Je suis en retard.
Je déteste être en retard.
Je suis censée retrouver Art à 17 heures et il est déjà moins le quart. Je me rue dans le couloir en direction de la salle des profs. J’ai oublié le nouveau code pour ouvrir la porte alors je dois attendre qu’un collègue arrive et me fasse entrer. Je fourre mes photocopies dans mon casier et dépose mon cahier d’appel dans la boîte. Quand j’atteins la sortie, Sami, le directeur du département des sciences humaines, me rappelle que le cours de demain matin est annulé pour cause de travaux. Je prends mentalement note puis quitte l’institut au pas de course et m’engage dans Great Queen Street pour gagner Kingsway. Le ciel est gris et maussade, les nuages sont gonflés de pluie. Pas de taxi en vue. Le mieux serait de prendre le métro jusqu’à Oxford Circus, mais, depuis les attentats du 7 juillet, j’évite autant que possible de l’emprunter. De toute façon, j’ai toujours préféré le bus. Art déteste le bus. Trop lent pour lui.
Je fonce vers le coin de la rue, malgré l’état du trottoir et une horde d’adolescents italiens. J’aperçois le numéro 8 qui descend Holborn à une allure d’escargot. Il m’emmènera à John Lewis. De là, je pourrai courir jusqu’à Harley Street.
Une fois dans le bus, je valide ma carte de transport, puis m’adosse à la barre, soulagée. La femme à côté de moi – jeune, les cheveux emmêlés – se débat pour obliger son bébé à se tenir tranquille dans sa poussette.
— Assieds-toi, bordel ! siffle-t-elle entre ses dents.
Il y a tant de colère dans sa voix que je me détourne et m’éloigne.
Il est cinq heures et quart quand j’arrive à la clinique. Art m’attend à la porte. Je le vois quelques secondes avant qu’il me remarque – élégant dans son costume gris foncé Paul Smith, son couturier préféré. Sobre, stylé. Il le porte comme toujours avec une chemise à col ouvert, sans cravate. Ce genre de vêtement va très bien à Art. Lui est toujours très bien allé. Il se tourne et me voit. Il est fatigué. Et irrité. Je le sais à la manière dont il hausse son sourcil.
— Désolée d’être en retard.
Je lève la tête vers lui et il m’embrasse. Un baiser léger, rapide, sur les lèvres.
— Ce n’est pas grave.
Bien sûr, la vérité, c’est que je ne suis pas vraiment désolée et qu’il n’est pas vraiment disposé à m’excuser. La vérité, c’est que je ne voulais pas être ici et qu’Art le sait.
Je lui emboîte le pas. Il retire sa veste en entrant dans le hall d’accueil. Sa chemise a un minuscule accroc à l’intérieur du col. Il est invisible mais je sais qu’il est là, exactement comme je sais, à la raideur de la posture d’Art, à ses bras qui pendent le long de son corps, qu’il m’en veut. Je devrais me sentir coupable. Après tout, je suis en retard et le temps d’Art est précieux. Et cette visite est difficile pour lui aussi.
Il s’arrête devant la salle d’attente et se tourne vers moi avec un sourire, faisant visiblement un effort énorme pour surmonter sa mauvaise humeur.
— M. Tamansini était ici il y a un instant. Il est très content que nous soyons revenus.
— Tu lui as parlé ?
Cela m’étonne. Les spécialistes sortent rarement de leur cabinet durant les heures de rendez-vous.
— Il était à l’accueil quand je suis arrivé.
Art me prend la main et me fait entrer dans la salle d’attente. Le décor est très Harley Street : rangée de fauteuils guindés en chintz, avec canapé assorti ; cheminée surmontée d’un affreux tableau de style moderne, bouquet de fleurs séchées sur le manteau ; certificats, diplômes et prix d’excellence encadrés un peu partout sur les murs. Je saisis mon reflet dans la glace accrochée au coin. Mon pull est chiffonné et on dirait que je ne me suis pas peignée depuis une semaine. J’ai vraiment besoin d’aller chez le coiffeur : ma frange me tombe dans les yeux, les pointes sèches et fourchues rebiquent, informes, sur mes épaules. Avant Beth, je me faisais faire des mèches et rafraîchir ma coupe tous les deux mois. Je tire sur mon pull et lisse mes cheveux. La course m’a mis du rose aux joues, et fait ressortir le bleu de mes yeux. Avant, je suivais des cours de gym. Maintenant, je ne trouve plus l’énergie nécessaire.
