16

 

 

 

Debout au pied de l’escalier, bouche bée, la main encore cramponnée à mon sac, je dévisage la sœur d’Art.

— Morgan ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

Elle me toise. Comme d’habitude, elle est d’une élégance impeccable, vêtue d’une jupe gris clair et d’un chemisier cintré, chaussée des petits talons qu’elle affectionne. Son rouge à lèvres rose tendre est assorti à ses ongles et au collier en corail qu’elle porte autour du cou. Mais il n’y a rien de tendre dans son expression.

— Qu’est-ce qui te prend, Geniver, enfin ? Mon frère est en train de devenir fou.

La colère monte en moi. De quel droit ose-t-elle me juger ?

— Tu ne sais pas de quoi tu parles.

Morgan descend délicatement les marches et me frôle en passant. Je me tourne vers elle. L’entrée, comme toujours, est encombrée de manteaux et de sacs, et une pile de magazines vacille dans le coin. Nous nous affrontons du regard.

— Il faut que ça cesse, dit-elle en tapant légèrement du pied.

Il y a une goutte de salive sur son rouge, au coin de sa bouche. Je tire un plaisir pervers de cette faille dans son armure.

— J’ai parlé à Art hier soir. Il m’a expliqué de quoi tu l’accusais. Il est complètement effondré. J’ai tout lâché et je me suis précipitée ici.

Elle sait toutes les choses intimes que j’ai dites à Art et elle a passé la nuit ici. Chez moi. Je laisse tomber mon sac par terre.

— Ça ne te regarde en rien. Tu ne sais pas tout.

Morgan arque théâtralement ses fins sourcils.

— Tu veux parler de ton bébé ? Bien sûr que si. Art et toi avez perdu une fille. Nous avons tous été très tristes pour vous deux. Art s’est ressaisi et est allé de l’avant. Brillamment. Toi, tu as sombré dans la déprime au point de devenir un boulet pour lui.

— Tais-toi !

Je serre les poings, furieuse.

— Et maintenant ce… cette hystérie absurde…

— Comment oses-tu me parler ainsi ?

J’ai beau protester, je sens la honte m’envahir. Morgan a raison, bien que je ne veuille pas y faire face. Je me suis laissé entraîner par le fond… ma vie est au point mort, alors que celle d’Art déborde d’opportunités.

Il faut que je m’en aille. Je prends mon sac et essaie de passer, mais Morgan me retient par le bras.

— Écoute, je sais que je suis dure, mais je ne peux pas supporter de voir ce que tu lui fais subir.

Je me dégage d’un geste brusque.

— Et ce qu’Art m’a fait subir ?

— Est-ce que tu t’imagines qu’il a une liaison ?

Je la dévisage, songeant à la chambre d’hôtel où Art se trouvait lundi dernier. Que sait-elle au juste ?

— Non, dis-je, espérant paraître plus sûre de moi que je ne le suis.

— Bon, parce qu’il ne te serait jamais infidèle.

— Je t’en prie, Morgan. Tu ne sais pas de quoi il est capable.

— Si, rétorque-t-elle d’un ton mauvais. Je suis sa sœur. Je le connais mieux que tu ne le penses, Geniver. Peut-être même mieux que toi. Tu ne vois pas qu’il t’aime ? Il a tout sacrifié pour toi.

Je la foudroie du regard.

— Quoi ? Sacrifié quoi ?

— Les enfants, pour commencer.

La bouche de Morgan tremble légèrement.

— Tu refuses de suivre ce nouveau traitement in vitro. Tu le fais souffrir parce que tu n’as pas le courage d’aller de l’avant.

Une fois de plus, la honte m’envahit. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Je la déteste. Je la déteste de tout mon cœur.

Elle baisse les yeux sur mon sac.

— Où vas-tu ?

— Sors de chez moi !

— Art m’a invitée à rester.

Morgan rejette ses cheveux bruns derrière son épaule. Un geste de défi.

— Il t’a aussi invitée à fouiner dans son bureau ?

— Il vient de me téléphoner pour me demander de lui apporter un dossier, réplique-t-elle d’un ton sec. Il ne te demande jamais de l’aider comme ça, Geniver ? Après tout, tu passes tes journées à la maison.

Un rictus s’ébauche sur ses lèvres.

— Non, je suppose que non. Pas assez fiable.

Ma colère est telle que j’en reste sans voix. En mon for intérieur, je sais que c’est en partie parce que Morgan a touché un point sensible. Mais elle n’a pas le droit de me dire ces choses-là.

Elle renifle. Jette un nouveau coup d’œil à mon sac.

