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Je m’éveille en sursaut après un mauvais rêve, la poitrine comprimée par l’anxiété. Quelque chose est parti… quelque chose manque… Beth… toujours Beth…

La sensation se dissipe et je cherche à tâtons le réveil sur ma table de chevet : 4 h 15. Zut. Art ronfle doucement à côté de moi. Il ne se réveille jamais en pleine nuit. Il n’a jamais d’insomnies. Le plus agaçant, c’est qu’il ne met jamais plus de quelques minutes à s’endormir.

Je me lève et descends dans la cuisine. Une fois que je suis réveillée, à cette heure-là, c’est la meilleure chose à faire. J’allume la bouilloire et sors une tasse, un sachet de thé et du lait.

J’ai souvent rêvé de Beth au cours de ces dernières années et elle grandit à chaque fois, elle a toujours l’âge qu’elle aurait si elle avait vécu.

L’âge qu’elle aurait… ou l’âge qu’elle a ? Cette pensée me frappe avec tant de force que j’en laisse échapper la tasse que j’avais à la main. Elle rebondit sur le plan de travail avec un bruit sec qui résonne dans l’air nocturne. Se peut-il que je rêve d’un être qui existe réellement ?

Est-ce seulement possible ?

Je m’assieds à table, écoutant le frémissement de l’eau qui commence à bouillir. Il est rare que je me remémore des détails spécifiques de mes rêves, hormis la vague impression d’un visage qui s’estompe peu à peu : d’abord un bébé aux joues roses, puis un bambin potelé et souriant et maintenant, à presque huit ans, une petite fille au teint mat et aux boucles châtaines soyeuses, comme moi quand j’étais petite, avec les grands yeux marron d’Art.

Dans mes songes, elle est vivante et parfaite.

Je bois mon thé, retourne au lit et me refuse à penser à Beth ou à Lucy O’Donnell. Au bout d’un moment, je me rendors. Quand je me réveille, il est neuf heures et demie. En bas, Lilia fredonne en passant l’aspirateur. Je me retourne. Aucun signe d’Art, ce qui n’est pas surprenant. Il est toujours parti avant sept heures. Cependant, il y a un message sur l’oreiller. Je tends une main ensommeillée vers le papier.

J’aurais voulu pouvoir t’offrir des fleurs. Je t’aime, Art.

 

Aujourd’hui, je donne mes cours dans une espèce de brouillard. J’ai quatre séances de deux heures ici, à l’Institut d’art et médias, chaque semaine – toutes portent sur des aspects de l’écriture. Ce n’est pas bien payé et, comme Art me l’a fait remarquer l’autre jour, j’y pense si peu de temps que ce n’est même pas un « vrai boulot ».

À la sortie, je me fais harponner par une des femmes de la classe. C’est Charlotte West, jean de grande marque, queue-de-cheval blonde bien nette, très sûre de ses droits.

— Geniver ? Pourrais-je vous parler ?

Sa voix est cajoleuse, son accent très bon chic bon genre.

Je surveille les ascenseurs. Tous les trois semblent bloqués au premier étage, alors je me force à lui adresser un sourire accueillant.

— Bien sûr.

Charlotte s’approche davantage et je dois réprimer un mouvement de recul. Elle a une quarantaine d’années, je dirais – un peu plus vieille que moi, comme la plupart de mes élèves. Elle est plutôt bien pour son âge – mince et soignée. Aujourd’hui, elle a associé à son jean Calvin Klein un haut vert émeraude à col bateau qui met en valeur la couleur de ses yeux.

— Que puis-je faire pour vous ?

— J’ai relu Cœur de pluie, dit-elle, les yeux brillants. C’est vraiment génial. Vraiment un livre qui inspire.

— Merci.

Je suis gênée et pas seulement à cause des louanges de Charlotte. Des trois romans que j’ai publiés, je pense en réalité que Cœur de pluie est le moins bon. L’intrigue – à propos d’une femme dont le mari a une liaison avec l’épouse de son associé – présente quelques faiblesses et les personnages me paraissent désormais caricaturaux et peu convaincants. Fait ironique, il s’est mieux vendu que les autres. C’est même le seul à être encore disponible.