— Il était à l’heure, mais comme tu n’étais pas là, il a fait passer un autre couple avant nous.
Le ton d’Art n’est que vaguement accusateur.
Je hoche la tête. Il me caresse le bras.
— Ça va ? Ton cours s’est bien passé ?
Je le regarde. Il a eu quarante ans la semaine dernière, mais il a encore des traits d’adolescent. Je ne sais pas si c’est dû à la ligne douce de sa mâchoire, à la fossette qu’il a au menton ou à ses grands yeux pleins de curiosité. J’effleure sa joue du bout des doigts. La peau est rugueuse au toucher. Art doit se raser deux fois par jour mais j’ai toujours aimé sentir sa barbe naissante. Ça le rend plus viril, plus sexy.
— Très bien.
Ma gorge se noue. J’aurais tout donné pour ne pas être là.
— Je suis vraiment désolée d’être en retard. C’est juste que… revenir ici.
— Je sais.
Art passe un bras autour de mes épaules et me serre contre lui. J’enfouis le visage dans son cou, je plisse les paupières pour refouler les larmes que je ne veux pas verser.
— Ça va marcher, cette fois. Je le sais. C’est notre tour, Gen.
Il vérifie sa montre. La même depuis des années et le verre est rayé et usé. C’est moi qui la lui ai offerte – pour son anniversaire, trois mois après notre rencontre. Ce soir-là, exceptionnellement, Art m’avait permis de l’inviter ; j’avais insisté, puisque c’était son anniversaire. C’était une soirée de printemps très douce – la première soirée clémente après un hiver qui nous avait paru interminable et, en sortant du restaurant, nous nous étions promenés le long d’Embankment et nous avions traversé Waterloo Bridge pour gagner South Bank. Art m’avait exposé ses projets pour Loxley Benson… avouant qu’il avait toujours cherché quelque chose en quoi croire, quelque chose qui soit digne d’y investir son énergie, un but à poursuivre.
— Et ton entreprise signifie tout ça pour toi ?
Art m’avait pris la main et répondu que non, que c’était moi qu’il cherchait, que notre relation était ce qu’il désirait le plus au monde.
Ce soir-là aussi, il m’avait dit qu’il m’aimait.
Je me dégage, essuie mes yeux aussi discrètement que possible. Il y a trois autres couples dans la salle d’attente et je ne veux pas qu’ils me voient pleurer. Je m’assieds et croise les mains sur mes genoux. Concentrée sur ma respiration, j’essaie de ne pas penser à la tempête qui fait rage en moi.
Art m’aime toujours. Je le sais. S’il ne m’aimait plus, il ne serait pas resté avec moi durant la longue, la terrible année après Beth. Sans parler des six tentatives de fécondation in vitro depuis.
Seulement, il y a des moments où je me demande s’il m’écoute vraiment. J’ai essayé de lui dire à quel point j’étais lasse de ces visites à la clinique. Des hauts et des bas de la FIV. Près d’un an s’est écoulé depuis notre dernière tentative. À l’époque, j’avais insisté pour faire une pause et M. Tam – comme on le surnomme dans les forums en ligne sur l’infertilité – m’avait soutenue. Art était d’accord – nous espérions l’un et l’autre que je tomberais enceinte de manière naturelle. Il n’y avait vraiment aucune raison pour que cela ne se produise pas – du moins, on n’en avait trouvé aucune. Comme on n’a jamais trouvé aucune raison qui explique l’échec de chacune de nos tentatives de FIV.
Il y a déjà plusieurs mois qu’Art me pousse à suivre un nouveau traitement. Il a même pris ce rendez-vous pour nous. Mais l’idée de recommencer, la perspective des effets secondaires et des déconvenues qui m’attendent me sont insupportables. Je suis passée par là trop souvent : entamer un cycle, ou gâcher l’occasion d’en entamer un parce qu’on est absent, aller chaque jour à la clinique subir un test, prendre les produits à des heures précises, à des dates précises – tout ça pour découvrir que les follicules ne sont pas assez matures ou assez nombreux, ou que les embryons n’ont pas survécu. Puis le repos pendant un cycle ou deux, la fixation sur la date de l’ovulation, de la menstruation, avant de recommencer. Et ainsi de suite. Et rien de tout cela, rien de rien, ne pourra jamais la ramener.
