J’ai vaguement conscience de la main de Lorcan sur mon épaule, mais c’est comme s’il ne pouvait pas m’atteindre. Comme si j’étais enfermée dans ma tête où mon univers est en train d’imploser.
— Repasse-le.
Il s’exécute, appuie sur la touche. Les images défilent de nouveau.
Le film est en noir et blanc. D’abord, il ne montre qu’un couloir en béton désert, fermé à une extrémité par une sortie de secours. Puis un homme apparaît. Art. Il se tourne, faisant face à la caméra, les yeux sur la personne qui s’avance vers lui. Au bout d’une seconde, elle apparaît à son tour : une femme noire en uniforme d’infirmière. Dès que je la vois, son souvenir me revient clairement : c’est Mary Duncan. Elle tient quelque chose enveloppé dans une couverture. Sa bouche remue. Elle parle. Art écoute, acquiesce.
Il fait un pas vers la sortie de secours. Un panneau portant le logo de Fair Angel indique la direction du parking, avec un avertissement : « Stationnement limité ». Mary accompagne Art à la porte. Il parle à son tour, puis baisse les yeux sur ce que tient Mary. Et à cet instant, je sais que c’est elle. Beth.
Tout mon corps se penche vers l’écran tandis que Mary lui tend le petit paquet. Je ne peux qu’observer leurs gestes, impuissante, sachant déjà ce que je suis sur le point de voir.
Le visage minuscule, parfait, de mon bébé.
Art la prend sans la regarder, mais moi je la fixe… je savoure… un petit ovale plissé, de grands yeux, une ressemblance indéniable avec Art. Elle cille, sa bouche s’ouvre comme si elle allait pleurer au moment où Mary pousse la porte qui donne sur le parking obscur.
Après l’avoir saluée d’un bref signe de tête, Art se détourne et sort, aussitôt happé par les ténèbres. Mary referme avec soin le battant derrière lui avant de revenir sur ses pas.
Le film s’achève.
J’ai encore les yeux rivés sur l’écran. Une seconde, j’ai la stupide impression que Beth est prisonnière à l’intérieur et je dois résister à l’envie de prendre l’ordinateur et de le serrer contre moi.
— Ça va ?
J’avais complètement oublié que Lorcan était là.
Je secoue la tête, incapable d’articuler un son. Chancelante, je me laisse tomber dans le fauteuil.
— Gen ?
Il met la main sur mon épaule.
— Gen ? Dis quelque chose, je t’en prie.
Je ferme les yeux et serre très fort les paupières. Tout mon être semble tomber en chute libre.
— Il l’a fait.
Ma voix me paraît étrange – rauque, forcée, comme détachée de moi-même.
— Art a enlevé notre bébé. Il l’a enlevé.
Ma voix se brise. Un sanglot m’échappe, si douloureux que je prends une brusque inspiration.
Lorcan se penche vers moi et me frotte le bras. Je suis tentée de m’abandonner à la sécurité qu’il m’offre, de céder à la souffrance qui me déchire, mais je sens aussi que, si je lâche prise maintenant, je perdrai pied complètement. J’ai déjà l’impression de basculer encore et encore dans une obscurité sans issue.
— Ça veut dire qu’elle est peut-être vivante, Gen.
Je m’accroche à ses paroles comme à une bouée de sauvetage et ouvre les yeux. Il se redresse, va s’adosser au mur du salon.
La réalité me submerge de nouveau, accompagnée cette fois d’une fureur bouillonnante. Il y a deux choses dont je suis sûre : la première, c’est qu’Art m’a trahie – il a volé notre petite fille et jamais je ne le lui pardonnerai –, la seconde, c’est qu’il doit savoir où elle est.
Je bondis sur mes pieds. L’adrénaline déferle dans mes veines. Les larmes, pour le moment, ont disparu. La souffrance n’est plus qu’une douleur sourde, distante. Tout ce que je ressens, là, à cet instant précis, c’est le besoin d’arracher la vérité à Art.
