Prologue

Trois hommes sortirent du désert. Vingt y étaient entrés.

Le soleil couchant étirait leurs ombres derrière eux, embrasait leurs visages d’or et de rouge, les aveuglait. La fatigue et la douleur leur ôtaient l’usage de la parole. À l’horizon, une lumière qui n’était pas une étoile brillait, tel un guide silencieux. Là, aux confins de l’Empire, la tour la plus éloignée de l’Extrême-Galt les invitait à rentrer à la maison, à abandonner ces pertes. Sans avoir besoin de se le dire, chacun de ces hommes savait qu’il ne s’arrêterait pas avant d’avoir franchi les portes de la cité.

Le plus petit d’entre eux retira la sacoche qu’il portait dans le dos. Sa tunique grise de commandant pendait comme si le tissu était complètement usé. Ses pensées tournaient dans son esprit à moitié endormi, les lanières de cuir du sac blessant son épaule déjà meurtrie. Ce fardeau avait tué dix-sept de ses soldats. C’était à lui, désormais, de le charrier jusqu’à la tour qui se découpait lentement contre le ciel violet crépusculaire ; la seule chose sur laquelle il parvenait à se concentrer.

L’un de ses hommes trébucha et tomba à genoux sur les pavés balayés par le vent. Il s’arrêta. Il n’en perdrait pas un autre, pas si près du but. Et cependant, il redoutait de devoir se pencher pour aider son compagnon à se relever. S’il faisait une halte, il serait peut-être incapable de rester debout plus longtemps. Mais le soldat se mettait déjà sur ses pieds en gémissant. Son supérieur lui adressa un signe de tête avant de se tourner vers l’ouest. La brise agitait les herbes brunes et courtes dans un bruissement sourd. Lorsqu’il se retira, le soleil accablant laissa derrière lui une grande bande d’étoiles dans le ciel, telle une multitude de bougies. Le froid de la nuit serait aussi mortel que la chaleur du jour.

Le général avait la sensation que la tour grossissait plutôt qu’elle ne se rapprochait, comme une plante. La fatigue et la douleur pesaient sur lui. De la taille de son pouce, l’édifice était désormais large comme sa main. Il voyait trembloter son feu constant au loin, les langues de flammes jaillir avant de disparaître aussitôt. Lentement, les détails de la maçonnerie en pierre se précisèrent : l’immense relief gravé du Grand Arbre galtique. Il sourit. La peau de ses lèvres se fendit et répandit du sang dans sa bouche.

— Nous n’allons pas mourir, murmura l’un des hommes, visiblement hébété.

Son supérieur ne dit rien. Au bout d’un long moment, quelqu’un d’autre leur intima de s’arrêter, de décliner leur identité, et de donner la raison de leur venue dans ce bout du monde par deux fois abandonné.

Le général répondit d’une voix rendue rauque par des jours de silence.

— Allez trouver votre Haut Gardien, fit-il, et dites-lui que Balasar Gice est rentré.

 

Balasar Gice avait onze ans, lorsqu’il avait entendu le mot andat pour la première fois. Ce jour-là, la rivière qui traversait les terres de son père était devenue verte, rouge, puis elle s’était élevée d’un peu plus de quatre mètres. Horrifié, Balasar avait vu disparaître les champs, les chaumières, les rues et les jardins qu’il avait toujours connus. Le monde entier s’était transformé en une mer d’eau immonde de laquelle n’avaient plus surgi à l’horizon que des cimes d’arbres, des cadavres de cochons, de bétail et d’êtres humains.

Son père avait fait monter dans les étages supérieurs de la maison sa famille et ses ouvriers encore valides. Balasar avait eu beau le supplier d’accueillir aussi le destrier qu’il lui avait offert, rien n’y avait fait. Après avoir pris la mesure de la gravité de la situation, le petit avait alors demandé à ce que son meilleur ami, le fils du notaire du village, les rejoigne, requête qui avait également essuyé un refus. Ses chevaux et ses camarades de jeu se noieraient. La sollicitude de son père se bornerait à sa propre personne, à son enfant, et aux autres membres de sa famille ; quant au vaste monde, il se chargerait de lui-même tout seul.