Beth. Mon bébé mort-né.
Je veux dire tout cela à Art, mais il faudrait que je parle de Beth et elle est enfermée à l’abri dans ma tête avec la douleur et le chagrin et je ne veux pas les faire remonter à la surface.
— Monsieur et madame Loxley ?
Art bondit sur ses pieds. L’infirmière lui sourit. Il est difficile de ne pas sourire à Art. Même avant qu’il apparaisse dans Jugement à la télé, tout le monde lui souriait. Tout ce charme et toute cette énergie juvéniles. Là réside en partie le secret de son succès avec Loxley Benson : sa façon de vous regarder, les yeux brillants, qui vous donne l’impression d’être quelqu’un d’extraordinaire, comme si rien au monde n’importait plus que ce que vous êtes sur le point de dire ou de faire.
Il n’y a pas que cela, évidemment. Art est intelligent. Habile. Et habité par une ambition sans bornes. Maman l’a compris tout de suite quand elle l’a rencontré. Avant qu’il fasse fortune, alors qu’il venait de monter son entreprise – une société d’investissements éthiques en ligne –, sans argent et sans garantie financière. « Celui-là, il va faire des étincelles, avait-elle déclaré en m’adressant ce sourire ironique bien à elle. Fais attention à ne pas te brûler les doigts en essayant de suivre. »
Le bureau de M. Tamansini est aussi vaste qu’un navire – le dessus tout en cuir marron capitonné, aux bords fixés par des clous en laiton. Il a l’air perdu derrière – petit homme au teint mat, au visage pointu et aux mains fines. Il presse le bout de ses doigts les uns contre les autres, comme toujours quand il parle. Il nous regarde, Art et moi, assis en face de lui.
— Cette fois, je voudrais vous suggérer d’essayer l’ICSI, dit-il lentement. C’est un procédé qui consiste à injecter du sperme directement dans les ovocytes.
— Tu vois ? fait Art en me donnant un coup de coude, comme si on était une paire de cancres au dernier rang de la salle de classe. Je t’avais dit qu’il y aurait quelque chose de nouveau.
J’observe fixement les doigts de M. Tamansini. Bizarre de penser qu’ils sont entrés à l’intérieur de moi. Mais bon, être gynécologue est un concept bizarre. D’un autre côté, j’aime bien M. Tam. J’aime son calme. Sa capacité à le rester même quand Art se fait de plus en plus insistant. Il a été mon spécialiste pour quatre des six tentatives ratées. Je suppose qu’on pourrait dire qu’on a traversé pas mal d’épreuves ensemble.
— L’ICSI n’est pas nouveau, dis-je en levant les yeux vers lui. Pourquoi faire ça ? Pourquoi maintenant ?
M. Tam s’éclaircit la gorge.
— L’ICSI est souvent utilisé dans les cas où le sperme est de piètre qualité. Bien sûr, ce n’est pas le cas ici, mais c’est une technique tout aussi utile pour les couples qui présentent de faibles taux de fécondation et de production d’ovocytes, deux situations qui vous concernent.
— Ça ne va pas coûter plus cher que la FIV normale ?
À la mention de l’argent, Art se raidit. C’est un mouvement presque imperceptible, mais je le reconnais bien. Comme quand un animal dresse les oreilles, à l’affût de bruits suspects. Je fixe le bureau de M. Tam. Les clous en laiton scintillent à la lumière. Je me demande vaguement si quelqu’un les astique.
— Si, admet-il. Cependant, cela va indéniablement accroître vos chances d’avoir une grossesse viable.
— En quoi consiste le procédé, au juste ? demande Art.
Sous le ton neutre, une pointe d’acier perce dans sa voix. Il ne va pas se laisser – ou me laisser – mener en bateau.
M. Tam sourit.
— En ce qui vous concerne, il y a très peu de différences avec une FIV standard.
Il commence à décrire le procédé. Je décroche un moment. Je sais déjà de quoi il s’agit ; je me suis renseignée sur cette option il y a plusieurs années.
—… qui fonctionne comme une plate-forme logicielle nettoyée, achève M. Tamansini. Toute prête à programmer un nouvel ordinateur.
Art éclate de rire. Il adore les métaphores de M. Tam.