— Peux-tu m’appeler un taxi, s’il te plaît ?
— Pour aller où ? Tu veux que je vienne avec toi ?
Je regarde le visage inquiet de Lorcan, envahie par un élan d’affection. Une seconde, j’ai envie d’accepter, mais je me reprends. Dans l’immédiat, je dois me confronter à mon mari. Si bien intentionné que soit Lorcan, notre relation ne le concerne pas. Je le connais à peine ; je ne peux absolument pas me permettre de commencer à me reposer sur lui.
Je suis brusquement lucide, l’esprit aussi acéré que la lame d’un couteau.
— Je vais voir Art. Et j’ai besoin de le faire seule.
— Non. Tu ne devrais pas y aller seule.
Cela pourrait être dangereux.
Le sous-entendu flotte dans l’air entre nous.
Est-ce vrai ? Jusqu’à cet instant, j’aurais juré qu’Art ne pourrait jamais me faire de mal. À présent, je ne sais plus que croire. À présent, tout n’est que chaos.
— Je vais à son bureau. Je serai en sécurité là-bas.
— Très bien, mais je viens avec toi quand même. Je t’emmène… j’attendrai dehors.
J’acquiesce. À vrai dire, je suis soulagée. Jamais de ma vie je ne me suis sentie aussi vulnérable.
— Je vais chercher un pull et j’arrive.
Je suis si tendue que je ne peux pas tenir en place. Je fais les cent pas dans la pièce, impatiente. Lorcan met trop de temps. Je l’entends vaguement qui téléphone à voix basse, sans pouvoir distinguer ses paroles. À qui parle-t-il donc ? Pour une étrange raison, je songe à Hen. Elle a répété à Art les allégations de Lucy O’Donnell avant que j’aie eu le temps de lui parler moi-même. Était-ce pour l’avertir ? Lorcan est-il en train d’avertir Art en ce moment même ?
Je m’oblige à m’asseoir et respire à fond. Si je me méfie de tout le monde, je vais devenir folle. La vision d’Art tenant Beth dans ses bras surgit devant mes yeux.
Comment est-ce possible ?
Une minute plus tard, Lorcan est de retour et nous partons. Hampstead et Belsize Park défilent derrière la vitre alors que nous roulons vers le centre. Je remarque à peine les maisons et les magasins.
Le siège de Loxley Benson se trouve près d’Exmouth Market, juste à côté d’une rue branchée pleine de boutiques et de cafés. Il est impossible de s’y garer, si bien que Lorcan s’engage dans une rue adjacente.
Il se tourne vers moi, le front barré d’un pli soucieux.
— Fais attention, d’accord ?
Je soutiens son regard pendant quelques secondes. Il se penche et pose doucement la main sur ma joue.
— Promets-moi d’appeler si tu penses… si Art fait quoi que ce soit de…
— Tout ira bien.
Je descends de voiture et gagne le bout de la rue. Je traverse, m’engouffre dans le hall du bâtiment, et me rends brusquement compte que je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais lui dire à mon mari.
Peu importe. Quand nous serons face à face, je saurai.
Le gardien, qui me connaît, me fait signe d’entrer. Je prends l’ascenseur jusqu’au quatrième étage et pénètre dans les locaux de Loxley Benson. Camilla, la réceptionniste, m’accueille avec un grand sourire.
— Salut, Geniver ! Merci pour la fête de l’autre soir. Ce magasin de New York où ta belle-sœur achète ses chaussures est génial. Tu la remercieras du tuyau. J’ai commandé une paire sur leur site. Ma-gni-fique !
Je hoche la tête et continue à marcher sans répondre. Je me dirige vers les portes vitrées qui mènent aux bureaux.
— Euh… Art est en réunion, dit Camilla, l’air inquiet.
— Dans quelle salle ?
— Euh… la salle de conférence. Mais laisse-moi appeler Siena.
Elle paraît nerveuse. Est-ce qu’elle a deviné que j’étais en colère ?
