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J’attrape le journal et lis l’article en entier :

 

« La police a lancé un appel à témoins concernant un accident de la circulation survenu jeudi après-midi à l’intersection de Seven Sisters et de Berriman Road. La victime, âgée de quarante à cinquante ans, a succombé après avoir été renversée par un véhicule dont le chauffeur a pris la fuite. Toute personne pouvant l’identifier est priée de contacter… »

 

Mon cœur cogne dans ma poitrine. Je fixe les mots, assimilant peu à peu la réalité. Lucy O’Donnell a été tuée. La femme qui connaissait peut-être la vérité au sujet de Beth est morte dans des circonstances – je relis l’article – « qu’il faut qualifier de suspectes ». S’il s’agissait d’un simple accident, pourquoi n’a-t-elle pas été identifiée par la police ? L’image utilisée est celle que Lucy m’a montrée, sauf que sa sœur, Mary, a été découpée. Je me souviens qu’elle l’avait mise dans la poche de son manteau. Et son sac à main ? Pourquoi ne l’avait-elle pas sur elle – ou son portefeuille, son téléphone ? Et son mari, Bernard ? D’après elle, il était à Londres lui aussi, alors pourquoi n’était-il pas allé trouver la police ?

Je serre le journal avec tant de force que le papier est tout froissé. Je me remémore le jeudi précédent, mon déjeuner avec Hen, les gyrophares qui clignotaient en haut de la rue, mon bus qui avançait au pas dans Seven Sisters Road. Ce devait être pour Lucy.

Affalée sur une chaise de cuisine, je parcours de nouveau l’entrefilet, en quête d’autres indices. La mort de Lucy est-elle une simple coïncidence ? Se peut-il qu’il y ait un lien avec ce qu’elle m’a raconté ? Je me sens nauséeuse, mon esprit repasse en boucle la succession des événements. Lucy s’est présentée chez moi mercredi matin. J’ai parlé d’elle à Art peu après. D’après le journal, elle est morte jeudi après-midi, le lendemain – quelques heures à peine avant que j’essaie de la rappeler.

Non, il est absurde d’imaginer qu’il puisse y avoir un rapport entre les révélations de Lucy, ma conversation avec Art, et la mort de cette femme. Des pensées sans suite me passent par la tête. Je monte dans la chambre et je me couche. J’ai les membres lourds, je suis épuisée, mais mon cerveau marche à toute allure et refuse de s’arrêter.

Art a versé de l’argent à MDO juste après la venue au monde de Beth mort-née.

Beth était vivante.

Le Dr Rodriguez a volé Beth.

Art savait.

Toutes ces accusations sont liées d’une manière ou d’une autre. Seulement, j’ignore comment – et même si elles sont vraies. J’ai l’impression de perdre la tête mais je m’oblige à me concentrer. D’autres personnes étaient impliquées – pas seulement le Dr Rodriguez et Mary Duncan. Qu’en est-il de l’établissement de pompes funèbres qui a organisé les obsèques ? Si Beth n’était pas vraiment morte, qui reposait dans ce cercueil ? Je me relève et récupère la lettre à l’en-tête de Tapps.

Les doigts tremblants, je compose le numéro. Trop tard. Il est dix-huit heures passées et je n’obtiens que le répondeur. Je laisse un message pour M. Tapps le priant de me rappeler sur mon portable dès que possible.

Art rentre à la maison à vingt heures, après une journée de réunions ici et là. Je l’attends dans la cuisine. Il a l’air fourbu et je sais que le moment est mal choisi pour lui faire subir un interrogatoire, mais il faut que je lui parle. Pas du fait que Lucy O’Donnell est morte dans un accident de la route et que le chauffard s’est enfui. Je me suis torturée à ce sujet et j’ai décidé de ne pas le mentionner. Art m’accuserait d’être névrosée. Il dirait que c’était un accident malheureux, sans aucun rapport avec les mensonges qu’elle m’a racontés. À la place, je vais insister sur le paiement fait à MDO. Si Art est d’une manière ou d’une autre mêlé à tout ça, cet argent versé si peu de temps après la mort de Beth est sûrement significatif. De toute façon, c’est la seule piste concrète dont je dispose.

Je lui verse une bière, m’assieds à côté de lui et me lance, d’un ton aussi détaché que possible.

— Tu t’es renseigné à propos de ce prêt ? Celui à MDO de LB Plus, qui remonte à des années ?

