Il est plus grand qu’Art, de cinq centimètres environ, de sorte qu’il doit bien mesurer un mètre quatre-vingts. Il a de larges épaules, des cheveux auburn qui bouclent dans son cou.
Art recule et l’homme se retourne. Il est aussi séduisant que l’a dit Tris, avec des traits réguliers et une mâchoire carrée. Il sourit, apparemment pas intimidé le moins du monde par l’effet qu’il produit.
Art me fait signe d’approcher.
— Gen, je te présente Lorcan Byrne.
Il semble aussi détendu que d’habitude, mais je perçois une certaine froideur dans sa voix.
— Bonsoir, dis-je en souriant.
— Bonsoir. C’est incroyable qu’on ne se soit jamais rencontrés.
Une pointe d’accent irlandais. Lorcan me serre la main.
— J’aimerais pouvoir dire que j’ai beaucoup entendu parler de vous, mais ce n’est pas le cas, j’en ai peur.
— Ça vaut sûrement mieux, s’esclaffe-t-il.
Je suis frappée de voir que tout son visage rit et je ris avec lui.
Tris se coule jusqu’à nous. Lorcan accepte son étreinte avec circonspection. Kyle se détourne mais Boris et Perry s’approchent à leur tour et, soudain, la tension se dissipe, la fête reprend son cours.
Au bout de quelques minutes, je parviens à voir Art seul et l’entoure de mes bras.
— Tu t’amuses bien ?
Il sourit et se penche pour m’embrasser sur les lèvres.
— C’est génial, Gen. Merci infiniment.
Nous nous regardons et, un instant, c’est comme s’il n’y avait plus que lui et moi dans la pièce. Avec le temps, j’ai compris que le mariage est ainsi – une succession de jours ordinaires passés à avancer tant bien que mal en faisant des compromis, ponctués par d’autres où on est presque tenté de s’en aller, et enfin ces rares, ces délicieux moments où la force du lien qui nous unit efface tout le reste.
Je contemple ses yeux sombres.
— Hé, Kyle vient de m’expliquer pourquoi Lorcan avait quitté la société. Comment se fait-il que tu ne m’en aies jamais parlé ?
Art hausse les épaules.
— Comme je te l’ai dit, Lorcan n’a pas été réglo avec nous. À quoi bon en parler ?
— Mais d’après Kyle, vous étiez très proches… meilleurs amis, même ?
— Il n’y a pas de hiérarchie dans mes amitiés.
Je lève les yeux au ciel. C’est vrai, bien sûr. Art est l’ami de tout le monde, mais ça ne répond pas à ma question.
— Écoute, c’est compliqué, soupire-t-il. Je ne lui fais pas confiance, c’est tout. Il n’est pas foncièrement mauvais. En fait, il est intelligent, créatif, et il a été le premier à me suggérer de monter ma boîte.
— Ah bon ? Je croyais que Loxley Benson était ton idée.
— Elle l’est. Je veux dire, c’est moi qui ai eu l’idée spécifique, mais, longtemps avant ça, c’est Lorcan qui m’avait conseillé d’avoir ma propre entreprise. J’étais ado, j’avais seize ans ou à peu près, et lui faisait de la menuiserie. Il a construit le jardin d’hiver des parents de Kyle. C’est comme ça qu’on s’est connus. Je n’avais jamais rencontré personne qui soit même vaguement entrepreneur. Tu connais ma mère et les parents de Kyle. Ils avaient tous – ou voulaient tous – un boulot sûr, à la municipalité, peut-être, avec l’assurance-maladie, les congés payés et tout ça. Moi, je rêvais d’être riche et de réussir dans la vie, mais Lorcan a été le premier à me convaincre que je pourrais réellement créer mon entreprise un jour.
— Hé, Gen, où est le tire-bouchon ?
C’est Sue, hilare, la voix un peu pâteuse. À regret, je me hâte vers la cuisine. Morgan est là avec certains de mes vieux amis, la femme de Boris est en grande conversation avec Lorcan. À ma grande stupéfaction, elle est tout sourires. Le temps que je trouve le tire-bouchon pour le donner à Sue, Lorcan a disparu. Sue me demande si ça va après la révélation de la grossesse de Hen. Je la rassure. Puis Hen elle-même apparaît, toute larmoyante de ne m’avoir rien dit et nous passons près d’une demi-heure à nous expliquer de nouveau.
— C’est génial, je lui répète. Je suis ravie pour toi.
