14

 

 

 

L’homme me repousse et s’enfuit, la clé à la main. Un instant, je reste paralysée sur place. Quand il tourne à droite, j’expulse enfin l’air qui était resté coincé dans mes poumons, dans une sorte de gémissement. Je me force à me ressaisir : Lorcan est à deux pas, il m’attend. Il faut que je le rejoigne. Je m’oblige à traverser la route. Mes jambes sont de plomb et je tremble comme une feuille en arrivant de l’autre côté. J’avance lentement, un pas prudent après l’autre. Au coin de la rue, Lorcan est adossé à son Audi. Il se précipite vers moi.

— Gen, que s’est-il passé ? Qu’a dit Art ?

J’ouvre la bouche, mais je ne peux pas parler.

— Gen ? répète-t-il d’un ton pressant. Ça va ?

Je secoue la tête.

— Monte.

Il met un bras autour de mes épaules et me guide vers le siège passager. Je remarque que mes mains tremblent toujours et les enfonce dans mes poches.

— Art a tout nié en bloc. Il voulait voir le film mais je suis partie et un type – une sorte de géant – m’a agressée en pleine rue.

Les doigts de Lorcan se raidissent sur le volant.

— Bon sang ! Ça va ?

Je continue, d’une voix assourdie par la peur.

— Ce n’était pas un hasard. Il savait qui j’étais. Il a pris la clé et il m’a menacée.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

Je lui raconte tout, le cerveau en ébullition, essayant d’assembler les pièces du puzzle.

— Gen, c’est grave, murmure Lorcan, les traits tendus. Rodriguez a dû envoyer cet homme, ce qui signifie qu’il sait ce que nous avons pris et qu’il nous surveille… ou alors…

Je reste silencieuse. Il veut dire : ou alors, c’est Art qui l’a envoyé. En aurait-il eu le temps ? Je ne peux pas répondre. Je suis à peine capable de réfléchir.

Lorcan démarre. Dans la rue, les silhouettes se succèdent à toute allure – effervescence floue derrière la vitre. Leurs vies continuent normalement, alors que je ne peux plus être sûre de rien ni de personne à propos de la mienne. Je jette un coup d’œil vers Lorcan. Mes doutes de l’autre jour resurgissent. Il s’est mis en quatre pour moi alors que je viens tout juste de le rencontrer. Ai-je été incroyablement naïve de lui faire confiance ?

J’ai la nausée. Je sens encore les doigts de l’homme serrés contre mon cou.

— Tout est vrai, dis-je d’une voix rauque. Quelqu’un a volé Beth. Et tué des gens pour se couvrir… l’anesthésiste… Lucy O’Donnell…

Lorcan ralentit à l’approche d’un feu rouge.

— Tu as vu son visage ? Le visage du type qui t’a attaquée ?

— Non.

Sur le trottoir d’à côté, un vieil homme avance péniblement à l’aide d’une canne. Une petite fille aux cheveux bruns et lisses sautille gaiement, tenant la main de sa mère. Je la fixe. Elle est trop jeune pour être Beth.

— Tout est arrivé trop vite, je sais seulement qu’il était grand. Grand et costaud.

Je frissonne au souvenir du colosse à capuche surgi de nulle part.

— Ça ne pourrait pas être le blond qu’on a vu chez Rodriguez ?

— Je ne crois pas.

Je ferme les yeux, essayant de me concentrer. Je revois l’homme près de la fenêtre, mais ça ne m’aide pas, je n’ai pas distingué clairement ses traits. J’ai eu l’impression qu’il était corpulent et – contrairement à mon attaquant – de taille moyenne. Néanmoins, de là d’où je me trouvais, il est impossible d’en être sûre.

— Je ne sais pas.

Il y a un long silence. J’essaie désespérément de mettre de l’ordre dans mes pensées. Soudain je me souviens de la décision que j’ai prise dans le bureau d’Art.

— Il faut que j’avertisse la police.

Lorcan se tait, puis me regarde.

— Tu crois que c’est une bonne idée, Gen ? Je sais que ce type t’a menacée, mais… qu’est-ce que tu dirais à la police ?

Mes soupçons grandissent. Pourquoi s’oppose-t-il à ce que je me tourne vers les seules personnes censées nous protéger ?

— Je leur dirai ce que je sais, que j’ai vu un film qui montre Art avec Beth… qu’elle n’est pas morte.

— Mais ce film ne prouve ni n’explique rien. Et d’ailleurs, tu ne l’as plus.

Il a raison. Je n’ai rien pour étayer mes dires. Je me sens abattue.

— Je pourrais peut-être les persuader d’ouvrir une enquête, sur la mort de Lucy O’Donnell.