Je m’écarte. Charlotte me suit, m’accule entre le mur et le premier ascenseur. Je respire une bouffée de son parfum – une de ces odeurs sombres, sucrées, écœurantes, conçues pour des robes du soir en velours et des restaurants hors de prix.

— Je me demandais où vous aviez trouvé l’idée ? reprend Charlotte.

Je soupire intérieurement. C’est la question qu’on pose le plus fréquemment aux auteurs, et, à mon avis, une de celles auxquelles il est le plus difficile de répondre.

— Je pensais qu’il était peut-être fondé sur des faits réels ? insiste-t-elle.

— Non.

J’hésite, ne sachant que lui dire. Je pourrais lui avouer la vérité, pour autant que je la sache, à savoir que Cœur de pluie est un pur produit de mon imagination : c’est un mélange de demi-pensées et d’idées nées de la lecture d’articles de journaux, de potins entendus à l’arrêt de bus et de confidences de première main sur les cœurs brisés de deux amies.

Seulement, l’intensité de son regard me dérange et me dissuade de lui révéler cette information.

— Je suis désolée, Charlotte…

Je jette un coup d’œil éloquent à ma montre.

— Oh ! D’accord…

Elle paraît légèrement vexée à présent.

— Je suis pressée aussi. Si je manque mon train à Paddington…

— Je sais, dis-je en lui adressant une moue de compassion.

Charlotte a mentionné plusieurs fois le long trajet qu’elle s’impose depuis le West Country pour assister à mon cours. Elle « sent le martyre » à plein nez, comme dirait Hen, pas de doute là-dessus. D’autres membres du groupe font leur apparition à présent. Du coin de l’œil, je remarque que l’ascenseur le plus éloigné a maintenant atteint le deuxième étage.

— Comme je disais, j’étais curieuse, c’est tout…

Elle marque une pause, ajuste son sac sur son épaule. C’est un Orla Kiely, identique à celui que Hen m’a offert pour mon dernier anniversaire.

À l’autre bout du hall, les portes de la cabine s’ouvrent. Mes étudiants se ruent à l’intérieur. Il n’y aura pas assez de place pour eux tous, donc encore moins pour moi.

— D’accord, bon, il faut vraiment que j’y aille.

Charlotte me dévisage sans rien dire. L’expression de ses yeux verts est impossible à déchiffrer. L’espace d’une seconde elle a l’air presque en colère. Les portes se referment, faisant plusieurs déçus. Je regarde les signaux lumineux. L’ascenseur le plus proche de moi monte à son tour. Troisième étage… quatrième…

— C’est juste que votre travail me fascine, Geniver.

Elle parle d’un ton obséquieux qui me donne envie de grincer des dents. Je fais un pas vers l’ascenseur qui signale son arrivée par un ping.

— Eh bien, au revoir !

La frustration se lit sur les traits de Charlotte. Elle secoue la tête et sa queue-de-cheval blonde se balance d’une épaule à l’autre. Je me sens coupable, puis irritée. Les gens se pressent autour de nous, convoitant une place dans la cabine. Si je ne bouge pas, je vais rater mon tour une fois de plus. Je m’avance.

Alors qu’on s’entasse derrière moi, Charlotte, restée dehors, renifle bruyamment.

— Eh bien, bonne chance pour votre prochain livre, dit-elle d’un ton neutre.

J’ai les joues en feu. Deux femmes que je ne connais pas me fixent.

J’appuie sur la touche du rez-de-chaussée. Charlotte savait-elle ce qu’elle disait ? Sait-elle que je n’ai rien écrit depuis près de huit ans ?

Depuis Beth.

Je m’efforce de repousser cette pensée et sors retrouver Hen pour déjeuner. En arrivant au restaurant, je croise une petite fille. Elle sautille, souriante, à côté de sa mère, vêtue d’un uniforme rayé, ses cheveux bruns rassemblés en deux courtes couettes raides. Je m’arrête et me retourne pour la regarder. Une peur grandit en moi. De la même façon qu’on remarque des amoureux dans la rue quand on vient de connaître une rupture, je me suis dit, des années durant, en voyant des bébés dans des landaus et des bambins dans des poussettes : Ma Beth serait comme ça maintenant.

Mais c’est la première fois que je me demande si un de ces enfants pourrait être ma Beth.