— C’est vrai ? renifle-t-elle. J’allais te l’annoncer ce soir, Gen. Je t’assure.
Finalement, Rob arrive et je le félicite pour le bébé, et il rougit, ce qui me fait rire et qui fait rire Hen aussi, enfin, après quoi, il l’entraîne dans le salon pour danser.
Quand je rentre dans la pièce, il est minuit passé et la moitié des couples songent à aller libérer leurs baby-sitters. Rob parle à Boris et à sa femme, tandis qu’Art plaisante avec Hen, qui essaie visiblement de le persuader de danser. Aucun risque – Art ne danserait pas même si on le payait pour le faire. Je souris.
Il me fait signe de les rejoindre mais Tris m’intercepte et nous faisons quelques danses ensemble. Je prends quelques photos d’Art avec Hen, puis avec un tas d’autres gens : Sandrine et John, Siena, qui est ressortie seule de la buanderie, et Boris et Dan, et leurs femmes. Art sourit sur toutes.
Je finis par me laisser tomber sur le canapé. Il y a encore plein de gens qui dansent, mais les invités commencent indéniablement à partir. Art est en train de dire au revoir à Sandrine et à John.
— Vous passez une bonne soirée ?
Je lève les yeux. Lorcan me sourit et s’assied à côté de moi. Je lui rends son sourire.
— Bien sûr.
— Ah bon ? Je me demandais.
Nous nous dévisageons. Il y a une sorte d’intuition, de compréhension dans son regard… une tension… un défi. Je n’ai aucun mal à croire qu’il ait couché avec la femme d’un client.
— Ça va très bien. De toute façon, c’est la soirée d’Art, au fond.
Nous jetons l’un et l’autre un coup d’œil dans la direction d’Art, qui continue à bavarder.
— Il m’a dit que vous étiez écrivain.
— Ah bon ?
Je suis sincèrement étonnée. Après m’avoir encouragée à reprendre la plume pendant plus de deux ans après la mort de Beth, Art a arrêté d’en parler. Je ne me souviens pas de la dernière fois qu’il a abordé le sujet.
— Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? insiste Lorcan.
— Rien de particulier.
Seigneur, il y a une éternité que je n’ai pas eu ce genre de conversation en dehors des groupes à qui j’enseigne. Tous les autres ont cessé de me poser la question il y a des années. Je fixe le sol un moment, essayant de trouver le moyen de changer de sujet.
— Pourquoi ?
Je relève la tête. Lorcan m’observe, attendant ma réponse. Il a le teint clair, de petites rides sur le front, une barbe naissante au menton. Ses yeux sont d’un bleu doux. Je remarque tout cela sans vraiment m’en apercevoir. J’essaie de réfléchir à ce que je vais dire. Et puis, sans crier gare, je dis la vérité.
— Je ne peux plus écrire depuis que mon bébé est mort.
Lorcan hoche lentement la tête.
— Je suis désolé. Je ne savais pas. Art et moi ne nous sommes pas vus depuis très longtemps.
Il marque une pause.
— Je comprends que ça vous ait empêchée d’écrire.
— Vraiment ?
— Bien sûr. Un événement de ce genre change irrémédiablement la personne qui le subit. Il faut beaucoup de temps pour se retrouver.
— Ce qui représente déjà un gros effort de créativité, non ? Mais, dans mon cas, c’est aussi que j’ai passé énormément de temps à penser à elle.
— Comment s’appelait-elle ?
— Hé, Gen, on s’en va.
Sue et Paul surgissent devant nous. Je tressaille légèrement. J’avais oublié que la fête continuait. Je me lève et les embrasse. D’autres invités s’approchent. Sue et Paul ont donné le signal d’une seconde vague de départs, et d’autres couples invoquent le besoin de sommeil et la baby-sitter qui attend. Quand je reprends ma place sur le canapé, il est une heure et demie et nous ne sommes plus qu’une dizaine. Tris et Boris – visiblement ivres morts – dansent seuls au milieu du salon. Morgan et Art bavardent à la porte avec deux employés de Loxley Benson. Lorcan, toujours sur le canapé, une bière à la main, distrait la femme de Boris. Elle fronce les sourcils lorsque je m’assieds.
— Ça va, Tanya ?
— Oui, sauf que j’ai mal des pieds avec ces chaussures.
Elle regarde Boris en soupirant.
— Il faut qu’on parte.
— Vraiment ? C’est dommage.
