sait tout à propos de Saraykeht. Et d’autres détails encore.
— Est-ce qu’ils sont au courant de la façon dont Stérile a réussi à se libérer ? Et comment Heshai-kvo a été assassiné ?
Pendant un instant, il eut presque la nausée ; Otah se revit dans la pièce crasseuse, sentit la puanteur de la boue et celle, brute, des eaux usées dans la contre-allée. Il se remémora la douleur dans ses bras, la lutte qu’il avait dû mener tandis que le vieux poète cherchait à respirer, la corde lacérant la peau de sa gorge. Cela avait paru la meilleure chose à faire, à l’époque. Même Heshai en était convenu. L’andat, Stérile, avait été trouver Otah avec un plan : aider Heshai à se suicider – parce que, sur bien des points, cela avait vraiment ressemblé à un suicide – et sauver Liat. Et Maati. Sans compter les centaines de bébés galtiques qui resteraient au chaud dans le ventre de leur mère, si le pouvoir de l’andat devait ne jamais se retourner contre eux.
Otah se demanda à quel moment les choses avaient changé. Depuis quand il avait cessé d’être quelqu’un qui avait tué un homme de bien afin de protéger des innocents, et depuis quand il envisageait de massacrer une nation tout entière pour épargner la sienne. Sans doute depuis la première fois où il avait vu Eiah se tortiller contre la poitrine de Kiyan.
— Est-ce que tu le sais, toi ? demanda Otah. Comment nous en sommes arrivés là, je veux dire.
— Je n’ai que des hypothèses, répondit Liat. Si jamais tu souhaitais les entendre…
— Merci, interrompit Otah en soupirant, mais il vaut mieux laisser ces vieilles histoires où elles sont. Elles appartiennent au passé, et nous ne pouvons pas revenir en arrière, de toutes les façons.
— Tu as sans doute raison.
— Nous allons devoir parler de Nayiit. Pas maintenant. Pas en présence de…
Il désigna la jeune fille endormie de la tête.
— Je comprends, assura Liat avant de repousser une mèche de cheveux de devant ses yeux. Je ne cherche à faire de tort à personne, ’Tani. Jamais je ne ferais de mal à toi ou à ta famille. Je ne suis pas venue… je ne serais jamais venue ici si j’avais pu faire autrement.
La porte qui s’ouvrit laissa pénétrer un courant d’air frais, et Maati, triomphant, debout dans l’encadrement, un petit livre relié de soie bleue brandi comme un trophée de guerre.
— Je l’ai retrouvé, ce saligaud ! lança-t-il avant de se diriger vers Otah pour le lui remettre, le bras tendu comme une épée. Pour vous, Excellence ; et votre fils.
Derrière l’épaule de Maati, Otah vit Liat détourner le regard. Le Khai se contenta de prendre le recueil, esquissa une pose de remerciement, puis se retourna et secoua doucement Eiah. La jeune fille fronça les sourcils en grognant.
— Il est temps de rentrer à la maison, Eiah-kya, lui murmura son père. Viens, lève-toi.
— J’suis réveillée, protesta-t-elle à peine avant de se frotter les yeux du revers de la main et de se mettre debout.
Après avoir salué leurs compagnons, Otah entraîna la petite dehors et referma la porte des appartements de Maati derrière eux. La nuit s’était rafraîchie. Les étoiles avaient envahi le ciel, telle une armée conquérante. Otah passa le bras autour de sa fille qui le prit par la taille. Elle s’appuya un peu plus contre lui à mesure qu’ils marchèrent. Les fleurs nocturnes exhalaient une odeur aussi douce que celle de la pluie. Lorsque l’entrée du Premier Palais fut en vue, Eiah parla, la voix encore lourde de sommeil.
— Nayiit-cha est de vous, n’est-ce pas, Papa-kya ?
