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Le téléphone d’Art me renvoie toujours à sa boîte vocale, alors je rappelle Hen pour donner libre cours à ma rancœur et tourner en dérision le récit de Lucy O’Donnell. Hen, c’est tout à son honneur, s’abstient de me faire remarquer qu’elle m’avait conseillé de ne pas aller voir cette femme.

Quand je raccroche, je suis épuisée et à bout de nerfs. Il n’est pas tout à fait midi mais je me sers un verre de vin et m’assieds devant l’ordinateur. J’ai un cours à préparer et je dois lire mes e-mails. Avec un peu de chance, ça va me changer les idées.

Il y a deux messages de l’Institut d’art et médias, des trucs administratifs. Un autre de mon agent, qui m’invite à un cocktail au mois de mai. Je me tasse un peu en le lisant – elle est amicale et bavarde mais termine par un « J’espère que tu auras des nouvelles pour nous bientôt » un tantinet acerbe. Elle fait allusion à un livre, évidemment. Je commençais à planifier mon quatrième quand Beth est morte. Je n’ai pas écrit un traître mot depuis. J’ai vérifié mon contrat et rien ne stipule que je dois lui envoyer ma prochaine idée avant une certaine date. Néanmoins, étant donné que je n’ai rien écrit depuis huit ans, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elle va finir par se lasser et m’abandonner à l’anonymat d’où elle m’a sortie.

Le dernier e-mail vient de Morgan, la sœur d’Art. J’ai gardé celui-là pour la fin, parce que presque toutes mes communications avec Morgan me laissent l’impression de ne pas être à la hauteur. Ce n’est pas vraiment sa faute – elle est seulement si soignée, si ultraorganisée. Art et elle ont passé le plus clair de leur enfance chacun à une extrémité de l’échelle sociale, sans se connaître. Morgan a grandi à Édimbourg dans un milieu privilégié et a été éduquée dans de luxueuses écoles privées. Pendant ce temps, Art, fils illégitime du père de Morgan et d’une jolie serveuse londonienne, était élevé dans une banlieue pauvre par sa mère célibataire.

Je me force à lire l’e-mail de Morgan. Bien entendu, elle demande ce que j’ai prévu pour la fête d’anniversaire d’Art qui, comme Hen me l’a rappelé plus tôt, aura lieu ce vendredi. Je prends une inspiration. Ce n’est pas vraiment un problème. J’ai déjà invité nos amis et je comptais me contenter de faire un saut chez Marks and Spencer pour acheter de quoi grignoter. Nous avons un iPod bien fourni pour la musique et de l’alcool en quantité – Art achète du vin et de la bière en gros dans le cadre de ses affaires et notre stock est digne d’un pub.

Je devine cependant que mes maigres préparatifs ne vont pas satisfaire Morgan. Je parcours son message avec un sentiment croissant de culpabilité – et de rancune.

 

« Salut Gen !!! Comment va ? Je compte être chez vous vendredi en fin de matinée (Je rentre d’une conférence à New York par le vol de nuit). J’espère que ça ne te dérange pas ? Veux-tu que j’apporte quelque chose pour la fête ? Je meurs d’envie de tout savoir – quand as-tu envoyé les invitations ? Je suppose que la mienne m’attend à la maison – ou alors tu ne m’as pas mise sur la liste ? ! Je plaisante. Qui est le traiteur ? Quel genre de musique as-tu projeté de passer ? Tu as un thème spécial pour la déco ou tu fais seulement quelque chose de traditionnel ? Quel genre de gâteau as-tu commandé ? Y aura-t-il une surprise dont je ne devrai absolument pas parler à mon frère ? »

 

Et cetera. Je commence à répondre, mais je suis vite rebutée par l’impossibilité d’expliquer à Morgan par écrit que sa conception d’une soirée n’a rien à voir avec les modestes efforts qui sont considérés acceptables dans notre quartier du nord de Londres.

Agacée, je me contente de dire que je la verrai dans deux jours, puis je me réfugie sur le canapé, résolue à me concentrer sur la liste des courses. Houmous, olives, pita… et pourquoi pas une sorte de thème années 1970, canapés au cocktail de crevettes ou brochettes de fromage et d’ananas ?… mais mes pensées ne cessent de revenir à ce que m’a dit Lucy O’Donnell.

Elles tournent dans ma tête.

Beth est en vie. Votre mari savait.

La journée est claire, fraîche, ensoleillée. C’est le genre de journée printanière que j’adore en temps normal, mais aujourd’hui, elle me laisse indifférente. Aujourd’hui, je ne peux pas réfléchir comme il faut. Je ne peux pas réfléchir du tout. Cette femme mentait… elle a tenté de m’escroquer… c’est la seule explication. Art n’aurait jamais, jamais, été le complice d’un mensonge pareil.

Et pourtant le doute s’immisce dans mon esprit. Se pourrait-il que le récit de Lucy O’Donnell soit en partie vrai ?

La sonnerie du téléphone me fait sursauter. Je tends la main vers le récepteur à côté du canapé.

— Gen ? Ça va ?

— Oh ! Art…

Au son de sa voix, j’ai brusquement les larmes aux yeux.

— Hen vient de m’appeler. Elle m’a parlé de… cette femme, éructe-t-il. Je n’arrive pas à y croire, bordel.

— Oh !

Je suis légèrement décontenancée. Hen connaît bien Art, évidemment, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il apprenne une nouvelle aussi intime par quelqu’un d’autre que moi.

— Répète-moi mot pour mot ce qu’elle t’a dit.