Je saisis le coup d’œil de Lorcan. Il sait que je suis parfaitement indifférente au départ de Tanya. Je bois une gorgée de vin pour réprimer un sourire.
— Oui.
Elle se lève pour aller chercher leurs manteaux et Lorcan se redresse.
— Ça fait un drôle d’effet de revoir tout le monde.
Je suis curieuse. Je ne peux pas m’en empêcher.
— J’ai entendu dire que vous aviez quitté Loxley Benson dans des circonstances malheureuses ?
Lorcan esquisse une petite moue.
— Je pensais que, après tout ce temps, on aurait passé l’éponge, mais…
— Art n’oublie jamais rien.
Cette remarque sonne un tant soit peu déloyale et je me reprends.
— Je plaisante. De l’eau a coulé sous les ponts. Je veux dire, Kyle est peut-être encore un peu contrarié, mais c’est seulement parce qu’il est entièrement dévoué à Art. Les autres ont eu l’air vraiment contents de vous voir.
Une seconde de silence. Lorcan me regarde toujours.
— Sauf Art, j’ai l’impression, dit-il.
Il n’y a ni colère ni auto-apitoiement dans sa voix. Il énonce un fait, voilà tout.
— Mais si, bien sûr !
Je bredouille, je me sens rougir.
— Mmm…
Lorcan détourne les yeux.
— Dites-moi…
Maintenant, je cherche désespérément à changer le sujet de la conversation.
— Art dit que vous êtes acteur. Mais vous avez aussi fait des travaux chez les parents de Kyle. Et vous étiez impliqué dans la société d’Art à son début, ce qui n’a rien à voir avec la maçonnerie ou l’art dramatique.
Lorcan se met à rire.
— Tout ça est vrai, je suppose. Je ne suis devenu acteur qu’entre vingt et trente ans.
Il hésite, passe une main dans ses cheveux pour dégager son visage et les lisse en arrière.
— Je faisais de la menuiserie pour gagner ma vie, à l’époque.
Je suis fascinée par son expression, à la fois ouverte et énigmatique.
— D’après Art, c’est vous qui lui avez suggéré de créer sa propre société.
— Ça allait de soi. On voyait qu’il y avait quelque chose chez Art, même ado. Il ne tenait pas en place, il débordait d’énergie, il était bien plus intelligent que tous ceux qui l’entouraient. Il était fait pour devenir gangster ou homme d’affaires. C’est un entrepreneur-né, il avait seulement besoin de temps pour trouver sa voie.
— Et vous non ?
— Sûrement pas. J’ai trouvé génial qu’Art fonde sa propre entreprise, mais je n’étais pas fait pour ça. Je n’avais jamais eu d’emploi ni d’employeur. Je n’étais bon qu’à une chose et c’était semer la pagaille, comme disait mon père.
Il rit de nouveau.
— Art et moi on sortait ensemble à l’époque où je faisais de petits boulots de menuiserie et il me disait : ce n’est pas un travail pour toi, Lorcan, mon vieux. Ça ne suffit pas. Il y a de l’argent à gagner, tu sais ? Si tu es prêt à aller le chercher.
En citant Art, il contrefait sa voix, imite son accent du nord de Londres, l’intensité avec laquelle il s’exprime parfois.
Je souris. C’est ressemblant.
— J’ai cru que je pourrais y arriver…
Il a repris sa voix normale. J’aime sa façon de parler, sa manière tranquille de rouler les mots dans sa bouche.
— À ce moment-là, avant Loxley Benson, Art travaillait dans un cabinet de consultants financiers et avec son aide et en débitant pas mal de – il sourit – conneries, j’ai convaincu une boîte de relations publiques de m’engager, parce que j’en avais marre du travail manuel et que je voulais gagner davantage. C’était bien. Je veux dire, ça me convenait à plus d’un titre. Par la suite, quand Art a créé Loxley Benson, j’ai pensé que je pourrais gérer le côté relations publiques sans problème.
Il soupire et boit une gorgée de bière.
— Mais en fait, j’ai détesté ça… et il y avait plein d’autres trucs merdiques dans ma vie. Alors, quitter l’entreprise a été la meilleure décision que j’aie jamais prise.
— Je croyais…
Je m’interromps, craignant que ce que je m’apprêtais à dire soit impoli. Je décide de le dire quand même. Quelque chose chez Lorcan m’incite à penser qu’il préfère que les gens soient francs.
— Je croyais qu’Art vous avait renvoyé.