Mon angoisse augmente. Je fais même un pas vers cette petite fille avant de piétiner mes pensées affolées. Ne sois pas stupide. Beth est morte. Sauf que… Peut-être n’est-elle pas morte. Elle pourrait être là quelque part et tu ne le sauras jamais, Gen.

Oh, mon Dieu ! Je m’oblige à entrer dans le restaurant. Je m’assieds, j’ai chaud bien qu’il fasse une température agréable, que la salle soit calme, aux trois quarts vide. Je chasse de mon esprit la petite fille aux couettes et commence à m’interroger sur ces cinquante mille livres qu’Art a payées à MDO. De qui ou de quoi s’agit-il donc ?

Le restaurant commence à se remplir quand Hen arrive, avec près d’un quart d’heure de retard. Elle s’engouffre à l’intérieur, son indomptable crinière volant derrière elle, son écharpe traînant sur le sol. Elle adresse un grand sourire au maître d’hôtel, qui le lui rend d’un air indulgent et l’escorte à notre table.

C’est Hen tout craché. Jolie, écervelée. En surface. Dessous, elle a l’esprit aussi acéré qu’une flèche.

— Excuse-moi, Gen, lance-t-elle hors d’haleine. J’ai été retardée chez Cath Kidston.

Je ne peux pas m’empêcher de sourire. S’il y a une phrase qui résume Hen, c’est celle-ci. Toujours en retard, un faible prononcé pour les accessoires féminins. Avant d’épouser Rob l’année dernière, Hen était fauchée comme les blés, mais cela ne l’empêchait pas de dépenser sans compter. Elle a gaspillé une bonne partie de sa jeunesse dans une succession de boulots éphémères où seuls son charme et son intelligence lui ont permis de tenir aussi longtemps qu’elle l’a fait. Les petits amis douteux étaient aussi une de ses spécialités – des gars à la dérive, sans le sou, dotés de sourires attachants et allergiques à tout engagement. Aucun des amis de Hen n’avait été étonné qu’elle tombe enceinte de Nat, ni que le père ait pris ses jambes à son cou en apprenant la nouvelle.

Rob, lui, a été une surprise. Il a dix ans de plus qu’elle et c’est un banquier – une race que Hen aurait autrefois fait adosser à un mur et fusiller. Rob est aussi posé qu’elle est tête en l’air, et tout en étant sûre qu’elle l’aime sincèrement, je suis non moins sûre qu’elle apprécie son argent.

Enfin, comme ma mère ne se lasse pas de me le répéter, on ne peut jamais vraiment comprendre les relations d’autrui. Et la vérité, c’est qu’Hen est de bien meilleure compagnie depuis dix-huit mois, maintenant qu’elle peut satisfaire ses goûts extravagants sans s’inquiéter de savoir comment payer les factures.

Elle est en grande forme. Une bonne demi-heure s’écoule avant qu’elle parle de l’étrange visite que j’ai reçue. Elle ne tarit pas sur la drôle de vendeuse chez Cath Kidston et les sorties rigolotes de Nathan. Quant à moi, j’essaie de ne plus penser à Lucy O’Donnell, bien que ses paroles rôdent comme une ombre derrière tout ce que je pense et tout ce que je dis.

— Ça va, Gen ? demande-t-elle enfin, en lissant son haut.

À en juger par la coupe élégante, le décolleté profond, les minuscules boutons en perles de culture, il a dû coûter un certain prix. Elle jette un coup d’œil à mes ongles rongés et à la peau rouge et abîmée tout autour et je souris, sachant que c’est à cela qu’Hen jauge mon bien-être.

Je lui dis combien Art a été peiné hier soir et puis je lui parle du paiement à MDO. Je me sens déloyale, mais il me préoccupe et je ne peux pas cacher mon anxiété à Hen – elle est trop perspicace pour ça.

— Cinquante mille livres, Hen. C’est quand même une somme énorme.

Elle hausse les épaules.

— Sauf que, d’après Art, ce n’était pas une dépense personnelle. Pour une compagnie, cinquante mille livres ce n’est pas si extravagant. Rob est constamment en train de transférer de l’argent d’un compte à l’autre. Et je ne suis pas surprise qu’Art ait été bouleversé après la visite de cette femme. Réveiller toutes ces vieilles histoires – c’est forcément stressant pour vous deux.