— Non, soupire-t-il. Je te l’ai dit, je ne m’en souviens pas. C’était juste une transaction d’affaires.

— Allons, Art. Tu n’oublies jamais ce genre d’opération.

— Eh bien, j’ai oublié celle-là.

Il me regarde dans les yeux.

— J’ai posé la question à Dan. D’après lui, c’était sans doute le paiement d’un client.

— Mais pourquoi aurais-tu payé un client ?

— Non, ce que je veux dire, c’est que le paiement a dû transiter par une autre société… cette MDO qui t’intéresse tant. Dan a proposé de tout vérifier, mais je lui ai dit que ça n’en valait pas la peine. On a énormément de travail en ce moment. Je ne veux pas qu’il perde son temps sur de vieilles transactions pour satisfaire tes caprices.

— Ce n’est pas un caprice.

Art relève brusquement la tête.

— C’est quoi, alors, Gen ? demande-t-il d’un ton sec. De quoi s’agit-il exactement ? Parce que, ce que je vois, moi, c’est que tu dramatises et que tu recommences à faire une…

Il s’interrompt, le mot « fixation » au bord des lèvres, mais pas tout à fait lâché.

— Je ne crois pas qu’il soit déraisonnable de poser la question, dis-je d’un ton vexé qui m’exaspère moi-même. C’est une grosse somme.

— Et alors ? De grosses sommes transitent par nos comptes chaque jour.

— Mais… la date… paraît… bizarre. Autant d’argent, juste après que Beth…

Je me tais, réduite au silence par le regard glacial qu’il me lance.

— C’est une coïncidence, Gen.

Il se redresse et repousse son verre.

Un poids se loge dans mon estomac. Je sais, pour avoir vécu des années avec lui, qu’il s’est replié sur lui-même. Insister davantage ne me mènera à rien.

Et pourtant, je ne peux pas m’en empêcher :

— S’il te plaît, Art. Tu me donnes l’impression que je dramatise, mais…

— Tu dramatises, assène-t-il froidement. C’est horrible de sentir que tu n’as pas confiance en moi.

— Si, j’ai confiance en toi.

— C’est ça.

Il se lève et sort de la pièce.

Je reste assise un moment, gagnée par une profonde lassitude. Art marche à l’étage. On dirait qu’il est dans la chambre d’amis. La dernière fois qu’il y a passé la nuit, c’était il y a deux ans, après une grosse dispute au sujet de vacances qu’il devait annuler à la dernière minute à cause du travail. Ce n’est pas juste qu’il soit en colère à ce point. Exactement comme ce n’était pas juste qu’Hen soit irritée contre moi. Pourquoi leur est-il si difficile de comprendre mon désarroi ?

J’allume la télé et j’essaie de me changer les idées en regardant les informations. On parle de l’économie irlandaise. Une seconde, l’accent du commentateur me rappelle Lorcan, puis je recommence à penser à Art et à ce paiement à MDO. L’incertitude me tue. Art est-il vraiment blessé parce qu’il croit que je n’ai pas confiance en lui ? Ou y a-t-il autre chose ?

Au bout de vingt minutes, je monte à mon tour. Comme je m’y attendais, il est dans la chambre d’amis. Je passe devant sans bruit. Il est de son côté du lit et dort à poings fermés. La frustration m’envahit. Et le ressentiment. Comment peut-il dormir aussi facilement alors que je suis en proie à tant d’agitation ? Je tourne en rond à force de me demander quoi faire. Je n’arrive à rien.

Sans réfléchir davantage, je monte dans son bureau. Si Art cache quelque chose, c’est dans le placard où il a affirmé garder les papiers de Beth. Les lames du plancher grincent plus fort que d’habitude dans le silence nocturne. Je m’avance vers le classeur métallique. Il est fermé à clé, comme l’autre jour, alors j’attrape une paire de ciseaux et glisse les lames entre les portes. D’une seule poussée résolue, je tords la serrure. Elle cède plus facilement que je ne m’y attendais. Les portes s’ouvrent. Je vois tout de suite la boîte à chaussures rouge, sur l’étagère du milieu, entourée de dossiers étiquetés « Impôts personnels ». Il me semble qu’un bon début serait d’en examiner le contenu de nouveau. J’hésite, tends l’oreille, guettant des bruits venant de l’étage en dessous. Art verra ce que j’ai fait demain matin, bien sûr, mais pour le moment, je suis trop énervée pour m’en inquiéter. Je prends la boîte et soulève le couvercle.