Je plaque ma paume contre le lecteur biométrique qui contrôle l’ouverture des portes. Mes empreintes digitales, mémorisées par le système comme celles de tous les membres permanents du personnel, me donnent accès à l’intérieur. Les parois vitrées coulissent aussitôt.
— Attends, s’il te plaît…
Les portes se referment sur mon passage, étouffant la voix de Camilla. Quelques personnes se trouvent dans l’espace ouvert sur lequel donnent la salle de conférence et les bureaux individuels. J’ignore les regards curieux et fonce tête baissée.
Je le vois avant qu’il me voie. Debout devant la grande table de la salle de conférence, il tient sa cour. Face à lui, trois hommes en complet sont suspendus à ses lèvres. Art bien lancé offre un spectacle fascinant d’énergie et de détermination.
Une seconde, j’hésite. En quatorze ans, pas une seule fois je ne l’ai interrompu en pleine réunion d’affaires. Puis l’image de lui devant l’issue de secours de Fair Angel, tenant notre bébé, explose dans mon esprit. Je serre les dents et pousse la porte.
Art jette un coup d’œil dans ma direction, dissimulant avec soin son irritation. Celle-ci se mue en choc quand il voit que c’est moi qui suis là. Les hommes assis me regardent eux aussi, mais je ne quitte pas Art des yeux.
— Il faut que je te parle, dis-je calmement. Tout de suite.
Art lui aussi hésite. Une fraction de seconde. Jauge ses options. À l’évidence, il décide de ne pas prendre le risque d’une scène et se tourne, élégamment, vers son public.
— Je vous prie de m’excuser, dit-il avec son charme habituel. Il s’agit évidemment d’une urgence.
D’un mouvement fluide, il traverse la pièce, me prend le bras et m’éloigne. Les gens nous observent tandis qu’il me guide vers son bureau personnel, plus loin dans le couloir. Il ne me lâche qu’une fois à l’intérieur, puis ferme la porte.
— Qu’est-ce qui se passe, Gen, bon sang ?
Je déglutis avec peine, essaie de mettre des mots sur mes pensées.
— Il faut que je te pose une question…
— Que tu me poses une question ? coupe-t-il, furieux, en pointant le bras vers la salle de conférence. Tu sais qui sont ces gens ? Les conseillers spéciaux du Premier Ministre venus me demander – à moi – des détails supplémentaires concernant les mesures que j’ai suggérées à la réunion d’hier.
La lumière venant de la grande fenêtre derrière lui dessine une auréole flamboyante autour de sa tête. Il grésille presque de rage. Malgré tout le temps que nous avons passé ensemble, sais-je vraiment de quoi il est capable ?
J’affronte son regard sans fléchir.
— C’est important, Art.
— Qu’est-ce qui est si important, bordel ? Qu’est-ce que tu veux me demander ?
Je prends une profonde inspiration.
— Je sais que notre bébé est né vivant, Art. Je sais que tu l’as prise et que tu m’as menti.
— Quoi ?
Il me toise. Ses yeux ne trahissent que sa colère.
— Tu remets ça sur le tapis ? Bon sang, Gen ! Comment peux-tu me faire ça ?
Il me tourne le dos et noue les mains derrière la tête. Je n’arrive pas à décider s’il cherche à gagner du temps ou s’il essaie simplement de se maîtriser. Le désespoir me submerge. Comment est-il possible que je sois là, en train d’accuser mon mari d’un crime aussi monstrueux ? Ma vie prévisible, monotone, s’est muée en une spirale de souffrance et de soupçon. C’est tout juste si je tiens le coup, si je peux supporter mes propres sentiments.
Je m’avance lentement vers lui. L’espace de travail d’Art est vaste, aéré, exactement comme à la maison – tout semble organisé et pourtant rien n’est étiqueté. Je songe soudain que c’est une métaphore parfaite d’Art lui-même : en surface tout n’est qu’organisation extrêmement précise ; au-dessous, tout est caché, contrôlé. Je fixe la bouteille d’eau et le paquet de chewing-gums à la menthe posés sur le bureau.