— C’est vrai, dit-il. Oui, je serais parti de toute façon, mais oui.
Un silence gêné s’ensuit, que j’essaie de combler.
— C’était quoi, les autres trucs merdiques ?
Lorcan écarquille les yeux d’un air théâtral.
— Des histoires de femmes, dit-il en riant.
— Ah bon ?
— Ouais. Je suis devenu père, ce qui n’était pas prévu. Du tout.
Je regarde sa main gauche. Il n’y a pas d’alliance.
— Qui est-ce ? demande-t-il en désignant un cliché sur l’étagère à côté du canapé.
C’est un gros plan de mon père enfant – une de mes photos préférées. Il a des cheveux bruns et raides qui lui tombent sur le front, des yeux mélancoliques, et sa bouche expressive, à la lèvre supérieure plus charnue que l’autre, est pincée en un sourire résolu.
— Mon père. Il est mort quand j’étais petite.
— Comme ma mère, avoue-t-il. Enfin, j’avais dix-sept ans. Elle est morte d’un cancer.
Il se laisse aller contre le dossier.
— Alors, si vous n’écrivez pas, qu’est-ce que vous faites ?
Je déteste cette question. Je n’ai pas envie d’y répondre. J’ai envie d’interroger Lorcan au sujet de cet enfant et de ces histoires de femmes. Et de lui demander s’il est avec quelqu’un en ce moment. Au lieu de quoi, je hausse les épaules, me sentant stupide. Je me verse un autre verre de vin.
— Il n’y a rien d’autre qui m’attire. Je veux dire, j’enseigne un peu l’écriture et je sais que j’ai la chance qu’Art… de ne pas avoir à travailler pour gagner ma vie… C’est juste que, écrire, c’est la seule chose que j’aie jamais faite qui m’ait paru authentique. Vous savez, « réelle ». La bonne chose à faire. La chose que j’étais censée faire.
Ça doit paraître vraiment prétentieux. J’avale un peu de vin, embarrassée.
Mais Lorcan hoche la tête.
— Je comprends.
Un bruit de verre brisé transperce la musique. Je me retourne : Morgan fixe sa robe, un verre de vin rouge renversé sur le sol devant elle. Miraculeusement, il ne s’est cassé qu’en deux, au niveau du pied. L’homme à côté d’elle titube légèrement, l’air coupable. Je reconnais un des clients d’Art. Il a la cinquantaine, le visage rouge et les yeux vitreux.
— Pardon, dit-il d’une voix épaisse. Vraiment désolé. Oups – c’est tombé sur votre robe ?
Il se penche et essaie de frotter la tache.
Morgan recule.
— Ce n’est rien, dit-elle, d’un ton encore plus cassant que d’habitude.
Art intervient.
— Je vais chercher un torchon.
Morgan et lui se dirigent vers la cuisine et il me vient à l’esprit que je devrais sans doute aller parler au client ivre. Dans une seconde, peut-être. Au lieu de ça, je bois une autre gorgée de vin et je me retourne vers Lorcan. Il observe Art et sa sœur.
— Morgan est extraordinaire, dis-je. Elle a travaillé à son réseau toute la soirée.
— Elle ne m’aime pas, commente-t-il avec indifférence. Je ne lui ai pas plu la première fois qu’on s’est vus non plus.
Je ne sais pas quoi répondre à ça.
Lorcan sourit.
— Comme quoi, je ne plais pas à tout le monde.
C’est précisément ce qu’a dit Art à son sujet.
— Qu’est-ce que vous avez fait pour vous mettre Morgan à dos ?
— Elle pensait que j’avais une mauvaise influence sur son frère. Ce qui, pour être juste, était sûrement le cas.
— Elle est très attachée à lui. Ils sont très proches. Par certains côtés, ils se ressemblent.
— Vous trouvez ?
— Oui.
J’essaie de réfléchir à ce que je veux dire par là. Ils ont l’un et l’autre une forte personnalité et sont sûrs d’eux, comme j’imagine que leur père devait l’être. Je dirais que la ressemblance avec Brandon Ryan est plus prononcée chez Morgan. Pas étonnant, je suppose. Elle est plus autoritaire qu’Art de nature et, depuis que leur père est mort, elle a pris la direction d’une de ses principales sociétés : les assurances Ryan. Maintenant, elle parcourt le globe à sa place.
Lorcan passe une fois de plus la main dans ses cheveux.