La lumière pâle de la lune réveilla Liat ; la chandelle de nuit avait dû se consumer, à moins qu’ils aient oublié de l’allumer. Elle ne s’en souvenait pas. À ses côtés, Maati marmonnait en dormant, comme il l’avait toujours fait. Liat sourit en regardant le profil flou sur l’oreiller près du sien. Il semblait plus jeune lorsqu’il était assoupi, les lignes autour de ses lèvres plus douces, la tempête de ses sourcils, apaisée. Elle se retint de lui caresser la joue de crainte de le réveiller. Elle avait eu d’autres amants au cours des années, après qu’elle était retournée vivre à Saraykeht. Une demi-douzaine environ, des hommes qu’elle avait tous trouvés d’une compagnie agréable, et dont elle se souvenait avec tendresse. Chacun d’entre eux.
Parfois, il lui arrivait de se dire qu’elle avait renversé la façon dont les femmes de son âge étaient censées aimer. Les aventures papillonnantes, qui vous entraînent de bras en bras sans jamais en prendre aucune au sérieux, étaient généralement l’apanage des personnes moins vieilles qu’elle. Si elle avait considéré ces idylles passagères comme une jeune fille, elle aurait certainement trouvé leur nouveauté excitante et n’aurait pas eu le recul nécessaire pour voir à quel point elles étaient creuses. Mais Liat avait déjà eu le cœur brisé deux fois avant ses vingt étés. Si ces amours-là étaient sortis de sa vie – même celui qui dormait près d’elle –, leur souvenir demeurait intact, en revanche. Jadis, elle pensait que la vie ne vaudrait rien sans un homme qui l’aimerait à ses côtés. Un amant important et beau, qu’elle aurait sauvé grâce à ses conseils discrets.
Mais elle était une autre femme, à cette époque. Qui exactement, se demanda-t-elle, était-elle devenue depuis lors ?
Elle se leva doucement, écarta la moustiquaire et posa les pieds sur le sol froid. À tâtons, elle trouva sa robe du dessus et s’enroula dedans. Elle pourrait toujours réclamer ses sandales et ses robes du dessous au matin. Pour l’heure, elle ne désirait qu’une chose : retrouver son lit, et des coussins moins chargés de souvenirs.
Elle fit coulisser la porte et la referma derrière elle. Si loin au nord, sans l’océan pour retenir la chaleur du jour, les nuits étaient froides, même au milieu du printemps. Liat sentit la chair de poule gagner ses bras, ses jambes, son ventre, puis ses seins tandis qu’elle trottinait le long du chemin large et sombre qui menait aux appartements qu’Itani, ou Otah, ou le Khai Machi, leur avait attribués, à elle et à son fils.
Plus d’une semaine avait passé depuis qu’il était venu chez Maati chercher un recueil d’histoires ainsi qu’une fille pas encore tout à fait sortie de l’enfance, et de repartir en laissant derrière lui un sentiment de gêne persistant. Liat ne lui avait plus reparlé, terrifiée par la perspective de la conversation qu’ils devaient avoir et qui lui nouait l’estomac. Plus Nayiit avait grandi, plus elle n’avait vu que lui. Même lorsque les gens lui avaient certifié qu’il avait les yeux de sa mère, sa bouche, sa façon de soupirer, elle ne l’avait jamais perçu. Peut-être les ressemblances devenaient-elles invisibles dès lors qu’une mère et un fils étaient trop proches ? Peut-être se banalisaient-elles ? Elle aurait reconnu que les traits de Nayiit rappelaient ceux de son père. Mais Liat avait seulement compris à quel point elle avait eu tort de le laisser l’accompagner lorsqu’elle les avait vus ensemble, lui et Otah, ainsi que l’expression évidente, simple et puissante sur le visage de Kiyan.