Elle est vide.

Je fixe l’intérieur, incrédule. L’espace d’un instant, je me demande si je ne suis pas devenue folle. Je doute de tout : est-ce bien la boîte qu’Art m’a montrée l’autre jour ? Celle qui contenait tous les documents concernant Beth et ses obsèques ? Ai-je des hallucinations ? Enfin, le choc passe et l’évidence s’impose à moi. C’est bien la même boîte. Mais tous les papiers ont disparu. Où sont-ils ?

Je me tourne vers les étagères et le bureau tout proche. Quelques lamelles de papier reposent à côté de la déchiqueteuse. J’en ramasse quelques-unes. Bleu et rouge : je suis sûre que ce sont les couleurs du logo des pompes funèbres Tapps. Le même que sur la lettre.

— Qu’est-ce que tu fabriques, bordel ?

Je fais volte-face. Art est debout sur le seuil, les yeux ensommeillés, les cheveux ébouriffés.

Je tends la main, paume ouverte, révélant les fragments déchiquetés.

— Tu as détruit les papiers de Beth ?

Il traverse la pièce et vient vers moi, le regard rivé sur les éclats de bois.

— Pourquoi as-tu fait ça ?

Il me dévisage avec horreur.

— Gen, qu’est-ce qui te prend ?

— Réponds à ma question.

Il s’approche et touche la serrure fracturée.

— Art. Qu’as-tu fait de tout ce qu’il y avait dans la boîte ?

Il a pâli.

— Gen, je suis sérieusement inquiet à ton sujet. Si tu voulais ouvrir ce placard, pourquoi est-ce que tu ne m’as pas demandé la clé, tout simplement ? Ce n’est pas un comportement normal.

La frustration bouillonne en moi.

— Parce que c’est normal de déchiqueter un acte de décès ?

— Je n’ai rien fait de tel. L’acte de décès est rangé avec tous nos autres papiers. Je me suis seulement débarrassé des lettres et des brochures.

— Mais c’étaient les seules choses qu’on avait d’elle.

— Non. C’étaient des paperasses qui n’avaient rien à voir avec elle. De toute façon, avant que cette bonne femme vienne à la porte, tu ne les avais pas regardées depuis des années. Tu ne savais même pas qu’elles existaient, pour la plupart.

Il tend la main vers moi mais je me dérobe.

— Allons, Gen. Je ne voulais pas que ça finisse comme avec cette grenouillère.

J’ai un haut-le-corps. Art n’a jamais compris pourquoi je voulais conserver la petite grenouillère blanche. Pour lui, c’était un comportement morbide.

— Je trouve malsain que tu recommences à repenser à tout ça, dit-il tristement. Je me fais du souci pour toi, Gen. Ça devient une obsession. D’abord, ce fichu paiement, et maintenant les paperasses…

— Je veux savoir la vérité, c’est tout.

Art secoue la tête, tente une nouvelle fois de me toucher. Je recule contre le bureau. Je me sens piégée, acculée. Il m’effleure la joue du bout des doigts.

— Gen, ma chérie, j’en ai parlé avec Hen et nous pensons tous les deux que tu devrais retourner voir ta psy.

Je repousse sa main. C’était donc bien lui qui parlait au téléphone avec Hen l’autre jour. Ou sinon ce jour-là, un autre. J’ai la nausée. Pas seulement parce qu’il s’est confié à Hen. Une thérapie est la dernière chose au monde dont j’ai besoin en ce moment. La psy que j’ai consultée pendant quelque temps après la mort de Beth m’a aidée un peu, mais, en fin de compte, j’en ai eu assez de m’entendre ressasser les mêmes inepties. Le groupe de soutien que j’ai essayé n’était pas mieux. Toutes les mères avaient déjà d’autres enfants – ou étaient tombées enceintes durant la thérapie.

— Quand as-tu détruit ces papiers ?

Art fronce les sourcils.

— Je ne sais pas… la semaine dernière, après que tu les as regardés.

Ce soir-là, je m’en souviens, j’étais descendue au rez-de-chaussée pour appeler Lucy O’Donnell et j’avais entendu craquer les lames du plancher en traversant l’entrée. Art avait nié être remonté dans son bureau.

— Tu m’as dit que tu n’étais pas revenu ici.

Mon cerveau s’emballe à présent.