En cet instant, des décennies plus tard, le souvenir de ces six jours demeurait aussi douloureux qu’une blessure : les corps gonflés des cochons, du bétail et des gens qui avaient flotté devant la maison tels des rondins décolorés ; l’odeur intense et constante d’eau souillée ; la difficulté à trouver le sommeil tandis que le courant en bas des marches lui avait évoqué le murmure d’une force immense, terrible et innommable. Il entendait encore les voix demander s’il y aurait assez de nourriture, si l’eau était buvable, si cette inondation était naturelle, une catastrophe due à des pluies lointaines ou bien à une attaque des Khaiems et de leurs andats.

S’il avait découvert ce mot ce jour-là, les deux syllabes avaient aussitôt incarné la puanteur des cadavres, la dévastation des villages, la désolation et la destruction. Mais il n’avait vraiment compris à quel point il était tombé juste que plus tard – une fois la rivière redescendue, les morts pleurés, les maisons reconstruites.

Neuf générations de pères avaient accueilli de nouveaux enfants à travers le monde depuis que les Divins Rois de l’Est s’étaient retournés les uns contre les autres, avait dit son professeur d’histoire à l’époque. Lorsque la gloire qui avait été au centre de toute la création avait chu, son agonie avait changé la nature même de l’espace. Les terres qui avaient jadis été de grands jardins et des champs s’étaient transformées en déserts que les guerres n’avaient cessé de meurtrir. Jusque dans des contrées aussi reculées que l’Eddensea et la Galt, les récits parlaient de semaines complètes d’obscurité, de moissons peu abondantes, de famine, d’un ciel zébré de flammes vertes et d’un bruit assourdissant, comme si la Terre s’était déchirée. Certains prétendaient que les étoiles avaient alors changé de place.

Mais ces catastrophes du passé s’étaient étoffées à mesure qu’avaient disparu les témoins. Personne ne savait plus comment les choses s’étaient exactement déroulées au cours de ces lointaines années. Peut-être l’Empereur était-il devenu fou et avait-il laissé son dieu fantôme personnel – son andat – se retourner contre son propre peuple, ou contre lui-même ? À moins qu’il eût convoité et enlevé contre son gré l’épouse d’un grand seigneur ? Ou avait-elle été consentante ? Comment les centaines de dissensions, de petits affronts et de traîtrises qui entouraient toujours le pouvoir avaient également tout simplement pu suivre leur cours habituel…

Enfant, Balasar avait écouté ces récits, dévoré ces histoires de mystère, de gloire et de mort. Puis, quand son tuteur lui avait dit, le ton sombre et la mine grise, que la chute des Divins Rois avait laissé deux legs derrière elle – les déserts qui bordaient l’Extrême-Galt, l’État d’Obar, et les cités du Khaiem où des hommes dominaient encore des andats comme Qui-Rafraîchit, Stérile ou Pierre-Rendue-Tendre –, Balasar avait aussitôt compris ce que cela impliquait. Aussi clairement que si quelqu’un le lui avait affirmé à voix haute.

Ce qui s’était passé autrefois pourrait très bien se reproduire à n’importe quel moment, et sans prévenir.

— Ce serait la raison pour laquelle vous seriez revenu ? demanda le Haut Gardien. Le chemin est long, entre un petit garçon studieux et cet endroit.

Balasar sourit de nouveau, puis se pencha pour boire le kafe amer qu’on lui avait servi dans une tasse en métal grossier. Les murs en brique de sa chambre étaient aussi étouffants que ceux d’une geôle. Un vent cruel continuait de souffler au-dehors, comme il n’avait cessé de le faire depuis trois interminables jours ; depuis que le général était revenu au monde. Les tempêtes de sable avaient même dépoli les vitres des petites fenêtres. Ses blessures formaient désormais des croûtes. Aucune n’était rouge ou ne brûlait lorsqu’il les touchait, même si la plaie à son épaule, celle que la lanière de la sacoche avait faite, laisserait une cicatrice.