— Eh bien, qu’en pensez-vous ? demande le médecin.
— Tout à fait d’accord, répond Art en me regardant. On devrait essayer.
L’espace d’une seconde, je suis furieuse qu’il ait répondu à ma place. Puis je me souviens que j’ai accepté de venir, qu’il pense que je suis prête à franchir ce nouveau pas, qu’il y a une éternité que je ne lui ai pas parlé de ce que je ressens vraiment…
— Je ne sais pas. Je veux dire… je ne sais plus si une FIV est la solution. Voyons les choses en face, dans quelques mois j’aurai quarante ans, ce qui…
—… n’est pas trop tard, coupe Art, en se tournant vers M. Tam. Dites-le-lui, s’il vous plaît, que ce n’est pas trop tard.
Le visage de M. Tam demeure impassible et professionnel. En son for intérieur, il doit se demander ce que je fais ici si j’ai tant de doutes.
— Bien entendu, madame Loxley, vous avez raison. Il n’y a pas de garantie. Mais vous avez été enceinte par le passé, ce qui est encourageant. Et quarante ans n’est pas si vieux, quand on parle de FIV. On pourrait même dire que c’est moins vieux qu’avant.
Son sourire est doux, réconfortant.
— Je ne crois pas…
Ma voix tremble.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir faire face… à tout ça encore une fois.
Je m’étrangle et baisse les yeux sur la moquette. Il y a une tache marron en forme de haricot à côté d’un des pieds du bureau.
Pourquoi m’est-il si difficile de dire ce que je pense ? Ce que j’éprouve ? La voix d’Art est sourde, plus intense que jamais.
— Gen, il faut continuer à essayer. Tu ne comprends pas ? Si tu veux, je ferai une évaluation complète des statistiques concernant l’ICSI et je calculerai les probabilités. Si c’est prometteur, on fera en sorte que ça marche tous les deux, comme on a toujours fait en sorte que tout marche.
Je lève la tête. M. Tam a traversé la pièce et parle tout bas dans l’interphone, à côté de l’espace réservé aux auscultations. Il nous donne un moment pour nous reprendre.
Un nouvel espoir danse dans le regard d’Art. Je m’en veux de ne pas le partager.
— Je sais que c’est dur pour toi, reprend-il, avec le traitement, les visites et tout. Et je sais qu’on est déjà passés par là cinq fois…
— Six.
— Mais ça en vaut la peine, insiste-t-il. Tu ne crois pas ?
Je secoue la tête. Je l’ai cru par le passé, peut-être, les premières fois, après Beth. Mais plus maintenant, après tant d’échecs et de désillusions.
Art fronce les sourcils.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas faire cette nouvelle tentative.
Il s’efforce d’adopter un ton compréhensif, mais l’impatience perce dans sa voix.
— Si les pourcentages sont prometteurs, je veux dire.
Je prends une profonde inspiration.
— Il ne s’agit pas de pourcentages, ni de facteur de risque, ni de traitement.
Je le regarde dans les yeux, en espérant qu’il va comprendre.
— C’est Beth, dis-je dans un murmure.
Il est encore si douloureux de prononcer son nom à voix haute.
La perplexité se lit sur ses traits.
— Tu veux dire que c’est déloyal envers sa mémoire de faire une autre tentative ?
— Pas exactement…
— Oh ! Gen, pas du tout. Au contraire, le fait qu’on veuille tellement la… remplacer est une marque de l’amour qu’on avait pour elle.
La remplacer ?
M. Tam est de retour à son bureau.
Les paroles d’Art résonnent encore à mes oreilles. Je fixe de nouveau la tache en forme de haricot, le sang cogne à mes tempes.
— Je suppose que nous avons besoin de réfléchir encore un peu, dit Art d’une voix morne, lointaine.
— Certainement.
M. Tam sourit, je l’entends à sa voix, même si je n’ai pas relevé les yeux.
— À ce stade, ce n’est qu’une proposition. Je crois que nous devrions procéder par étapes, ajoute-t-il.
— Absolument, renchérit Art en posant un bras sur mon épaule.