Je raconte tout de nouveau. J’hésite en arrivant au point où elle m’a affirmé qu’Art lui-même était impliqué, puis je déballe ça aussi très vite. Il lâche une exclamation à mi-chemin entre un grognement et un gémissement.

— Comment ont-ils pu en arriver là, bon sang ?

Je me redresse brusquement.

— Qui ? Art, tu sais qui est cette femme ?

Il soupire.

— Pas avec certitude, mais je suppose qu’elle a été envoyée par John Vaizey, le type d’Associated Software. On était concurrents pour l’obtention d’un nouveau contrat la semaine dernière et on les a battus à plate couture.

J’ai la tête qui tourne.

— Pourquoi un de tes concurrents irait-il prétendre que… ?

— Vaizey m’a menacé après la présentation. Il m’a insulté et dit que si je voulais garder ma boîte, je ferais mieux de renoncer à ce coup-là.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?

— J’ai pensé que c’étaient des paroles en l’air mais…

Art a le souffle court.

— Je n’aurais jamais cru qu’il ferait quelque chose d’aussi cruel ou… qui te vise, toi.

Je réfléchis. Après quatorze années passées à entendre Art me parler du milieu des affaires, j’ai perdu toutes mes illusions ; le monde apparemment soporifique des investissements d’entreprise génère souvent des tactiques aussi sournoises que destructrices.

— Mais… comment connaîtrait-il la sœur de l’infirmière qui était à l’hôpital ? Ça n’a pas de sens.

— C’est une escroquerie, Gen, déclare Art avec amertume. Tu ne sais pas si c’était sa sœur. Tu viens de dire que tu n’étais pas sûre d’avoir reconnu la femme de la photo.

C’est juste. Pour la première fois depuis des heures, les épouvantables allégations de Lucy O’Donnell prennent un sens acceptable. Tout ce qu’elle a dit visait à me faire du mal – et, à travers moi, à faire du mal à Art.

— De toute façon, qui d’autre ça pourrait-il être ? reprend Art. Tu n’as pas d’ennemis. Tu n’as même pas un vrai boulot.

Il y a un silence pendant que j’assimile ses paroles. C’est vrai, bien sûr – je ne travaille que huit heures par semaine à l’institut –, mais c’est un peu abrupt, même pour Art, qui ne prend jamais de gants. Il s’en rend compte et sa voix s’adoucit.

— Ce que je veux dire, c’est que tout le monde t’aime. C’est forcément lié à la société.

Je hoche la tête, désireuse de le croire. Et pourtant le visage anxieux de Lucy O’Donnell est toujours présent dans mon esprit.

— C’est juste que… elle semblait si sincère…

— C’est stupide, rétorque Art avec une violence soudaine. Ne commence pas à imaginer des trucs. J’étais là aussi, rappelle-toi. Beth est morte dans ton ventre.

J’accuse le coup.

— Comment quiconque pourrait-il prétendre qu’elle est en vie ? insiste-t-il. Il y avait toute une équipe médicale en salle d’opération.

— Lucy O’Donnell prétend que le Dr Rodriguez les a fait sortir avant la naissance du bébé ; qu’il les a intoxiqués pour qu’ils ne soient pas présents au moment où…

— Tu te rends compte à quel point c’est tiré par les cheveux ? Et le scanner qui montrait qu’elle était morte ? Pas de mouvements, pas de battements de cœur. Et les tests qu’ils ont effectués après ?

Je m’obstine néanmoins.

— On peut manipuler des images et éteindre le son. Et substituer un corps à un autre.

— Bon sang, Gen ! Le médecin l’a accouchée. Il l’a vue.

— Moi pas.

Beth était née si défigurée que le médecin me l’avait déconseillé.

— Non. Mais moi, si, ajoute-t-il après une hésitation.

Une voix de femme s’élève en arrière-fond. Elle a une pointe d’accent français. Elle demande à Art de l’accompagner. Art met la main sur le récepteur.

— OK, Sandrine, bien sûr.

On dirait qu’il est gêné, ce qui ne lui ressemble pas. L’instant d’après, il redevient normal.

— Désolé, Gen, il faut que je te laisse. Je suis censé être en réunion depuis dix minutes.

— Pas de problème.

— Tu es sûre que ça va ? Pourquoi est-ce que tu ne demandes pas à Hen de venir, ou à Sue, ou… ?

— Ça va bien, Art, je t’assure.

Nous nous disons au revoir et je me recroqueville sur le canapé, submergée par les souvenirs que j’avais gardés emmurés si longtemps. J’étais tombée si facilement enceinte de Beth – deux mois après avoir cessé de prendre la pilule. Je revois l’éclair de joie dans les yeux d’Art quand je lui avais annoncé la nouvelle. Je repense à ma fatigue, à la sensation d’irréalité que j’avais éprouvée jusqu’au moment où j’avais vu le bébé sucer son pouce sur l’échographie. Je ne savais pas encore que c’était une fille ; j’avais posé la question, mais il était impossible de le savoir à cause de sa position. Je me souviens des chansons que je lui chantais, celles que mon père me chantait à moi. De ses coups de pied quand j’étais dans mon bain. De la fascination et – nous l’admettions en riant – du soupçon de peur que nous ressentions, Art et moi, en regardant bouger mon ventre.

Le jour où nous sommes allés nous installer à Oxford, j’étais en pleine crise hormonale. Je pleurais parce qu’on déménageait, je redoutais d’être déracinée, je regrettais d’avoir quitté la sécurité de Londres et de l’hôpital local. Pourtant, au bout de quelques heures à peine, le charme de la maison et la présence rassurante du Dr Rodriguez m’avaient donné l’impression d’être chez moi.