— Comme tu voudras.

Je cherche sur le téléphone de Lorcan l’adresse du commissariat le plus proche et nous continuons à rouler. Au fur et à mesure que nous nous approchons de notre destination, l’angoisse s’empare de nouveau de moi.

Et si Art a vraiment fait tout cela… ? S’il a pris Beth. Soudoyé Rodriguez. Tué Lucy O’Donnell. Engagé quelqu’un pour me menacer.

Mon estomac se noue. C’est un raisonnement insupportable.

— Art ne savait pas que j’avais la clé avant que j’aille dans son bureau. Il n’a pas pu s’arranger si vite pour que ce type vienne me la prendre.

— À moins qu’on ne l’ait averti. De toute manière, on n’a pas de preuve, conclut Lorcan en se garant.

Je fixe le panneau bleu du commissariat.

— C’est justement là que je voulais en venir, ajoute-t-il. On n’a aucune preuve.

J’ouvre la portière.

— Tu veux que je vienne avec toi ?

Je le regarde droit dans les yeux.

— Non. Je m’en tirerai très bien toute seule.

 

L’inspecteur Gloria Manning a environ trente-cinq ans, un visage fatigué et des cheveux raides qui rebiquent mollement sur ses épaules.

— Donc, vous n’avez plus cette clé ? demande-t-elle doucement.

— Non, je vous l’ai dit. J’ai été agressée.

J’ai élevé la voix et je pose les mains sur la table devant moi. Je presse les paumes contre l’acier froid, j’essaie de retrouver mon calme. Dans l’atmosphère aseptisée de la salle d’interrogatoire, avec ses murs nus et son sol récuré, mon récit ressemble à celui d’une hystérique.

Manning jette un regard à mon sac, pendu au dossier de ma chaise.

— La clé était dans ma poche… l’homme savait où chercher…

— Bien, dit-elle lentement. Et vous pensez que le docteur qui était présent lors de l’accouchement de votre fille mort-née a peut-être chargé cet homme de la récupérer. Et qu’il a commandité la mort de la femme victime d’un accident de la route la semaine dernière, celle qui, d’après vous, est venue vous annoncer que votre bébé était encore vivant ?

J’acquiesce, épuisée tout à coup. Je vois dans les yeux compatissants de Manning qu’elle ne me croit pas. Lorcan avait raison – sans preuve, mon histoire fait penser à une sorte de mélodrame à l’intrigue ridicule, tirée par les cheveux.

Elle s’éclaircit la gorge.

— Mais jusqu’il y a une semaine, vous pensiez que votre bébé était mort-né ?

Je baisse les yeux sur la table.

— Oui.

Elle se laisse aller en arrière sur sa chaise. Le dossier émet un grincement assorti à l’expression de son visage.

— Écoutez, je sais que je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, mais c’est pour ça que je suis venue ici, pour que vous puissiez en chercher. Et trouver ma petite fille.

La policière m’observe avec attention.

— Vous m’avez tout dit ? Une chose m’étonne : si vous pensez que le Dr Rodriguez a vraiment menti concernant la mort de votre bébé, pourquoi vous aurait-il donné ce film qui montre qu’elle est en vie ?

Je me mords la lèvre.

— Il ne me l’a pas exactement donné.

— Que voulez-vous dire ?

— Nous… je me suis introduite chez lui et je l’ai pris.

— Madame. Loxley…, soupire-t-elle.

— J’ai trouvé une coupure de journal aussi.

Elle est toujours dans mon sac. Je m’empresse de l’en sortir et la lui tends.

— C’est l’anesthésiste qui m’a endormie pour ma césarienne.

Elle prend l’article et le tient avec précaution entre deux doigts.

— « Tué par un chauffard en fuite. » Et alors ?

— Eh bien, vous ne trouvez pas ça suspect ?

— Vous êtes en train de dire que la mort de cet homme a été simulée aussi ?

— Non !

La frustration grandit en moi.

— Non, je dis que Rodriguez l’a peut-être fait disparaître parce qu’il menaçait de révéler que mon bébé était vivant. Sinon, pourquoi aurait-il conservé cette coupure ?

— Parce qu’ils étaient collègues ? Parce qu’ils travaillaient ensemble ?

Un long silence.

— Je suis navrée pour votre petite fille, madame Loxley, dit-elle en se penchant en avant pour me tapoter le bras. J’ai fait une fausse couche aussi. À dix semaines. C’est difficile à accepter.

Je secoue la tête, trop furieuse pour parler. Comment cette femme ose-t-elle comparer sa propre expérience à la perte de Beth ? Comment ose-t-elle laisser entendre que mon chagrin a fait de moi une déséquilibrée ?