Je garde le silence. Beth est le seul sujet dont j’ai toujours eu du mal à parler avec Hen. Nous étions enceintes en même temps, quoique dans des situations très différentes, et nous débordions de projets pour quand nous serions mamans ensemble. Nathan est né une semaine tout juste avant Beth. Hen a manqué les obsèques pour cette raison. Je sais qu’elle se l’est reproché mais elle ne voulait pas laisser son bébé et je n’avais pas la force de voir un nouveau-né. Ç’avait été dur pour nous deux d’être séparées au moment même où nous avions le plus besoin l’une de l’autre. Durant les douze mois qui avaient suivi, nous nous étions vues moins souvent que pendant toutes les années précédentes. À vrai dire, Hen avait fait des efforts de son côté, c’est moi qui ai mis très longtemps à pouvoir les affronter, Nathan et elle. Je m’en suis voulu pour ça, mais je crois qu’Hen a compris. En tout cas, elle ne m’en a jamais tenu rigueur.

Et pourtant, bien que cela n’ait jamais été dit, nous savons toutes les deux qu’il m’est encore difficile de la voir mère – de me rappeler ce qu’aurait pu être ma propre vie. Au moins, Hen a-t-elle compris que j’aie éprouvé le besoin d’être considérée comme une mère après la mort de Beth. La plupart des gens semblaient trouver cela absurde – comme si je n’étais pas vraiment digne de ce titre. Mais, pour moi, Beth était aussi réelle que n’importe quel autre bébé et ne pas avoir le droit de m’appeler mère semblait nier jusqu’à son existence. Tel est le chagrin d’avoir accouché d’un enfant mort-né – plein de petites douleurs idiotes qui vous laissent solitaire et désemparée. Il n’y a pas de souvenirs auxquels se raccrocher, seulement le sentiment d’avoir perdu quelque chose qui sera à jamais hors de portée.

Hen met la main sur mon bras.

— Je sais que c’est difficile même sans qu’une abrutie vienne te raconter n’importe quoi.

Ses yeux normalement vifs et perçants sont pleins de compassion.

— Peut-être que ça t’aiderait de regarder les certificats et les papiers de nouveau. Peut-être que tu as besoin de les revoir une dernière fois pour lâcher prise.

J’y réfléchis sur le chemin du retour. Hen a peut-être raison. Le problème, c’est que j’ignore complètement où Art a rangé tous ces documents. En dépit de mes recherches, je n’ai rien vu de tel dans son bureau.

Il me faut une éternité pour rentrer. Mon bus se traîne le long de Seven Sisters Road – à l’évidence il y a eu un accident et tous les automobilistes ralentissent pour satisfaire leur curiosité. Une fois à la maison, je vérifie dans les endroits évidents – les placards de l’entrée, de la chambre et, bien entendu, le bureau d’Art, même si je sais déjà qu’il n’y a rien là concernant Beth à moins que ça ne soit dans le classeur qui est fermé à clé.

Je ne trouve rien.

Art revient à dix heures du soir. Je l’entends qui parle dans son iPhone en montant l’escalier.

— On parle volume ou valeur, Dan ? Il faut que ça soit clair.

Il met fin à sa conversation en entrant dans notre chambre. Il y a des cernes sombres sous ses yeux et sa chemise est froissée. Il a l’air épuisé mais heureux.

— Salut, dit-il en s’asseyant sur le lit à côté de moi.

— Salut.

Je lui pose des questions sur sa journée et il parle un moment de la réunion au 10, Downing Street.

—… et puis le Premier Ministre est entré. Il est beaucoup plus petit qu’on le dirait à la télé et, c’est sûr, il s’est fait faire des injections de Botox ou un truc du même genre. Aucune ride sur son front. Il a pris le temps de me remercier tout particulièrement d’être là. Sandrine et moi on a posé des questions sur ce fameux programme d’incitation à l’emploi, et on a parlé de l’augmentation de la productivité par le biais de mesures éthiques. Le Premier Ministre a été épaté par les chiffres de Loxley Benson, conclut-il en souriant. Il m’a écouté, Gen, vraiment écouté.

— C’est génial.

Je suis sincère, mais, en même temps, mon esprit ne cesse de ressasser toutes mes pensées de la journée. Quand il se tait, je prends une profonde inspiration.

— Art ?

— Oui ?