Puis elle s’était rendu compte qu’elle ne pouvait rien y changer. Elle avait d’abord pensé renvoyer son fils, le cacher comme un enfant attrapé avec un bonbon volé camouflerait l’objet de son larcin dans sa manche, comme si le fait de le dissimuler permettrait que tous l’oublient. Mais l’expérience des années passées à diriger sa maison lui avait recommandé de ne pas le faire. La situation était comme elle était. Les cachotteries ne feraient que mettre le Khai sur ses gardes ; son malaise entraînerait même la mort de Nayiit peut-être. Tant qu’il serait en vie, il représenterait une menace pour Danat. Liat avait assez de maturité pour deviner qu’un bébé que l’on avait serré dans ses bras à son premier cri compterait toujours davantage qu’un homme adulte. Si Otah devait se prononcer un jour, Liat ne se faisait aucune illusion quant à son choix.
À tel point qu’elle se préparait ; elle réfléchissait à ses arguments et à ses stratégies de négociation en se disant que tout finirait bien. Ils étaient tous unis contre les Galts. Il n’y aurait à prendre aucune décision de ce genre. Elle passait son temps à se le répéter.
Lorsqu’elle arriva dans ses appartements, elle ne trouva pas de bougie allumée, mais un feu brûlant dans la cheminée ; du vieux pin plein de sève faisait des bulles, sifflait et chargeait l’air d’une senteur puissante. Sitôt qu’elle entra, son fils quitta les flammes des yeux et arbora une pose de bienvenue avant de désigner la banquette à côté de lui. Liat hésita un instant, sa gêne soudaine la surprenant elle-même, puis elle s’en remit à son sens de l’humour et alla rejoindre Nayiit. Il sentait le vin et la fumée. Ses robes étaient aussi ballantes que celles de sa mère.
— Tu as passé la soirée dans des maisons de thé, affirma Liat en tentant de ne pas laisser transparaître la moindre désapprobation dans son ton.
— Et vous avec mon père, répliqua-t-il.
— J’ai passé la soirée avec Maati, en effet, confirma Liat, comme en attestation, pas en rectification.
Nayiit se pencha en avant et attrapa une tige en fer avec laquelle il tisonna doucement les bûches embrasées. Des étincelles fusèrent avant de disparaître, telles des lucioles.
— Je n’ai pas réussi à aller le voir, confessa Nayiit. Ça fait des semaines que nous sommes là, et il n’est toujours pas venu me parler. Chaque fois que je me rends à la bibliothèque, soit il n’y est pas, soit il est avec vous. J’en arrive même à me demander si vous ne faites pas tout pour nous éloigner l’un de l’autre, lui et moi.
Liat haussa les sourcils et passa sa langue le long de ses dents, interrogeant le goût de cuivre qu’elle avait dans la bouche, réfléchissant à ce que sa présence signifiait. Elle toussota.
— Tu n’as pas tort, finit-elle par dire. Je ne me sens pas encore prête. Maati n’est plus celui qu’il était autrefois.
— Alors au lieu de nous laisser nous rencontrer et de voir ce qui pourrait en sortir, vous avez préféré entamer une liaison avec lui pour accaparer tout son temps et toute son attention.
Il n’y avait eu aucune rancœur dans sa voix, uniquement de la tristesse et de l’amusement.
— La voie que vous avez prise ne me paraît pas très prudente, Mère.
— Eh bien, évidemment, présentée de cette façon… commenta Liat. Je voulais seulement mieux le connaître avant qu’il y ait la guerre. Je l’ai aimé, tu sais.
— Et aujourd’hui ?
— Toujours, je crois. Je l’aime encore, à ma façon, confia Liat, le ton contrit. Je suis consciente du fait que je ne suis pas ce qu’il veut dans la vie. Ou en tout cas pas la personne qu’il souhaiterait que je sois. Je doute l’avoir jamais été, d’ailleurs… Mais nous nous amusons bien ensemble. Et il y a des choses que nous pouvons nous dire que personne d’autre ne comprendrait. Nous, nous étions là-bas. Il est comme un petit garçon. Il a enduré tellement d’épreuves, tant de déceptions, et malgré ça, il a toujours en lui cette capacité à… à la joie. Cette possibilité. Je ne pourrais l’expliquer.