Il est évident qu’elle voit dans mon silence une sorte d’acquiescement. Elle me tapote le bras de nouveau et quitte la pièce.

Dix longues minutes plus tard, elle est de retour.

— On n’a signalé aucune entrée par effraction chez le Dr Rodriguez à Mendelbury.

Elle a parlé d’un ton ferme, définitif.

Je digère l’information. Rodriguez n’a pas porté plainte. Bien sûr que non. Pourquoi voudrait-il attirer l’attention sur la clé dérobée ? Surtout maintenant qu’il a réussi à la récupérer.

— Nous ferons circuler la description de votre agresseur et j’ai ici le numéro d’une unité de soutien aux victimes.

Elle marque une pause.

— Comme je vous le disais, madame Loxley, je suis vraiment désolée. Voulez-vous que j’appelle quelqu’un qui pourrait vous raccompagner chez vous ?

La réalité m’assomme brusquement : la police ne me croit pas.

— Non, merci, dis-je, hébétée par le choc. Un ami m’attend dehors.

Je me lève, j’ai toujours les mains qui tremblent. Si la police ne me croit pas, je n’ai nulle part où me réfugier.

Nulle part je ne serai à l’abri.

Je me dirige vers la porte, la vision brouillée par les larmes. Je parviens tant bien que mal à retraverser la salle d’attente et à descendre les marches pour regagner le trottoir et monter dans la voiture de Lorcan.

— Gen ?

— Ils ne m’ont pas crue.

— Oh ! Gen.

Sa voix est pleine de compassion. Il met la main sur mon épaule et je m’appuie contre lui, évacuant avec mes larmes toute la tension de ces derniers jours. Blottie contre la poitrine de Lorcan, au creux de ses bras, je suis soudain assaillie par un souvenir surgi du néant.

Je sors en courant de l’école primaire, avec à la main un portrait de mon père que j’ai peint pour lui. Et il est là, mon père. Une des rares fois où il est venu me chercher à l’école, et il est là, il me cherche des yeux. Bouleversée par cette coïncidence inattendue, stupéfiante, je me rue vers lui. Il me voit aussi, il sourit, il ouvre les bras et j’ai l’impression de voler pour l’atteindre plus vite, plus vite ; et puis quelque chose me fait trébucher et le terrain de jeux se précipite vers moi et je m’effondre sur le goudron et j’ai mal au genou et puis des bras puissants me soulèvent, mon père me tient et il dit : « Hé, Queenie, ne pleure pas », son haleine est sucrée et réconfortante et je me cramponne à lui comme si l’univers disparaissait autour de nous. Quand il me repose par terre, je sanglote toujours, mais par petits hoquets saccadés à présent et il me prend par la main pour partir et je me souviens du dessin et je regarde derrière moi et je le vois dans une flaque d’eau, maculé de boue, piétiné par d’autres enfants. Personne ne l’a remarqué et je le fixe par-dessus mon épaule, les larmes montent de nouveau tandis que mon père continue à avancer, il parle à une des mères et il me tire derrière lui et je veux qu’il s’arrête pour qu’on puisse aller chercher le dessin mais il continue d’avancer en me tenant par la main. « Allons, allons, Geniver », et je regarde le dessin et mon genou me pique mais j’arrête de pleurer parce que ça ne sert à rien et, à cet instant, je découvre le désespoir qui est le pendant de l’amour.

Je relève la tête. Mon visage est strié de larmes, mon maquillage a coulé et je dois avoir le nez tout rouge. Lorcan ne dit rien, mais la tendresse se lit dans ses yeux quand je me dégage de son étreinte.

Il démarre.

— Où veux-tu aller maintenant ?

— Je ne sais pas.

Ce que je voudrais, au fond, c’est me réfugier dans un endroit calme où je n’aurais à rendre de comptes à personne ni même à penser au fait qu’Art m’a menti ou que Beth est peut-être en vie. Les mots demeurent prisonniers dans ma tête. Trop difficiles à exprimer.

Il me presse l’épaule doucement.

— Tu es la bienvenue chez moi si tu veux.

Je réfléchis. Lorcan a été fantastique, mais m’installer chez lui me semble trop intime. Je passe mentalement en revue mes options. Hen est le choix évident – la personne vers qui je me tourne toujours – et pourtant je ne veux pas me confier à elle. Pas après toutes ses conversations avec Art, et sachant qu’elle me juge déjà passablement instable. D’un autre côté, peu importe où je vais, finalement. Je veux seulement ne pas être à la maison.

— Je vais aller chez Hen. Tu peux m’emmener là-bas ?