— Tu dois me dire la vérité.
Il se tourne vers moi. Son regard est dur mais sa bouche frémit d’émotion.
— Comment oses-tu ? Je sais que ç’a été pénible de voir cette fichue bonne femme débarquer chez nous, mais comment peux-tu penser… ?
— Je t’ai vu sur une bande-vidéo du système de surveillance de Fair Angel.
Ma voix tremble.
— J’ai vu l’infirmière te remettre Beth dans le couloir.
Une expression horrifiée se lit dans les yeux d’Art, avant que sa fureur contenue reprenne le dessus.
— Impossible, dit-il d’une voix sèche, aussi froide que l’acier. Ou truqué.
— Ne sois pas ridicule.
Pourtant, je me tais. Le film a-t-il pu être truqué ? Je n’avais pas envisagé cette possibilité. En un éclair, j’entrevois les ramifications éventuelles… Un expert pourrait-il me tirer de cette indécision ? Art pourrait-il être innocent ? Une partie de moi l’espère, et pourtant cela mettrait aussi un terme à mes espoirs de retrouver Beth. Pour la première fois depuis que j’ai vu ces images, un doute s’immisce en moi.
— Pourquoi quelqu’un aurait-il pris la peine de faire une chose pareille ?
Art lève trois doigts. Ses yeux me transpercent.
— D’abord, pour jeter le discrédit sur moi. Deuxièmement, pour creuser un fossé entre nous. Troisièmement, pour te faire perdre la tête. Et les trois sont précisément en train de se produire.
Il marque une pause.
— Ça, c’est juste les premières choses qui me viennent à l’esprit. Je suis sûr que si tu me donnais quelques minutes, je pourrais te fournir une dizaine d’autres raisons. Il y a une foule de gens qui seraient ravis de me voir échouer, et le fait que tu ne me fasses pas confiance est un échec pour moi, pour ma vie… Bon sang, Gen, c’est un échec pour nous.
En deux pas, il a traversé la pièce et tend la main vers la mienne, soudain suppliant.
— Je t’en prie, ne cède pas à cette… folie, Gen. Si ce n’est pas un montage, alors ça doit être la pression que tu subis – tu vois ce que tu veux voir. C’est… C’est dans ta tête, voilà tout.
C’est tout lui, de passer comme ça de la logique au plaidoyer émotionnel. Et tellement manipulateur.
— Arrête, Art. Arrête d’essayer de me faire croire que ça vient de moi… que je suis en train de devenir folle.
Il me dévisage.
— Mais tu sais que c’est fou. Tu sais que ça n’a aucun sens, dit-il lentement. Au fond de toi, tu le sais.
L’espace d’un moment, je le vois comme un inconnu le ferait – totalement sûr de lui.
— D’accord, ça n’a aucun sens. Mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas vrai.
Je m’approche de l’étagère qui va de la fenêtre à la porte. Une unique photo interrompt la rangée de prix d’excellence. Un cliché de nous deux le jour de notre mariage, dans un cadre en argent. Art a les cheveux coupés très court, très bon chic bon genre, et sourit. Je le couve d’un regard adorateur. J’ai les cheveux courts aussi – une coupe à frange effilée qui me donne l’air d’une adolescente. Ça me brise le cœur de voir combien nous paraissons jeunes.
Et innocents.
— Gen ?
— Dis-moi la vérité.
— C’est ce que je fais.
— Et l’argent versé à MDO ? J’ai vu le Dr Rodriguez hier… je l’ai entendu parler de l’argent qu’il a touché… ce versement à MDO était-il seulement le premier ?
— Non. Je te jure que non.
Art a les doigts crispés sur la chaise. Ses jointures sont toutes blanches, mais son regard soutient le mien sans ciller.