— Où as-tu passé la nuit ? C’est peut-être toi qui as une liaison…

— Quoi ? Bon sang, Morgan…

— Tu étais avec Lorcan Byrne, n’est-ce pas ?

Je me fige.

— Il ne s’est rien passé.

Les mots ont jailli de mes lèvres avant que je me rende compte à quel point ils me font paraître coupable.

— Entre Lorcan et toi ? Vraiment ? ironise-t-elle en arquant un sourcil. Je l’ai déjà rencontré. Je sais comment il fonctionne.

Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?

— Comment sais-tu que j’ai vu Lorcan ?

— Art me l’a dit. Hen est au courant aussi. Elle a appelé Art quand tu t’es sauvée de chez elle hier soir. Il était évident que tu étais partie le rejoindre. La pauvre Hen pleurait comme une Madeleine au téléphone.

Morgan secoue la tête.

— Tu l’as mise dans une situation très délicate, Geniver. C’est égoïste de ta part.

— Quoi ?

— Oh ! Allons. Art et Hen connaissent la réputation de Lorcan aussi bien que moi.

— Tu veux parler de la raison pour laquelle il a été renvoyé ? C’était il y a une éternité. Lorcan m’aide, c’est tout.

Elle me lance un regard méprisant.

— Je parie qu’il t’attend dans sa voiture.

Je ne dis rien. La peur tourbillonne dans ma tête. Et la gêne aussi. C’est humiliant de penser qu’Art a parlé de moi et de Lorcan à Hen et Morgan.

— J’ai vu comment il s’est comporté avec toi à la soirée d’anniversaire. Toujours le même vieux Lorcan. On aurait dit un loup qui avait choisi l’agneau qu’il allait dévorer.

Elle marque une pause, écarquille les yeux.

— Mon Dieu, c’est lui qui t’a mis en tête toutes ces idées ridicules au sujet d’Art ?

— Non. Et elles ne sont pas ridicules.

— C’est lui, insiste-t-elle. Et je parie qu’il a nié avoir couché avec la femme de son client au début de Loxley Benson aussi.

— Nous n’en avons pas parlé, Morgan. Comme je disais, c’était il y a très longtemps.

Je me force à me taire. Je devrais partir, voilà tout, et pourtant la comparaison de Lorcan à un loup me tourne dans la tête.

Morgan a flairé mon incertitude.

— Écoute, ça me gêne vraiment de te le dire, mais je veux que tu saches la vérité.

Elle s’approche davantage et je respire une bouffée de son parfum. Une odeur végétale, sombre et dense.

— Il n’y a pas que la femme du client. Quand Lorcan est venu aux États-Unis avec Art, il a essayé toutes les drogues possibles et imaginables. Et il a persuadé Art d’en essayer pas mal aussi.

— Et alors ? Lorcan et Art m’ont déjà raconté ça. Ils avaient une vingtaine d’années. C’est de l’histoire ancienne.

— Et il a couché avec au moins vingt femmes pendant ce voyage, reprend Morgan avec une moue. La plupart étaient plus âgées et riches. Il s’est servi d’elles, Geniver. Et pas seulement en vacances. Je sais qu’il y a eu au moins trois cas similaires ici. À une certaine époque, il jonglait souvent avec deux femmes à leur insu. Art me l’a dit.

Elle se tait un instant.

— Tu savais qu’il a quelqu’un en Irlande en ce moment ?

Sa pudibonderie est presque drôle. Et pourtant, si je suis honnête avec moi-même, je dois admettre que je n’ai pas envie d’entendre que Lorcan a la réputation d’être un coureur de jupons.

— Je suis au courant. Il me l’a dit. De toute façon, le reste, c’est du passé. Tu ne sais rien du Lorcan d’aujourd’hui.

— Les gens ne changent pas. Crois-moi.

— D’accord.

Je la dépasse et me dirige vers la porte. Je veux qu’elle parte de chez moi, mais Art l’a invitée. Il s’est tourné vers elle, comme il s’est tourné vers Hen, parce que je suis partie. Et tout ça, ça fait un sacré gâchis.

Je sors, les larmes aux yeux, et claque la porte derrière moi.

Lorcan hausse les sourcils en me voyant aussi abattue, mais je jette un regard en direction de Bernard tassé sur la banquette arrière, il comprend et se tait.

À la banque, je demande à transférer vingt mille livres de mon compte épargne sur celui de Bernard. J’appelle l’institut et dis que je suis de nouveau malade et que je ne peux pas donner mon cours aujourd’hui. Enfin, j’appelle Jim Ralston, le comptable d’Art, dans l’espoir d’éclaircir le mystère du paiement à MDO. Art a-t-il menti pour me dissimuler le fait qu’il avait des dettes ?