— Disons que ça a été moins idyllique que prévu, expliqua-t-il.

Le Haut Gardien éclata de rire, puis, se souvenant qu’il y avait eu des morts, se calma aussitôt. Balasar changea de sujet.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? À qui avez-vous bien pu faire du tort pour vous retrouver dans ce… charmant endroit ?

— Huit ans. Ça fait huit ans qu’on m’a affecté à ce poste. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de la manière dont les décisions se prenaient, à Acton. J’imagine que c’était ma façon de le signifier.

— Je suis certain qu’on a dû ressentir le poids de votre absence, là-bas.

— Et moi, je suis certain du contraire. Mais je ne l’ai pas fait pour eux, à l’époque.

Balasar gloussa.

— Vos propos sont bien sages, commenta ce dernier. Même si je ne crois pas que la sagesse puisse motiver quiconque à passer huit ans dans un endroit pareil.

Le Haut Gardien claqua des lèvres et haussa les épaules.

— Ce n’est pas moi qui reviens de l’intérieur des terres, fit-il. (Puis, au bout d’un instant :) On dit qu’il y aurait des andats, là-dehors, et qu’ils hanteraient les lieux qu’ils dirigeaient autrefois.

— Ce n’est pas le cas, corrigea Balasar. Mais il y a d’autres choses. Des choses qu’ils avaient faites, ou défaites. Des endroits où l’air vous fait mal – une respiration, passe encore, mais la suivante donne l’impression que quelque chose pénètre à l’intérieur de vous. J’ai été dans des lieux où le sol est tellement mince qu’on peut voir jusqu’à trente mètres en dessous. Et il y a des choses vivantes également, qu’ils avaient créées grâce à leurs andats, ou qui sont nées après que les choses qu’ils avaient engendrées s’étaient reproduites. Mais les dieux-fantômes ne restent pas, une fois leurs maîtres ont disparu. Ce n’est pas dans leur nature.

Balasar prit une olive dont il suçota la chair avant d’en recracher le noyau. Pendant un moment, il entendit des voix dans l’air : les paroles d’hommes qui lui avaient fait confiance et qui l’avaient suivi alors qu’ils savaient où il les conduirait. Les voix de vies qu’il avait gâchées. Coal et Eustin avaient survécu. Mais Petit Ott, Bes, Mayarsin, Laran, Kellem et une douzaine d’autres encore n’étaient désormais plus que des os et des souvenirs. À cause de lui. Il secoua la tête pour retrouver un peu de lucidité, puis le vent ne fut bientôt plus que du vent.

— Sans vouloir vous offenser, mon général, fit le Haut Gardien, jamais je n’aurais tenté ce que vous avez fait, pas pour tout l’or du monde.

— Il fallait le faire, dit Balasar.

Son ton mit fin à la conversation.

 

Le trajet jusqu’à la côte se passa mieux que prévu. Trois hommes, qui voyageaient léger. Ils avaient laissé leurs compagnons derrière eux, si bien qu’ils gagnèrent Lawton en dix jours à peine alors qu’ils en avaient mis seize à venir de là-bas. Les terres désertes et arides de l’Est avaient cédé la place à un paysage de collines qui s’étirait doucement. Les herbes jaunies le paraient d’une nuance bleu-vert qui évoquait la surface d’une mer glacée battue par des petites vagues. Des fermes surgissaient en retrait de la route, ainsi que des moulins à vent, dont les grandes ailes tournaient sous la brise ; des hommes, des femmes et des enfants marchaient le long du chemin qui menait au rivage. Balasar s’efforçait de se montrer poli, affable même. Si le monde prenait la voie qu’il espérait, il ne reviendrait sans doute jamais dans cet endroit. Mais le monde avait l’habitude de le surprendre.