— Tu ne te rends pas compte que tu déformes tout pour que ça corresponde à ce que tu veux ? Demande-toi pourquoi j’aurais dit que notre bébé était mort si ce n’était pas le cas. Pourquoi Rodriguez aurait pris le risque d’être radié de l’ordre des médecins et envoyé en prison. Pourquoi j’aurais joué toute ma vie sur un mensonge.
Sa voix se brise.
— Gen, mon plus grand souhait a toujours été de fonder une famille avec toi. Et… Et c’est injuste que tu ne me fasses pas confiance alors que j’ai souffert tout autant que toi quand nous… l’avons perdue…
Il se détourne pour que je ne voie pas sur son visage l’émotion qui est si évidente dans sa voix.
Je me sens subitement à bout de forces. Est-il vraiment possible que je me sois trompée ? Que je voie des coupables partout parce que je ne peux pas supporter l’autre possibilité – celle que Beth soit réellement morte ?
Art me fait face de nouveau. Une détresse insondable se lit sur ses traits. Les doutes m’assaillent.
— Comment as-tu mis la main sur ce film ? Quelqu’un t’a aidée ?
Je me tasse un peu sous ses yeux accusateurs. Et pourtant, pourquoi ne devrais-je pas le lui dire… nous n’avons rien fait de mal.
— Lorcan. Nous avons trouvé le film chez Rodriguez. Il m’a proposé de m’emmener, c’est tout.
— Vraiment ? demande Art, sarcastique. Combien de petites réunions avez-vous eues tous les deux depuis la soirée ? S’il ne t’a pas à moitié séduite à l’heure qu’il est, il a perdu la main.
Jamais je n’ai entendu un tel mépris dans sa voix. Les doutes que j’avais il y a quelques secondes seulement s’évanouissent.
— Tu es injuste, dis-je, piquée au vif. Lorcan voulait seulement me rendre service.
Art pousse un grand soupir et secoue la tête.
— Alors, comme ça, un type que tu n’as jamais vu de ta vie plaque tout pour t’emmener là où tu veux aller et tu ne t’interroges même pas sur ses motivations.
— Ce n’est pas ça. Je…
— Tandis que moi… moi qui t’aime… Je te connais depuis quatorze ans et je suis ton mari depuis douze. Mais tu me crois capable de t’avoir trahie sans en avoir la moindre preuve.
Il hausse le ton.
— Tu ne te souviens pas de ce que Lorcan a fait ici…
Il embrasse d’un geste les locaux de Loxley Benson.
— Tu veux dire qu’il a couché avec la femme d’un autre il y a des années de ça ?
Art ouvre la bouche comme pour en dire davantage et se ravise.
— Peu importe Lorcan. Je suis sérieusement inquiet à ton sujet.
— Je t’ai vu avec un bébé. Tu étais à la clinique.
— Tu en es sûre ? Réfléchis bien. Es-tu sérieusement en train de dire que je me suis « débarrassé » d’un bébé en parfaite santé que je voulais autant que toi ? Comment cela aurait-il pu arriver ? Le Dr Rodriguez a déclaré Beth morte. Il y avait d’autres gens présents.
— Oui, mais Rodriguez s’est débrouillé pour leur faire quitter la salle d’opération avant la naissance. Les deux seuls véritables témoins sont morts.
— J’ai vu son corps, insiste Art comme si je n’avais rien dit. Tu sais combien je désirais des enfants. C’est moi qui essaie de te persuader de suivre un nouveau traitement in vitro. Quel sens cela aurait-il eu que je nous prive de notre bébé ? Cette histoire n’a ni queue ni tête !
Je n’ai pas de réponse. Quelques secondes s’écoulent. On nous observe à travers les vitres du bureau. Kyle, Tris, deux secrétaires. Tous feignent de parler ou de travailler, mais ils jettent constamment des regards vers nous.
— Je suis d’accord, ça n’a aucun sens. Mais il y a toutes ces choses que j’ai découvertes : j’ai entendu Rodriguez parler d’une somme d’argent qu’il a reçue. J’ai vu le bébé dans tes bras la nuit où nous avons eu Beth.