Jim Ralston répond immédiatement. Je lui explique que je trie de vieux papiers ayant trait à nos finances et que je me demandais combien de temps les conserver.

Jim se lance dans une explication fastidieusement détaillée des différents types de documents et des exigences associées à chacun. Après l’avoir laissé parler une minute ou deux, je demande si Art a des dettes dont je devrais me soucier.

— Non. Pourquoi me posez-vous cette question ? Art vous a parlé de quelque chose de précis ?

La voix de Jim semble un peu inquiète.

— Non, pas du tout, dis-je en hâte. Je suis sans doute un peu parano, j’ai du mal à croire que tout va vraiment aussi bien que ç’a en a l’air.

— Et pourtant si, répond-il avec un rire satisfait. Loxley Benson est prospère. En tant que président-directeur général, Art tire d’excellents revenus de la société. Mais vous le savez aussi bien que moi, Geniver.

— Et les dettes contractées par le passé ?

— Il n’y en a pas eu tant que ça, tout bien considéré, déclare Jim, pensif. Plus rien maintenant pour ainsi dire. Dites, Geniver, ça vous ennuierait de m’expliquer l’objet de votre appel ?

— Oh ! Ce n’est rien.

Je mets fin à la communication, troublée. Si Art n’a jamais eu de dettes, alors Hen a dû se tromper concernant MDO. Et pourtant, elle semblait si sûre d’elle. Bien sûr, il est tout à fait possible que Jim mente – il travaille pour Art et non pour moi, après tout. Cependant, rien ne me porte à soupçonner qu’Art se soit lourdement endetté. Il a pris un énorme risque en fondant Loxley Benson et le sort de la société était incertain au début – mais c’était il y a quatorze ans. Beth n’a été conçue que six ans après – à une époque où Loxley Benson marchait déjà très bien.

Je retourne à la voiture et tends le relevé à Bernard.

— J’espère que ça vous sera utile.

C’est une somme considérable, mais elle ne représente pas tant que cela par rapport à nos revenus annuels. J’ai des remords : quand Lucy O’Donnell m’a avoué qu’ils avaient du mal à joindre les deux bouts, j’ai pensé qu’elle mentait pour m’extorquer de l’argent. Ce paiement vise en partie à soulager ma conscience, mais c’est sûrement mieux que de ne rien faire du tout. Si j’avais pris Lucy au sérieux quand elle est venue me voir, elle serait peut-être encore en vie. L’argent que je donne à son mari est une manière de m’excuser.

Il regarde le papier. Son visage fatigué se froisse sous le choc. Il lève les yeux vers moi, bouche bée.

— Je n’arrive pas à y croire, bégaie-t-il. Je pensais que vous alliez juste me rembourser mes frais de voyage. Vous n’étiez pas obligée de faire ça, madame Loxley. Lucy et moi, on s’est toujours débrouillés…

— Je sais que vous avez encore deux enfants à la maison. Je voulais juste vous aider un peu, surtout maintenant… maintenant qu’ils n’ont plus leur mère…

Il me remercie avec émotion.

— Je vous en prie, dis-je en me détournant. C’est le moins que je puisse faire.

Nous déposons Bernard chez Lorcan pour qu’il reprenne sa voiture de location. Il compte recommencer à surveiller Art, pendant que Lorcan et moi allons jeter un coup d’œil au Wardingham Arms. Cette tactique n’est pas sans risques, évidemment. Si Art soupçonne qu’il est suivi, il va sûrement prendre des précautions, et j’aurai encore moins de chances de trouver Beth. Mais Bernard est déterminé – et sûr de pouvoir agir sans se faire remarquer.

Nous échangeons nos numéros de téléphone et décidons de nous contacter cet après-midi.

En repartant, Lorcan me demande ce qui ne va pas… ce qui s’est passé quand je suis allée chez moi tout à l’heure. Je ne lui parle pas de Morgan – je me borne à dire que je suis peinée qu’Art me trompe. Et pourtant, les accusations de Morgan continuent à me peser.

La circulation est difficile jusqu’à la sortie de Londres, mais ensuite, le soleil apparaît et les routes se dégagent. Lorcan et moi parlons de tout sauf de l’affaire. La conversation roule sur les livres et les films que nous aimons, sur notre travail, notre enfance, nos enfants… je lui raconte d’autres rêves que j’ai faits de Beth. Il m’écoute avec attention évoquer tous les petits détails que mon subconscient a conçus – ses épais cheveux bruns… la tache de naissance sur son épaule gauche… l’expression ouverte et gaie de son visage quand j’ai rêvé qu’elle soufflait les bougies de son dernier gâteau d’anniversaire.

