7

Le bijoutier était un homme de petite taille, courtaud, mais large de carrure. À sa décharge, il semblait vraiment mal à l’aise. Il fallait du courage, se dit Otah tandis qu’il l’écoutait, pour porter une telle affaire devant un Khai. Il se demanda en détournant les yeux si d’autres souverains s’étaient jamais retrouvés dans ce genre de situation auparavant. Tout marchand devait se douter qu’il serait volé un jour. Et Eiah était la fille du Khai, après tout.

L’exposé terminé – qui avait paru prendre la moitié de la journée, alors que le commerçant n’avait eu qu’un moment –, Otah le remercia, ordonna qu’il soit payé, puis attendit, calme et imperturbable, que les domestiques et les courtisans sortent. Seuls les gens de sa suite personnelle restèrent, une demi-douzaine d’hommes et de femmes de l’utkhaiem dont la vie consistait à lui apporter un biscuit salé s’il en voulait un, ou une coupe d’eau au citron vert.

— Allez trouver Eiah et conduisez-la dans la chambre bleue. Faites-la escorter, si nécessaire.

— Par des gardes ? demanda le plus âgé des serviteurs.

— Non, n’en faites rien. Contentez-vous de l’amener ici. Mais assurez-vous qu’elle vient.

— Excellence, dit le domestique en pose d’acceptation.

Otah se leva et quitta la pièce sans lui répondre. Il traversa les grandes salles du palais, ignora le Maître des événements et ses papiers inutiles qui battaient l’air, ainsi que les poses d’obéissance et de respect qu’on lui adressait toujours où qu’il aille, seulement obnubilé par le fait de rejoindre Kiyan. Personne d’autre ne comptait en cet instant.

Il la trouva à l’office, debout à côté de la cuisinière en chef, un poulet mort entre les mains. Cette dernière, une femme d’au moins soixante étés qui avait été au service du père et du grand-père d’Otah, devint pâle sitôt qu’elle croisa le regard du Khai, qui se demanda un peu tard si aucun de ses prédécesseurs, illustre ou moins glorieux, s’était jamais rendu aux cuisines.

— Que se passe-t-il ? lança Kiyan sans prendre le temps de le saluer.

— Pas ici, répliqua Otah.

La souveraine hocha la tête, remit le volatile mort à la cuisinière et suivit son époux jusqu’à leurs appartements. Aussi calmement que possible, il lui rapporta ce que le marchand avait dit à l’audience : Eiah et deux de ses amies – Talit Radaani et Shoyen Pak – avaient fait un tour dans la boutique d’un bijoutier du quartier des orfèvres. Eiah avait volé une broche en émeraude et en perles. Le commerçant et son fils, qui s’en étaient rendu compte, étaient venus à la cour réclamer leur dû.

— Il s’est montré très courtois de bout en bout, ajouta Otah. Il a même avancé qu’il devait simplement s’agir d’une erreur. Qu’Eiah-cha, dans un moment d’étourderie propre aux jeunes filles de son âge, aura tout bonnement oublié d’arranger le paiement. Qu’il était désolé de me déranger pour ça, mais qu’il n’était pas sûr d’avoir bien compris qui il devait aller voir pour son règlement, et ainsi de suite… Bon sang !

— Combien est-ce que ça fait ? demanda Kiyan.

— Trois longueurs d’or, répondit Otah. Ce qui n’a aucune importance. J’ai des impôts à collecter dans toute la cité et un demi-millier de pièces de bijouterie dans des coffres que personne ne porte plus depuis des générations. C’est… Elle est une voleuse ! Notre fille est une voleuse ! Mademoiselle se promène en ville et prend tout ce qui lui plaît, et…

Comme il ne trouvait plus les mots, Otah se contenta de pousser un grognement rauque de frustration. Puis il s’assit lourdement sur un divan bas en secouant la tête.

— C’est ma faute, fit-il. Je consacre toutes mes journées aux affaires de la cour. Je n’ai pas été un bon père pour elle. Tout le temps qu’elle a passé avec les filles des membres de l’utkhaiem, à des jeux idiots : qui à la plus belle robe, le plus de domestiques…

— Ou qui fera le meilleur mariage, intervint Kiyan.

Otah mit la main sur ses yeux. C’en était trop, il n’avait plus la force de réfléchir pour le moment ; de quelle façon corriger Eiah, comment lui montrer que ce qu’elle avait fait n’était pas bien, comment être un bon père pour elle… Eh oui, il avait de quoi être mécontent. Mais il était trop tard pour ça. Elle était en âge d’être l’épouse d’un autre homme, désormais. Ce qu’il ne pouvait supporter.