— Non !
Art abat son poing sur le bureau.
— Non, Gen. Toutes ces choses ne sont que des coïncidences ou des malentendus. Tu les ajoutes les unes aux autres et tu en conclus que je suis coupable parce que, par-dessus tout, tu voudrais que Beth soit en vie. Tu l’as avoué après notre rendez-vous avec le Dr Tam. Tu ne veux pas d’un autre bébé parce que tu continues à vouloir Beth.
Je recule, le regard encore rivé sur son visage anxieux. Il fait un pas vers moi.
— Ce film qui est censé me montrer avec le bébé, où est-il ?
Il est dans ma poche, mais je ne vais pas le lui avouer. S’il s’en empare, c’est lui qui aura le contrôle de la situation et je veux pouvoir en vérifier l’authenticité moi-même.
— Je ne l’ai pas sur moi. Il est en lieu sûr.
— Je veux le voir. Quoi que tu en penses, c’est un montage.
Il hésite.
— Je vais retourner à ma réunion, mais je veux que tu restes ici. Ensuite, nous rentrerons à la maison et nous regarderons ce film ensemble. Et après, je t’emmènerai voir un psy.
— Quoi ?
— S’il te plaît, Gen. Il faut qu’on en finisse.
J’ai les tempes qui bourdonnent. Art essaie de me mettre en position de faiblesse. Je me rends compte, avec un déchirement terrible, que je n’ai plus confiance en lui.
— Très bien.
Je lui tourne le dos et m’approche de la fenêtre. Le soleil brille, soulignant une série de traces en bas de la vitre. La journée est claire et froide et d’ici, je vois jusqu’à la Tamise. Les contours sont nets, les bâtiments les plus hauts se détachent sur le ciel bleu.
Derrière moi, la porte se referme. Art est parti.
Il faut que je parle à la police. Le film a peut-être été truqué, il faut que j’en aie le cœur net. La police pourra vérifier les comptes de Loxley Benson… suivre la trace de l’argent qu’Art a versé à MDO et découvrir s’il a fini par aboutir dans les poches de Rodriguez.
Je sors. Évitant la salle de conférence, je traverse l’espace de travail. Les plus jeunes membres du personnel sont là – élégamment vêtus et savamment coiffés, penchés sur leurs ordinateurs. Je dois me retenir de courir en atteignant le couloir qui abrite les bureaux des membres du conseil d’administration. Tris me voit passer et me lance un bonjour. Je fais semblant de ne pas l’avoir entendu.
À l’accueil, Camilla est au téléphone. Je fourre la main dans ma poche, sens la clé. Mes doigts se referment autour et sa réalité physique me redonne courage. Je regarde par-dessus mon épaule. Camilla me suit des yeux, parlant toujours dans son écouteur. Je lève la main en guise d’au revoir et me force à sourire. Elle me fait signe en retour.
Le cœur battant, je presse le pas, dépasse les toilettes des femmes et les ascenseurs et dévale les marches quatre à quatre. Arrivée au rez-de-chaussée, je passe devant le gardien – nouveau signe rapide de la main – et me voilà dehors. Je m’arrête une seconde sur le trottoir, sens l’air froid et dur contre mon visage, puis jette un coup d’œil derrière moi. Apparemment, personne ne m’a suivie.
Lorcan est garé au coin de la rue. Je me hâte dans sa direction. Mon téléphone sonne. Art. Il s’est déjà aperçu de ma fuite. J’éteins mon portable et cours. Il n’y a pas de circulation, seulement quelques voitures en stationnement. Aucun passant. Le soleil brille toujours et pourtant je frissonne. J’enroule mon écharpe autour de mon cou tout en marchant. Je n’ai qu’une pensée en tête, retrouver Lorcan et aller droit au commissariat.
Je mets un pied sur la chaussée.