Quelques minutes plus tard, nous sortons de la clinique et prenons un taxi pour rentrer à la maison. Art refuse de se déplacer autrement qu’en taxi. Maintenant que Loxley Benson a tant de succès, il pourrait avoir un chauffeur s’il le désirait mais il déteste donner l’impression d’être snob. J’ai beau lui dire que prendre un taxi est une certaine forme de snobisme, il affirme qu’ils sont une solution pratique – vu la lenteur des transports en commun et le fait que son temps est précieux.
Nous ne parlons pas. Je suis encore secouée. Soudain, je me rends compte qu’il s’adresse à moi.
— Pardon ?
— Je voudrais que tu arrêtes de faire ça.
Il me prend la main. L’ongle de mon index gauche est rongé au point que la peau tout autour est rouge et à vif à force d’avoir été mâchonnée. Je le replie. Je n’avais même pas conscience d’avoir fait ça.
Je sens la légère pression des doigts d’Art sur les miens.
— Pourquoi m’as-tu laissé prendre rendez-vous si tu es tellement sûre que tu ne veux plus de FIV ?
Derrière la vitre, un soleil rasant éclaire Regent’s Park. Un disque parfait, d’un orange flamboyant qui se détache sur un ciel bleu marine dégagé, où ne subsiste aucune trace des nuages de tout à l’heure. Je me retourne vers Art. Ses yeux brillent dans la semi-pénombre et mon cœur déborde d’amour pour lui. Il est peut-être impitoyable en affaires, mais, au fond, c’est l’homme le plus gentil que je connaisse.
— Je suis désolée pour le rendez-vous. Je sais que…
Je m’interromps, les idées encore confuses.
— Tu sais que tu es dingue, hein ? me dit-il affectueusement.
Nous nous regardons un instant, puis Art se penche vers moi.
— Peux-tu au moins m’expliquer ce qui t’inquiète, Gen ? Parce que je veux seulement… enfin, tout ce que je fais, je le fais pour toi, tu le sais. Je voudrais seulement comprendre, parce que je ne vois pas en quoi ce serait mal de réessayer.
J’essaie de réfléchir. Comment exprimer ce qui est si embrouillé, si fragile dans mon esprit ?
— Je ne peux pas penser à « remplacer » Beth, dis-je enfin, l’estomac noué.
— C’était seulement une façon de parler, affirme Art, rejetant d’un haussement d’épaules le terme qu’il a utilisé. Bien sûr qu’on ne peut pas la remplacer. Mais on peut connaître l’expérience d’être parents, ce dont sa mort nous a privés.
— Je ne sais pas.
Il tripote son col, cherche l’accroc caché dans le coton.
— Dans ce cas, laisse-moi savoir pour nous deux.
— Et l’argent ? Nous avons déjà tant dépensé…
— C’est le cadet de nos soucis, lance-t-il avec un geste d’indifférence.
C’est vrai, encore que j’aie toujours du mal à m’habituer à tout l’argent qu’il gagne. Non que nous ayons tiré le diable par la queue par le passé : Loxley Benson marche bien depuis longtemps, mais, cette année, la société a vraiment décollé. En fait, c’est une des entreprises qui se développe le plus vite en Grande-Bretagne.
— Je ne parle pas du montant. C’est l’idée de gaspiller de l’argent pour rien…
— Bon sang, Gen, ça ne représente pas tant d’argent que ça. Quelques milliers de livres, c’est tout. Et ma participation à Jugement nous amène des clients chaque jour. À propos, je connais une femme qui s’occupe d’un projet gouvernemental et qui voudrait que j’y participe. Elle va m’en parler demain, à Bruxelles. La société est en plein essor, Gen, je t’avais dit que ça viendrait. On va connaître une croissance exponentielle.
— Mais…
Je me tais, incapable de dire ce que je ressens réellement, à savoir que le succès de l’entreprise d’Art me donne l’impression de ne pas être à la hauteur. C’est injuste, alors qu’il travaille si dur pour nous deux, mais ma grossesse nous avait mis sur un pied d’égalité. C’était comme si j’apportais enfin une contribution valable à notre mariage. Et maintenant, le fait qu’il gagne une fortune souligne mon incapacité à remplir ma part du contrat tacite passé entre nous.
— Il faut que tu le veuilles, Gen. On peut réussir. Je trouverai une solution.
Ses paroles, l’expression résolue de sa mâchoire, son attitude même… tout est extrêmement convaincant. Et l’expérience m’a appris qu’il était presque impossible de lui résister.