— Pourquoi as-tu fait ça ? Tu veux me convaincre que je suis folle ?

Art secoue la tête. Une tristesse affreuse se lit dans son regard.

— Oh ! Gen, tu entends ce que tu dis ? Je ne crois pas que c’était ce jour-là. C’était plus tard, je ne t’ai pas menti. Et je n’ai pas suggéré que tu retournes chez le psy parce qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez toi, mais parce que je t’aime et qu’il est évident que tu vas mal depuis que cette idiote est venue te raconter ces mensonges.

— Elle s’appelait Lucy O’Donnell et elle est morte, Art.

Les mots ont jailli malgré moi.

— La femme qui m’a parlé de Beth est morte. La semaine dernière, le lendemain du jour où je l’ai vue. Elle a été renversée par une voiture et le conducteur ne s’est pas arrêté.

Un sanglot monte en moi. Parce que je ne crois pas qu’il s’agisse d’un accident, mais je sais qu’Art sera aussi méprisant que tout à l’heure si je suggère que Lucy a été assassinée. Je me détourne pour lui cacher mes larmes. Jamais je ne me suis sentie aussi seule.

— C’est affreux, murmure-t-il en me caressant le bras. Mais ça n’a rien à voir avec ce soir, et tu dois admettre que forcer la serrure de ce placard était irrationnel, Gen. J’essaie seulement de t’aider. Je t’en prie.

Je me retourne. Il semble sincèrement inquiet pour moi et je faiblis.

— Je comprends que ça paraisse extrême, dis-je aussi calmement que possible, mais ce n’est pas une obsession de ma part. J’essaie seulement de découvrir ce qui est réellement arrivé à Beth.

Le visage d’Art s’assombrit. Une terrible amertume se devine dans son regard blessé, dans l’ourlet de sa lèvre, elle s’entend dans sa voix quand il reprend la parole.

— Beth est morte, Gen. Il faut que tu ailles de l’avant sinon…

Il s’interrompt, et se passe une main sur le front.

— Sinon quoi ?

— Sinon, tu vas nous tuer aussi. Nous. Notre relation. Notre mariage. Nous.

Il plante son regard dans le mien.

— Tu ne vois pas ce qui se passe ? Est-ce que tu peux arrêter une seconde et penser à ce que je ressens, moi ? Beth était ma fille aussi.

J’acquiesce, soudain honteuse de mon égoïsme.

Art m’attire à lui, mais je ne suis pas encore prête à me rendre. Je lève la main, lui montre les lambeaux de papier déchiquetés des brochures.

— Tu n’aurais quand même pas dû détruire les papiers.

— Peut-être que non, avoue-t-il. Je suis désolé, Gen…

Sa voix s’étrangle.

— Mais je ne sais plus quoi faire pour t’aider.

Il me serre contre lui sans que j’oppose de résistance. Je suis comme engourdie. Je devine de quoi j’ai l’air : d’une femme qui a pété les plombs à cause des allégations épouvantables d’une autre. Pourtant, je suis sûre que Lucy O’Donnell était sincère. Et je n’ai pas imaginé sa mort.

— Allons nous coucher.

Il s’endort en me tenant contre lui.

J’écoute un moment sa respiration régulière, le poids mort de son bras sur mes côtes. Je songe à la lettre de chez Tapps et à la carte de visite du Dr Rodriguez dissimulées sous le matelas. Comment Art réagirait-il s’il savait que j’ai appelé l’établissement de pompes funèbres et la maternité de Fair Angel ?

Le souvenir du carton rouge vide à l’étage supérieur me tient éveillée. Art n’aurait pas dû déchiqueter ces documents. Il m’accuse de faire une fixation mais sa conduite est aussi extrême que la mienne. À mesure que je reste étendue là sans dormir, je sens ma colère monter. De quel droit a-t-il osé tout détruire ? C’était à nous deux de prendre cette décision.

Je soulève son bras, me glisse hors de la couette et le regarde.

S’il peut agir unilatéralement, j’en suis capable moi aussi.

Son téléphone est sur la table de chevet. Sur une impulsion, je le prends et vais dans la salle de bains au bout du couloir. Je m’assieds au bord de la baignoire, le téléphone dans ma main tremblante. Je connais le mot de passe. Je sais aussi qu’en m’en servant, en vérifiant les appels et les e-mails d’Art – je vais franchir une ligne que je n’ai jamais envisagé de franchir auparavant.