Un moteur rugit. Instinctivement, je me raidis et fais un bond en arrière. La voiture me frôle, si proche que je sens presque le métal. En un éclair, elle a disparu. Je reste immobile, choquée jusqu’à la moelle.
Je me rends compte que je retiens mon souffle. Au moment où j’ouvre la bouche, une main se referme sur mon bras et me force à me retourner. C’est un homme, le visage dissimulé par une capuche. J’essaie de crier mais aucun son ne sort de ma bouche. Avant que j’aie compris ce qui se passe, il me pousse brutalement contre le mur, agrippe mon cou, appuie sur ma trachée.
Je suffoque, j’ai le cœur qui cogne, les yeux rivés sur la bouche de l’inconnu, sur ses lèvres minces. C’est un géant. Il me domine de toute sa hauteur. Il se penche vers moi.
— Ça suffit maintenant, Geniver, siffle-t-il.
Sa main libre plonge dans une des poches de mon jean, puis l’autre. Ses doigts fouillent à l’intérieur, poussent contre la toile. Je tente en vain de me dégager. Sa poigne est comme un étau autour de ma gorge. Je ne peux pas respirer. Je voudrais lui donner des coups de pied, mais mes jambes refusent de m’obéir.
Les doigts de l’inconnu trouvent la clé. Mon pouls résonne dans mes oreilles, tout mon corps est pétrifié. Il retire sa main, se penche de nouveau vers moi, appuyant toujours sur ma gorge.
— Tu te souviens de ce qui est arrivé à Lucy O’Donnell ?
Sa voix est un murmure sourd, menaçant.
Je hoche la tête. Le plus imperceptible des mouvements.
— Bien… alors arrête de remuer ces vieilles histoires, sinon ça sera ton tour.
Voilà comment j’ai fait pour me venger du Grand Roux et de Dent cassée.
En route pour l’école, je me suis caché derrière le grand arbre. J’ai ôté mon sweat-shirt, j’ai frotté de la terre dessus, et après j’ai enfoncé ma chaussure dans la boue et j’ai piétiné le dos du sweat. C’était pas très net mais on voyait bien quand même que c’était une empreinte de chaussure, comme quand j’étais petit et qu’on faisait de la peinture avec nos doigts. J’ai remis le sweat-shirt et je suis entré. J’ai fait une grimace comme si je me retenais de pleurer et j’ai raconté à Mlle Evans que le Grand Roux et Dent cassée m’avaient poussé et qu’ils m’avaient marché sur le dos.
C’était bien. Le Grand Roux et Dent cassée ont eu de gros ennuis. Ç’a été bien surtout quand je suis rentré à la maison. Maman a dit que j’étais très intelligent et que c’était un bon début pour m’entraîner à lutter contre les Méchants, mais que je ne pouvais pas compter sur les maîtresses pour tout résoudre et qu’il fallait que je pense à des manières de me venger des gens pour qu’ils aient mal aussi, pas juste qu’ils soient disputés. Elle a dit que c’était seulement comme ça que c’était juste parce que, si une personne perd un œil, l’autre personne doit le perdre aussi. Je crois qu’elle a dit un œil. Enfin, elle m’a laissé manger des bonbons en plus. J’aimais bien ces bonbons pétillants, en forme de serpent, mais maintenant je pense que c’est des bonbons pour les bébés, mais j’en mangerais encore si j’en avais.
Maman disait de ne pas manger trop de bonbons parce que ça peut rendre malade. J’aimerais bien retourner là-bas et forcer le Grand Roux et Dent cassée à manger des bonbons jusqu’à ce qu’ils soient malades. Et puis après j’ai pensé que Dent cassée portait des lunettes et que j’aimerais bien les casser en mille morceaux et les mettre dans des bonbons pour qu’ils les mangent. Comme ça les petits bouts de verre leur couperaient la gorge et leur feraient vraiment mal. Ce serait vraiment bien parce qu’ils penseraient que c’était gentil et puis ils verraient que c’était pour les rendre malades, ha-ha-ha.