— Bien sûr.

J’appelle Hen pour vérifier qu’elle est d’accord, ignorant les cinq appels d’Art qui s’affichent sur l’écran dès que j’allume mon téléphone.

— Je ne te gênerai pas. Je veux seulement me détendre un peu.

— Tu ne me gêneras jamais, Gen.

Hen parle avec sa chaleur habituelle, mais l’inquiétude perce dans sa voix. Je suis sûre qu’Art l’a déjà mise au courant de mon dernier coup d’éclat.

— Nous pourrons parler quand Nat sera couché.

— D’accord.

Si seulement je pouvais la convaincre que je ne suis pas la victime de mon imagination – que l’agression que j’ai subie est, tout comme le film de la caméra de surveillance, la preuve d’un crime terrible. Dès la conversation terminée, je mets mon téléphone en mode silencieux. En route, je rapporte à Lorcan les paroles de l’inspecteur Manning. Ma colère et mon découragement se sont atténués à présent. Je suis même étrangement calme. Au moins, je sais à quoi m’en tenir. Je suis toute seule… entièrement responsable de ce qui va arriver dorénavant.

Quand j’arrive chez Hen, la maison est sens dessus dessous. On dirait qu’elle a installé une crèche dans son salon, bien qu’en fait le vacarme ne soit dû qu’à deux enfants : Nat et son copain Josh, qui ont créé un campement avec des couvertures en guise de tentes. C’étaient deux pièces autrefois et on a abattu le mur de séparation mais conservé les cheminées. Hen y a installé de grands canapés modernes, dissimulés par les couvertures avec lesquelles jouent les enfants. Je ne me suis pas encore habituée à la voir vivre dans une demeure aussi luxueuse.

Je jette un coup d’œil aux étagères où les romans de Hen, qui a étudié la littérature anglaise, côtoient la vaste collection de revues sur les voitures anciennes que possède Rob. Ils n’ont emménagé ici qu’il y a un an et la maison se fait encore à eux, leurs affaires ne sont pas encore complètement mélangées. À moins que celles de Hen ne me sautent aux yeux parce que je la connais depuis si longtemps.

À cet instant précis, elle a les joues toutes rouges et l’air un peu dépassé. Je la suis dans la cuisine, où elle passe cinq minutes à se plaindre des manières de Josh, sort deux briquettes de jus de fruits bio de son frigo et oublie de me préparer le thé dont elle m’a parlé à la porte.

Enfin, elle se calme et met la bouilloire en marche. Hen rêvait d’une cuisine comme celle où nous sommes, avec son plan de travail en granit moucheté et ses placards vert pâle. La lumière déclinante de la rue fait ressortir le bleu outremer de la crédence en mosaïque, et projette des ombres sur les dernières œuvres de Nat, punaisées aux murs.

Quand je ferme les yeux, je sens encore les mains de mon agresseur autour de mon cou. Et pourtant, dans la cuisine chaleureuse d’Hen, c’est comme si l’agression s’était produite il y a des années.

— Désolée pour le chantier, Gen, dit-elle avec un soupir, en se laissant tomber sur une chaise en face de moi.

Des rires aigus nous parviennent du salon. Elle se penche en avant, le front barré par un pli.

— Je suis vraiment gênée, avoue-t-elle. Art n’arrête pas de m’appeler. Il a téléphoné juste avant toi, tout à l’heure.

Elle s’interrompt, remarquant l’irritation qui a dû traverser mon visage.

— Gen, s’il te plaît, ne va pas croire qu’on parle dans ton dos. S’il m’appelle, c’est uniquement parce qu’il t’aime et qu’il s’inquiète pour toi. Il dit que tu es convaincue à présent qu’il a pris Beth juste après sa naissance. C’est vrai, Gen ? Tu le crois réellement capable d’avoir fait ça ?

Je ne sais pas. Je la regarde dans les yeux et mon irritation s’envole. Hen est ma plus vieille amie. Évidemment qu’Art s’est tourné vers elle. Et si je ne peux pas faire confiance à Hen, à qui alors ?

J’ouvre la bouche pour lui parler du film et du type qui m’a attaquée devant les locaux d’Art, mais Nat apparaît sur le seuil, venu chercher sa boisson et celle de Josh. Hen me lance un regard d’excuse. Resté à la porte, Nat me considère de son air détaché. C’est une version miniature de Hen, au sens où il a le même teint pâle, la même crinière de cheveux frisés et indomptables autour de son visage en forme de cœur. Je ne peux toujours pas le voir sans me souvenir des ténèbres qui entourent l’époque de sa naissance. Et pourtant, plus il grandit, plus j’apprends à l’aimer. Il semble avoir hérité des qualités de Hen – l’ouverture, le charme et l’affection – avec la gentillesse et un tempérament facile à vivre en plus.