J’hésite pendant de longues secondes silencieuses. Je ne sais plus où j’en suis. Je sais seulement que même si Art est vraiment sincère, il y a quelque chose, une ombre qui rôde à l’arrière-plan, qui m’empêche de rejeter entièrement les allégations de Lucy O’Donnell.

Le couvercle d’une poubelle tombe bruyamment sur le sol dehors et me fait sursauter. Je ne peux plus attendre. Je tape le mot de passe, clique sur l’icône des e-mails. Je parcours les titres – rien que des messages ayant trait au travail. Je regarde ses textos, mais ils ont tous été effacés. Les messages sur la boîte vocale aussi. Reste la liste des appels. Je les fais défiler sans savoir au juste ce que je cherche. La plupart sont identifiés par leurs noms… Kyle plusieurs fois, Tris et Dan… d’autres gens du bureau… le comptable d’Art… et des clients dont je reconnais les patronymes. Ici et là se trouvent quelques numéros anonymes. Je continue. Des appels de Morgan et de Hen le week-end dernier et de Hen la semaine d’avant – celle où Lucy O’Donnell est venue. D’autres appels non identifiés. Je sors mon propre portable et cherche les numéros de Lorcan et de Lucy O’Donnell. Lorcan apparaît sur le téléphone d’Art – une seule fois, le dimanche après-midi d’après la fête. Ce n’est pas une surprise puisqu’il a appelé Art pour lui suggérer d’aller boire un verre. Le numéro de Lucy n’y figure pas en revanche. Après vérification, celui de Fair Angel et de Tapps non plus. Je m’interromps une seconde pour tirer des conclusions : Art n’a contacté personne du passé – du moins pas par téléphone.

Un chien aboie. Je jette un coup d’œil dans le couloir et tends l’oreille, redoutant qu’Art ne se lève, mais la maison est silencieuse. La sueur perle sur mon front. Je recommence à faire défiler la liste tandis que la panique monte en moi, me prend à la gorge. Qu’est-ce qui m’arrive ? Et si Art se réveille et me surprend ? Qu’est-ce que j’espère trouver ? Qu’est-ce que ça prouvera ?

Je n’ai pas de réponses à mes questions, mais je persiste quand même. Ça ne sert à rien, ces numéros ne m’évoquent rien. Ils sont tous différents, émanent de gens qui n’ont appelé qu’une fois – une minute. Sauf un qui revient tout le temps. Un numéro de portable qui se termine par 865. Cette personne a appelé Art chaque jour cette semaine. Douze fois dans la seule journée d’hier.

Je le griffonne en hâte. Les paumes moites, je rentre dans la chambre sur la pointe des pieds et remets l’appareil là où je l’ai pris. Art est exactement dans la position où je l’ai laissé et respire régulièrement.

Je regarde le numéro. Qui peut bien téléphoner à Art de manière si obsessionnelle ? Un instant, j’ai envie de le réveiller et d’exiger une réponse, mais pour cela, il faudrait que j’avoue l’avoir espionné.

Si je lui pose la question, Art va inventer une excuse… trouver le moyen de me ridiculiser. Je respire à fond. Il y a trois possibilités.

Option 1 : Il s’agit d’un client exaspérant/d’un démarcheur têtu/d’un cinglé. Je suis sûre que c’est l’explication qu’avancerait Art si je le mettais au pied du mur, encore que je voie mal pourquoi, dans ces trois cas, il n’aurait pas bloqué les numéros, tout simplement.

Option 2 : Art a une liaison et c’est sa maîtresse qui appelle, auquel cas il n’y a aucun rapport avec Beth. Seulement, je doute fort qu’Art me soit infidèle et les appels sont à sens unique. Art n’a pas rappelé. Pas une seule fois.

Option 3 : Ces communications ont un rapport avec Beth. Peut-être cette personne sait-elle même où Beth se trouve. Non… non… C’est complètement insensé.

Je serre les dents et attrape mon propre téléphone. Je m’assure que l’appel va être anonyme, puis compose le numéro. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais dire si quelqu’un répond, mais je ne peux plus supporter d’être dans l’ignorance.

Ma paume moite colle à l’appareil. Ça sonne à l’autre bout.

Oh ! Mon Dieu, qu’est-ce que je suis en train de faire ?

Un enregistrement, générique, ne donnant que le numéro de téléphone concerné, me prie de laisser un message. J’hésite une seconde, et éteins le téléphone juste avant le bip.