— Tu tiens vraiment à réessayer, n’est-ce pas ?
— Avons-nous le choix ? Tu veux adopter ?
Je secoue la tête. C’est au moins un point sur lequel nous avons toujours été d’accord. Si nous avons un bébé, il devra être notre bébé.
— Exactement.
Il se penche vers moi.
— Je veux essayer de nouveau, Gen.
Il marque une pause, et sa bouche frémit.
— Mais seulement si tu le veux toi aussi.
Une fraction de seconde, il a l’air d’un petit garçon vulnérable et je vois à quel point il a peur. Il a peur que je ne me remette jamais de la mort de Beth et que notre amour ne s’enfuie à cause de cela… parce qu’un jour il faudra que je choisisse entre renoncer à Beth et renoncer à Art.
— Je veux le faire avec toi, Gen, murmure-t-il. Je t’en prie, essaie de comprendre.
Le taxi ralentit et s’arrête à un feu rouge, à l’intersection de Camden High Street et de Kentish Town Road. Art et moi nous sommes rencontrés à Camden il y a quatorze ans, à un réveillon du jour de l’an auquel j’étais allée avec Helen, ma meilleure amie. Art avait vingt-six ans et venait de créer sa société. Il avait bluffé pour se faufiler dans la soirée avec un groupe de collègues, dans l’espoir d’y nouer des contacts utiles. Moi, j’étais seulement venue pour m’amuser.
Nous avions fait connaissance au bar, quand un des collègues d’Art – Tris – avait bousculé Helen. En fait, c’étaient de vieux amis de fac qui avaient perdu le contact. Naturellement, Helen m’avait présentée à Tris, qui, à son tour, m’avait présentée à Art. Ce dernier avait offert une tournée de boissons, que j’avais pour la plupart renversées par accident en revenant des toilettes. Il avait été très gentil, offrant immédiatement une nouvelle tournée alors que – je ne l’avais découvert que plus tard – il avait à peine de quoi manger à l’époque. Nous avions bavardé. Il m’avait parlé de Loxley Benson, la société qu’il avait créée avec un ami quelques mois plus tôt, expliquant qu’il espérait surfer sur la vague du commerce en ligne et qu’il était résolu à proposer exclusivement des investissements éthiques, responsables d’un point de vue social et environnemental.
De mon côté, je lui avais avoué que je travaillais pour une revue de décoration intérieure où je m’ennuyais à mourir à rédiger des articles sur les cuisines et les peintures assorties, mais que je voulais écrire un roman un jour. Je me souviens d’avoir été époustouflée par son ambition. Par le fait qu’il était prêt à prendre n’importe quel risque et à affronter n’importe quel revers pour parvenir à ses fins. Qu’il désirait moins gagner de l’argent que faire une différence.
Même alors, j’avais senti qu’Art finirait par obtenir ce qu’il voulait.
Y compris moi.
— Gen ?
Il fait nuit à présent, les lampadaires commencent à s’allumer et le taxi avance péniblement dans Kentish Town Street, avec ses magasins lugubres et ses trottoirs encombrés. Si Art n’était pas mon mari, il aurait sans doute quatre enfants à l’heure qu’il est. Il devrait les avoir. Je ne devrais pas l’empêcher de les avoir.
— C’est l’espoir, dis-je enfin. Je peux tout supporter sauf l’espoir.
Art se met à rire. Je sais qu’il ne comprend pas vraiment ce que je veux dire. Mais il m’aime et c’est suffisant.
— Pourquoi ne jettes-tu pas un coup d’œil aux statistiques de l’ICSI ? Fais-toi une idée. Comme ça, on pourra prendre une décision.
Il hoche la tête avec enthousiasme et met la main dans sa poche. Une seconde plus tard, son téléphone vibre et je me rends compte qu’il a dû le garder éteint pendant près d’une heure. Je ne me souviens pas de la dernière fois qu’il l’a éteint plus de quelques minutes.
Il parle toujours au téléphone quand nous arrivons chez nous, à Crouch End. Lilia, notre femme de ménage slovaque, est justement en train de partir. Alors que je referme la porte derrière elle, je remarque le courrier empilé sur le radiateur et l’emporte dans la cuisine. Nous n’utilisons guère les autres pièces du rez-de-chaussée. La maison est grande pour nous deux.