Ma mémoire fait un bond jusqu’à ce 11 juin fatidique. J’avais rendez-vous à Fair Angel en fin d’après-midi pour une visite de routine. Art et moi étions arrivés à l’avance et avions pu faire un tour dans l’unité d’accouchement, que personne n’utilisait ce jour-là. C’était – c’est – une création extraordinaire. Un environnement en forme de matrice conçue pour offrir à son occupante le décor de son choix : il suffit d’appuyer sur un bouton pour voir projeter un film de la mer, d’une forêt ou d’une scène de campagne – ou même, moyennant un supplément, un film apporté par la cliente – avec sons et odeurs assortis. Il y a une piscine d’accouchement, un sol doux et moelleux inclinable à volonté, des oreillers et des coussins dans toute une gamme de tailles et de textures. À ce stade, j’espérais encore pouvoir accoucher là. Art et moi avions choisi d’un commun accord le film de l’océan sous un ciel constellé d’étoiles – nous aimons l’un et l’autre le flux et le reflux des vagues, l’odeur du sel dans l’air chaud.

Détendus et heureux, nous étions allés main dans la main jusqu’au bâtiment principal où devait avoir lieu l’auscultation. Le Dr Rodriguez m’avait priée de patienter : le scanner à ultrasons qu’il utilisait d’ordinaire était en panne. Nous avions attendu près de deux heures qu’un autre appareil se libère. Le ciel s’était couvert. Art était fébrile, anxieux. Enfin, le Dr Rodriguez nous avait rejoints. Comme le radiologue était rentré chez lui, le médecin s’était chargé lui-même de l’échographie. Je me souviens de l’avoir vu scruter l’écran, de l’inquiétude qui était apparue sur ses traits. Puis, il s’était tourné vers nous, en disant qu’il était terriblement désolé. Il dut répéter les mots trois fois avant que je les entende : notre bébé était mort.

Art et moi étions anéantis. Puis Art avait exigé que je subisse au plus vite une césarienne afin de retirer Beth. Je n’avais rien mangé depuis des heures, il n’y avait aucune raison de ne pas procéder à l’opération sur-le-champ. Le médecin avait suggéré que j’attende quelques heures – voire quelques jours – pour surmonter le choc causé par la nouvelle. Art n’avait rien voulu entendre. Quant à moi, je ne crois pas avoir émis d’opinion. Hébétée, je m’étais laissé porter par la fureur et la détermination d’Art.

Ensuite, le médecin avait proposé que j’accouche naturellement, mais cette fois, j’avais insisté moi aussi pour subir une césarienne. Art s’était montré intraitable sur ce point. À l’époque, j’avais été reconnaissante d’avoir quelqu’un qui se battait pour moi.

Maintenant, je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi il était si déterminé.

Nous avions quitté l’environnement confortable du cabinet de consultation pour entrer dans l’univers métallique et antiseptique de la salle d’opération. Avant l’anesthésie générale, j’avais si peur que mes mains tremblaient. Je me souviens des doigts d’Art enveloppant les miens, recouvrant la peau à vif autour de mes ongles. Des larmes brillaient dans ses yeux.

— Je suis là, Gen, avait-il murmuré. Tout ira bien.

Le silence de la salle de réanimation à mon réveil. Mes paupières lourdes, qui refusaient de s’ouvrir, mes yeux qui essayaient de se focaliser sur l’horloge accrochée au mur. Un instant, j’avais été désorientée, une infirmière était passée d’un pas rapide devant la salle, détournant le visage. Art était assis à mon chevet, penché en avant, les traits creusés par la douleur. Pas de bébé. Pas de bébé. Le Dr Rodriguez s’était approché… silhouette indistincte derrière Art…

— Je suis tellement désolé qu’on ait perdu le bébé, avait soufflé Art.

Prise de vertiges, j’avais sombré dans les ténèbres.

Après, tout est flou. Je me souviens de la vue depuis ma fenêtre – un saule dominant un carré herbu, à l’arrière-plan le toit en verre incurvé de l’unité d’accouchement, cruel rappel des espoirs que j’avais eus. J’avais regardé l’arbre et l’herbe et le toit en verre pendant des heures, en essayant de comprendre ce qui s’était passé. Le Dr Rodriguez avait expliqué ses doutes – confirmés par la suite par des tests effectués sur l’ADN de Beth : elle avait un chromosome défectueux. Nous avions eu les détails des semaines plus tard. Trisomie 18 totale, une maladie chromosomique congénitale qui n’est pas héréditaire et dont on peut souffrir à divers degrés. Elle a tué ma Beth avant qu’elle puisse voir le jour.

J’étais restée prostrée des jours durant, jusque bien après l’enterrement et les résultats des tests. Puis, lentement, insidieusement, le chagrin m’avait envahie. Un monstre qui me combattait de l’intérieur, où personne, ni Art, ni Hen, ni ma mère, ne pouvait m’aider à me défendre. Et, avec le chagrin, la colère. La fureur déraisonnable contre des gens tout à fait gentils qui avaient des bébés et des femmes bien intentionnées qui essayaient de me témoigner leur empathie en me parlant de leurs fausses couches.

Inimaginable, incontrôlable, cette douleur coulait en moi, s’intégrant peu à peu dans ma vie. Je voulais aller de l’avant et pourtant refusais de laisser Beth derrière moi. Pas de bébé. Pas d’écriture. La dérive. Depuis huit ans.

Je me lève. C’est encore le début de l’après-midi. Art ne sera pas de retour avant ce soir. J’entre machinalement dans la cuisine, mais je n’ai pas d’appétit, et je ressors. À mesure que la journée avance, le doute me gagne de nouveau.