À son tour, Lorcan me parle de Cal, avoue qu’il regrette de passer tant de temps loin de lui… qu’il a l’impression de ne pas le connaître ni le comprendre en ce moment. Il me dit qu’au fond, il aimerait vraiment faire du théâtre, mais que c’est impossible pour le moment. Les frais de scolarité de Cal sont élevés et il a besoin de revenus réguliers.

Et moi, je parle d’écriture, des livres que j’ai publiés et de l’idée sur laquelle je travaillais quand la mort de Beth a tout arrêté.

— Mon dernier livre s’intitulait Cœur de pluie. Il parlait d’une femme qui découvre que son mari a une liaison avec l’épouse de son associé.

— C’est basé sur des événements réels ? demande Lorcan, curieux.

Je secoue la tête, et me souviens que Charlotte West m’a posé la même question. Ai-je été d’une incroyable naïveté ? Pourquoi Art passerait-il ses après-midi dans un hôtel aussi éloigné de son lieu de travail s’il n’avait pas une liaison ?

J’ai encore de la peine à croire qu’il puisse être infidèle, mais, jusqu’à il y a une semaine, il aurait été inconcevable d’imaginer qu’il ait simulé la mort de notre bébé.

À présent, tout semble possible.

Le trajet passe vite et nous arrivons au Wardingham Arms peu après midi. Le parking est devant l’hôtel, exactement comme Bernard l’a décrit.

J’entre le cœur serré. Nous approchons de la vérité maintenant, je le sens. En dépit du soleil qui brille dehors, l’entrée du pub me paraît sombre et froide. Les murs sont lambrissés, deux chaises sont placées de part et d’autre d’une petite table en bois foncé. Un homme âgé arborant nœud papillon et cheveux ramenés sur son crâne dégarni lève les yeux au-dessus du bureau d’accueil, à l’autre bout de la pièce. Il nous adresse un sourire poli en guise de bienvenue.

— Vous désirez ?

— Un de nos amis nous a recommandé cet hôtel. Art Loxley.

— Ah ! M. Loxley. Un de nos bons clients. Cela me fait plaisir.

J’ai l’estomac retourné. C’était donc vrai.

L’homme ouvre son registre.

— Vous avez de la chance, nous n’avons pas grand monde en ce moment.

— Il a vraiment aimé la chambre que vous lui avez donnée la dernière fois, lundi, je crois ? Est-ce qu’on pourrait avoir celle-là ?

J’appuie les doigts sur le bureau, m’efforçant de parler d’un ton léger, dégagé.

Le réceptionniste fronce les sourcils.

— Hmm… eh bien, oui, je suppose, puisqu’elle est libre…

Quelques minutes plus tard, nous sommes dans la chambre numéro sept. Les meubles sont du même bois foncé qu’au rez-de-chaussée, y compris un lit très large recouvert d’une grande courtepointe couleur prune qui tombe jusque sur le sol. Je m’assieds au bord du lit et la touche. Art est venu dans cette pièce. Mais avec qui ? Il y a Hen, évidemment, mais Art et Hen vivent à dix minutes l’un de l’autre dans le nord de Londres, alors il me semble peu probable qu’ils aient des rendez-vous secrets aussi loin. Mes pensées se fixent sur Sandrine. Elle a du style, elle est vive, intelligente, et pour autant que je le sache, Art et elle se voient lors de « voyages d’affaires » depuis des mois, voire des années.

Lorcan s’approche de la fenêtre.

— Cet hôtel n’est pas très grand. Si Art a retrouvé quelqu’un ici, ç’aura été remarqué.

Je regarde la lampe de chevet beige, j’imagine les doigts minces de Sandrine qui l’éteignent, puis Art qui l’attire à lui, les yeux pleins de désir. Une bouffée de nausée m’envahit.

— Gen ?

Je n’ai pas entendu Lorcan me parler. Je relève la tête.

— Tu crois que ça vaut la peine de fouiller la chambre pour voir si Art a laissé quelque chose ici ? Je sais que c’est peu probable, mais…

Il laisse sa phrase en suspens sans dire ce qui est évident pour nous deux : nous n’avons absolument rien d’autre.

Je me sens soudain terriblement déprimée. Après l’activité frénétique de ces dernières vingt-quatre heures, il me semble avoir atteint une impasse. Art est venu ici, et alors ? Cela ne me rapproche pas de Beth.

J’accepte néanmoins de fouiller la chambre. Que faire d’autre ? Je me laisse guider par Lorcan, retourne des tiroirs, examine les coins et recoins de l’armoire, du bureau et de la salle de bains. Je lui laisse le soin de s’occuper du lit. Je ne peux pas me résoudre à inspecter les draps, même si je sais qu’ils ont été changés depuis la visite d’Art.