Je feuillette distraitement les enveloppes. Il y a une carte postale de ma mère, en vacances en Australie avec son dernier petit ami. Je la pose sur la table avant de regarder le reste. Debout devant la pile de papier à recycler, je trie au fur et à mesure, mets de côté deux factures et un pli portant le logo du notaire d’Art. Encore des dépliants, des revues, des prospectus pour des plats à emporter… comment peut-on recevoir tant de paperasses inutiles en une seule journée ?
Art est toujours au téléphone. Sa voix sourde et insistante devient plus forte quand il passe devant la cuisine, puis s’éloigne. Je jette deux catalogues sur la pile de recyclage, qui vacille et finit par s’effondrer.
— Zut.
Il réapparaît alors que je suis en train de la reconstituer.
— Gen ?
— C’est fou, le papier qu’on accumule.
— La réunion de Bruxelles a été avancée. Siena m’a réservé un vol plus tôt.
— À quelle heure ?
— La réunion est à dix heures. Je partirai vers six heures, alors je me demandais si on pourrait aller se coucher tôt…
Il hésite, m’interroge du regard. Je sais à quoi il pense. Je souris. Au moins, nous ne reparlerons pas de FIV ce soir.
— Bien sûr.
Après dîner, je tue le temps devant des niaiseries à la télé pendant qu’Art passe deux trois coups de fil et vérifie divers tableaux de chiffres. Le bulletin d’information de vingt-deux heures commence. À la première publicité, je sens la main d’Art sur mon épaule.
— Tu viens au lit ?
À vrai dire, j’aime l’idée qu’Art ait envie de faire l’amour avec moi plus que l’acte proprement dit. Notre conversation sur la FIV me trotte encore dans la tête et j’ai du mal à me détendre. Quand il commence à me caresser, je me tortille un peu, essaie de me mettre dans l’état d’esprit, mais ça ne marche pas. Art a une approche du sexe qui n’est pas différente du reste – s’il en a envie, il va le chercher. Je ne veux pas dire par là qu’il soit infidèle. Ni qu’il soit nul au lit. Seulement qu’il était très inexpérimenté quand je l’ai rencontré, de sorte que tout ce qu’il fait à présent, c’est moi qui le lui ai appris. Et il le fait toujours exactement comme je le lui ai montré, il y a quatorze ans.
— Gen ?
Art a pris appui sur un coude et fronce les sourcils. Je n’avais même pas remarqué qu’il avait cessé de me caresser.
Je souris et replace sa main entre mes jambes. Je me force à ressentir quelque chose. Ça marche, un peu. Suffisamment, de toute manière. Art est convaincu que je me laisse enfin aller et me pénètre.
Mes pensées vagabondent. Je songe à la pile de recyclage en bas. Tout ce papier. Au fond, je le sais, ce qui me dérange, c’est que ça me rappelle tout ce qu’on écrit – les innombrables magazines et livres qui se disputent une place sur les rayonnages des librairies. Sans parler de l’Internet. J’ai fait partie de ce monde-là : j’ai écrit et publié trois livres entre mon mariage et ma grossesse. Parfois toutes ces tonnes de papier imprimé me donnent l’impression de suffoquer – comme si mes mots à moi étaient étouffés avant même de voir le jour.
Art gémit, je bouge un peu pour montrer ma bonne volonté.
Ce n’est pas seulement le papier. Art est devenu très écolo et insiste pour que nous soyons ultravigilants, et qu’il y ait des poubelles pour tout : aluminium, carton, verre, déchets alimentaires, plastique…
Par moments, j’ai envie de tout balancer dans un sac noir comme on le faisait quand j’étais petite. Un souvenir d’enfance se faufile dans mon esprit. Je transporte péniblement un sac-poubelle dans le jardin, la pelouse est humide sous mes pieds. Je le traîne vers papa, qui nous rend une de ses rares visites entre deux tournées. Une odeur douce et fraîche émane de l’herbe qu’il vient de tondre, et qu’il ratisse à présent pour en faire un tas de compost. Je veux l’aider. C’est pourquoi je lui apporte le contenu de la poubelle de la cuisine. Il éclate de rire et dit que la plupart de ce qu’il y a dedans ne se décomposera pas alors nous faisons un feu de joie à la place. Je me souviens encore de l’odeur de la fumée, de mon visage brûlant et du vent froid qui me fouettait le dos.