J’erre dans la maison, incapable de me fixer sur une tâche précise. En fin de compte, je me retrouve au deuxième étage, dans le bureau d’Art. Je ne veux pas chercher, mais il le faut. Si nous avons encore des papiers sur mon séjour à Fair Angel, ils sont sûrement dans cette pièce.

Debout sur le seuil, je promène mon regard sur le grand bureau, les rangées d’étagères et de classeurs. La lumière dessine des rayures sur le plancher. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je cherche. Immédiatement après l’accouchement de notre fille mort-née, Art a pris les choses en main, s’occupant de toutes les démarches et signant tous les documents nécessaires. À l’époque, ça m’avait soulagée, mais avec le recul, c’est comme si ç’avait donné le ton pour les années qui ont suivi, Art gagnant en assurance et moi de plus en plus désemparée. C’est ironique de penser que les différences qui nous ont attirés l’un vers l’autre – pour moi, l’énergie d’Art et sa détermination, pour Art mon côté créatif et imprévisible – sont celles-là mêmes qui nous ont menés sur des voies parallèles après la mort de Beth.

Les lames du plancher grincent sous mes pas. Ce n’est pas nouveau – elles avaient déjà besoin d’être remplacées quand nous avons acheté la maison. J’ai promis de m’en occuper enfin cette année. Art, je dois le reconnaître, ne s’est jamais plaint ni à ce propos ni au sujet de mes autres défaillances de femme au foyer.

Ne sachant par où commencer, j’ouvre des tiroirs au hasard. Le système de classement d’Art est parfaitement organisé, mais pas étiqueté. Il a une mémoire phénoménale et sait – ou affirme savoir – où tout se trouve. À part le placard du coin, qui est fermé à clé, tout est accessible, si bien que j’ai fort à faire. Je pourrais, bien sûr, le rappeler pour lui demander où sont les dossiers de Fair Angel, mais il ne comprendrait pas pourquoi je veux les consulter. De toute façon, il est en réunion, à l’étranger de surcroît.

Au bout d’un moment, je saisis la logique de son rangement. Les documents concernant ses impôts sont rassemblés dans un classeur, ses placements financiers dans un autre, les dossiers ayant trait à la maison et aux travaux effectués par des artisans dans un troisième… je m’arrête devant une section qui semble plus fouillis que les autres. J’en tire quelques papiers. Des certificats. Permis. Diplômes.

Une demi-heure plus tard, j’ai examiné tous les papiers officiels qu’Art conserve ici, depuis son brevet de cinquante mètres natation (« Tu as atteint le niveau dauphin ! »), jusqu’à sa licence d’économie, en passant par divers bulletins scolaires de l’école de garçons de la City of London où il était boursier – sans rien trouver qui se rapporte à Beth.

Je recommence et regarde systématiquement chaque dossier dans chacun des quatre classeurs. Il y a des rapports d’activité de la société remontant à plusieurs années, diverses lettres de conseillers financiers. Je feuillette une liasse de documents comptables où il est question d’emprunts, de découverts autorisés, de TVA… des paperasses en pagaille, pour l’essentiel incompréhensibles.

J’arrive à une chemise portant la mention « Personnel ». À l’intérieur, une série de relevés concernant un compte bancaire dont j’ignorais l’existence. Il couvre plusieurs années après la mort de Beth et est au nom de « LB Plus ». Pour autant que je le sache, ce n’est pas un nom sous lequel opère Loxley Benson, encore que Dan, le directeur financier, ait créé plusieurs comptes d’affaires distincts. Je ne peux m’empêcher de regarder la liste de transactions, envahie par une légère nausée. Je sais qu’Art m’aime. Je sais qu’il m’est fidèle et dévoué et pourtant, c’est plus fort que moi, je me demande ce que je vais trouver ici. Des suggestions s’imposent bruyamment à moi : des additions dans des restaurants romantiques ? Des paiements à des prostituées ? Je m’exhorte à ne pas être idiote.

En réalité, rien ne semble sortir de l’ordinaire. Le solde du compte est élevé – il ne descend jamais au-dessous de dix mille livres – et plusieurs dépenses atteignent des milliers de livres : quelques paiements en ligne à la société de spiritueux qui approvisionne la compagnie, des acomptes pour voyages d’affaires…

Un chiffre important retient subitement mon attention… un montant de 50 000,00 livres crédité le 16 juin il y a huit ans, une semaine après la mort de Beth, et la même somme, exactement, débitée quelques jours plus tard.

Pour quoi était-ce ? Le bénéficiaire est nommé comme « MDO », ce qui ne me dit rien. Je réfléchis. Il y a huit ans, Loxley Benson était déjà solidement établi et générait des revenus confortables. Des centaines de milliers de livres transitaient chaque mois par les comptes. Art et moi avions projeté d’acheter une maison plus grande peu après la naissance de Beth – un projet qui avait fini par être mis au placard pendant deux ans. Il est tout à fait possible qu’Art ait retiré 50 000,00 livres sans que je sois au courant, mais si cet argent avait été destiné à une dépense personnelle, j’ai du mal à croire qu’il ne me l’aurait pas dit.

Je feuillette d’autres relevés bancaires, cherchant des paiements supplémentaires à MDO. Il n’y en a pas.

Je m’assieds sur mes talons, le cœur cognant dans ma poitrine. Arrête, Gen, tu es idiote, parano, cinglée. Cet argent pouvait être destiné à n’importe quoi. En tout cas, une somme pareille n’aurait pas suffi à soudoyer un médecin pour qu’il mente sur la mort d’un bébé.