— Si je vous le demandais comme une faveur, me donneriez-vous la chance de le connaître, moi aussi ? On ne se battrait peut-être pas comme des chiens de combat si vous nous laissiez seuls dans la même pièce, vous savez. Et si jamais nous avions un différend, il ne concernerait que nous. Pas vous.
Liat entrouvrit la bouche, pour la refermer aussitôt en secouant la tête. Elle soupira.
— Bien sûr, fit-elle. Bien sûr. Je suis désolée. Je me suis comportée en vraie mère poule, et je m’en excuse, sincèrement, mais… je comprends bien qu’il ne s’agit pas d’un marché, que nous ne sommes pas en train de négocier, pas vraiment. Mais, Nayiit-kya, tu ne peux pas dire que tu n’as pas couché avec une autre femme depuis que nous sommes ici. Tu n’as pas voulu partir pour le Sud, même quand je t’ai demandé de le faire. Mon chéri, est-ce que les choses vont aussi mal chez toi ?
— Mal ? répéta-t-il en articulant lentement comme s’il goûtait le mot. Je ne sais pas. Non. Pas mal. Disons que ça ne se passe pas bien. Eh oui, je ne me suis pas montré d’une fidélité absolue. Mais croyez-vous vraiment que ma tendre épouse l’est ?
Liat retourna ses pensées dans sa tête, cherchant les propos justes, tentant de comprendre du mieux possible ce qu’il lui demandait, ce qu’il avait voulu exprimer par là. Tai n’avait pas vu le jour au meilleur moment, à l’évidence, mais il était un premier-né, et l’on ne décide pas de l’arrivée d’un enfant. Les entrailles des femmes n’ont pas été créées pour être sûres. Elle fit défiler ses souvenirs à la recherche de signes qu’elle aurait pu manquer, d’allusions remontant à l’époque où ils se trouvaient encore à Saraykeht et qui auraient soulevé des questions perfides ; puis, lentement, elle commença, sinon à comprendre, du moins à supposer.
— Tu penses qu’il n’est pas de toi, osa-t-elle. Tu crois que Tai est le fils d’un autre.
— Non, pas du tout, répondit Nayiit. C’est juste qu’on peut faire un enfant par amour autant que par colère. Ou par inattention. Ou simplement parce qu’on ne sait pas ce qui est le mieux. Un bébé ne prouve rien de la relation entre son père et sa mère, à part qu’ils ont connus quelques moments de tension.
— Ce n’est pas la faute du petit.
— Non, j’imagine que non, bien sûr, accorda Nayiit.
— Alors c’est pour ça que tu m’as accompagnée ? À Nantani, et puis ici dans le Nord ? Pour être loin d’eux ?
— Je suis venu parce que je le voulais. Parce que j’avais la possibilité de découvrir le monde, et que je ne savais pas quand je l’aurais de nouveau. Vous aviez besoin que quelqu’un porte vos bagages et vous protège des chiens sur la route. Et, entre autres choses, parce que je ne pouvais pas rester. Ensuite, quand j’ai appris que vous alliez le voir lui, Maati-cha… Comment vouliez-vous que je laisse passer une occasion pareille ? L’opportunité de retrouver mon père… Je me souviens de lui, vous savez. Vraiment. À l’époque où j’étais petit, je me rappelle d’un jour où nous nous trouvions tous les trois dans une cabane. Il y avait un réchaud en fer. Il pleuvait, et vous chantiez tandis qu’il me donnait le bain. Je ne pourrais pas dire à quand ces souvenirs remontent, je serais incapable de les dater. Mais je revois son visage.
— Tu le connaîtrais, si tu étais passé à la bibliothèque. Tu aurais eu l’occasion de découvrir qui il est.
Nayiit prit une pose affirmative en pinçant les lèvres, puis il gloussa avec un air contrit.