— Ce n’est pas que je croie un mot de ce que cette femme m’a raconté hier, mais, comme je te l’ai dit, ç’a fait tout remonter à la surface. Je… J’ai éprouvé le besoin de voir l’extrait de décès de Beth, mais je ne sais pas où il est, et le reste non plus…

— Gen…

Art secoue la tête, déjà tendu.

— À quoi bon ? Tu ne fais que te torturer.

Je hausse les épaules.

— Parfois, j’ai besoin de faire un pas en arrière pour pouvoir faire deux pas en avant.

Il m’adresse un sourire fatigué.

— Tu es dingue, dit-il avec affection.

— Oui.

J’essaie de sourire aussi.

— Alors, où sont les papiers ?

Je m’attends tellement à ce qu’il dise qu’ils ont été égarés ou qu’il ne s’en souvient pas, que c’est un choc total quand Art se lève et me fait face, les traits empreints d’une sollicitude lasse.

— Dans le placard de mon bureau, celui qui est fermé à clé. Je les ai mis là parce que je n’aime pas les voir. Je vais les chercher.

Et avant que j’aie pu répliquer, il est sorti.

Je me redresse, l’estomac noué. Suis-je cruelle envers lui ? Je repense à la semaine qui a suivi l’accouchement de Beth… je ne me souviens pas de grand-chose hormis de bribes de conversations. Art m’avait parlé des funérailles. Il voulait que le corps soit incinéré mais tenait à ce que la décision soit prise d’un commun accord. Sur le moment, ça me paraissait complètement dénué d’importance. Mais maintenant, cela veut dire qu’il n’y a pas de corps à exhumer. Pas de preuve de la mort de Beth.

Je frissonne. Voilà que je deviens morbide.

Au-dessus de moi, les planches grincent bruyamment sous le poids d’Art. Je me laisse retomber contre l’oreiller.

Nous avons dispersé les cendres au mois d’avril suivant. Sur les conseils d’Art et d’Hen, j’avais consulté un psy pendant plusieurs mois et j’avais l’impression d’émerger d’un océan de chagrin, de tendre enfin le visage vers le soleil du printemps. Bien sûr, ce que j’ignorais alors, c’est que le chagrin, comme les saisons, obéit à un cycle. Qu’à peine revenue à la vie je suffoquerais de nouveau sous le poids du deuil. Peut-être aurait-ce été différent si j’avais été de nouveau enceinte cette année-là, mais cela ne s’est pas produit. Et chaque tentative de FIV m’a entraînée plus loin dans les ténèbres.

Un dernier craquement dans le bureau d’Art, le son de ses pas qui dévalent l’escalier, et le voilà revenu, une boîte à chaussures rouge sous le bras. Il la pose sur le lit.

— Tout est là-dedans, dit-il, évitant mon regard. Je vais prendre une douche.

Il disparaît dans la salle de bains. Je sais que je l’ai blessé, qu’il ne veut pas que je me mette dans tous mes états en réveillant tout cela…

Mais je dois regarder la vérité en face.

Le cœur battant, je soulève le couvercle. Le premier document est l’acte de décès. Je regarde fixement le nom de Beth – choisi dans le premier élancement de douleur pour sa consonance délicate et fragile, un nom simple, doux, presque un soupir. Beth Loxley. C’est étrange de le voir écrit. Je suis du bout du doigt le contour des mots – le nom d’une personne qui n’a jamais été une personne à proprement parler. Il n’y a pas de mots pour décrire ce qu’est Beth, pas plus qu’il n’y a de mots pour décrire la mère d’un enfant mort-né. Cette absence d’étiquette ne m’ennuie pas mais elle rend plus difficile de parler de ce qui s’est passé. De toute façon, parler n’est pas facile. Quand des inconnus me demandent si j’ai des enfants, il me faut choisir entre expliquer la situation, ce qui paraît trop intime, et répondre par la négative, ce qui me donne l’impression de nier une fois de plus l’existence de ma fille.

Je feuillette les papiers. Les voir n’ajoute pas à ma tristesse, je m’en rends compte. Ce sont surtout des formulaires administratifs, des faits et chiffres. Je trouve le certificat du Dr Rodriguez attestant que le bébé était mort-né. Art m’avait expliqué qu’il avait dû fournir ce document à l’état civil. Je l’examine de près, puis parcours les autres documents – la plupart ont trait aux dispositions relatives aux obsèques. Il y a un dépliant – neutre, discret – des pompes funèbres Tapps ainsi qu’une lettre de M. Tapps lui-même exprimant ses condoléances pour notre deuil et nous informant de la date et de l’heure de la cérémonie.