— C’est un problème, mon amour, d’accord, accorda Kiyan. Mais, chéri. Elle a quatorze étés. Elle a volé un objet de valeur simplement pour voir si elle en était capable. Il n’y a pas de quoi s’étonner. J’avais tout juste quelques mois de plus qu’elle le jour où mon père m’a surprise en train de piquer des pommes à l’arrière de la charrette d’un marchand.

— Est-ce qu’il t’a mariée à lui pour te punir ?

— Je suis désolée, je ne voulais pas soulever cette question. J’essaie simplement de te dire que la vie d’Eiah n’est pas forcément moins compliquée que la nôtre. Que nous en avons l’impression, de notre point de vue d’adultes, mais pour elle les choses sont aussi difficiles et confuses que celles que tu dois gérer. Elle n’est encore qu’une enfant.

Kiyan fronça les sourcils, le regard contrit et résigné. Elle étira ses bras pour faire craquer ses coudes.

— Mon père m’a obligé à présenter des excuses au fermier et à travailler pour lui jusqu’à ce que j’aie gagné le double de ce que j’avais volé. Mais je ne pense pas que cet exemple nous serve beaucoup. Aucune de ces trois filles ne serait capable d’effectuer une tâche qui vaille trois longueurs d’or.

— Alors qu’est-ce que nous allons faire ?

— Ce n’est pas grave, mon amour. À partir du moment où elle saura que ses actes auront des conséquences auxquelles elle ne s’attend pas, nous aurons fait de notre mieux. Je te dirais bien de l’empêcher de voir Talit Radaani pendant une semaine, mais cette punition me semble très dérisoire comparée aux enjeux.

— Elle pourrait assister les médecins, lança Otah. Porter les pots de chambre et laver les bandages pour la peine qu’elle a causée. Travailler quelques jours à ce régime-là, pour dédommager la cité de ce qu’elle lui a coûté.

Kiyan gloussa.

— À condition qu’elle ne se mette pas à aimer ça. Elle fait semblant d’être dégoûtée par le sang parce que c’est ce qu’on attend d’elle. Mais je pense qu’au fond, rien ne l’intéresserait davantage que d’ouvrir un corps pour voir comment il est fait. Elle aurait fait un excellent médecin, si elle était née dans une famille de condition plus modeste.

Ils parlèrent encore un peu, si bien qu’Otah sentit sa colère et ses doutes disparaître. Rien ne l’apaisait plus que la voix calme, sensée, réfléchie de Kiyan. Elle avait raison. Il n’y avait rien d’étrange. Rien n’indiquait qu’Eiah deviendrait comme sa tante Idaan en grandissant, qu’elle comploterait, mentirait et tuerait pour le plaisir. Elle était une fille de quatorze étés qui tentait de voir jusqu’où elle pouvait aller ; il ne fallait pas chercher plus loin. Otah embrassa Kiyan sur la joue. Elle sourit. Elle avait des pattes d’oie aux coins des yeux. Si des mèches blanches constellaient sa chevelure depuis qu’elle était jeune, elles étaient beaucoup plus nombreuses désormais. Son regard avait le même éclat qu’à l’époque où il l’avait rencontrée à Udun, alors qu’elle y tenait une auberge et qu’il était messager. Elle parut lire ses pensées et posa la main sur sa joue.

— Alors, allons-nous jouer aux monstres injustes, froids, imbéciles, être ces dispensateurs vénaux d’une punition soi-disant arbitraire qu’on attend pourtant de nous ? demanda-t-elle.

Une table en marbre blanc – un morceau de glace qui aurait flotté sur une mer lointaine dans le Nord – dominait la grande pièce bleue de forme circulaire. Les fenêtres donnaient sur les jardins, leurs rebords si larges que les moineaux et les quiscales s’y perchaient et flanquaient des coups de bec contre le grillage en métal ouvragé des volets intérieurs. Eiah, qui faisait les cent pas, se figea dès que ses parents entrèrent. Elle les regarda tour à tour, tentant d’arborer son air le plus innocent sans y parvenir tout à fait.

— Viens t’asseoir avec nous, fit Kiyan en désignant la table.

Eiah prit visiblement sur elle, s’avança et s’installa sur une chaise en bois sculpté. Elle lança des coups d’œil nerveux à l’un, puis à l’autre de ses parents, la tête déjà baissée.

— J’ai cru comprendre que tu aurais pris quelque chose dans une bijouterie. Une broche, commença Otah. Est-ce que c’est vrai ?

— Qui vous l’a dit ? demanda Eiah.