Elle lui tend les briquettes de jus de fruits et il s’éloigne en trottinant. Si Beth ne m’avait pas été enlevée, ce serait peut-être elle qui jouerait maintenant avec Nat dans le salon. Je me demande ce que Hen aurait pensé de ma fille… si Beth m’avait ressemblé comme Nat ressemble à Hen…

Hen se cale dans sa chaise.

— Vas-y.

— J’ai trouvé un film, dis-je lentement. Un film qui montre Art avec notre bébé.

Hen fronce les sourcils.

— Comment est-ce possible ?

Je lui explique qu’il s’agit d’un film qui a été enregistré par une des caméras de surveillance de Fair Angel.

— Art prétend qu’il a été truqué, mais…

— C’est forcément le cas, coupe Hen. C’est la seule explication possible.

— Non, le film montre l’infirmière qui était présente à la naissance – Mary Duncan –, elle tend Beth à Art. Il…

— Tu ne te souvenais pas de son visage, m’interrompt-elle de nouveau. Quand sa sœur est venue, tu n’étais pas sûre de l’avoir reconnue sur la photo qu’elle t’a montrée.

— Je sais. Mais en voyant le film, j’ai eu un déclic. Et après j’ai été agressée par un homme. Il a dit que je finirais comme Lucy O’Donnell si je n’arrêtais pas de poser des questions sur Beth.

Je guette sa réaction, espérant que, la stupeur passée, elle va enfin admettre qu’elle me croit – qu’on m’a volé Beth. Mais ses traits n’expriment que la peur – et la pitié.

— Oh ! Gen.

Elle se penche par-dessus la table et me prend la main.

— Gen, je suis tellement désolée. Où est ce film à présent ?

— Mon agresseur me l’a pris.

N’a-t-elle pas entendu ce que je lui disais ?

Son visage se froisse.

— Oh, Gen…

La lumière se fait subitement en moi. Je n’arrive pas à y croire. Je me lève, dégage ma main.

— Tu penses que j’ai inventé tout ça ?

Ma voix s’étrangle.

Comment peut-elle me croire parano à ce point ?

Elle ne cherche pas à nier. Elle se lève aussi, joint les mains d’un geste suppliant.

— Je t’en prie, Gen, ne sois pas fâchée. Je ne crois pas que tu fasses ça délibérément. Seulement, tu es fragile depuis longtemps et la visite de cette femme t’a fait basculer. Ce n’est pas ta faute, ça pourrait arriver à n’importe qui. Art et moi…

— Art et toi !

Ma voix est sèche, dure. Hen s’arrête net.

— Pas comme ça.

Elle écarquille les yeux, atterrée.

— C’est seulement parce qu’on t’aime, Gen.

— Bien sûr.

Un moment, je faiblis, aspirée par la possibilité qu’Art et Hen aient raison et que je sois, en fait, folle, que j’aie tout imaginé, depuis le film jusqu’à l’agression en passant par ces menaces qui résonnent encore à mes oreilles.

Arrête de remuer ces vieilles histoires, sinon ça sera ton tour.

Puis je me souviens que je ne suis pas la seule à avoir visionné le film.

— Lorcan Byrne lui aussi a vu ce film. Son fils a ouvert le dossier pour nous. Il a vu Art emmener Beth.

Hen secoue tristement la tête.

— Comment sais-tu que ce n’est pas Lorcan qui a truqué le film ?

Sa suggestion me transperce. Je suis brusquement ramenée à une soirée, l’année où j’ai rencontré Art, où nous avions joué à « Action ou vérité » avec tout un groupe. J’ai fait tourner la bouteille et l’ai pointée vers Art.

— Action ou vérité ?

— Vérité.

Il m’a regardée dans les yeux sans la moindre inquiétude, et des questions me sont venues à l’esprit, mais je les ai rejetées les unes après les autres parce qu’elles étaient trop cucul ou trop niaises.

— Je peux te faire confiance ?

Les mots avaient jailli d’eux-mêmes. L’atmosphère s’était tendue d’un seul coup, tout le monde s’était tourné vers Art. Nous n’étions ensemble que depuis quelques mois et, malgré moi, j’avais révélé mes sentiments plus que je n’en avais eu l’intention.

Art était si intensément concentré sur moi que tout ce qui nous entourait s’est évanoui.

— Je te le jure.

Une seconde, nous nous étions fixés et, à cet instant, je lui avais donné mon cœur, sachant qu’il me demanderait un jour de l’épouser et que je dirais oui.