Lorsqu’il était rentré des campagnes dans les terres de l’Ouest, il avait pensé que sa carrière se terminerait en beauté : un siège au Haut Conseil peut-être, ou un poste dans une école militaire. Il avait même osé rêver d’un lieu calme quelque part, loin des fumées de charbon jaunâtres des grandes cités. Mais, dès que la nouvelle était arrivée – un historien et un ingénieur avaient laissé en Extrême-Galt une carte qui conduisait aux anciennes bibliothèques –, il avait compris que ces douces chimères ne seraient pas pour lui. Alors, il avait choisi les meilleurs parmi ses soldats – les plus forts, les plus intelligents, les plus loyaux –, puis il s’était rendu là-bas. Où il les avait perdus. Ceux qui étaient morts comme ceux qui avaient survécu, peut-être même.

Coal et Eustin étaient aussi silencieux l’un que l’autre, et aussi respectueux lorsque leur supérieur décidait de s’arrêter camper pour la nuit. Sans avoir eu besoin de se concerter, ils étaient tous trois convenus qu’ils préféreraient l’air froid nocturne et un sol dur à la compagnie d’hommes dans une auberge d’étape. Quelquefois, l’un d’eux tentait de dire quelque chose, de plaisanter ou de chanter, puis renonçait. Il y avait une distance dans leurs yeux, une expression stupéfaite que Balasar avait toujours surprise sur les visages des jeunes gens qui trébuchaient au milieu des décombres de leur premier champ de bataille. Mais Coal et Eustin, eux, étaient des soldats chevronnés. Il les avait vus tuer des hommes et des jeunes gens, il savait qu’ils avaient tous deux violé des femmes dans les villes qu’ils avaient pillées. Malgré cela, ils avaient laissé dans le désert d’ultimes bribes d’innocence auxquelles ils tournaient un peu plus le dos à chaque pas. Balasar n’aurait pu prédire les conséquences de cette perte sur eux, comme il ne leur aurait pas fait l’affront d’insulter leur virilité en abordant le sujet. Il savait, c’était suffisant. Ils atteignirent le port de Parrinshall au premier jour de l’automne.

Une cinquantaine de navires attendaient là : des grands vaisseaux marchands construits pour traverser l’immense mer du Sud avec leur chargement ; des bateaux de pêche à fond plat qui s’élançaient des quais pour les regagner presque aussitôt ; des bateaux ronds à trois voiles ornées de Bakta ; ceux, vétustes, mais inaltérables, des îles de l’Est. Ce n’était rien comparé aux ports de Kirinton, de Lanniston ou de Saraykeht, mais cela ferait l’affaire. Ils n’avaient besoin que de trois couchettes à bord de n’importe laquelle de ces embarcations pour rentrer chez eux, loin de l’Extrême-Galt.

— L’hiver sera pratiquement terminé avant que nous ayons atteint Acton, affirma Coa, qui cracha sur le quai.

— Très probablement, accorda Balasar en accrochant la sacoche en cuir sur sa hanche. Si nous naviguons d’une traite. Nous pourrions aussi rester ici jusqu’au printemps. Ou faire une halte en Bakta.

— Comme il vous plaira, mon général, répondit Eustin.

— Alors nous voguerons sans nous arrêter. Allez demander quel bateau lève l’ancre et quand. Vous me trouverez dans la maison du Maître du port.

— Quelque chose ne va pas, mon général ?

— Tout va très bien, affirma Balasar.