— Est-ce que c’est vrai ? répéta Otah.

Sa fille regarda par terre. Tandis qu’elle fronçait les sourcils, de fines rides semblables à celles qui trahissaient quelquefois la détresse de Kiyan se dessinèrent sur son front. Otah ressentit tout à coup le besoin urgent de la rassurer, mais se ravisa. Il était trop tôt pour le réconfort. Il se renfrogna jusqu’à ce que la petite lève les yeux, les baisse de nouveau et opine. Kiyan soupira.

— Qui vous l’a dit ? demanda Eiah. C’est Shoyen, n’est-ce pas ? Elle est jalouse parce que Talit et moi nous…

— Tu viens juste de nous le confirmer toi-même à l’instant, révéla Otah. C’est tout ce qui compte.

Eiah serra les lèvres. Kiyan prit la parole à son tour pour expliquer à sa fille qu’elle avait mal agi et qu’ils en étaient tous conscients. Qu’elle devait certainement savoir que ce n’était pas bien de voler. Qu’ils avaient acquitté sa dette, mais qu’elle devrait la rembourser elle-même. Qu’ils avaient décidé qu’elle travaillerait auprès des médecins durant une semaine, et que si elle n’acceptait pas de la faire, les médecins avaient pour instruction de…

— C’est hors de question, fit Eiah. Ce n’est pas juste. Talit Radaani n’arrête pas de se servir en catimini dans les entrepôts de son père sans que personne ne lui dise jamais rien.

— Je peux veiller à ce que ça change, lança Otah.

— Ne faites pas ça ! aboya Eiah. (Les oiseaux s’envolèrent, leur battement d’ailes comme paniqué.) Je vous interdis de faire une chose pareille. Talit me détestera pour toujours si elle pense que c’est à cause de moi que… Papa-kya ! S’il vous plaît, ne faites pas ça.

— Ce serait peut-être une bonne idée, pourtant, intervint Kiyan. Vous avez toutes les trois joué un rôle dans cette histoire.

— Vous ne pouvez pas ! Vous ne pouvez pas me faire une chose pareille ! (Le regard d’Eiah était comme fou. La jeune fille fit tomber sa chaise en se levant.) Je dirai que Nayiit est votre fils ! Je le dirai !

Otah eut soudain la sensation que tout l’air avait quitté la pièce. Les yeux d’Eiah s’arrondirent lorsqu’elle prit conscience que le vol d’un colifichet n’était rien comparé à ce qu’elle venait de faire, mais sans qu’elle sût très bien pourquoi. Seule Kiyan resta calme et posée. Un sourire inquiétant se dessina sur ses lèvres.

— Assieds-toi, ma chérie, lança-t-elle. Maintenant.

Sa fille s’exécuta. Otah joignit les mains si fort qu’il en eut mal aux articulations. Aucun mot n’aurait pu décrire le mélange de culpabilité, de honte, de colère et de tristesse qui l’avait submergé. Trop d’émotions lui étreignaient l’âme. Lorsqu’elle prit la parole, Kiyan ne le regarda pas ; elle ne lâchait pas sa fille des yeux.

— Tu ne répéteras jamais ce que tu viens de dire, à personne, tu m’entends ? Nayiit-cha est le fils que Liat a eu avec Maati. Car si ce n’est pas le cas, s’il est… ce que tu prétends, alors il devra assassiner Danat, ou Danat devra le tuer. Et le jour où ça arrivera, tu auras du sang sur les mains, parce que tu n’aurais pas empêché qu’une telle chose se produise en tenant ta langue. Ne dis rien. Je n’ai pas terminé. Si la moindre maison de l’utkhaiem commence à penser que Danat n’est pas le seul candidat à la succession de son père, certaines personnes envisageront aussitôt de le supprimer eux-mêmes pour que Nayiit les avantage une fois qu’il sera Khai Machi. Je ne peux pas protéger Danat contre tous les habitants de cette cité, pas plus que je ne pourrais le défendre de l’air qu’il respire, ou de la maladie qui lui ronge le corps. Tu as fait quelque chose de mal, en volant. Mais si tu as vraiment l’intention de prendre la vie de ton frère en otage pour éviter d’être punie, j’aimerais le savoir. Maintenant.

Eiah se mit à pleurer en silence, frappée par la colère froide dans le ton de sa mère. Otah semblait tout aussi ébranlé. Comme si, d’une façon ou d’une autre, il aurait dû comprendre, bien des années auparavant, alors qu’il habitait cette lointaine cité, que les fruits de sa relation avec son amante menaceraient un jour tous ceux à qui il tiendrait. Il vit soudain sa fille prendre une pose pour demander à Kiyan de lui pardonner.