— Je ne sais pas ce que c’est que d’être père. Je ne peux que me baser sur…
— Nayiit-kya ? lança une voix depuis l’obscurité derrière eux. (Un timbre doux, féminin.) Est-ce que tout va bien ?
La jeune femme s’avança dans la lumière. Elle devait avoir vingt étés, ou vingt-deux peut-être. Elle avait enroulé les draps autour de sa taille, mais ses seins étaient nus, et ses cheveux en bataille.
— Jaaya-cha, je te présente ma mère. Mère, Jaaya Biavu.
La fille blêmit, puis devint écarlate. Elle tomba en pose de bienvenue sans même prendre le temps de se couvrir, les yeux rivés sur Nayiit. Un regard lourd d’humiliation et de mépris. Alors que son amant l’ignorait, Jaaya se retourna et s’éloigna avec raideur.
— Ce n’était pas très gentil, commenta Liat.
— Je ne crois pas que ce que nous faisons ensemble, elle et moi, soit de l’ordre de la gentillesse, répliqua-t-il. Je ne pense pas la revoir. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que je ne crois pas qu’elle voudra me revoir.
— Est-ce qu’elle a des relations politiques ? Parce que si jamais elle est d’une famille de l’utkhaiem…
— Non, elle n’a rien sous-entendu de tel, répondit Nayiit, le visage entre les mains.
Il était difficile de l’affirmer, avec les flammes pour seule lumière, mais Liat eut l’impression que le bout de ses oreilles rougissait.
— Je suppose que j’aurais mieux fait de lui poser la question, reconnut-il.
Il lutta pendant un moment, tenta de parler, mais ne le put. Alors que ses sourcils se fronçaient, Liat dut se retenir de tendre la main et de les caresser avec le pouce comme elle le faisait lorsqu’il était bébé.
— Je suis désolé, finit-il par dire. Vous me croyez, n’est-ce pas ?
— Désolé de quoi ? demanda-t-elle, la voix grave et sévère, comme s’il y avait eu une multitude de choses à propos desquelles il aurait pu l’être.
— De ne pas être un homme meilleur, avança-t-il.
Le feu craqua comme en commentaire. Liat prit la main de son fils, puis ils restèrent silencieux un long moment.
— Peu m’importe la façon dont tu gères ton mariage, Nayiit-cha. Mais si tu n’aimes pas ton épouse, alors quitte-la. Pareil si tu n’as pas confiance en elle. C’est à toi de voir. Les gens se mettent ensemble et se séparent. Ainsi va la vie. Mais le petit… Tu ne peux pas l’abandonner. Ce serait vraiment injuste.
— Maati-cha l’a bien fait, pourtant.
— Non, démentit Liat en lui serrant les mains un peu plus fort avant de les relâcher. C’est nous qui l’avons quitté.
Nayiit se tourna lentement vers sa mère en esquissant une pose pour lui demander confirmation de ce qu’elle venait de dire. Comme s’il avait été trop dangereux de prononcer ces mots.
— Je suis partie, articula Liat. Je t’ai emmené alors que tu n’étais encore qu’un bébé. C’est moi qui l’ai laissé.
Elle vit le choc de cette annonce traverser le visage de son fils, puis disparaître aussi vite qu’il était apparu. Nayiit devint grave, ses mains figées comme de la pierre, immobiles comme celles d’un homme qui ferait tout pour qu’elles ne bougent pas.
— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix profonde, bien que ténue.
— Oh, mon chéri. C’était il y a si longtemps. J’étais différente, à l’époque, fit-elle, sachant pertinemment que cette explication serait un peu courte. Je l’ai fait parce qu’il était à moitié là. Parce que je ne pouvais pas m’occuper de lui et de toi sans que personne prenne soin de moi.
— Vous avez pensé que ce serait mieux de vivre sans lui ?