La maison du Maître du port était un vaste bâtiment de briques rouges sis au bord de l’eau. Des bannières au motif du Grand Arbre galtique pendaient du porche qui dominait deux larges portes de bronze. Après s’être annoncé au secrétaire, Balasar fut conduit dans une pièce privée. Il accepta le vin frais et les figues sèches, demanda et obtint de quoi écrire le rapport que l’on attendait de lui, et ordonna qu’on ne le dérange pas jusqu’à l’arrivée de ses hommes. Ensuite, une fois seul, il ouvrit la sacoche et sortit les livres qu’il avait récupérés dans le désert et les aligna côte à côte sur le bureau qui regardait le port. Il y en avait quatre : deux possédaient des reliures en cuir épaisses et craquelées, un autre n’avait plus de couverture, et un dernier avait un fermoir en métal qui n’était ni de l’acier ni de l’argent, mais un mélange des deux. Balasar fit courir ses doigts sur les volumes silencieux avant de s’asseoir, considérant le cas de conscience qu’ils soulevaient.

Pour eux, il avait sacrifié les vies de ses hommes. Même si le voyage pour la Galt ne serait rien comparé aux risques qu’il avait encourus dans les ruines de l’Empire déchu, il faudrait toujours prendre la mer. Il y aurait des tempêtes, des pirates, des épidémies. S’il voulait être sûr que ces ouvrages en réchappent, la meilleure chose à faire consistait à les copier ici, à Parrinshall. La mort aurait beau le surprendre sur le chemin du retour, au moins ces livres ne couleraient-ils pas avec lui. Ainsi, le savoir qu’ils contenaient lui survivrait.

Un argument en défaveur des doubles, également. Il prit le plus grand des deux volumes reliés de cuir et l’ouvrit. Le style fluide était celui de l’Empire déchu, pas celui, plus simple, auquel les Khaiems recouraient lorsqu’ils traitaient des affaires et commerçaient avec des étrangers. Balasar fronça les sourcils tandis qu’il tentait de reconnaître ces symboles que son précepteur lui avait enseignés dans son enfance.

Il y a deux sortes d’impossibilités inhérentes aux andats : ceux qui ne peuvent pas être compris et ceux dont la nature même rend toute contrainte irréalisable. Sa traduction était brute, mais d’un niveau suffisant pour ce dont il avait besoin. Il avait bien devant lui les livres qu’il avait recherchés. Ce qui signifiait que la question de décider s’il était plus dangereux de les détruire ou de les conserver se posait vraiment. Balasar referma l’ouvrage et laissa retomber sa tête entre ses mains. Il savait ce qu’il devait faire, bien sûr. Il l’avait compris avant d’envoyer Eustin et Coal trouver un bateau. Avant de se rendre en Extrême-Galt, même.

C’était uniquement à cause de sa propre fierté qu’il doutait. L’Histoire était pleine d’hommes qui avaient cru être les seules grandes âmes que le pouvoir ne corromprait jamais. Il ne voulait pas compter parmi eux, et pourtant il était assis là, des secrets capables de changer la face du monde entre ses mains. Quelqu’un d’humble aurait pris conseil auprès de personnes plus avisées, ou aurait au moins été terrifié à l’idée de posséder un tel pouvoir. Il n’aimait pas que la perspective de remettre ces livres à quelqu’un d’autre lui paraisse aussi idiote que de prendre le risque de les détruire. Et pourtant, il ne les aurait confiés ni à Eustin ni à Coal, ni à aucun des hommes qui étaient morts en l’aidant.

Il s’empara du papier qu’on lui avait apporté, trempa la plume dans l’encre et commença à coucher sa confession, pour ainsi dire.

 

Trois semaines plus tard, Eustin s’effondrait.

La mer les cernait, aussi immense et vide que le ciel. Si loin au sud, l’eau demeurait claire et l’air chaud, et ce malgré le fait que les jours raccourcissaient lentement. Les oiseaux qui les avaient suivis depuis Parrinshall avaient tous disparu. L’unique animal présent était un chien à trois pattes que l’équipage avait fait monter à bord en guise de mascotte. Il n’y avait pas de femmes non plus. Seule une odeur fétide d’hommes et de mer régnait.