Deux heures passent et je suis épuisée. Il y a là des informations sur des vacances, des voyages d’affaires, ainsi que des copies de mon acte de naissance et de celui d’Art. Mais rien sur Beth ou les journées que j’ai passées à Fair Angel.

Je me frotte les yeux. Ils me font mal à force d’avoir scruté ces caractères minuscules et j’ai mal à la tête aussi, alors je remets tous les dossiers en place et, après un rapide coup d’œil pour vérifier que rien ne paraît avoir été dérangé, je descends, monte dans la voiture et vais chez Marks and Spencer. Je passe une heure à faire des courses dans une sorte de brouillard, accumulant un stock de gâteaux apéritif et de boissons non alcoolisées. Je suis tellement préoccupée que je manque de peu de sortir du supermarché sans payer.

De retour à la maison, je grignote de petites saucisses cocktail et quelques feuilles de salade prises directement dans le sachet, puis débranche le téléphone et vais me coucher. Je n’ai pas pour habitude de faire une sieste l’après-midi, mais aujourd’hui, je me sens complètement lessivée.

Notre chambre reflète nos goûts à tous les deux. Simple, sobre et sans fatras pour moi, tout en étant agrémentée de ces couleurs vives, audacieuses, qui plaisent tant à Art. Je me glisse sous la couette, mais le sommeil ne vient pas. À la place, les souvenirs déferlent en moi comme des vagues qui se brisent sur le rivage – inéluctables.

Mon père est mort il y a longtemps, quand j’étais petite. J’ai peu de souvenirs de lui – surtout des images sans suite – pourtant, d’après ce qu’on m’a dit, Art a beaucoup de points communs avec lui. Comme Art, il était charmant, ambitieux et talentueux. Et, en un sens, il avait lui aussi bien réussi.

Cependant, Art a sur sa vie un contrôle que mon père n’a jamais eu.

Mon père était musicien – un guitariste brillant qui a joué avec tous les groupes célèbres des années 1970, de Pink Floyd aux Rolling Stones. Souvent absent, il tournait tout en fête lors de son retour. Il me rapportait des cadeaux exotiques, me faisait un grand sourire et me chantait une chanson nunuche, inventée rien que pour moi. My Queen, il m’appelait, feignant d’être sérieux – ou Queenie, quand il voulait vraiment me taquiner. Il avait de longs cheveux bruns qui lui cachaient le visage quand il jouait et des mains qui tremblaient tous les matins.

Je tends les mains devant moi. Ma mère dit toujours qu’elles ressemblent à celles de mon père – minces, avec de longs doigts effilés. Ma bouche aussi ressemble à la sienne. Lèvre inférieure mince, lèvre supérieure charnue. Je me demande quel genre de grand-père il aurait été.

Je ferme les yeux, et me remémore l’odeur sucrée de son haleine quand il m’embrassait pour me souhaiter bonne nuit. Je n’ai compris que plus tard que cette douceur venait de la vodka. Il avait des bouteilles cachées partout dans la maison. J’en ai goûté une fois, je devais avoir à peu près six ans – à même une bouteille trouvée sous des serviettes dans le placard de la salle de bains. Juste une petite gorgée. Ça m’a donné envie de vomir, on aurait dit une version liquide de la laque de ma mère.

Ils m’ont baptisée Geniver d’après le personnage d’un film qu’ils avaient vu en Inde, où ils s’étaient rendus ensemble avant ma naissance. J’ai du mal à imaginer que ma mère – même la version jeune et hippie que je connais par photos interposées – ait pris plaisir à la liberté rustique qu’offrait l’Inde, mais j’adorais entendre mon père me raconter leurs flâneries dans les fêtes et les marchés de village, l’air humide imprégné des senteurs lourdes du cumin et de la cardamome.

Il est mort d’avoir trop bu, juste avant mes neuf ans. Il était en tournée – de retour en Inde, ironiquement – avec un groupe qui s’appelait Star Fire, tombé dans l’oubli depuis longtemps. On entend le solo de guitare de mon père dans leur seul tube : « Fire in the Hole ». Apparemment, ce jour-là, il s’était querellé avec le manager du groupe après avoir enregistré la chanson. Ç’avait été le point de départ d’une biture de dix heures au terme de laquelle il était mort étouffé dans son propre vomi, dans une ruelle devant une boîte de nuit.

On a trouvé dans ses bagages un petit sari qu’il avait acheté à mon intention. Je l’ai toujours.

Sur une impulsion subite, je me lève et me dirige vers le grand dressing attenant à notre chambre. Les affaires d’Art n’occupent même pas un tiers de l’espace. Le reste est rempli à craquer de vêtements qui m’appartiennent et que, pour la plupart, je ne mets plus – ou qui ne sont plus à ma taille.

Je farfouille sur l’étagère du bas, à la recherche de la pile que j’ai apportée de chez ma mère quand nous avons emménagé ici. Je retrouve mon uniforme des Brownies, couvert de badges, et ma cravate d’école à rayures jaune et marron. Le sari est dessous. Il est en soie rouge. Je ne l’ai jamais porté. Il n’a été à ma taille que pendant quelques mois après la mort de papa, quand l’idée de le mettre était trop douloureuse. Et si je l’avais déchiré ? Ou que j’aie renversé quelque chose dessus ? Je l’ai gardé en parfait état, comme un trésor, un souvenir précieux. Et puis un jour j’ai voulu me déguiser avec et il était trop petit pour moi. J’ai pleuré alors, en pensant à mon père mort tout seul, qui me manquait tant.