Une heure s’écoule. Nous ne trouvons rien et n’apprenons rien. Je descends et bavarde avec le réceptionniste. Je lui demande si l’hôtel organise parfois des réceptions, ce qui m’amène naturellement à parler de la soirée d’anniversaire d’Art. Je mentionne sa « petite amie », mais l’homme ne relève pas. Pour autant que je puisse en juger, Art vient ici seul.

Je retourne dans la chambre, la fenêtre refuse de s’ouvrir et l’air est lourd, suffocant. J’allume mon téléphone pour la première fois depuis ce matin et découvre encore une foule de textos et de messages vocaux. Je me force à en prendre connaissance – Hen dit qu’elle s’inquiète à mon sujet et me demande de l’appeler ; et il y a deux nouveaux appels d’Art, tous les deux affolés, presque délirants. « S’il te plaît, Gen, appelle-moi. Ce film a été truqué. Je t’en prie, Gen, je me fais tant de souci pour toi. Appelle-moi. Je t’aime plus que tout au monde. Je t’en prie, crois-moi. »

J’éteins le téléphone. Lorcan m’observe d’un air songeur.

— Faisons une pause, suggère-t-il.

Dehors, les rayons du soleil filtrent à travers le sommet des arbres.

— On pourrait aller faire un tour en voiture, ajoute-t-il. Voir si on trouve quelque chose qui puisse expliquer la présence d’Art ici…

Nous partons. Lorcan roule lentement sur ces routes de campagne. Nous découvrons un autre pub – le Princess Alice – à quelques centaines de mètres du Wardingham Arms. À part cela, il n’y a rien pendant près d’un kilomètre et demi dans chaque direction, hormis deux fermes à l’écart de la route.

Nous continuons jusqu’à un petit village où nous descendons de voiture et nous promenons un peu avant d’entrer dans un café et de commander des sandwiches. Je vérifie mon téléphone une fois de plus. D’autres messages d’Art. Cette fois, je ne les écoute pas. J’appelle Bernard, comme convenu. Il m’informe que, jusqu’ici, Art a passé toute la journée au bureau.

Je mets fin à la communication et reste immobile, la tête dans les mains, envahie par le désespoir.

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? On n’est arrivés à rien et Art sait que je pense qu’il me ment, alors s’il a des choses à cacher, il est en train de le faire en ce moment même.

— Nous devrions retourner au pub et parler au personnel.

— À quoi bon ? Je ne crois pas que le réceptionniste nous ait raconté des histoires. Art vient régulièrement. Il reste dans sa chambre. Point à la ligne. Nous ne savons même pas ce que nous cherchons.

Lorcan lève les yeux de son sandwich.

— Bon, alors, qu’est-ce que tu es en train de dire ? Que tu veux laisser tomber ?

Je croise les bras et regarde par la fenêtre. Le ciel se couvre. Si clair, si ensoleillé tout à l’heure – il est désormais gris et oppressant. Quelques gouttes de pluie s’écrasent sur le trottoir. Je suis irritée. C’est presque une démangeaison.

— Bien sûr que non, bon sang. C’est quoi ton problème ? Il faut qu’il y ait de l’action pour que tu sois intéressé ?

— Hé, j’essaie de t’aider.

Lorcan repousse son assiette et se cale sur sa chaise.

Un silence tendu s’installe.

— Je ne t’ai rien demandé, dis-je d’un ton sec. C’est toi qui t’es porté volontaire. De toute façon, tu m’as dit que tu n’avais rien de mieux à faire.

Je me conduis comme une ingrate, je le sais, mais je ne peux pas m’en empêcher.

Lorcan sourit à demi.

— Présenté comme ça, c’est vrai que ça n’a pas l’air très chevaleresque.

Je hausse les épaules, désarmée.

— Je n’ai pas besoin d’un preux chevalier.

La pluie tombe plus dru maintenant, dégouline le long de la vitre à côté de nous. Pour une étrange raison, je trouve cela réconfortant. Je me penche et pose la main sur le bras de Lorcan.

— Je suis désolée d’avoir été agressive. Je ne pourrais rien faire sans toi. C’est juste…

Ma voix frémit sous la vague d’émotion qui déferle en moi.

— Toute cette histoire… j’ai l’impression de devenir folle.

Il hoche la tête sans répondre. Le silence s’étire entre nous. Je repense à Hen qui a suggéré qu’il aurait pu truquer le film, à l’accusation de Morgan ce matin.

Comme un loup qui a choisi l’agneau qu’il allait dévorer.

— Alors, pourquoi m’aides-tu ?

J’ai parlé d’un ton délibérément neutre.

Nous nous regardons longuement.

— Je suis désolé, dit-il enfin.