Le gréement grinçait et grognait, ce qui ne semblait gêner que Balasar. Le général n’avait jamais aimé voyager sur l’eau. Il n’était pas plus confortable de faire campagne sur la terre ferme, mais au moins, lorsque le jour déclinait, pouvait-on voir que tel village n’était pas celui de la veille, ou que l’arbre sous lequel on dormait surplombait un coteau différent. Là, dans cet immense néant aquatique, ils auraient aussi bien pu ne pas avoir bougé. Seul le long panache blanc de leur sillage indiquait du mouvement – unique promesse tangible qu’un jour ce voyage toucherait à sa fin. La plupart du temps, il s’asseyait à la poupe, observait la trace constante, et en retirait le peu de consolation qu’il pouvait y trouver. Parfois, il sculptait des blocs de cire avec un petit couteau aiguisé pendant que son esprit errait et s’apaisait dans l’ennui de l’inaction.

Il n’aurait pas dû être surpris qu’Eustin et Coal attrapent une insolation. Et cependant, lorsqu’un marin vint le chercher cette nuit-là, ses yeux clairs exorbités, Balasar ne se serait jamais douté de ce qui arrivait. Son homme, celui qui s’appelait Eustin, se trouvait sur le pont inférieur. Il était armé d’un couteau et menaçait de se supprimer, ou de tuer le chien mascotte estropié, personne ne savait très bien. Normalement, ils l’auraient tous frappé à coups de gourdin pour lui faire perdre connaissance avant de le jeter par-dessus bord, mais, puisque le général avait payé son passage, peut-être souhaitait-il s’en charger lui-même. Balasar posa le bloc de cire en forme de poisson, rengaina la lame dans sa ceinture et hocha la tête, comme si cette requête avait été absolument banale.

La scène qu’il découvrit dans le ventre du bateau lui parut plus calme que prévu. Eustin était assis sur un banc. Il tenait d’une main le bout d’une corde nouée autour de la poitrine du chien et de l’autre, un poignard. Dix marins silencieux étaient présents dans la pièce ou juste à l’extérieur, tous armés de dagues et de triques. Sans leur jeter le moindre regard, Balasar s’empara d’un tabouret bas qu’il posa devant Eustin avant de s’y installer, les yeux rivés dans ceux de son compagnon.

— Général, fit Eustin.

Sa voix était grave et terne ; celle d’un homme blessé bientôt mort.

— J’ai cru comprendre qu’il y aurait un problème avec cet animal.

— Il a mangé ma soupe.

Derrière eux, l’un des marins toussa ostensiblement. Alors qu’Eustin, à l’affût du bruit, se tournait, Balasar reprit aussitôt la parole.

— J’ai vu Coal vous voler une bouteille à moitié pleine l’autre jour. Cela n’a pas paru vous offenser au point que vous vouliez le tuer.

— C’est qu’il n’avait pas pris ma soupe, mon général. Je la lui avais donnée.

— Vous la lui aviez donnée ?

— Oui.

La pièce devint soudain aussi étouffante qu’un cercueil. Si seulement il n’y avait pas eu tant d’hommes, si leurs corps avaient été moins massifs, l’air moins lourd sous leur souffle, Balasar aurait eu les idées plus claires. Il se mordit la lèvre, luttant pour trouver quelque chose de pertinent ou d’utile à dire, un moyen de désamorcer la situation et de ramener Eustin à la raison. Finalement, son silence y suffit.

— Il mérite mieux, mon général, poursuivit Eustin. Regardez-le, il est tout cassé. Il n’est plus qu’une chose malade et brisée. Il ne devrait pas vivre dans cet état. Il devrait avoir droit à davantage de dignité. Puisqu’il ne lui reste que ça, il devrait au moins avoir droit à de la dignité.

Le chien gémit et tendit le cou vers Eustin. Balasar ne vit pas de peur dans les yeux de l’animal, seulement de la détresse. À la différence des marins, la bête semblait percevoir la douleur dans la voix du soldat. Les corps qui le cernaient étaient crispés, prêts à bondir tous autant qu’ils étaient, celui d’Eustin excepté. Il tenait à peine son couteau. La tension que dégageaient ses membres n’avait rien de comparable avec l’énergie brûlante du combat. Il était noué, comme un garçon qui se contracterait sous un coup, ou comme un homme devant la potence.