— Ils sont peut-être tous les deux habitués à obtenir ce qu’ils veulent, mais Morgan est infiniment plus matérialiste. Elle est la personnification du mythe Brandon Ryan – la seule chose qui importe à ses yeux, c’est de gagner de l’argent. Alors qu’Art… eh bien, l’argent n’est pas si important pour lui.
Je le dévisage. Parmi tous ceux qui connaissent Art, rares sont les gens qui feraient cette observation, et pourtant il a raison. Art n’a jamais désiré amasser une fortune ou accumuler des biens pour le plaisir de le faire. Il a une Mercedes, c’est vrai, mais il la conduit rarement. Et nous possédons cette maison – mais elle ne déborde pas vraiment de signes extérieurs de richesse.
— C’est vrai. Parfois je me demande pourquoi Art est si ambitieux alors qu’il lui est indifférent d’être riche.
Art s’engouffre justement dans le salon, un torchon à la main. Morgan le suit, une moue irritée sur le visage. Elle lisse sa jupe. Je me sens un rien coupable de ne pas être allée l’aider. Cela dit, la tache de vin est à peine visible sur le tissu rouge sombre.
— Pour le contrôle.
— Comment ?
— Le contrôle, répète-t-il. C’est ça qui le motive. Il veut exercer un pouvoir total sur son environnement. Pas de patron pour lui donner d’ordres. Pas de problèmes qu’il ne puisse résoudre. Pas d’aspects de sa vie qu’il ne maîtrise pas complètement.
Je suis stupéfaite. Art est exactement comme ça.
— Et à sa manière, Morgan est pareille, reprend Lorcan. Sauf qu’elle est plus compliquée.
— Et très belle.
Elle bavarde de nouveau avec des gens du bureau, pendant qu’Art, ayant enveloppé le verre brisé dans le torchon, guide le client éméché vers la porte d’entrée.
De dos, Morgan offre une silhouette élégante, ses cheveux bruns et soyeux serpentent sur cette robe qui lui va si bien. Elle porte toujours ses talons aiguilles. À sa place, je m’en serais débarrassée il y a des heures.
— Belle, je ne sais pas, commente Lorcan avec une moue. Sexy, sûrement pas.
— Ah non ?
Sa remarque éveille en moi une pointe de satisfaction.
— Pas de fesses, ajoute-t-il.
J’observe Morgan. Sa robe s’incurve un peu au niveau de la taille avant de s’élargir très légèrement sur ses hanches étroites, mais Lorcan a raison. Dessous, ses fesses sont plates.
Je me verse encore un peu de vin. Je me sens détendue à présent que la soirée touche à sa fin et peut-être suis-je un peu ivre aussi.
— C’est votre truc, alors, les fesses ?
Je glousse de ma propre audace.
Lorcan sourit sans la moindre gêne.
— Ben tiens !
Hen et Rob apparaissent, disant qu’ils sont déjà en retard pour la baby-sitter de Nathan et je m’aperçois avec un léger choc que je n’ai pas songé à Beth durant tout le temps que j’ai passé à bavarder avec Lorcan. Il semble me comprendre si instinctivement que, l’espace d’une seconde, je suis tentée de lui parler de Lucy O’Donnell et de ses révélations. Presque aussitôt, mon bon sens reprend le dessus. Il serait complètement ridicule d’évoquer un sujet aussi intime avec un parfait inconnu. Un instant plus tard, Art est devant nous.
— Tout le monde s’en va, Gen.
Il a de nouveau l’air fatigué. Comme s’il en avait terminé ici et qu’il n’avait plus qu’une envie : aller se coucher. Je me lève, me sentant coupable de ne pas avoir circulé davantage parmi ses clients, et passe un bras autour de sa taille. Il m’embrasse sur la joue.
Lorcan se lève aussi et boit d’un trait le reste de sa bière.
— Je devrais y aller.
Art secoue la tête.
— Je ne voulais pas dire…
— Hé, il faut que j’aille chercher Cal de bonne heure demain.
Il me sourit.
— C’est mon fils. Mais je reviendrai peut-être vous voir, hein ?
— Avec plaisir.
Art garde le silence. Gênée, j’enchaîne.
— Vous êtes ici pour quelque temps, Lorcan ?
— Pour deux mois.
C’est à moi qu’il répond, mais c’est Art qu’il regarde, l’air d’attendre quelque chose.
— Génial, dit ce dernier au bout d’un instant, en se forçant à sourire. Tu as raison, il faut qu’on se revoie.