Je ne veux pas penser à ça pour le moment, mais malgré tout, le minuscule cercueil de Beth s’impose à ma mémoire… les deux lis blancs qu’Art et moi avions déposés dessus, le vide hébété de mon âme alors que je les regardais.

Dans la salle de bains, j’entends le jet de la douche.

Je ferme les yeux. Qu’est-ce qui me prend ? Art était anéanti lors des funérailles. Il était à peine capable de marcher. Comment ai-je pu le forcer à en repasser par là ?

Assez.

Je ramasse la pile de papiers. Alors que je remets le tout dans la boîte, une carte de visite tombe sur le drap : celle du Dr Rodriguez, où figurent le numéro et l’adresse de la clinique Fair Angel. Dans la salle de bains, l’eau cesse de couler. J’hésite une seconde, puis, pour des raisons que je me refuse à analyser, je glisse la lettre de Tapps et la carte de visite sous le matelas. Je range le reste dans la boîte rouge, replace le couvercle et la pousse de l’autre côté du lit.

Une minute plus tard, Art revient, une serviette enroulée autour de la taille. Il fait encore de l’exercice le week-end, de temps en temps, mais les muscles de ses bras ne sont pas aussi bien dessinés qu’autrefois – et il a indéniablement un début d’embonpoint au niveau de l’estomac. Nous vieillissons tous les deux. Parfois, le temps me fait l’impression d’une force de la nature, filant impitoyablement vers le futur, emportant Art avec lui tandis que je reste spectatrice, incapable de me joindre à lui.

— Tu as trouvé ce que tu cherchais ? demande-t-il d’un ton blessé.

— Oui.

J’hésite.

— Tu as vérifié ce qu’était ce paiement à MDO ?

— Non, grogne-t-il. J’ai oublié, mais c’était une sorte de prêt d’affaires. Je ne me souviens pas des détails, voilà tout.

— Bon.

Je me demande si c’est la vérité. Art n’oublie jamais ses relations d’affaires.

— Bon, eh bien, quand tu auras un moment… dis-je vaguement. Merci de m’avoir sorti tout ça.

Il hoche la tête puis emporte la boîte dans son bureau, redescend et se laisse tomber sur le lit.

— Je suis crevé.

Avec un soupir, il prend son téléphone et fait défiler ses e-mails. Loxley Benson mène tant d’opérations internationales simultanément qu’il y a à toute heure du jour et de la nuit des gens qui essaient de le contacter.

Je me lève. Il fait froid dans la maison, le chauffage s’est éteint. J’enfile une paire de grosses chaussettes et je descends. Le numéro de Lucy O’Donnell est toujours dans la poche de mon manteau. Je le prends et me faufile dans la cuisine. À la porte, je tends l’oreille. Pas de bruit venant du premier étage. Art doit toujours être occupé par ses mails.

Je défroisse le bout de papier et fixe l’écriture bien nette de Lucy. Les chiffres soigneusement notés font davantage penser à la main d’une institutrice qu’à celle d’un escroc. J’hésite. J’ignore pourquoi j’éprouve le besoin de lui parler de nouveau. Je ne sais même pas ce que je vais lui dire. Je sais seulement que je ne peux pas lâcher prise, comme Art voudrait que je le fasse. Si je dois pousser les choses plus loin, j’ai besoin d’autant d’informations que possible. Car enfin, supposons qu’une partie de l’histoire de Lucy soit vraie ? Pas celle impliquant Art, évidemment, mais il arrive que des bébés soient volés, n’est-ce pas ? Et une fois qu’une idée s’est enracinée en nous, on ne peut plus s’en débarrasser. Il faut la suivre jusqu’au bout.

Je traverse la cuisine silencieusement et sans allumer la lumière, et j’entre dans la buanderie. D’une main tremblante, je compose le numéro. Il n’est pas disponible. On ne me donne même pas la possibilité de laisser un message. J’attends deux minutes et réessaie, juste au cas où. Toujours rien. Peut-être que c’est aussi bien. Que me faut-il de plus pour être convaincue que cette femme était une détraquée ? Une folle. Une illuminée.