Hen m’effleure le bras.

— Gen ?

Je reviens au présent. Je suis debout dans sa cuisine design et elle pense que Lorcan Byrne a truqué les images de la caméra qui montre Art à la clinique avec Beth dans ses bras.

— Il ne saurait pas s’y prendre.

— Il doit connaître des gens qui savent.

Cal a réussi à décoder le dossier. Je suppose qu’il aurait été capable de faire un montage.

— Ou peut-être que Lorcan affirme être d’accord avec toi pour te faire plaisir, reprend-elle doucement. Pour que tu te fies davantage à lui.

Une bouffée de nausée m’envahit.

— Pourquoi prendrait-il la peine de faire ça ?

Mais je sais déjà ce qu’elle va répondre.

— Gen, soupire-t-elle, tu connais sa réputation.

Je refuse d’en entendre davantage. Je me sens malade. Ma tête est un champ de bataille où s’affrontent des émotions et des pensées contradictoires. Je suis venue ici pour ne plus avoir à réfléchir, et Hen ne fait qu’aggraver la situation. J’ai envie de tourner les talons et de repartir, mais l’idée qu’elle pense que je souffre de troubles mentaux m’est insupportable.

— Il n’y a pas que le film et l’agression, dis-je, les mains sur les hanches. Et l’argent dont je t’ai parlé ? Les cinquante mille livres qu’Art a dépensées juste après la disparition de Beth ?

— Allons, Gen, gémit Hen. C’était pour Manage Debt Online. Ça n’a rien à voir avec Beth.

— Manage Debt Online ?

Mon cœur s’est figé dans ma poitrine.

— Comment sais-tu à qui il a versé cet argent ?

— C’est toi qui me l’as dit.

— Je t’ai dit MDO !

J’ai élevé la voix, prise d’une nouvelle sorte d’angoisse. Comment Hen sait-elle ça ? Elle a parlé avec l’assurance de quelqu’un qui énonce un fait. Un fait qu’elle n’a pas appris par moi.

— Je t’ai dit les initiales parce que c’est tout ce qu’il y avait d’écrit sur le relevé bancaire.

Elle me regarde comme si j’étais folle.

— Mais MDO veut bien dire Manage Debt Online, non ?

— Je n’en sais rien… Hen, que sais-tu de tout cela ?

Le soleil a presque disparu derrière la fenêtre de la cuisine. Une ombre légère tombe sur le visage d’Hen. Elle traverse la pièce et allume la lampe sur le vaisselier. Je baisse les yeux sur mon thé, froid, maintenant, sur la table.

— Rien. J’ai seulement supposé que MDO faisait référence à cette société de crédit.

— Mais Art m’a dit qu’il ne s’en souvenait pas… que MDO était seulement une transaction commerciale… un paiement à un client.

— Eh bien, dans ce cas, c’est sûrement ça. Les clients ont des dettes… MDO ne fait que gérer des transactions sur Internet… peut-être que ce client a demandé à Art de régler la dette par le biais d’un des comptes de Loxley Benson…

— Comment connais-tu ce… cette société ?

Hen rougit.

— J’en ai entendu parler, dit-elle, évasive. Quand j’avais des soucis d’argent, tu te rappelles ?

— Oui, bien sûr. Mais quand même…

— Bon sang, Gen, peut-être que je me trompe. Peut-être que MDO veut dire autre chose. Mais je suis certaine que ça ne veut pas dire qu’Art a payé quelqu’un pour mentir au sujet de Beth. Ça n’aurait aucun sens.

Je commence à douter moi-même, jusqu’au moment où je me souviens de l’haleine chaude de l’agresseur dans mon oreille. Il m’a menacée. Lucy O’Donnell a été assassinée. J’ai vu le film qui montrait Art avec mon bébé.

Je ronge la peau autour de l’ongle de mon majeur.

— Gen, s’il te plaît ? insiste Hen d’une voix tremblante.

Comment est-elle au courant pour MDO ? Elle n’a pas suggéré que MDO était une société de crédit, elle en est sûre. Comment est-ce possible, à moins qu’elle ait parlé de tout ça à Art à mon insu ?

Je ne peux plus lui faire confiance. Cette certitude est comme un poids mort dans ma poitrine.

— Ça va, dis-je, plus pour moi que pour elle.

Mais rien ne va. Je vis un cauchemar.

Hen paraît rassurée. Quelqu’un sonne à la porte.

— C’est sans doute la mère de Josh qui vient le chercher.

Elle hésite.

— Tu es sûre que ça va ?

Je me force à sourire.

— Bien sûr. Vas-y.