Lorcan s’en va. Je me rends compte que je ne sais pas du tout où il loge, ni ce qu’il fait comme travail, ni aucun des détails de sa vie.
Il y a une petite effervescence alors que nos derniers invités s’en vont et la maison est enfin vide. Art disparaît tout de suite pour aller se coucher, me laissant avec Morgan.
Compte tenu des circonstances, le salon n’est pas trop en désordre, sauf qu’il y a des verres partout et des assiettes empilées à droite et à gauche. J’enlève mollement une rondelle de salami tombée sur un coussin en soie. Le reste devra attendre demain.
— À quelle heure arrive ta femme de ménage ? demande Morgan en étouffant un bâillement. Pas trop tôt, j’espère ?
Je ravale ma salive avec difficulté. Je n’ai rien prévu avec Lilia, autrement dit c’est Art et moi qui allons nous charger du nettoyage, mais je ne tiens pas à expliquer ça à Morgan.
— Oh, je ne m’en souviens plus exactement.
Son maquillage est encore impeccable et elle porte encore ses fichues chaussures.
C’est un soulagement de retrouver le calme de notre chambre. Art dort déjà : sur le ventre, nu, étendu en travers du lit. Avant de m’allonger à côté de lui, je glisse la main sous le matelas. La lettre des pompes funèbres Tapps est toujours là. Avec la carte de visite du Dr Rodriguez.
Le lendemain file dans un tourbillon d’activité. Nous recevons de multiples coups de téléphone et messages de remerciement et, en fin de compte, je ne trouve pas une seconde pour appeler le Dr Rodriguez. Le soir, Morgan insiste pour nous inviter à dîner dans un restaurant plutôt guindé de Mayfair. C’est gentil, mais nous passons le plus clair de la soirée à écouter Morgan raconter des souvenirs de son enfance nomade. Art n’y trouve rien à redire. Il a beau affirmer ne rien éprouver pour son père, il me paraît toujours avide d’informations personnelles à son sujet – et il ne fait pas de doute que Brandon Ryan était un individu hors du commun. Morgan raconte une anecdote qui m’atterre : un jour de Noël, âgée de six ou sept ans, elle avait déclaré qu’elle ne pourrait pas vivre sans son jouet préféré – une poupée qu’elle avait baptisée Maisie. Là-dessus, Brandon la lui avait prise et l’avait jetée dans la cheminée du salon, en lui disant qu’elle ne devrait jamais s’attacher à quelque chose au point de ne pouvoir supporter l’idée de le perdre.
— Papa avait raison, bien sûr, conclut Morgan d’un air à la fois résigné et désinvolte. Mais la leçon a été dure.
Elle jette un coup d’œil à Art qui hoche la tête. Je me demande, et pas pour la première fois, pourquoi il n’intervient pas à de pareils moments. C’est sûrement aussi évident pour lui que pour moi que ce n’étaient pas seulement les leçons de vie de Brandon qui étaient dures, mais l’homme lui-même. Et pourtant, jamais je n’ai entendu Art le critiquer devant Morgan, qui se conduit la plupart du temps comme si son père n’avait été qu’un doux excentrique, et non un tyran arrogant qui régentait son foyer à la manière de son empire commercial – uniquement pour le pouvoir et pour la gloire.
Je pense à mon propre père. Dans tous les souvenirs que j’ai de lui, il rit.
— Mais ce qu’a fait Brandon était horrible, dis-je à mi-voix. Voyons, tu dis qu’il avait raison, mais c’était tellement cruel… de détruire le jouet préféré d’un enfant. Et quelle attitude cruelle aussi : ne jamais se fier à rien ni à personne.
Morgan se fige. À côté de moi, Art s’est raidi, mais c’est elle que je continue à regarder. Ses lèvres se pincent, ses yeux s’assombrissent de rancune. Un moment, on dirait qu’elle va me frapper, puis elle se redresse et ricane.
— Papa avait raison de m’enseigner de ne dépendre que de moi-même, siffle-t-elle. On ne peut avoir confiance qu’en ceux qui partagent votre propre sang. Et encore, pas tous.
Elle toise Art d’un air de défi, comme si c’était lui qui avait exprimé son désaccord et non moi.
— Brandon était dur. Tu as raison, Morgan, il fallait qu’il le soit.
Il marque une pause.
— Mais il faut que tu te souviennes que Gen ne peut pas comprendre le monde qui était le sien.
Je le fixe, irritée par sa façon de présenter Brandon Ryan comme un être supérieur.