— À propos de quoi ?

Je retiens mon souffle.

La pluie cingle les fenêtres, estompe les contours de la rue. J’attends…

— J’ai quelque chose à te dire, reprend Lorcan lentement. Deux choses, en fait. La première, c’est que j’ai appelé la fille avec qui je sortais en Irlande… je l’ai fait hier soir, après que tu t’étais endormie. Je lui ai dit que c’était fini entre nous.

— Oh !

Je me sens rougir.

Il prend ma main. Sa voix est sourde, tendue.

— Bon, écoute-moi. J’ai rompu avec Haley parce qu’une fois que je t’ai rencontrée, j’ai compris qu’elle n’était pas la femme qu’il me fallait. Non que je l’aie jamais pensé…

Il s’interrompt.

Mon cœur cogne dans ma poitrine. Qu’est-il en train de dire ? Que cette rupture a un rapport avec moi ?

— Bon sang, je suis nul pour ces trucs-là.

Il lâche ma main, change gauchement de position sur sa chaise. Pour une fois, il semble étonnamment peu sûr de lui.

— Je voulais te dire ça avant de parler du reste.

— Quel reste ?

— Tu sais, ce qu’on t’a raconté à mon sujet ? Sur ce qui s’est passé à Loxley Benson, au début…

— Tu veux parler de cette histoire avec la femme du client ?

Il acquiesce.

— Écoute, c’était il y a très longtemps. Ça n’a plus d’importance aujourd’hui.

— Si, ça en a. Je veux que tu saches la vérité.

— La vérité sur quoi ?

— Cette nuit-là. Il y a quatorze ans.

Un silence.

— J’ai couché avec beaucoup de femmes dans ma jeunesse, mais… comme la plupart des hommes si la chance se présente, non ? Je n’essaie pas de me justifier. Il y a eu pas mal de femmes plus âgées, des femmes mariées qui… enfin, peu importe.

Il lâche un soupir.

— Quand je t’ai rencontrée, le soir de l’anniversaire, j’étais en colère. Parce qu’en me voyant, tout le monde ne pensait qu’à ça.

— Que veux-tu dire ? Personne n’y a fait allusion, à part Kyle et Art, et encore, uniquement parce que je les y ai obligés.

— Non. À l’époque, Art l’a raconté à tout le monde et personne ne l’a oublié. Ma disgrâce a été publique. Il a fait de moi un bouc émissaire pour pouvoir garder ce client.

— Mais…

J’ai envie de lui dire que c’était sa faute à lui s’il avait couché avec la femme en question.

— Tu avais mis Loxley Benson en danger. Tu ne pouvais pas sérieusement t’attendre à ce qu’il reste les bras croisés. De toute façon, tu m’as dit que tu étais prêt à partir avant cet incident.

— Sauf que cette histoire ne s’est pas passée comme tu le penses. Comme Art l’a racontée.

Il soupire de nouveau.

— Ce que j’essaie de t’expliquer… c’est pourquoi je suis revenu le lendemain du jour où nous avons mangé des plats indiens. La vérité, c’est que j’avais fait exprès de laisser mon couteau suisse. Je voulais agacer Art en débarquant à l’improviste pour te voir… je voulais me venger de lui.

— Te venger de lui ?

Que veut-il dire ? Je n’y comprends rien.

— Te venger de lui parce qu’il t’avait renvoyé alors que tu voulais partir ? Et que Loxley Benson aurait fait faillite si ce client était allé voir ailleurs ?

— C’est vrai que je voulais partir et que Loxley Benson aurait fait faillite. Tout cela est vrai. Mais la question n’est pas là. Tu vois…

Il marque une pause, m’enveloppe d’un regard intense. Les sons du café, les gens qui m’entourent, tout semble s’effacer.

— Ce n’est pas moi qui ai couché avec la femme du client.

— Quoi ?

J’ai le vertige, brusquement.

— C’est Art.

— Art ? Art a couché avec la femme du client ?

— Oui.

Le souffle coupé, j’essaie de digérer cette information. Tout cela est arrivé avant que je connaisse Art, bien sûr. Je savais qu’il avait eu d’autres copines. Quelques relations de courte durée pendant son adolescence, puis une fille qui s’appelait Emma à l’université. Mais il ne m’a jamais dit qu’il avait couché avec une femme mariée. Je fixe Lorcan, incrédule.

— Que s’est-il passé ?

Il se penche vers moi, baissant encore la voix.

— On était sortis tous les quatre. Le client, sa femme, Art et moi. Elle nous draguait l’un et l’autre chaque fois que son mari allait au comptoir ou aux toilettes. Art et moi, on était célibataires. On était tous ivres. C’est arrivé comme ça.