— Je ne ferai jamais ça, Mama-kya. Je ne dirai rien. Jamais.

— Tu vas faire tes excuses au monsieur que tu as volé. Ensuite tu te présenteras à la Maison des médecins dans la matinée et tu accepteras toutes les tâches qu’on te confiera. Quant à Talit et à Shoyen, je n’ai pas encore décidé de leur sort.

— Oui, Mama-kya.

— Tu peux partir à présent, ajouta Kiyan en détournant les yeux.

Eiah se mit debout en silence, hormis les gros sanglots qui la secouaient, et quitta la pièce. La porte se referma derrière elle.

— Je suis désolé…

— Arrête, ne dis rien, interrompit Kiyan. Pas maintenant. Je ne peux pas… je ne veux pas en entendre parler pour le moment.

Otah se leva et alla se poster près de la fenêtre. Alors que le soleil était haut, les tours projetaient leur ombre sur la cité comme des arbres auraient dominé des enfants. Au loin à l’ouest, les nuages s’amoncelaient au-dessus des montagnes, les immenses cumulo-nimbus blancs comme frappés d’ecchymoses à leur base. Une tempête éclaterait bientôt. C’était certain. L’un des moineaux se posa, regarda Otah d’un œil, puis de l’autre avant de s’envoler de nouveau.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? fit Otah.

Sa voix était sereine. Personne n’aurait pu sentir toute la peine qui se cachait derrière ces paroles. Personne, Kiyan exceptée.

— Je ne peux pas revenir en arrière et l’effacer. Est-ce que je dois le faire assassiner ?

— Comment est-ce qu’Eiah a su ? demanda Kiyan.

— Elle l’a vu. Ou elle l’a deviné. Elle a compris, comme tu l’as fait.

— Personne ne le lui a dit ? Maati, Liat, ou Nayiit… Aucun d’entre eux ne lui a parlé ?

— Non.

— Tu en es sûr ?

— Oui, j’en suis sûr.

— Parce que dans le cas contraire, si jamais on racontait partout en ville que tu as…

— Il n’en est rien. J’étais là quand elle a compris. Il n’y avait que moi. Personne d’autre.

Kiyan prit une longue inspiration frémissante. Si la situation avait été différente – si quelqu’un avait intentionnellement dit à Eiah de parler de ses liens de parenté avec Nayiit –, Kiyan lui aurait demandé de faire assassiner le garçon. Otah s’interrogea sur ce qu’il aurait fait. Comment il aurait pu refuser.

— Ils quitteront la cité aussitôt que nous aurons eu des nouvelles du Dai-kvo, avança Otah. Soit ils retourneront à Saraykeh,t soit ils se rendront au village des poètes. Mais, quoi qu’il en soit, ils partiront d’ici.

— Et si jamais ils revenaient ?

— Ils ne reviendront pas. J’y veillerai. Ils ne feront pas de tort à Danat. Il est en sécurité.

— Il est malade. Il tousse toujours, répondit Kiyan.

Il y avait cela aussi, évidemment. Malgré les saisons qui s’étaient succédé, Danat était toujours souffrant. Il était naturel de leur part – de Kiyan comme de la sienne – de se montrer encore plus protecteur à l’égard de leur fils ; tant de dangers le cernaient déjà, face auxquels ils étaient impuissants.

C’était en partie la raison pour laquelle Otah repoussait depuis si longtemps la conversation qu’il devait avoir avec Liat Chokavi. Seulement en partie. La chaise grinça lorsque Kiyan se leva. Otah lui tendit la main ; elle la saisit, s’approcha de lui et le prit dans ses bras. Il lui embrassa la tempe.

— Promets-moi que tout finira bien, murmura-t-elle. Dis-le-moi, simplement.

— Tout finira bien, fit-il. Il ne va rien arriver à notre fils.

Ils restèrent debout sans rien se dire pendant un long moment, à se regarder l’un l’autre, puis la cité : les panaches de fumée qui montaient des forges, les rues aux pavés noirs et les toitures grises inclinées. Le soleil s’immisça entre les nuages, à moins qu’ils ne se soient élevés pour laisser la lumière filtrer. La nervosité et la virulence du coup frappé à la porte mirent un terme à leur rêverie.

— Excellence, appela une voix masculine. Veuillez m’excuser, Excellence, mais les poètes aimeraient s’entretenir avec vous. Maati-cha dit que c’est urgent.