— Et il doit y avoir une certaine confiance dans le monde des affaires, sinon tout n’est que chaos.
Un silence s’installe. Je suis encore vexée qu’Art soit intervenu pour me trouver des excuses. Morgan cependant fait mine de regarder ailleurs, l’ignorant totalement. Personne ne parle et je sens que toute tentative de ma part pour alléger l’atmosphère serait perçue comme une intrusion. Peut-être est-ce normal entre frère et sœur – une sorte de mystérieux code privé que les gens de l’extérieur, même aimés, ne saisiront jamais tout à fait.
Morgan se plonge dans la carte des desserts alors que je sais pertinemment qu’elle n’a absolument aucune intention d’en commander un. Art effleure mes doigts puis disparaît aux toilettes. Quand il revient, il est tout sourires et raconte avec exubérance une anecdote rigolote sur Siena et le type du bureau avec qui elle a commencé une histoire chez nous.
Je me souviens de les avoir surpris dans la buanderie et le dis, ce qui l’amuse. Morgan reste en dehors de la conversation pendant un moment, inflexible. Je ne vois pas pourquoi elle est contrariée, mais je laisse Art s’occuper d’elle. Il l’amadoue comme il le fait avec tout le monde : d’abord en lui adressant un regard de temps en temps, puis un sourire, et enfin une question. Il écoute si bien et si attentivement ce qu’elle dit que, au bout d’un moment, elle se déride et l’équilibre revient. J’ai vu Art procéder ainsi par le passé et je suis toujours aussi intriguée par l’efficacité de ce procédé, en particulier parce que son aisance est inconsciente, instinctive. À tel point que, si je l’interrogeais à ce propos, je suis sûre qu’il me répondrait qu’il n’avait même pas remarqué que Morgan était agacée…
Le lendemain matin, dimanche, Morgan prend l’avion pour Genève où elle doit assister à une conférence. Après son départ, nous retrouvons Kyle, Vicky et leurs enfants chez Banner autour d’un brunch. Art reçoit un appel alors que nous déjeunons, puis semble distrait tout le reste de l’après-midi. Je lui demande ce qui ne va pas et il marmonne quelque chose à propos de la commission d’orientation. Je lui suggère de téléphoner à Sandrine – d’un ton un peu plus acerbe que je n’en avais eu l’intention – et il me rétorque sèchement que je ne comprends pas à quel point l’enjeu est important.
Quand nous sortons du café, une fine couche de neige saupoudre les toits. À la télé, on ne parle que de ce temps exceptionnel pour mars. On prédit le chaos dans les transports pour lundi mais Art est certain que tout le monde parviendra à arriver à Loxley Benson. Il passe une heure ou deux à effectuer des recherches sur l’ICSI. Je m’en veux de le laisser faire ça – durant son seul moment libre du week-end – alors que je suis si loin d’accepter une autre série de traitements. Il revient avec une foule de statistiques et de données qu’il est impatient de partager, mais je plaide un mal à la tête et vais me réfugier dans la chambre.
Je dors une demi-heure, et je suis réveillée en sursaut par un coup de téléphone de Lorcan qui propose à Art d’aller boire un verre au Railway Tavern. Art est fatigué et bien qu’il ne le dise pas ouvertement, je suis sûre qu’il n’a pas envie d’y aller. À ma grande surprise, il accepte.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Normalement, tu ne sors le dimanche que s’il y a un gros contrat en jeu. C’est… C’est pour parler de ce que Lorcan a fait par le passé ?
— Bien sûr que non, rétorque-t-il. On va juste boire un coup en vitesse. Ce n’est pas une affaire. Pourquoi ne viens-tu pas, si ça t’intéresse tant que ça ?
Je décline l’invitation, en me demandant si c’est la fatigue qui le rend irritable ou si quelque chose le stresse. J’aimerais revoir Lorcan, mais il y avait indéniablement un certain malaise entre Art et lui. Mieux vaut les laisser régler ça tous les deux. De toute façon, j’ai l’impression de ne pas avoir eu un moment à moi, et bien qu’on soit dimanche après-midi, je ne veux pas remettre davantage le moment d’appeler le Dr Rodriguez.