— Laissez-nous seuls. Partez, tous, ordonna Balasar.

— Pas sans Tripode ! lança un marin.

Le regard de Balasar croisa celui d’Eustin. Le général se rendit compte avec un peu d’étonnement qu’il n’avait plus observé son compagnon de la sorte depuis qu’ils étaient sortis du désert. Peut-être avait-il redouté ce qu’il aurait pu voir se refléter ? Et sans doute cette honte était-elle liée à ce qu’il se passait en cet instant. Eustin était son soldat ; il trouvait idiot d’avoir peur de lui. La faiblesse et la stupidité se payaient toujours.

— Relâchez le chien. Il n’y est pour rien. Ni ces hommes, avança Balasar. Venez vous asseoir avec moi un moment. Ensuite, si vous éprouviez encore le besoin de le tuer, je m’en chargerai pour vous.

Eustin observa son supérieur comme s’il cherchait à lire quelque chose sur son visage, à découvrir s’il s’agissait d’une ruse, si Balasar serait capable d’assassiner l’un de ses compagnons d’armes. Lorsqu’il parut avoir trouvé la réponse à sa question, les larges épaules du général se relâchèrent de soulagement. Eustin libéra l’animal, qui se mit à sautiller en cercle, hésitant et troublé.

— Vous avez le chien, lança Balasar aux marins sans les regarder. Maintenant, laissez-nous.

Ils sortirent les uns derrière les autres sans quitter des yeux Eustin et le couteau qu’il tenait encore à la main. Balasar attendit qu’ils soient tous partis et que la porte basse se soit refermée sur eux. Bientôt, des voix lointaines résonnèrent au-dessus de la membrure qui craquait et de la lampe à huile qui se balançait doucement au bout de sa chaîne. Cette fois, Balasar laissa le silence s’interposer. Eustin lui jeta d’abord un coup d’œil méfiant, puis son regard se perdit dans le lointain, comme s’il contemplait quelque chose au-delà de la pièce, au-delà d’eux deux. Ensuite, il se mit à pleurer sans mot dire. Balasar rapprocha son tabouret du sien et posa la main sur son épaule.

— Je les sens, mon général.

— Je sais.

— Et pourtant, j’ai dû voir mourir une bonne centaine d’hommes dans ma vie. Mais… mais c’était au champ de bataille. C’était au combat.

— Ce qui est totalement différent, compléta Balasar. Est-ce la raison pour laquelle vous vouliez que ces marins vous jettent à la mer ?

Eustin fit lentement tourner la lame entre ses mains, qui étincela dans la lumière. Il pleurait toujours, le visage désormais détendu et vide. Balasar se demanda qui il voyait, quel défunt le hantait en cet instant, puis il sentit les regards des disparus se poser sur lui. Alors qu’ils étaient invisibles, ils se trouvaient dans la pièce, ils occupaient l’espace comme les membres de l’équipage l’avaient fait.

— Pouvez-vous me jurer qu’ils ont eu une mort digne ? souffla Eustin.

— Je ne suis pas certain de savoir ce que digne veut dire, avança Balasar. Nous avons agi comme nous l’avons fait parce que c’était nécessaire, et parce que nous étions les seuls capables d’un tel exploit. Le prix à payer est très élevé, pour vous, pour moi, et pour Coal. Mais nous n’en avons pas terminé, c’est pourquoi je vous demande de m’aider encore un peu à porter ce fardeau. C’est tout.

— Je ne crois pas que ça soit utile, mon général. Je suis désolé, mais je ne vois vraiment pas en quoi ça l’est. Pour prendre quelques villes de plus et gagner quelques esclaves supplémentaires ? Oui, ce sont les cités les plus florissantes du monde. Je le sais. Le pillage d’une seule ville du Khaiem remplirait plus les coffres du Haut Conseil qu’une saison entière dans les terres de l’Ouest. Mais aucune fortune ne ramènera jamais Petit Ott de l’enfer, n’est-ce pas ? interrogea Eustin. Alors dans ce cas, je me demande si je ne ferais pas mieux d’aller le chercher là-bas moi-même, mon général.