J’enregistre le numéro sur mon portable et jette le bout de papier à la poubelle. En regagnant l’entrée, j’entends grincer les lames de plancher au deuxième étage. Je m’arrête, le cœur battant. Art est-il remonté là-haut ? Sait-il que j’ai passé un coup de téléphone ? Pourquoi cela l’aurait-il incité à retourner dans son bureau ?

J’attends quelques secondes. Il n’y a plus aucun bruit. Puis je monte l’escalier et entre dans notre chambre. Art est allongé sur le lit, dans la position où je l’ai laissé. Il me regarde entrer.

— Qu’y a-t-il ?

— Rien.

Les nerfs à vif, je jette un coup d’œil autour de moi.

— Tu es retourné dans ton bureau ?

— Non, dit-il en reportant son attention sur son téléphone.

— Oh !

Mon cœur bat à toute allure. Pourquoi mentirait-il à ce propos ?

— J’ai cru entendre grincer le plancher.

— Le plancher ? Il grince quand ça lui chante. Au fait, tu ne devais pas t’en occuper cette année ?

Il sourit et tapote la couette.

— Tu viens ?

Je retire mes grosses chaussettes et me couche. Peut-être ai-je imaginé les craquements. Je suis assez nerveuse pour ça.

Art éteint la lumière et se laisse aller contre l’oreiller en soupirant.

— Art ?

— Hmm ?

J’avais découvert la maternité privée de Fair Angel au bout de quelques mois de grossesse, après avoir fait des recherches très poussées sur les possibilités d’accouchement naturel. Très vite, nous avions pris rendez-vous avec l’obstétricien qui allait superviser ma grossesse et mon accouchement.

— Tu t’es renseigné sur le Dr Rodriguez – je veux dire, sur l’endroit d’où il venait, ses qualifications, sa situation ?

— Non, avoue-t-il au bout d’une seconde. Pourquoi ?

— Eh bien, je suppose que, au fond, je me demande ce que nous savions de lui.

Art émet un rire dédaigneux et me tourne le dos.

— Rodriguez avait un CV impressionnant et un paquet de références, Gen. Il nous a montré tout ça et un tas de lettres de remerciement la première fois qu’on l’a vu. Et la clinique avait une excellente réputation.

— Mais…

— Gen, arrête.

Il se retourne, dépose un baiser rapide sur ma joue.

— Bonne nuit.

— Bonne nuit.

Quelques secondes plus tard, il dort profondément.

Et le sommeil continue à me fuir.

J’ai fixé le poing du Grand Roux. Un peu plus de pipi a coulé. Ç’a été chaud d’abord, et puis froid. Je ne pouvais pas me retenir.

J’ai baissé les yeux. La pluie me piquait la nuque. Cours, je me suis dit. Enfuis-toi. Mais ils me barraient le chemin de la clôture.

— T’es nul, face de cochon.

Les doigts du Grand Roux se sont enfoncés dans mon bras.

Dent cassée m’a attrapé par l’autre poignet, serrant, tordant la peau.

Je voulais crier pour qu’ils s’en aillent, mais mes cris étaient coincés dans ma gorge. Le Grand Roux s’est approché si près que j’ai senti son haleine dans mon oreille.

— T’es un nullard moche, face de cochon.

— Un putain de nullard, a ajouté Dent cassée.

Je savais que c’était un gros mot. J’ai regardé les pierres mouillées à mes pieds et attendu que ça finisse. Le poing m’a frappé dans le ventre. Ça m’a fait mal. J’ai fermé les yeux. Un autre coup de poing. Un autre. Et puis ça s’est arrêté.

J’ai retenu mon souffle. Les chaussures du Grand Roux se sont tournées. Celles de Dent cassée aussi. Et puis je n’ai plus vu que mes chaussures à moi. Je les ai tellement fixées que mes yeux me brûlaient. Il y avait une petite tache sombre sur le devant de mon pantalon et si quelqu’un la regardait, il saurait que j’avais fait un vilain pipi.

Dedans, c’était humide et poisseux et froid.

J’ai mis ma main sur la tache pour que personne ne la voie. Et puis j’ai rampé sous le grillage.