Art m’embrasse dans le cou en intensifiant son va-et-vient. J’ai envie qu’il se dépêche… qu’il en termine au plus vite… Dès qu’on aura fini, il s’endormira et puis je me lèverai et j’irai me faire un thé.
Il respire plus fort maintenant, ses mouvements sont plus puissants. Je sais qu’il est au bord du plaisir mais qu’il se retient, qu’il m’attend. Je lui souris, sachant qu’il comprendra ce que je veux dire. Une minute plus tard, il jouit avec un grognement et se laisse aller contre moi. Je le serre dans mes bras alors qu’il se retire. Il paraît si vulnérable, la tête nichée contre mon cou.
J’attends…
Art pousse un soupir de contentement, puis roule sur le dos, un bras en travers de ma poitrine. Dès qu’il commence à respirer plus profondément, je me dégage. C’est un fait dont j’ai conscience mais que je me refuse à affronter : notre vie sexuelle a sombré dans la routine. Guère étonnant après toutes ces années, je suppose. Et elle est de toute façon nettement meilleure qu’à l’époque où tomber enceinte était devenu une obsession pour moi. Je sais qu’Art se sentait sous pression quand il fallait faire l’amour au bon moment, et moi aussi je détestais que l’idée de concevoir ôte à l’acte lui-même toute notion de plaisir et toute spontanéité. Il y a bien longtemps que j’ai cessé de vérifier la date de mon ovulation mais peut-être que ma façon de vivre la chose en porte le souvenir. Ou que nos relations sexuelles sont classiques pour un couple de longue date : prévisibles, confortables, sans danger. Cela dit, je ne me plains pas. Un jour, j’aborderai le sujet avec Art comme il faut. Il écoutera, je le sais. Il voudra que ça s’améliore. Ce qui signifie qu’il y parviendra. Je ne l’ai jamais vu échouer.
L’iPhone d’Art sonne dans la poche de son pantalon par terre. Il se réveille en sursaut, puis se penche en soupirant pour l’attraper.
Je me lève et descends au rez-de-chaussée.
À mon réveil, la place à côté de moi est vide. Art est parti pour Heathrow depuis longtemps. Une serviette humide traîne sur son oreiller. Agacée, je la fais tomber sur le sol.
Une demi-heure plus tard, je suis habillée et j’étale du beurre et de la Marmite sur mon pain grillé. La journée s’étire devant moi. Mon cours habituel du mercredi a été annulé et je n’ai pas de rendez-vous. Pas même de café avec Hen. Pourtant, j’ai le sentiment persistant qu’il y a quelque chose que je suis censée faire aujourd’hui.
Tu pourrais écrire, me souffle une voix dans ma tête.
Je n’y prête pas attention.
On sonne à la porte. Je n’attends personne. C’est sans doute le facteur, tout simplement. Enfin, on n’est jamais trop prudent. Je mets la chaîne, entrebâille la porte et je regarde par l’interstice.
Une femme se tient sur le seuil. Elle est noire, rondelette et d’âge moyen.
Je suppose aussitôt que j’ai affaire à un témoin de Jéhovah et me prépare à la refouler poliment.
— Vous êtes bien Geniver Loxley ? demande-t-elle d’une voix douce, avec une pointe d’accent des Midlands.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
La femme hésite. Il me paraît improbable qu’un témoin de Jéhovah possède ce genre d’information, ce doit donc être une forme de démarchage plus agressive. Tout de même, cette femme ne manifeste pas le culot d’une représentante aguerrie. En fait, maintenant que je la regarde avec attention, elle me semble plutôt nerveuse. Elle porte un tailleur bon marché en synthétique et des taches de transpiration sont en train de se former sous ses aisselles.
— Je… Je…
J’attends, le cœur battant soudain à tout rompre. Art a-t-il eu un accident ? Ou quelqu’un d’autre que je connais ? Je retire la chaîne et ouvre la porte en grand. La femme pince ses lèvres. Un mélange de peur et de gêne se lit dans ses yeux écarquillés.
— Qu’y a-t-il ?
— C’est…
La femme prend une profonde inspiration.
— C’est votre bébé.
Je la fixe avec stupeur.
— Que voulez-vous dire ?
Elle hésite.
— Elle est vivante.
Ses yeux sombres me transpercent.
— Votre bébé, Beth, elle est vivante.