C’est curieux, je ne me rappelle pas l’avoir vu ivre. Parfois, je me demande même s’il buvait vraiment autant que ma mère aime à le dire. Après tout, les musiciens ont droit à un peu de latitude. Pour eux, faire la fête va de soi.

Une des choses qui m’ont attirée chez Art, c’est que son père aussi était absent quand il était enfant. Il comprend ce que c’est que d’idolâtrer un parent tout en pensant vaguement quelque part que, s’il n’est plus là, c’est aussi un peu à cause de nous.

Je cherche sous le sari et sors le vêtement que je sais être là : une petite grenouillère blanche. C’est la seule chose que j’ai conservée des affaires de Beth. J’ai donné tout le reste à Hen – cela semblait normal, elle avait si peu d’argent pour Nathan à l’époque.

Je la prends et la tiens devant mon visage. Après la mort de Beth, je l’ai emportée partout avec moi pendant un an, je dormais même avec. Le jour où nous avons éparpillé les cendres de Beth, je l’ai rangée. Il y a des années que je ne l’ai pas vue et, en sentant sa douceur contre ma joue, je me rends compte qu’elle n’a plus de pouvoir sur moi. Ce n’est qu’un vêtement. Jamais porté, jamais utilisé. Il me semble stupéfiant à présent que je l’aie investi d’une telle importance.

Art aurait-il pu me mentir au sujet de Beth ?

La question fait des ricochets dans ma tête.

Ridicule. Impossible. Même s’il était capable d’une telle tromperie, pour quelle raison se serait-il prêté à un complot visant à nous enlever notre enfant – notre premier et seul bébé, tant désiré ?

Je remets la grenouillère et le sari à leur place, me fais couler un bain et y reste longtemps.

Je fouille ma mémoire, j’essaie de retrouver le moment précis où Art m’a dit que Beth était morte. Nous l’avons perdue. Brusquement, les mots me paraissent ambigus. Perdue au profit de qui ?

Je ferme les yeux. Art a pleuré dans mes bras, j’ai pleuré dans les siens. Mon corps indifférent nous rappelait chaque matin l’absence d’un bébé, mon ventre flasque était douloureux sous la cicatrice toute fraîche de la césarienne, du lait indésirable coulait de mes seins. Art marchait à l’aube au bord de la rivière, les mains enfoncées dans les poches, les épaules rentrées. Tout en lui criait son désespoir. Aux funérailles, il a craqué. À travers l’engourdissement de mon propre chagrin, j’ai vu ses genoux se dérober et Morgan l’aider à sortir en chancelant, les yeux rougis, du crématorium.

Il est impossible qu’il y ait la moindre vérité dans les propos de Lucy O’Donnell. Et pourtant, l’instinct me pousse à croire qu’elle ne m’a pas menti. Je me laisse glisser davantage dans l’eau qui vient lécher mon estomac, au-dessus de l’endroit où Beth a autrefois dansé en moi.

Je finis par m’endormir dans l’eau tiède. Dans mon rêve, je suis de retour dans la maison où j’ai grandi. Cachée sous le lit, enfant, je tiens la guitare de mon père comme un doudou et soudain une voix m’interpelle, celle du jeune médecin de la première clinique où Art et moi avons subi des examens au bout de neuf mois passés à essayer de concevoir de nouveau après Beth. Je ne suis pas inquiète – pas vraiment. Après tout, je suis tombée enceinte sans difficulté la première fois. Le médecin se tourne vers moi en souriant. « Nous n’avons rien trouvé d’anormal. Vous êtes encore jeunes tous les deux. Il faut du temps ». Elle me secoue le bras. « Écoutez-moi. C’est seulement une question de temps. Le bébé devrait venir. Soyez patiente. » Elle me secoue le bras. « Geniver. Soyez patiente. Patiente. Gen… »

— Gen.

Je me réveille, désorientée. Art me secoue doucement le bras. Dehors, la nuit tombe et je suis étendue sur le lit, couverte d’un simple drap de bain… j’ai froid.

— Ça va ?

Les yeux d’Art sont tendres dans la pénombre. Il s’assied à côté de moi.

Je tire sur la serviette, la remonte jusqu’à mes épaules. Je ne me souviens même pas d’être sortie de la baignoire et de m’être allongée. Je regarde Art fixement et je me rends compte à quel point j’ai été folle de laisser une inconnue me pousser à douter de lui, ne fût-ce qu’une seconde.

— Tu dois être épuisé. Quelle heure est-il ?

— Presque dix-neuf heures, répondit-il avec une moue. Je n’ai pas arrêté une minute et le vol de retour était bondé.

Il se tait, se penche davantage et effleure mon front d’un baiser.

— Mais ce qui m’inquiète, c’est toi, murmure-t-il. Comment vas-tu ?

Je caresse son visage, promène mes doigts sur les petites rides autour de ses yeux. Elles n’étaient pas là il y a un an. Art vieillit. Et moi aussi. Rien n’est plus fort que le lien créé par le temps et la souffrance.

— Je suis désolée pour ce matin, Art. Cette femme m’a vraiment secouée.

— Je sais.

Art me borde alors que je frissonne.

— J’ai appelé Vaizey. Il a refusé de me parler mais je lui ai laissé un message.

Il marque une pause.

— Le salaud.

Je hausse les sourcils.

— Ne t’inquiète pas, je ne l’ai pas menacé à proprement parler, je lui ai seulement dit que s’il essayait de semer la zizanie entre nous, il ferait mieux d’arrêter tout de suite. Que ça ne marcherait pas.