Luttant contre la nausée que je sens monter, je déchire le bout de papier où j’ai noté le numéro, le jette dans la cuvette des toilettes et tire la chasse. Puis je fourre mon téléphone dans mon sac et me recouche. Art ronfle doucement à côté de moi.

Étendue sous la couette, j’essaie de faire le point. Lucy O’Donnell est morte dans des circonstances suspectes. Art a versé cinquante mille livres à quelqu’un juste après la naissance de Beth. Quelqu’un l’appelle constamment et il ne m’en a pas parlé. Hen et lui pensent que retrouver Beth est en voie de devenir une obsession chez moi.

Il n’y a rien de concret. Rien de solide, dans un sens ou dans l’autre. Ni mes questions, ni mes recherches, ni mes appels n’ont rien donné. En fait, de quelque côté que je me tourne, j’aboutis à une impasse. Ce qui signifie que je vais devoir aller plus loin. Agir ne peut pas être pire que ce tourbillon d’ignorance et de soupçon.

 

Le lendemain matin, la sonnerie du téléphone me réveille en sursaut. Je ne vois pas l’heure qu’il est, mais il fait jour et Art est parti depuis longtemps.

— Madame Loxley ? M. Tapps à l’appareil. Vous m’avez laissé un message hier.

Le ton est poli, l’accent légèrement affecté. C’est la voix d’un homme qui n’est pas tout à fait bien dans sa peau.

— Bonjour… euh… merci de me rappeler.

Je me redresse, tâche de me concentrer. J’explique la situation concernant Beth, la crémation il y a huit ans.

— Elle a dû avoir lieu juste après le 11 juin. Je voudrais parler avec quelqu’un qui s’est occupé… de notre bébé.

Je me lève et m’approche de la fenêtre pour tirer les rideaux.

— Ah.

M. Tapps marque une pause, et quand il reprend la parole, sa voix s’est radoucie.

— Je suis navré, madame Loxley, mais j’ai peur de ne pas pouvoir vous renseigner. Je pensais bien que c’était de cela qu’il s’agissait… parfois, après coup, cela semble aider les gens de parler à ceux qui se sont chargés de ces choses-là.

— Vous vous souvenez… ?

Je ne suis toujours pas complètement réveillée, alors j’ouvre la fenêtre et respire l’air vif du matin.

— Bien sûr.

La voix de M. Tapps est pleine de compassion.

— Quand ma secrétaire m’a dit que vous étiez une cliente, j’ai vérifié les archives et… eh bien, comme je vous le disais, je suis terriblement désolé, mais, pour une raison ou pour une autre, le nom de la personne qui a préparé votre fille ne figure pas dans son dossier.

— Ah non ?

Je suis tout éveillée à présent. Un vent glacial s’engouffre dans la chambre, et fait trembler la fenêtre. Il siffle à mes oreilles.

— Mais vous vous souvenez d’elle ? Vous avez des archives concernant les obsèques ?

— Nous avons des archives pour tout, répond M. Tapps d’une voix posée. Depuis le moment où le corps arrive chez nous jusqu’à la date des obsèques. Celles de votre fille ont eu lieu très peu de temps après. Toutes les opérations ont été notées, par jours et par heures, mais pas le nom de l’employé qui les a réalisées.

— Je vois.

— Je suis vraiment désolé, madame Loxley. J’ai demandé à tous ceux qui travaillaient déjà ici à l’époque. Personne ne se souvient de s’être occupé de… de votre enfant. C’était il y a longtemps.

— Je vois.

Puis une idée me vient.

— Et le règlement des obsèques ? Avez-vous le nom de la personne qui l’a effectué ?

J’espère, bizarrement, qu’il va me dire que c’est le Dr Rodriguez, bien qu’il soit beaucoup plus probable et logique que ce soit Art.

— Nous ne demandons pas d’honoraires pour les obsèques d’un enfant mort-né, madame Loxley, répond M. Tapps, une pointe de gêne dans la voix. C’est un principe dans la profession.

— Oh ! Très bien. Excusez-moi.

Cela montre à quel point j’étais déconnectée du monde réel à l’époque.

— Eh bien, je vous remercie de m’avoir rappelée.