Kiyan s’avança avec son époux, la main dans la sienne tandis qu’ils gagnaient la chambre du conseil où Maati les attendait. Il avait le visage rouge, la bouche profondément crispée. Il battait une liasse de papiers en l’air, les bords des missives déchirés aux endroits où il n’avait pas pris le temps de retirer les points de couture. Cehmai et Pierre-Rendue-Tendre étaient également présents. Alors que le poète continuait de faire les cent pas, l’andat adressa un sourire placide et inhumain à l’un, puis à l’autre souverain.

— Des nouvelles du Dai-kvo ? demanda Otah.

— Non. Des messagers que nous avions envoyés à l’ouest, répondit Cehmai.

Maati jeta le tas de lettres sur la table avant de prendre la parole.

— Les Galts ont levé une armée.

 

La troisième légion arriva par un matin clair, le soleil luisant sur le métal poli et le cuir huilé des armures comme si les hommes s’étaient tous préparés pour une parade de victoire et non pas pour la guerre. Balasar les observait s’avancer et monter leur campement depuis les remparts. Cette vision l’enchantait à tel point que l’odeur même des cent cinquante latrines du bivouac ne gâchait pas son plaisir.

Ils étaient parvenus sur place avec encore plus de retard que prévu, et avec des histoires et des excuses bien au point pour expliquer leur contretemps. Appuyé contre le rebord de la table où les cartes étaient toujours déroulées, Balasar écouta, la mine placide, ses officiers faire leur rapport sur la légion – les hommes, les vivres, les chevaux, les chariots à vapeur, les cuirasses, les armes. Il disposa mentalement ces différentes informations sur l’immense plan de campagne et sentit un rictus vorace lui monter aux lèvres tout en le faisant. Les dernières unités se mettaient en place. L’heure était proche. La guerre débuterait bientôt.

Il écouta avec toute la patience dont il fut capable, donna ses directives concernant le matériel et les soldats en demandant qu’ils ne s’installent pas trop confortablement. À peine les officiers partis, Eustin entra, la même excitation que son supérieur sur le visage.

— Et maintenant, mon général ? Le poète ?

— Le poète, confirma Balasar avant de se diriger vers la porte.

Ils trouvèrent Riian dans la cour privative de la demeure du gouverneur. Il était assis à l’ombre d’un immense catalpa chargé de grandes fleurs blanches et de feuilles au vert semblable à celui de ses robes. Il avait demandé aux domestiques d’apporter un divan assez long pour pouvoir s’y prélasser. De l’autre côté d’une petite table, le capitaine des mercenaires khaiates était juché sur un tabouret. Les deux hommes contemplaient une poignée de pierres disposées en arc, les sourcils froncés. Sinja se leva dès qu’il les aperçut. Le poète pour sa part se contenta de leur jeter un regard ennuyé. Balasar prit une pose de salutation à laquelle le poète répondit de façon cérémonieuse, ce qui dérouta le général. La lueur qu’il surprit alors dans les yeux du capitaine lui suggéra que cette complexité avait été aussi intentionnelle qu’insultante. Balasar ne releva pas l’affront, quel qu’il fût. Il n’avait pas besoin d’ajouter à sa liste une nouvelle raison de tuer cet homme.

— Sinja-cha, articula Balasar. J’aimerais m’entretenir en privé avec notre illustre poète.

— Bien sûr, répondit Sinja avant d’adresser à Riaan une pose formelle. Nous pourrons reprendre la partie plus tard, si vous le désirez.

Riaan hocha la tête et agita la main autant pour l’autoriser à s’éloigner que le chasser. Une lueur d’amusement brillait toujours dans le regard du mercenaire khaiate. Une fois Eustin parti, Balasar s’installa sur le tabouret désormais libre.

— Mes hommes sont en place, annonça-t-il. Le moment est venu.

Il fixait le poète, à la recherche de signes de malaise ou de répugnance dans ses yeux. Mais un sourire se dessina lentement sur les lèvres de Riaan, comme s’il avait appris que son pire ennemi était mort, puis le poète posa ses mains aux doigts croisés sur son ventre. Balasar s’était attendu à ce que l’homme se repente, à ce qu’il change d’avis une fois le temps de l’action venu. Mais il n’en fut rien.

— Demain matin, commença Riaan. Il faudra qu’un domestique reste avec moi toute la journée et toute la nuit. Aux premières lueurs de l’aube, je prouverai que le Dai-kvo s’est montré très bête de me renvoyer. Et ensuite, je me rendrai chez mon père avec votre armée, tel un raz-de-marée humain.