Je presse ses doigts.

— Non. Ta réunion s’est bien passée ?

— Très bien, répond Art avec un grand sourire. Tu veux entendre une nouvelle stupéfiante ?

Je me redresse.

— Laquelle ?

— En fait, il y en a deux, dit-il en riant. D’abord, notre argu d’aujourd’hui a bien marché. Très bien. Le client a plus ou moins dit qu’on avait décroché le contrat.

— Génial.

Je souris, en essayant de donner l’impression que je sais de quel client il parle alors qu’il m’est passé complètement au-dessus de la tête. Tout ce dont je me souviens, c’est que la compagnie est basée à Bruxelles. Pour être franche, depuis qu’Art a participé à Jugement, les événements de ce genre se succèdent à un rythme tel que je n’arrive plus à suivre.

— L’autre truc génial qui est arrivé aujourd’hui, c’est que la femme avec qui j’étais, Sandrine, est membre d’une commission d’orientation au 10, Downing Street.

Art fait une pause pour reprendre son souffle.

— Au 10, Downing Street, Gen ! Apparemment, le Premier Ministre m’a vu dans Jugement et il veut que je fasse partie de la commission. Et ce n’est pas seulement pour faire de la figuration. J’en ai discuté à fond avec Sandrine. D’après elle, j’ai vraiment impressionné le Premier Ministre, il veut m’insérer « dans le circuit », le circuit étant en l’occurrence une réunion hebdomadaire de gens au top niveau, à laquelle le Premier Ministre est toujours présent. Lui, elle, moi et trois autres personnes, max. Tu te rends compte, Gen ? Le Premier Ministre et moi en réunion ensemble, bordel ! À partir de demain.

Il retire sa veste avec panache.

— C’est fantastique.

— Tu peux le dire, bon sang !

Il se laisse aller en arrière et défait sa cravate.

— Et le mieux, c’est que je vais avoir de l’influence sur la politique du gouvernement. Tu saisis, Gen ? Ils vont m’écouter, parce que j’ai développé la société – contre toute attente – en restant droit dans mes bottes. Avec de l’éthique, du développement durable… Ils me voient sur mon piédestal de supériorité morale et ils veulent m’y rejoindre.

Il m’adresse un sourire rayonnant.

— Ça dépasse de loin le cadre de Loxley Benson ; j’ai l’impression que toutes les portes s’ouvrent : je vais pouvoir faire une différence en matière de politique, tu essaies de retomber enceinte… hé, peut-être qu’on devrait fêter ça, acheter cette sculpture en matériau recyclé qui t’a plu, celle de Being Green ?

Je le dévisage.

— Elle coûtait presque cinquante briques.

Le paiement de cinquante mille livres à MDO surgit dans ma tête. Mon pouls s’emballe, j’ai soudain l’esprit vif et mon cerveau fonctionne à cent à l’heure. Il va falloir que je pose la question à Art. Sinon, ça va me rendre folle.

Il se met à rire.

— Bon. Dans ce cas, que dirais-tu d’un barbecue sans danger pour l’environnement ?

— En fait…

J’essaie de prendre un ton dégagé.

— Je cherchais quelque chose tout à l’heure et je suis tombée sur un versement bizarre. Le classeur était marqué « Personnel », et, dedans, il y avait un dossier avec des relevés d’un compte au nom de LB Plus.

Art hausse les épaules.

— C’est sûrement un des noms commerciaux que Dan utilise pour Loxley Benson, tu sais qu’il en a plein… Ce versement était pour quoi ?

— Je ne sais pas, mais il se montait à cinquante mille livres, et le nom du bénéficiaire était MDO.

Je l’observe avec attention. Il reste impassible.

— Quand était-ce ?

— Il y a presque huit ans. Juste après… tu sais.

L’atmosphère devient immédiatement tendue. Art prend une brève inspiration.

— Ça a quelque chose à voir avec cette garce qui est venue ici ce matin ?

— Non, bien sûr que non.

Je lui effleure le bras, juste pour lui prouver que ma question ne renferme aucune accusation.

— Je t’assure, Art, ça m’a seulement fait penser à cette période et je me suis rendu compte que je ne savais pas où ces vieux papiers étaient conservés et puis je suis tombée sur ce relevé bizarre…

Je laisse ma phrase en suspens, espérant qu’Art ne va pas me percer à jour, deviner mes soupçons.

Il recule d’un pas. Son expression est devenue méfiante.

— Je ne me souviens pas de ce paiement, mais il a sans doute été rangé dans le classeur personnel par accident. Je vérifierai.

Le cœur serré, je sens qu’un fossé vient de se creuser entre nous.

— Je suis désolée, Art, cette femme m’a vraiment secouée. C’est difficile quand quelqu’un te regarde dans les yeux et…

—… accuse ton mari d’un geste ignoble dont tu ne peux pas être cent pour cent sûre qu’il a été innocent ?

Art a veillé à parler d’un ton léger, mais la tension est sous-jacente.

— Non. Bien sûr que je le sais. C’est juste que…

Ma voix se réduit à un murmure.

— C’est juste que… notre bébé… je ne l’ai jamais vu, Art. Supposons que…

Il me dévisage, atterré.

— Mon Dieu, Gen, soupire-t-il, radouci, avant de s’accroupir à côté de moi et de me prendre la main. Tu sais pourquoi.

Je détourne les yeux. Je sais que Beth était défigurée. Le chromosome défectueux, la trisomie 18, avait endommagé son cœur et ses reins, et causé une malformation atroce de la tête.