Hen disparaît. Je sors mon téléphone. Il y a de nouveaux appels et messages d’Art. Je les ignore et cherche sur Google Manage Debt Online. La société ne semble plus exister, du moins pas sous ce nom, mais un article de journal condamne ses pratiques, évoquant des pratiques « usuraires ». Art était-il endetté il y a huit ans ? Est-ce la raison pour laquelle il refuse d’en parler ? Cela expliquerait que le document se soit trouvé dans un dossier intitulé « Personnel ».

J’enfouis ma tête dans mes mains et ferme les yeux. Hen bavarde à la porte. Elle s’excuse de ne pas inviter la mère de Josh à entrer. Josh bougonne qu’il ne veut pas partir.

Peut-être a-t-elle raison… peut-être est-ce une coïncidence qu’Art ait versé de l’argent à MDO juste après la mort de Beth.

Mon téléphone, toujours sur silencieux, s’allume. C’est un texto de Lorcan.

Je veux juste savoir si ça va.

J’hésite. Dans le couloir, Josh continue à faire des histoires pour s’en aller. Les deux enfants et leurs mères parlent. Fort.

J’appelle Lorcan.

— Salut.

— Ça va ?

Le son de sa voix m’apaise aussitôt. Je sais que je m’accroche à lui parce que je suis vulnérable, mais, en ce moment, je me sens plus en sécurité avec lui qu’avec Art – et plus en confiance qu’avec Hen.

— Ça te dirait d’aller dîner ?

Je parle à voix basse, mourant soudain d’envie de m’éloigner de cette maison, du confort domestique et de la commisération de mon amie.

— Nous ne parlerons pas de Beth, promis. Ce sera juste un dîner.

— Bien sûr.

Si Lorcan est surpris par mon revirement, il n’en laisse rien paraître. Il dit qu’il vient me chercher.

— J’attendrai au bout de la rue.

Je coupe la communication.

Dans l’entrée, la porte se referme. Hen essaie de persuader Nat de monter à la salle de bains.

— Oui, je sais, mais tu as les mains sales.

Je devrais l’avertir que je m’en vais, mais mon instinct me souffle qu’elle me cache quelque chose. Ce qui veut dire qu’elle est mêlée à tout ça d’une manière ou d’une autre.

Deux séries de pas dans l’escalier indiquent qu’Hen a obtenu gain de cause. J’attrape un stylo et griffonne un message au dos d’une enveloppe qui traîne à côté du grille-pain.

Il faut que j’y aille. Excuse-moi de ne pas avoir dit au revoir. Bises, Gen.

Puis je m’esquive. Je descends la rue au pas de course, le cœur battant à tout rompre. Comment ma vie en est-elle arrivée là ? Je songe que si je n’étais pas folle avant, je suis certainement en train de le devenir.

Peut-être est-ce justement ce qu’ils veulent tous.

À l’intersection, je tourne, pour que Hen ne puisse pas me voir de chez elle. Je suis sûre qu’elle va me téléphoner. Art aussi. J’éteins mon appareil et le plonge tout au fond de mon sac. Adossée à un lampadaire, j’attends Lorcan, une seule pensée en tête : Je n’abandonnerai pas avant de savoir la vérité. Si difficile que cela soit et quoi que cela me coûte, quoi que je doive apprendre, j’irai jusqu’au bout. Il ne s’agit plus du passé, mais de l’avenir… il s’agit de retrouver la trace de ma fille. De découvrir l’endroit où Beth vit à présent… de cesser de chercher des preuves qu’elle n’est pas morte et de la trouver, elle, tout simplement.

Je me sens mieux. Cela constitue un objectif, assurément. Je peux partir de là, examiner les naissances enregistrées à l’état civil dans la région d’Oxford. Si elle a été adoptée par une autre famille, il doit y avoir des papiers… une histoire inventée… je peux vérifier la presse locale et Internet, chercher des récits au sujet de bébés nés dans des circonstances suspectes. Ce n’est pas grand-chose mais c’est un début. Un point de départ.

Quelques minutes plus tard, Lorcan arrive. C’est un soulagement de s’asseoir dans son Audi confortable et de voir son visage souriant.

— Ça va ? demande-t-il.

Je fais la moue.

— Non. Mais je n’ai pas envie d’en parler maintenant.

Et nous n’en parlons pas. Je pose des questions à Lorcan sur son travail d’acteur à Cork pendant que nous roulons vers Finchley, dans le nord, en direction du restaurant qu’il a suggéré. Il avoue que le rôle est assez limité, qu’il se sent prisonnier du succès de la série.