Balasar sourit. Jamais il n’avait connu d’individu aussi courte vue, vaniteux, mesquin, et pourtant, il avait passé trois saisons à Acton auprès de son père au sein du Haut Conseil. Pour ce qui concernait le poète, la seule chose qui l’intéressait dans cette guerre était de redorer sa gloire personnelle.

— Que pouvons-nous faire pour vous ? interrogea Balasar.

— Tout est prêt. Je n’ai plus qu’à commencer mes méditations.

Balasar comprit qu’on le congédiait. Il se leva et s’inclina.

— Je vais demander à un serviteur à qui je fais une confiance absolue de vous rejoindre, annonça-t-il. Si vous aviez besoin de quoi que ce soit, faites-le-moi savoir. Je m’assurerai que vous obteniez aussitôt satisfaction.

Riaan sourit, l’air condescendant, et pencha la tête. Mais, comme le général quittait le jardin, le poète cria son nom. Un nuage sombre avait dû passer au-dessus de lui, un spectre d’incertitude qui ne concernait pas la perspective de la contrainte.

— Vos hommes, fit Riaan. Ils ont bien été informés qu’ils devaient épargner ma famille, n’est-ce pas ?

— Tout à fait, confirma Balasar.

— Et la bibliothèque. La cité sera à vous, bien sûr, mais sans les bibliothèques du Khaiem, il me sera beaucoup plus difficile de contraindre un second andat. Et personne d’autre ne devra s’y rendre à part moi.

— Tout à fait, répéta Balasar avant que le poète lui adresse une pose pour entériner ses promesses.

Et cependant, Riaan avait encore le front plissé d’inquiétude. Peut-être le bougre n’était-il pas aussi aveugle qu’il semblait l’être ? Tandis qu’il arpentait les allées couvertes qui le ramenaient vers ses appartements, Balasar se dit qu’il devrait se montrer plus prudent. Non pas que ce poète ait eu un grand avenir devant lui. Victoire ou défaite, Riaan était un homme mort.

Cette journée paraissait plus réelle que les précédentes : la lumière claire du soleil, l’air chargé d’un parfum de fleurs, d’eaux usées et d’herbe. Les pierres des murs semblaient plus intéressantes, leurs différences de couleur plus subtiles et leur texture plus visible alors qu’elles n’avaient évoqué qu’une vaste étendue de gris, les jours d’avant. Balasar sentait même son corps frémir d’énergie. Le général avait la sensation d’être redevenu un jeune garçon sur le point de plonger dans le lac du haut de la grande falaise – d’où aucun autre garçon n’osait jamais sauter. Il éprouvait de la terreur et de la joie à la fois de ne pas pouvoir revenir sur sa décision. C’était le moment qu’il avait espéré toute sa vie. Il savait qu’il ne fermerait pas l’œil de la nuit.

Eustin l’attendait dans le hall d’entrée.

— Quelqu’un souhaiterait vous parler, mon général.

Balasar s’arrêta.

— Le capitaine khaiate. Il aimerait s’entretenir avec vous d’un éventuel plan de repli pour ses hommes.

Eustin désigna de la tête l’une des salles attenantes. Son expression trahissait de l’incrédulité. Balasar patienta un moment qu’il veuille bien poursuivre. Mais comme Eustin n’ajoutait rien, Balasar se dirigea vers la grande porte en chêne, frappa un coup, puis entra. C’était une pièce où les domestiques se changeaient – des bottes pleines de boue jetées sous des bancs attendant d’être nettoyées, des capes de toutes les tailles et de toutes les couleurs suspendues à des patères. Une odeur de chien mouillé flottait, bien qu’aucun animal ne fût présent. Le capitaine était assis sur un tabouret basculé en arrière contre le mur et se curait les ongles avec un couteau.

— Capitaine Ajutani, lança Balasar.

Le siège se remit d’aplomb, puis le mercenaire se leva, rengaina sa lame et fit une révérence dans un même mouvement.

— Je vous remercie du temps que vous voulez bien m’accorder, général, fit-il. Je devine que vous devez avoir de très nombreuses choses à gérer en ce moment.

— Je trouverai toujours du temps pour vous, Sinja-cha, répondit Balasar. Bien que l’endroit ne soit…

— Oui. Votre homme, Eustin, a estimé qu’il valait mieux que j’attende ici. Je crois qu’il ne m’apprécie pas beaucoup.

Comme le capitaine lui parut plus amusé qu’offensé, Balasar s’autorisa à sourire et haussa les épaules.

— Vos troupes sont-elles en place ? interrogea-t-il.

— Oui, oui. J’ai réparti mes gars en groupes de trois ou quatre. Ils sont tous sous les ordres d’un de vos sergents. Sauf moi, bien sûr.