— Ce n’est pas pour l’or. J’en ai amassé suffisamment pour vivre confortablement durant mes vieux jours. Non. L’or n’est qu’un outil dont nous nous servons – dont je me sers – pour motiver les hommes à faire ce qui doit l’être.

— Et l’honneur ?

— Et la gloire ? Des outils, tous autant qu’ils sont. Nous sommes des soldats, Eustin. Ce n’est pas la peine de nous voiler la face.

Balasar avait réussi à capter l’attention de son interlocuteur. Eustin ne regardait plus que lui. S’il y avait du trouble dans ses yeux – du trouble et de la douleur –, les fantômes avaient disparu.

— Alors pourquoi dans ce cas ? Pourquoi agissons-nous comme nous le faisons ?

Le général se recula sur son tabouret. Jamais il n’avait prononcé ces paroles auparavant, ni confié à quiconque ce qu’il s’apprêtait à dire. Par orgueil, une fois encore. Sa propre fierté le hantait. Celle-là même qui l’avait poussé à se charger de cette mission comme si elle avait été une affaire personnelle, une chose qu’il devrait au monde parce que lui seul aurait le courage nécessaire de s’en occuper.

— L’Empire est tombé en ruine à cause des hommes, expliqua-t-il. Dieu n’a jamais voulu que le monde connaisse ces événements. Ce sont les humains qui les ont suscités. Des individus avec des petits dieux cachés dans leurs manches. De tels individus vivent toujours. Chaque cité du Khaiem en a un, et elles veillent toutes sur eux comme sur des chevaux de labour : des outils au service de leur pouvoir et de leur arrogance. S’ils le voulaient, ils pourraient très bien retourner leurs andats contre nous : maintenir un hiver permanent sur nos cultures, inonder nos terres ou leur faire subir tout ce qu’ils seraient capables d’imaginer. Ils pourraient soulever le monde entier contre nous aussi facilement que nous pointerions un couteau contre eux. Et savez-vous pourquoi ils ne l’ont pas encore fait ?

Eustin cligna des yeux, troublé, estima Balasar, par la colère dans son ton.

— Non, mon général.

— Tout simplement parce que, pour le moment, ils n’ont pas décidé de le faire. C’est tout. Mais ils en seraient capables. Ou de s’affronter les uns les autres. Ils pourraient transformer le monde en désert, comme à Acton, Kirinton, Marsh. Chaque cité, chaque bourgade. Si ça n’est pas encore arrivé, c’est seulement que nous avons eu de la chance. Mais un jour l’un d’entre eux en aura l’ambition et la folie. Et ce jour-là, nous ne serons que des fourmis piétinées dans la boue d’un champ de bataille. C’est ce que je veux dire quand j’affirme que c’est nécessaire. Mais vous et moi, Eustin, nous allons veiller à ce que ça ne se produise jamais, conclut-il.

Ses propres paroles lui avaient échauffé le sang. Il ne doutait plus, toute honte l’avait quitté. Un large sourire vorace se dessina sur ses lèvres. S’il s’agissait de fierté, alors qu’il soit fier. Aucun homme ne réussirait ce qu’il ambitionnait sans orgueil.

— Lorsque j’en aurai fini, les dieux fantômes du Khaiem ne seront plus qu’une histoire que les femmes raconteront à leurs enfants pour leur faire peur la nuit, rien d’autre. Voilà la raison pour laquelle Petit Ott s’est sacrifié. Par pour l’argent, la conquête ou la gloire. Je vais sauver le monde, affirma Balasar. Alors, maintenant, osez dire que vous préféreriez couler au fond de la mer plutôt que de m’aider.