Art parti, il me faut plusieurs minutes pour rassembler le courage de composer son numéro à la clinique. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais lui dire, mais en fin de compte, il ne se passe rien. Mon appel aboutit au standard de l’établissement, où une femme répond. À l’évidence, elle ne connaît aucun des médecins. Elle épluche la liste qu’elle a sous les yeux, mais Rodriguez n’y figure pas. Je raccroche et vérifie le site Internet de la clinique sans trouver aucune référence à son sujet. Est-il parti ? A-t-il été renvoyé ? Une rapide recherche sur Google ne donne rien. En fin de compte, frustrée, j’essaie de rappeler Lucy O’Donnell, en vain. Son numéro est toujours indisponible.
Peu avant dix-neuf heures trente, Lorcan et Art débarquent, les bras chargés de plats à emporter. Art me lance un regard d’excuse. Je vois bien que ce n’était pas son idée, et, une fois de plus, je me demande pourquoi il n’a pas inventé une excuse pour la refuser.
Lorcan a l’air aussi détendu que l’autre soir. Il m’embrasse sur la joue et me tutoie comme si nous étions de vieux amis.
— Tu as passé une bonne journée ?
L’accent irlandais adoucit sa voix. Pourtant, je crois déceler aussi une certaine tension, quelque chose de troublant sous la douceur.
— Oui.
Je hausse les épaules, soudain gênée par mon inactivité. Depuis la fête, je n’ai fait que manger au-dehors, on dirait. Pas étonnant que Morgan m’ait regardée avec tant de dédain ; on dirait que je n’arrive jamais à rien.
Je vais chercher quelques bières pendant qu’Art emporte le curry dans la cuisine.
Lorcan s’assied sur le canapé, exactement au même endroit que l’autre soir. Il tire de sa poche un couteau suisse et en sort le décapsuleur. Il ouvre une bouteille, la pousse vers moi, puis pose le couteau sur la table devant lui. Intriguée par son modèle compact, je me penche pour m’en saisir.
— Attention ! avertit Lorcan, trop tard.
Dissimulée par le décapsuleur, la lame aiguisée me tranche la peau. Je laisse tomber le couteau sur la table et fixe mon doigt. Une goutte de sang se forme déjà.
— C’est mortel, ce truc, dis-je en suçant la plaie.
— Je sais, désolé. Je n’aurais pas… C’est Cal, mon fils, qui me l’a offert. Il l’aiguise dès qu’il en a l’occasion. Ça va ?
— Oui.
J’examine la coupure. Une nouvelle goutte de sang vient remplacer la précédente. Je l’écrase contre mon pouce.
— Ce n’est qu’une égratignure.
Lorcan reprend le couteau. Je remarque avec quel soin il le tient alors qu’il se concentre sur la capsule de la seconde bouteille. Il porte un jean légèrement délavé. Il a retiré sa veste et son pull est gris anthracite. Lâche autour du cou. La lumière souligne les reflets roux du duvet sombre de ses joues. Une mèche de cheveux lui tombe sur le front.
Il lève les yeux.
— Fatiguée ?
Je secoue la tête, me sentant rougir.
— Non, c’est sympa que tu sois là.
Il rit.
— Je voulais dire, après la fête. Tu n’as pas eu l’air très enthousiaste quand je t’ai demandé si tu avais passé une bonne journée.
— Ah bon ? Non, ç’a été une bonne journée. C’est juste que je n’ai pas fait grand-chose.
— Hé, je ne te reproche rien.
Il rit de nouveau et lève sa bière.
— Sláinte.
— Santé.
— La bière est le dernier vice qu’il me reste, affirme-t-il en souriant. Et toi ?
— L’alcool en général, je dirais, mais la bière et le vin plus que le reste.
— Parfait.
Il tend la main vers la troisième bière, destinée à Art.
— Pas d’autres vices ?
— Non, je suis très ennuyeuse.
Lorcan me regarde.
— Je ne te crois pas une seconde, murmure-t-il avant de marquer une pause. Comment vas-tu vraiment ?
— Pas génialement, je suppose.
J’hésite, ne sachant jusqu’où me confier.
— Je suis un peu fatiguée, et Morgan, comme tu le sais, a un côté assez pénible, mais nous avons vu Kyle et Vicky tout à l’heure, c’était sympa. Cependant, il y a quelque chose… qui me tracasse…
Je laisse la phrase en suspens.
— Ç’a l’air compliqué.
— Oui.
Je détourne les yeux.
— Et ce truc qui te tracasse, dit-il en baissant la voix, tu ne veux pas qu’Art le sache ?
Mon cœur bat à tout rompre.
Comment a-t-il deviné que j’ai des secrets pour Art ?