— Oui, c’est ce que j’ai pensé. Je croyais me séparer de quelqu’un que j’avais déjà perdu. Et puis après, plus tard, quand je n’ai plus été aussi sûre de moi, je me suis persuadée que j’avais pris la bonne décision, juste pour pouvoir me dire que je ne m’étais pas trompée.
Même s’il tentait de le cacher, Nayiit était ébranlé. Elle le connaissait trop bien pour ne pas s’en rendre compte.
— Il n’était peut-être pas là, Nayiit, mais il ne t’a jamais laissé.
Comme une partie de moi ne l’a jamais quitté, pensa-t-elle. À quoi ma vie aurait-elle ressemblé si j’avais fait un autre choix ? Où en serions-nous tous aujourd’hui, si ce qu’il avait alors à m’offrir, et ce que j’avais à lui donner avait suffi ? Vivrions-nous toujours dans cette petite cabane dans la ville basse près du village du Dai-kvo ? Aurions-nous passé ces dernières années tous ensemble dans la bibliothèque, comme Maati l’a fait ?
Ces autres, ces fantômes, faisaient peut-être rêver, mais si elle les avait vraiment connus, personne n’aurait jamais entendu parler des manigances des Galts ni du poète disparu. Personne ne se serait rendu à Nantani. Petit Tai ne serait pas né, et elle n’aurait jamais revu Amat Kyaan. Quelqu’un d’autre aurait tenu la main de la vieille femme au moment de son agonie – quelqu’un d’autre, ou personne. Liat n’aurait pas repris la Maison Kyaan ni prouvé qu’elle était compétente au monde et à elle-même.
Cela avait simplement fait trop. Mais les changements, les différences étaient trop grands pour les considérer en termes de bien ou de mal. Le contexte qui était désormais le leur était trop particulier, le bon et le mauvais trop imbriqués pour en attendre une voie alternative. Et cependant, il aurait été faux de dire qu’elle n’éprouvait aucun regret.
— Maati t’aime, murmura-t-elle. Tu devrais aller le voir. Je ne m’interposerai plus. Mais avant ça tu devrais d’abord t’occuper de ton invitée. Calmer un peu les choses.
Nayiit opina avant de sourire. Ce même sourire charmant qu’elle avait bien connu à l’époque où elle était une jeune fille, mais sur d’autres lèvres. Nayiit parviendrait à enjôler son amante, il trouverait quelque chose de drôle et de gentil à dire qui permettrait de gommer toute douleur pour un temps. Il était le fils de son père. Le descendant du Khai Machi. Son aîné, condamné à la lutte fratricide pour la succession qui étendait son ombre sur chaque cité à chaque nouvelle génération. Elle se demanda jusqu’où Otah serait prêt à aller pour l’éviter, pour protéger Danat des plans de son ancienne compagne. Ils devaient absolument avoir cette conversation, et très vite. Peut-être devait-elle le retrouver sans plus attendre ?
Nayiit prit une pose de questionnement. Liat se ressaisit aussitôt afin de balayer son inquiétude.
— Je suis fatiguée, avança-t-elle. Je suis revenue jusqu’ici pour finir la nuit dans mon lit, et je ne suis toujours pas dedans. Je suis trop vieille désormais pour dormir dans les bras de mes amants. Ils ronflent, ils bougent et ils m’empêchent de fermer l’œil.
— Ça se passe vraiment comme ça, n’est-ce pas ? demanda Nayiit. Est-ce que ça s’arrange, d’après votre expérience ? Avec le temps, est-ce qu’on s’y habitue assez pour trouver le sommeil ?
— Je n’en sais rien, avoua Liat. Je n’ai jamais tenté l’aventure.
— Telle mère, tel fils, on dirait, lança Nayiit qui se levait.
Il se pencha et déposa un baiser au sommet du crâne de Liat avant de battre en retraite vers la pénombre.
Telle mère, tel fils.
Liat serra sa robe autour d’elle et s’assit près du feu comme si elle avait soudain eu froid.