Je raccroche, et vais refermer la fenêtre. Je retourne vers le lit et m’assieds en tailleur dessus, perdue dans mes pensées. Une nouvelle impasse. Le médecin qui a procédé à la césarienne s’est volatilisé, l’infirmière qui l’a aidé est morte et il n’y a aucun moyen de savoir qui a préparé le corps de mon enfant mort-née.

Ne sont-ce vraiment que des coïncidences ?

Je prends mon téléphone. Je ne peux pas m’en sortir toute seule, pourtant il ne servirait à rien d’appeler Art… ou Hen. Elle a dit très clairement qu’elle ne croyait pas qu’il y ait la moindre parcelle de vérité dans les allégations de Lucy O’Donnell. Je pourrais essayer une de mes autres amies, mais je vois d’ici leur tête quand j’essaierai d’expliquer mes angoisses, j’imagine leur perplexité, leur inquiétude pour moi, qui me laisse submerger par le chagrin… moi que cet espoir dément rend folle… qui ai perdu tout sens des réalités.

Et puis je pense à Lorcan, à son regard calme. À sa compassion. À l’intuition qu’il a eue en disant que mes ennuis étaient d’une manière ou d’une autre liés à Art.

Il répond à la première sonnerie.

— Gen ? dit-il avec chaleur. Qu’est-ce qui se passe ?

— Salut.

Ma voix s’étrangle.

— L’autre jour, tu as offert…

J’hésite. Maintenant que je lui parle, cela semble trop demander.

— Et j’étais sincère. Que puis-je faire ?

 

Il arrive dans l’heure. Je le fais entrer dans la cuisine, me sentant coupable d’agir dans le dos d’Art. Enfin, je n’ai pas l’intention de lui révéler tous mes soupçons… et certainement pas ceux qui concernent Art lui-même. Pour l’instant, il sait seulement que j’ai besoin de son aide.

Il s’assied en face de moi et m’enveloppe de son regard intense. Une barbe naissante assombrit son menton et on distingue une minuscule cicatrice au-dessus d’un œil. Regarde-t-il tout le monde ainsi ?

« J’espère que non. » Cette pensée m’échappe avant que j’aie eu le temps de la refouler.

Je lâche un soupir.

— Ce n’est pas facile.

Il se penche en avant et sourit.

— Détends-toi. Tu n’es pas obligée de tout me dire si tu n’en as pas envie.

— Je sais… Écoute, une femme est venue me voir. Elle prétendait que mon bébé est né vivant… que le médecin l’a volé…

— Vraiment ? dit-il, choqué. Mais comment est-ce que ça aurait pu se produire ? Est-ce seulement possible ?

— Ça l’est… j’ai eu une césarienne, j’étais sous anesthésie générale.

Je poursuis, expliquant en détail ce que j’ai fait et découvert. La seule chose que je tais, c’est que Lucy O’Donnell a affirmé qu’Art était au courant.

Il secoue la tête, plus stupéfait qu’incrédule.

— Alors tu penses vraiment que ta fille pourrait être encore vivante ?

— Oui… enfin, je pense que Lucy O’Donnell le croyait. Mais ce n’est pas possible, si ? Je veux dire, c’est absurde.

— Tu en as parlé à la police ?

— Non… je n’ai aucune preuve.

— Et Art, qu’en dit-il ?

Je garde le silence.

Au loin, une sirène de police hurle. Lorcan me dévisage toujours.

— Ah ! Je vois. Art pense que toute l’histoire est abracadabrante.

— Elle l’est sans doute.

Je baisse les yeux.

— Je ne peux pas reparler à Lucy O’Donnell parce qu’elle vient de mourir. Elle a été renversée par quelqu’un qui ne s’est pas arrêté.

— Bon Dieu !

— Je sais. Moi, je trouve ça vraiment suspect mais, là non plus, il n’y a pas de preuve.

Je lui montre la coupure de journal.

— Je ne sais pas quoi faire. C’est tellement invraisemblable. Enfin, pourquoi est-ce qu’un médecin prétendrait qu’un bébé est mort s’il est vivant ? Je suis presque tentée d’aller à la clinique où j’ai accouché, à Oxford. Je sais que mon docteur n’y exerce plus mais c’est le meilleur endroit où commencer à le chercher. D’un autre côté, tout ça paraît si absurde…

— Ça, c’est vrai.

Lorcan se cale sur sa chaise, sans me quitter des yeux.

— La plupart des gens diraient que la seule raison qui te pousse à y croire, c’est que tu veux que ça soit vrai – tu veux que Beth soit en vie.