Nous descendons de voiture. Le vent s’est levé et je m’appuie sur le bras de Lorcan. J’ai une fois de plus l’impression que sa présence rend tout possible. Je retrouverai Beth. Nous prenons place à une table près de la fenêtre et je me rends soudain compte que j’ai à peine mangé de toute la journée. Je commande un steak.

— Parle-moi de ton père, dit Lorcan en nous versant un verre de vin.

— Il était alcoolique. Il buvait de la vodka surtout. Mais c’était un alcoolique heureux, qui se débrouillait pour ne rien laisser paraître. Du moins, devant moi.

Je me tais, songeuse. L’arrivée de mon père transformait mon univers monotone, noir et blanc, de journées d’école et de réunions de scouts en un monde en Technicolor, éclatant, débordant d’opportunités.

— Un soir, à l’improviste, il m’a emmenée à Stonehenge. Il a dit que ce serait une « aventure ». C’est comme ça qu’il était avec moi. On s’amusait tout le temps.

— Et pourtant, il s’est tué ?

— Non.

J’éprouve une révulsion viscérale à cette idée.

— Il ne s’est pas tué. Il a trop bu, voilà tout.

Lorcan hausse les sourcils et je suis ramenée en arrière, à mon premier jour à l’université. Ma mère m’avait déposée et nous nous étions disputées, comme d’habitude. Après son départ, j’étais restée dans ma minuscule chambre d’étudiante, à regarder par la fenêtre les autres pères monter les valises et les cartons de leurs filles dans leurs chambres et les étreindre pour leur dire au revoir. Pendant un moment terrifiant, j’avais été saisie par la pensée qu’en choisissant de boire au point d’en mourir, mon père nous avait privés de toutes ces expériences ordinaires. M’en avait privée. Qu’il n’était pas la star excitante, importante que je l’avais si longtemps cru être, mais un être faible, malheureux et malade.

Je repousse ce souvenir pénible, exactement comme je l’ai fait quand j’avais dix-huit ans.

— J’ai passé des moments géniaux avec lui. Quand il était là, on jouait à des jeux fantastiques. Imaginaires. Il inventait des chansons pour moi sur sa guitare.

Je ferme les yeux, le revois gratter les cordes, ses mèches brunes retombant sur son front : « C’est ta chanson, Queenie. Rien que la tienne. »

— Ma mère à moi me racontait des histoires, dit Lorcan doucement. Ma préférée, c’était « Les enfants de Lir ». Tu la connais ?

Je secoue la tête.

— C’est un conte irlandais au sujet d’un roi, explique-t-il en souriant. Le roi a quatre enfants et leur belle-mère les transforme en cygnes pour qu’ils ne puissent pas parler à leur père. Ils sont séparés pendant des centaines d’années.

Je regarde la rue animée au-dehors.

— Pourquoi les contes de fées sont-ils toujours pleins de méchantes belles-mères ?

Beth est-elle quelque part avec une autre mère en ce moment ? Cette pensée explose dans ma tête. Je ne peux pas concevoir que mon enfant ne me connaisse pas.

— Nous la retrouverons, Gen, affirme Lorcan doucement.

Je m’efforce de maîtriser mon émotion, de la garder en moi. C’est trop dur. Trop douloureux.

— Viens.

En sortant du restaurant, Lorcan me demande où je voudrais aller.

Je suggère de rentrer boire un café chez lui. Je n’ai pas du tout l’intention d’y passer la nuit, mais je n’ai pas la force d’affronter Art maintenant – et je n’ai guère envie de voir Hen non plus.

Nous ne mettons pas longtemps à regagner Hampstead. Lorcan doit se garer tout au bout de la rue où se trouve son appartement. Alors que nous revenons sur nos pas, je crois voir du coin de l’œil une silhouette se faufiler dans l’ombre. Je me retourne, regarde par-dessus mon épaule, mais il n’y a personne. Mes yeux s’arrêtent sur l’arbre en face. Quelqu’un se dissimule-t-il derrière ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien.

Je me secoue. Mais je ne suis pas du tout sûre qu’il n’y ait rien.

Lorcan me prend la main.

— Ce n’est pas d’un café dont tu as besoin, dit-il avec un petit rire. Peut-être d’un comprimé de Valium.

J’éclate de rire.

— Avec plaisir.

Mon malaise persiste néanmoins. J’ai vraiment l’impression qu’on nous observe. Je me retourne une fois de plus. Cette fois, je le vois distinctement : un manteau foncé boutonné jusqu’en haut… des cheveux blonds… un visage pâle, carré. Je m’immobilise, figée par la peur.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Il est là. L’homme qu’on a vu chez Rodriguez.

— Le blond ? Ici ?

— Oui. Il nous suit.