— Comme quoi ?

— Tu veux des détails ? Très bien. On s’est retrouvés chez le client. Il s’est endormi sur le canapé. La femme nous collait comme une sangsue. Je crois qu’elle voulait qu’on fasse ça à trois, mais ça ne m’intéressait pas. Elle était trop saoule, trop entreprenante… et il était hors de question que j’aille au lit avec un homme.

Il laisse échapper un rire sec et las.

— Bref… je suis rentré chez moi. Art est resté. Il est parti après qu’ils avaient baisé mais le mari a trouvé sa montre dans le lit le lendemain alors que sa femme était sortie.

Je retiens une exclamation. La première fois que je suis sortie avec Art, il n’arrêtait pas de me demander l’heure. J’avais tourné cela à la plaisanterie, me déclarant étonnée qu’un homme aussi organisé n’ait pas de montre. Apparemment, il avait perdu la sienne quelques semaines plus tôt et ne s’était pas habitué à son absence. Quand je lui avais demandé comment il l’avait perdue, il avait rougi et avoué l’avoir laissée quelque part, dans un endroit où il n’aurait jamais dû aller. C’était pourquoi je lui avais offert une montre neuve pour son anniversaire, au mois de mars suivant.

— Et ensuite ?

— Le client a téléphoné à sa femme… l’a accusée… lui a ordonné de rentrer à la maison. En route, elle a averti Art, et il m’a donné de l’argent pour que je porte le chapeau.

— Art t’a payé pour que tu dises que c’était toi qui avais couché avec cette femme ? Pour ne pas perdre son client ?

— Bien sûr que oui. C’était du Art tout craché, impitoyable et manipulateur. Il a fallu qu’il se traîne aux pieds du type, mais ça a marché. Je suis parti, le client est resté, et tu connais la suite.

Je songe au récit que m’a fait Art de cette histoire. Il a été si convaincant. Et pourtant, c’était un mensonge. Un mensonge de plus. J’ai la nausée en pensant à notre vie conjugale – une vie construite sur la tromperie et la dissimulation. Je pensais pouvoir lui faire confiance. Je pensais que nos bases étaient solides. Et il m’a enlevé tout ça.

Toutes mes certitudes.

— Pendant longtemps, j’ai essayé de ne pas y penser, explique Lorcan. Comme tu me l’as fait remarquer, je voulais quitter la société de toute façon, mais la vérité, c’est que je n’aurais jamais dû laisser Art inventer cette histoire, je n’aurais jamais dû accepter son argent. Quand je l’ai revu, après tout ce temps, il en était presque venu à croire à sa version des faits. En tout cas, il ne regrettait rien. Alors j’ai essayé de me rapprocher de toi parce que je lui en voulais.

Mon pouls palpite dans ma gorge. Lorcan referme les doigts autour de ma main.

— Je te dis ça parce que je veux être honnête. C’est comme ça que tout a commencé – c’est pour ça que je t’ai proposé de t’aider. Pas exactement pour te faire plaisir, mais j’avoue qu’avant d’entendre Rodriguez parler de l’argent, je ne croyais pas qu’il y ait la moindre chance que Beth puisse être encore en vie.

Je le dévisage.

— Maintenant, je vois les choses autrement. Dès que j’ai commencé à te connaître un peu mieux, je… ç’a été différent…

La serveuse vient débarrasser la table. Comme hébétée, je regarde de nouveau par la fenêtre, embuée à cause de la pluie. Lorcan essuie un pan de vitre du revers de sa main. Nous restons silencieux quelques instants, puis il s’éclaircit la gorge.

— Bon… tu veux manger autre chose ou retourner au pub ?

— Retourner au pub.

Nous regagnons la voiture sans rien dire.

Je ne cesse de penser à ce qui vient d’arriver… ce qui est en train d’arriver. Les révélations de Lorcan sont une accusation de plus à la charge d’Art. Pourtant, ce n’est pas pour cette raison qu’il me l’a dit… il me l’a dit parce qu’il se soucie de l’opinion que j’ai de lui, parce que…

Je me concentre sur la vitre. Je ne veux pas faire face à cela.

Le temps qu’on rentre au Wardingham Arms, l’averse s’est muée en bruine. Le ciel est si lourd de nuages qu’on a peine à croire qu’il n’est que seize heures.

J’avais espéré que le réceptionniste aurait été remplacé par un autre membre du personnel, mais il est encore là, lissant ses cheveux à notre approche. Nous le saluons d’un signe de tête et ne parlons qu’une fois dans la chambre. Mon cœur bat à tout rompre lorsque Lorcan s’approche de moi.

Il pose la main sur mon bras. Le contact me brûle.