Je hoche la tête.

— Ce qui est l’enfer pour toi, parce que maintenant tu es déchirée entre faire quelque chose en te demandant si tu es dingue, et ne rien faire et manquer une chance – si mince soit-elle – de retrouver ta fille quelque part. C’est bien ça ?

— C’est ça.

— Bon. Dans ce cas, allons-y.

Il se lève. Je l’imite.

— Quoi ?

— Allons à l’hôpital.

— À l’hôpital ? Maintenant ? Mais il est à Oxford !

— Et alors ?

— On ne peut pas y aller comme ça.

— Pourquoi pas ? La clinique a forcément une adresse à laquelle joindre le Dr Rodriguez. Ce sera plus facile de l’obtenir si nous nous présentons en personne. Nous serons plus convaincants.

— Qu’est-ce qu’on va dire ?

— On y réfléchira en route. Ma voiture est devant. En partant tout de suite, on peut y être dans une heure.

Je le dévisage, le cœur battant à toute allure.

— Mais… j’ai un cours cet après-midi.

Lorcan hausse les sourcils.

— Annule-le. Dis que tu es malade.

J’hésite. Cela me déplaît d’être malhonnête et de mettre l’institut dans une situation délicate, mais la tentation est trop forte. De toute façon, avec toutes les pensées qui me passent par la tête, je ne serais pas d’une grande utilité à mes étudiants.

— Tu es sûr de vouloir m’aider à faire ça ?

— Pourquoi pas ?

Il secoue la tête avec impatience.

— Je ne revois Cal que demain. Je ne travaille pas, je n’ai pas de casting… mais si tu… préfères que je ne vienne pas…

Je le regarde. Je me sens presque fiévreuse ; hors de contrôle au point que j’en suis effrayée. Il y a quelque chose de si fort dans sa détermination, de si bouleversant, que, l’espace d’une seconde, je ne peux pas réfléchir correctement. Puis mes idées s’éclaircissent.

— Tu crois que ça pourrait être vrai, que Beth est vivante ? Est-ce que toute cette entreprise n’est pas un peu irréfléchie ?

— Et alors ? Je suis acteur, j’ai le droit de faire des trucs irréfléchis. Et oui, bien sûr que c’est possible. Tu n’as jamais vu le corps, n’est-ce pas ?

— En effet, mais tout porte à croire que c’est impossible.

— Et alors ? Il faut que tu en aies le cœur net.

Il sourit.

— De toute façon, il y a des jours où je pense à au moins six choses impossibles avant le petit-déjeuner.

Je ne peux pas m’empêcher de sourire aussi. La voix et l’expression de Lorcan sont si convaincantes.

— D’accord, Alice au pays des merveilles.

Il ouvre les bras.

— Allez, viens. Toi et moi. Qu’avons-nous à perdre ?

Brusquement, je me sens vivante. Depuis quand n’ai-je pas éprouvé cette sensation-là ?

Je fais un pas vers lui.

 

Quand je suis rentré dans la classe, Mlle Evans a remarqué l’état de mon pantalon. J’ai dit que j’avais eu un accident et Mlle Evans a été très gentille et elle m’a prêté un pantalon qu’elle a pris dans le casier des objets trouvés. Mais après, à la maison, Maman a vu que j’avais le cœur gros et elle m’a obligé à tout lui raconter. Elle s’est mise en colère et elle a crié que le Grand Roux et Dent cassée étaient des Méchants. Elle a dit que j’étais mieux qu’eux et qu’il fallait que je me venge. Que ce serait un bon entraînement à cause des Méchants grands qui pourraient me dire des mensonges et essayer de me faire du mal.

Maman a expliqué qu’elle ne parlait pas de donner des coups de pied ni de se battre, ni d’appeler au secours si c’était un Méchant grand et qu’elle ne parlait pas non plus de rapporter à la maîtresse. D’abord, je n’ai pas compris parce que j’étais trop petit. Et puis j’ai deviné qu’elle voulait dire qu’il fallait être malin : « Tu vois, quand quelqu’un te fait du mal, il faut lui faire du mal en pire. »

Maman a dit que c’est pas parce qu’on est plus petit que les gens contre qui on se bat, qu’on ne peut pas se venger. Elle a dit que se venger du Grand Roux et de Dent cassée serait un bon point de départ et que je devrais trouver un moyen rusé et spécial de le faire.

Et c’est ce que j’ai fait.