— Bien sûr.

— J’aurais quelque chose à vous demander, mon général. Une sorte de faveur.

Balasar croisa les bras et lui signifia de poursuivre d’un signe de tête.

— En cas d’échec – si votre ami Riaan devait rater son tour de magie –, ne les tuez pas. Mes hommes. Ne les faites pas exécuter.

— Pourquoi ferais-je une chose pareille ? fit Balasar.

— Parce que ce serait le mieux à faire, expliqua Sinja. (Aucune trace d’amusement ne pétillait plus dans ses yeux. Il était tout à fait sérieux désormais.) Je ne suis pas un imbécile, mon général. Si jamais la contrainte échouait, vous vous retrouveriez ici, à Aren, avec une armée de la taille d’une petite ville. Les gens commencent à s’en rendre compte, et j’imagine que la dernière chose que vous aimeriez, c’est que les Khaiems se montrent curieux. Ils auraient encore leurs andats, et vous, une simple explication à fournir. Vous partiriez pour le Nord où vous gagneriez la frontière de l’Eddensea, juste pour rendre ces histoires de conquête des terres de l’Ouest crédibles et que tout ceci… (Le capitaine désigna la porte derrière Balasar)… ait l’air plausible. Tout ce que je vous demande, c’est de nous permettre de vous accompagner. Si jamais vous deviez marcher vers cette côte et non pas sur les cités du Khaiem, je reformerai le groupe et je le conduirai là où vous me l’ordonneriez.

— Je ne les ferai pas exécuter, rétorqua Balasar.

— Ce serait sacrément dangereux de les laisser rentrer chez eux. Ils en auraient, des histoires à raconter. À propos du fait qu’ils auraient joué les interprètes et les guides… Ils ne connaissent pas les terres de l’Ouest, hormis la partie que nous avons traversée pour venir jusqu’ici. Si jamais les Khaiems commençaient à se demander si vous ne mettriez pas un autre plan à exécution…

Sinja leva les mains, les paumes tournées vers le haut comme pour proposer à Balasar que la vérité ne sorte jamais de la pièce. Le général fit un pas vers le capitaine et posa la main sur la sienne avant d’entrelacer ses doigts.

— Je ne les ferai pas tuer, promit Balasar. Ils sont mes hommes à présent, et je ne supprime pas mes soldats. Vous pouvez le leur dire, si ça peut les réconforter. Et de vous à moi, Riaan ne va pas nous lâcher.

Sinja baissa les yeux en secouant la tête comme s’il soupesait quelque chose.

— Je peux vous l’assurer, avança Balasar en réponse à la question silencieuse.

— Je n’y ai jamais assisté, confia Sinja. Et vous ? J’imagine qu’il doit y avoir une sorte de cérémonie au cours de laquelle il est censé faire des choses. Si un andat apparaissait à ses côtés, vous auriez la preuve que la contrainte aurait réussi, mais ce que vous avez décidé de faire… il n’y aura rien à voir, n’est-ce pas ? Alors comment est-ce que vous saurez ?

— Ce serait vraiment assez gênant d’entrer dans Nantani et qu’un andat nous accueille, confirma Balasar. Mais ne vous tracassez pas avec cette histoire. Riaan ne va pas marmonner entre ses dents et nous envoyer tous à la mort. Ça, vous pouvez en être sûr. Faites-moi confiance.

— Vous avez un messager à Nantani ? Quelqu’un qui vous informera une fois que l’esprit aura disparu ?

— Ne vous en faites pas, Sinja-cha, répéta Balasar. Tenez-vous prêt à partir quand je vous le dirai et pour où je vous le dirai.

— À vos ordres, mon général.

Balasar se tourna et marcha à grands pas vers la porte. Il vit qu’Eustin attendait non loin de là, la main sur la garde de son épée. Une vision rassurante.

— Capitaine Ajutani, lança Balasar par-dessus son épaule. De quoi parliez-vous avec Riaan lorsque nous sommes arrivés ?

— De lui, en bonne partie, répondit le mercenaire. Y a-t-il un autre sujet qui l’intéresse ?

— Il semblait inquiet, lorsque je me suis entretenu avec lui. Inquiet à cause de problèmes qui ne l’ont jamais tracassé jusqu’à présent. Vous n’avez rien à voir là-dedans, n’est-ce pas ?

— Non, mon général, assura Sinja. Ce ne serait vraiment pas judicieux de ma part.

Balasar hocha la tête, puis il regagna ses appartements, Eustin à sa suite.