— Gen ?

Je secoue la tête. Je sais qu’il me demande ce que j’éprouve… ce que je veux…

— D’accord, dit-il en souriant. Je vais prendre une autre chambre.

Une seconde de silence. Je ne sais pas quoi penser. Je suis fatiguée, stressée. Lorcan sourit de nouveau et sort.

Je me laisse tomber sur le lit. Le plancher s’incline doucement en direction de la salle de bains. La pièce est propre et de bon goût. Rien de vulgaire. Comme il est étrange de penser qu’Art est venu ici…

Quelques minutes plus tard, Lorcan est de retour.

— Je suis presque à côté. Tu veux voir ?

Je le suis sans un mot. J’entre. Sa chambre est identique à la mienne, sauf que tout y est disposé à l’inverse. J’ai l’impression de voir un reflet de l’autre chambre dans une glace.

Lorcan m’enlace. J’appuie la tête contre sa poitrine. Je sens son cœur qui bat. Je lève les yeux et il se penche vers moi. Un baiser tendre qui effleure mes lèvres. Sucré. Ma gorge se noue. Un autre baiser. Plus intime. Cette fois le désir me transperce.

Le désir et la peur.

Je me dégage.

— Je ne peux pas.

— D’accord, soupire-t-il. D’accord.

Je ne sais pas quoi faire. Mon cœur bat la chamade et la panique me submerge.

— Je… ce n’est pas… je ne…

— Ce n’est pas grave, dit-il, mais sa voix est incertaine. Pas grave du tout.

Je tourne les talons et ressors. Je vais regagner ma chambre. M’asseoir et attendre que mon cœur ait cessé de cogner. Boire un verre.

J’atteins ma porte. Je m’arrête. Jette un regard en arrière.

Je n’ai pas envie d’être seule. Pas envie de me calmer.

Pas envie d’un verre.

Je retourne lentement sur mes pas. Toque à la porte.

Je l’entends traverser la pièce. Il ouvre.

Je souris. Il hausse les sourcils d’un air interrogateur. Je m’approche de la fenêtre, pose les mains sur l’appui et contemple le jardin. Il pleut dru maintenant. Une des lampes à l’arrière de l’hôtel s’est allumée et projette une lueur blafarde sur l’allée goudronnée.

Je me retourne.

Son visage est empreint de désir et de tendresse.

Je fais de nouveau volte-face, fixe la pénombre, les lumières. Mon cœur bat follement.

Sa main effleure mon bras. Je frissonne. Il soulève mes cheveux et les écarte de ma nuque. Puis il se penche – je le vois dans la vitre – et il me donne un baiser dans le cou, un contact léger, qui irradie en moi et me coupe le souffle.

Il me fait pivoter. M’embrasse sur les lèvres, promène les mains sur mon dos. Avec passion et délicatesse il m’attire vers le lit, m’embrasse de nouveau dans le cou et maintenant je tremble de tout mon corps. Il retire ses vêtements et moi les miens et nous nous caressons, nous nous embrassons et je m’imprègne de nos odeurs, de nos bruits, de nos gestes et il n’y a ni malaise ni culpabilité, juste ce moment qui me transporte quelque part où je ne suis jamais allée, et je ne peux penser à rien d’autre. Tout ce que je sais, c’est que c’est bien, c’est bien, c’est bien.

 

Après ce qui s’est passé avec le Grand Roux et Dent cassée, j’ai beaucoup rêvé des Méchants. Dans mes rêves, c’était des grands, très forts, avec des capuches sur la tête, alors je ne voyais que leur sourire sauf par moments où je voyais des yeux mauvais. Ils arrivaient par-derrière et m’attrapaient. J’essayais de crier mais ma voix ne voulait pas sortir et les Méchants m’emmenaient dans une prison très loin, comme dans « L’Enfant pas comme les autres ».

Un soir, j’ai cru qu’un des Méchants se cachait dans ma chambre. Il y avait une grande ombre qui partait du peignoir accroché à la porte et j’ai pensé que c’était une Méchante Dame et je n’arrêtais pas de me lever pour voir si elle était là. Maman est rentrée à la maison, elle m’a trouvé debout et elle a été fâchée. Elle a dit que je devais m’endurcir et ne pas avoir peur et être prêt à me battre s’il le fallait. Elle a dit que si je continuais à imaginer une Méchante Dame, ça en ferait venir une pour de vrai. Maman a dit que, le plus important, c’était d’être fort et que tout le monde devait faire attention à soi-même et à sa famille, et que si les chiens dévorent les chiens alors il faut les tuer avant qu’ils vous dévorent.

Elle a dit qu’elle ne voulait pas dire de vrais chiens.