À l’époque, Art m’avait avoué qu’il regrettait de l’avoir vue. C’est seulement plus tard que j’ai compris pourquoi, lorsque nous sommes retournés chercher les résultats de l’autopsie et que j’ai demandé à regarder les photos qui accompagnaient le rapport du Dr Rodriguez. Son visage était tordu comme de la cire fondue.

Autrement dit, j’avais eu entre les mains la preuve qu’elle était morte.

Et Art, pauvre Art, l’avait vue en vrai.

— Notre bébé… à quoi ressemblait-elle ?

Je retiens mon souffle. Nous n’avons jamais évoqué ce sujet. Art a toujours refusé de me dire exactement comment était Beth – de la décrire précisément.

Ses traits se durcissent à nouveau et avant qu’il ouvre la bouche je sais qu’il n’a aucune intention de le faire à présent.

— Je ne parlerai pas de ça, Gen.

Il se lève, va jusqu’à la porte et s’arrête, la main crispée sur la poignée.

— Peut-être que tu devrais rappeler Hen. Ou Sue. Ou ta mère. Leur demander ce qu’elles pensent de tout ça.

Je secoue la tête. Je sais déjà ce que Hen en pense. Elle ne cache jamais ses sentiments. Mon amie Sue, en revanche, sera réconfortante, pleine de compassion, et puis elle essaiera de me faire rire. Mais elle ne comprendra pas vraiment non plus. Quant à ma mère, elle ne me donnera même pas le temps d’expliquer mes craintes. Elle ne se gêne pas pour affirmer que j’ai hérité des tendances obsessionnelles, névrotiques, de mon père, « mais enfin, au moins, tu n’as pas l’air de chercher des solutions à la vie au fond d’une bouteille ». En outre, elle adore Art.

Non que cela ait de l’importance. C’est insensé de ma part de remettre ainsi le passé en question.

— Maman est en Australie, dis-je d’une voix étranglée.

— Et alors ? Ils ont le téléphone là-bas, non ?

La voix d’Art est dure, sa respiration saccadée. Il revient vers le lit, la mâchoire crispée.

— Nom de Dieu ! J’espère que John Vaizey ou quiconque a envoyé cette femme te raconter des bobards va rôtir en enfer pour t’avoir donné de faux espoirs.

Son poing s’abat contre le mur.

Je tressaille, la gorge nouée. Art ne perd jamais son sang-froid. Je le dévisage, le corps tendu à craquer. Jamais je ne l’ai vu aussi en colère. Et puis, sous mon regard mi-terrifié, mi-stupéfait, il se laisse tomber à côté de moi.

— Je suis désolé, Gen.

Il enfouit la tête dans ses mains. Quand il lève les yeux, ils sont pleins de larmes.

— Je suis tellement désolé. Mais il faut que tu arrêtes avec ça maintenant parce que… parce que… le pire moment de ma vie a été d’entrer dans ta chambre et de te voir après la mort de notre bébé. Et je refuse – tu m’entends ? – je refuse que ce moment-là détruise notre avenir comme il a détruit le passé.

Il se tait, visiblement ému. Un moment, je me sens coupable. Je ne dois pas oublier qu’Art lui aussi a perdu Beth.

— Je sais. Tu pourrais nous apporter un thé ?

Il y a un petit silence.

Enfin, il acquiesce.

— Mais pas du thé, du champagne, dit-il, avec une gaieté forcée. On a des choses à fêter.

Je n’ai aucune envie de boire du champagne, mais il a retrouvé son humeur enthousiaste et je n’ai pas assez d’énergie pour résister.

— OK. Va chercher la bouteille et les flûtes, dis-je en lui rendant son sourire. Je vais m’habiller.

Art hausse les sourcils, une pointe de désir dans les yeux.

— Ce n’est pas la peine, dit-il en promenant un doigt sur mon épaule dénudée.

Je souris et me dégage.

— Vas-y. Je descends dans une minute.

Il s’exécute. J’enfile en vitesse un jean et un sweat et je le retrouve dans la cuisine. Je suis un peu dans le cirage après avoir dormi tout l’après-midi. Art a déjà sorti deux flûtes. Il fait sauter le bouchon et les remplit, m’en tend une et lève la sienne.

— À l’avenir, dit-il. À notre avenir.

Je souris de nouveau et bois une petite gorgée du liquide froid et pétillant. Quand je m’assieds, Art se place derrière moi, pose son verre et se met à me masser les épaules.

— Écoute, Gen. Je sais que c’est dur, mais il faut que tu arrêtes de penser à toutes les sottises que cette femme t’a racontées. Faisons d’aujourd’hui un nouveau départ.

Les derniers vestiges de lumière venant de la fenêtre révèlent des traînées sur le bord des flûtes.

— Tu crois qu’on devrait porter plainte ?

— Pour quoi faire ? rétorque Art, rejetant ma suggestion d’un geste. Il n’y a pas de preuve. Nous ne connaissons même pas son vrai nom, nous ne savons pas où elle vit.

Je songe au bout de papier froissé dans ma poche, celui qui porte le numéro de portable de Lucy.

— D’accord.

— Je crois que nous devrions oublier jusqu’à son existence, ajoute-t-il en me caressant les cheveux. Nous ferons l’ICSI et tu vas être enceinte et nous aurons un bébé.

Il sourit.

— À l’espoir, dit-il en levant son verre dans ma direction.

J’hésite. Je sais que la solution d’Art est la seule manière logique d’aller de l’avant, mais je veux croire à l’impossible. Je veux croire que Beth est là, quelque part, qu’elle attend que je la retrouve. Je fais tinter ma flûte contre la sienne.

— À l’espoir.