— Je n’aime pas ce type, marmonna Eustin. Il ne m’inspire aucune confiance.

— À moi, si, rétorqua Balasar. Je suis certain qu’il est et qu’il restera mon plus fidèle partisan tant qu’il estimera que nous allons l’emporter. Cet homme est peut-être un mercenaire, mais ce n’est pas un espion. Sans compter que ses gars vont nous être bien utiles.

— Il n’empêche.

— Vous vous inquiétez pour rien.

Une fois seul et en sécurité dans la bibliothèque, Balasar donna libre cours à ses doutes et ses craintes. Alors, son esprit se déchaîna. Sans doute Sinja avait-il raison – le poète pouvait échouer, les Khaiems deviner ses intentions véritables, et la destruction qu’il avait tenté toute sa vie de déjouer se produirait finalement à cause d’une erreur de calcul de sa part. Rien n’était encore joué. Une centaine de menaces et de fautes potentielles vociférèrent dans sa tête.

Il ressortit les cartes pour la centième fois. Sur la peau de mouton fine, chaque route était tracée. Chaque pont et chaque gué. Chacune des cités ; quatorze en une seule saison. Ils prendraient Nantani, puis se disperseraient. Les autres forces arriveraient par la mer. Ce serait bientôt l’été. Il se répéta encore une fois, comme pour se convaincre lui-même, qu’une fois le soleil levé, tout ne serait plus qu’une question de rapidité.

Lors de la première bataille à laquelle il avait participé, Balasar avait combattu en tant qu’arbalétrier. On lui avait ordonné, à lui ainsi qu’à une douzaine de garçons du même âge, de lâcher leurs carreaux dans l’amas de corps en pleine charge des guerriers d’Eymond, puis de se retirer pour laisser les hommes armés d’épées, de haches et de fléaux – des hommes comme son père – monter en première ligne. Il sortait à peine de l’enfance, à l’époque. Balasar avait fait ce qu’on lui avait demandé, comme tous ses compagnons, mais lorsqu’il s’était retrouvé en sécurité au sommet d’une colline, hors de portée de l’ennemi et du champ de bataille, il avait eu une réaction stupide. Les grognements, les hurlements, les bruits de corps en plein combat avaient résonné dans ses oreilles comme autant de coups de tonnerre. Leur écho avait été un appel. À chaque cri, il avait cru entendre son père. Les scènes cauchemardesques de violence juste de l’autre côté de l’éminence l’avaient harcelé. À tel point qu’il avait eu besoin de les voir. Il y était donc retourné, ce qui avait failli lui coûter la vie.

L’un des soldats d’Eymond l’avait repéré. Un homme immense, aussi grand qu’un arbre, c’est du moins ce que le jeune Balasar avait alors estimé. Il avait quitté le champ de bataille et s’était précipité vers le sommet de la colline, la hache assoiffée de sang. La sagesse aurait conseillé de fuir, de faire demi-tour pour aller rejoindre les autres archers, qui auraient sans doute tué le combattant. Mais au lieu de cela, sans réfléchir, Balasar avait lentement tiré en arrière le cric et attrapé maladroitement le carreau, les doigts gourds comme des saucisses. Même s’il n’y avait eu qu’un seul soldat, une course terrible s’était alors ensuivie.

Lorsqu’il avait levé son arbalète et lâché le carreau, son assaillant se trouvait à moins de dix pas de lui. Il pouvait encore sentir le raclement de la corde, et se rappelait parfaitement la certitude qu’il avait éprouvée d’avoir manqué sa cible et que son sort était scellé. En réalité, l’arme s’était si profondément plantée dans le corps du soldat qu’il avait simplement disparu. Les respirations entre le moment où il avait tiré et celui où le guerrier s’était écroulé à terre avaient été les plus longues de toute sa vie.

Et voilà que le même moment revenait. À la différence qu’il était celui qui courait, cette fois. Les poètes des Khaiems avaient encore la possibilité de convoquer un autre andat – et la mesure de cette possibilité le poussait à aller les trouver pour les tuer et brûler leurs livres le plus tôt possible.

C’était un pari affreux, sans compter que son existence n’était pas la seule en jeu. Balasar n’était pas croyant. La question des dieux et des cieux lui avait toujours paru abstraite. Mais en cet instant, alors qu’il repliait les cartes et les plans – le travail de toute une vie sur le point de se concrétiser, ou à l’inverse d’échouer –, il marcha jusqu’à la fenêtre, regarda la pleine lune se lever pour la dernière fois sur le monde tel qu’il l’avait connu, posa la main sur son cœur et adressa aux dieux une unique prière.

S’il vous plaît.