Lorcan démarre. Nous restons derrière le 4 × 4 un petit moment. Mon corps entier est tendu, redoute de perdre la voiture de vue.
— Qu’a dit la nounou ?
— Rien. Elle n’arrêtait pas de regarder dans votre direction. J’ai raconté que j’avais un enfant qui venait d’entrer à l’école, mais elle ne m’écoutait pas vraiment.
Je me penche en avant sur mon siège, m’efforçant d’apercevoir Ed. Au bout de quelques minutes, la grosse voiture s’immobilise devant une vaste propriété fermée par un portail en fer forgé.
Les grilles s’ouvrent pour laisser entrer la voiture, puis se referment derrière elle. Lorcan continue à rouler lentement.
— Bien. Nous avons une adresse, commente-t-il en se tournant vers moi. Ça va ?
Je hoche la tête. J’essaie de m’en convaincre, autant que Lorcan. Je pourrais si facilement m’effondrer, mais je ne peux pas me le permettre. Je dois rester forte pour Ed. Je regarde la maison où il habite avec la femme qu’il croit être sa mère… où Art lui rend visite quand il le peut. À l’évidence, ils ont beaucoup d’argent. Et Ed semblait en bonne santé et content. Un enfant heureux. Au moins est-ce une consolation.
Pour la première fois, il me vient à l’esprit que ce n’est pas un enfant désespéré qui attend d’être secouru, mais un garçon ordinaire, enraciné dans une vie normale, confortable. La maison est individuelle, en brique, à deux étages. Il y a une pelouse devant, des rosiers, des chênes. Et une grande grille verrouillée.
Je contemple mes ongles rongés. Toute ma vie, je me suis sentie en dehors des choses. Petite, je dissimulais à mes camarades les longues absences de mon père ; adolescente, je refusais d’admettre qu’il était mort, pour ne pas révéler que j’étais différente des autres enfants. Et ainsi de suite. Toujours en dehors. Et là, maintenant, je suis en dehors de la vie d’Ed. Je n’ai aucun rôle à jouer. Personne n’a besoin de moi.
Et si je lui faisais plus de mal que de bien en m’imposant dans son existence ?
— Gen ?
Lorcan me parle. Je me tourne vers lui, en m’efforçant d’ignorer la douleur qui me noue l’estomac.
— Je crois que nous en savons assez maintenant pour avertir la police. Tout ce qu’il nous faut, c’est un échantillon d’ADN, et quand ils nous auront entendus, ils seront obligés de demander une analyse. Ça ne prendra que quelques jours et…
— Nous ne pouvons pas attendre quelques jours. D’ici là, Art risque d’avoir fait sortir Ed du pays.
Lorcan met la main sur mon bras.
— Ne t’affole pas. La police peut les en empêcher. Il nous suffira d’expliquer ce que nous avons découvert.
Je jette un coup d’œil en direction de la maison.
— Je ne veux pas le laisser.
— Bon, soupire-t-il, les sourcils froncés. Dans ce cas, voici ce que je te propose : on appelle un taxi, tu vas trouver la police, tu leur expliques tout. J’attends ici. Si quelqu’un emmène l’enfant, je le suis.
Je réfléchis. C’est logique. La seule autre possibilité serait que je reste et que Lorcan aille parler à la police, mais c’est mon histoire. Elle devrait venir de moi.
— C’est la meilleure chose à faire, Gen, crois-moi. Même si c’est difficile.
— D’accord.
Mon téléphone sonne. Je m’attends à voir s’afficher le nom d’Art, pourtant c’est celui de Hen qui apparaît. Après une brève hésitation, je prends l’appel.
— Allô ?
— Oh ! Gen.
Sa voix est tendue à se briser, pleine de larmes.
— Je me fais tellement de souci pour toi. Art téléphone toutes les cinq minutes. Il est fou d’inquiétude. Pourquoi t’es-tu enfuie ? Je n’arrête pas de penser à ce que tu as dit quand j’ai parlé d’Art et j’ai pleuré toute la journée à l’idée que tu aies pu imaginer que… Art et moi…
Elle s’interrompt une seconde pour reprendre haleine et je l’entends renifler.
— Oh ! Gen, je t’en prie, dis-moi que tu me crois. Je t’en prie.
Je regarde la vitre, comme engourdie, tentée de lui révéler ce que je sais rien que pour entendre sa réaction… de lui dire qu’Ed existe… qu’Art mène une double vie… que des gens ont été assassinés pour que cette information reste secrète… mais il est difficile de prononcer les mots.
— Gen ? Je t’en prie, parle-moi, supplie-t-elle, au bord des larmes.
Je repense à la certitude avec laquelle elle m’a affirmé que MDO signifiait Manage Debt Online. Elle en sait plus qu’elle ne me l’a avoué jusqu’ici. J’en suis sûre.
— Qu’est-ce que tu sais, Hen ? Si tu veux que je te fasse confiance, il faut que tu sois honnête avec moi. Qu’est-ce que tu sais à propos de cet argent ? À propos des dettes qu’Art a réglées ?
— Il n’a pas… Il n’avait pas…, sanglote-t-elle. Oh ! Gen, non.
— Non quoi ?
— Rien, renifle-t-elle. Rien.
Elle cache quelque chose, c’est évident. Je l’entends à sa voix.
— Bon, eh bien ! si tu n’as rien à me dire…
J’attends.
Il y a un silence pesant, puis Hen reprend d’une voix étranglée.
— C’était… c’est, oh, Gen, je ne voulais pas que tu le saches…
— Que je sache quoi ?
Elle prend une profonde inspiration.
— Art a payé cette somme pour moi, avoue-t-elle. J’étais fauchée, Nat venait de naître et j’étais endettée jusqu’au cou, bien plus que je ne te l’ai jamais dit. J’avais contracté un emprunt chez MDO parce que je croyais que ce serait clair et simple et que tout se ferait sur Internet, mais ces gens-là sont de vrais requins. Quand je n’ai pas pu les rembourser, ils ont ajouté des intérêts et puis ils sont venus me menacer… et Nat…
Je me reporte en arrière. Depuis que je la connais et jusqu’à son mariage avec Rob, Hen a toujours eu des dettes. Sa situation pouvait-elle réellement être aussi grave sans que je n’en sache rien ?
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?
— Au début, parce que j’étais gênée… j’avais honte, presque… je veux dire, tu étais si organisée pour tout. Tu avais publié tes livres, trouvé Art… je n’avais rien. Pas de boulot, pas d’homme.
Elle marque une pause.
— Et puis tu as perdu ton bébé et mes soucis semblaient insignifiants à côté de ça, alors…
Elle n’achève pas.
— Mais tu l’as dit à Art et il t’a donné cinquante briques ?
Elle invente tout ça, forcément.
— Il m’a prêté cet argent, rectifie-t-elle. Il m’a trouvée en pleurs un jour que j’étais venue te voir après le mort de Beth… je lui ai tout avoué et il a proposé de m’aider. Bon sang, Gen, je l’ai remboursé. Par-ci, par-là, pendant des années. Et Rob lui a rendu ce qui restait l’an dernier, alors tout est fini, Gen. C’est du passé.
Des pensées terrifiantes me traversent l’esprit. Mon mari et ma meilleure amie se livrant à des conciliabules secrets dans mon dos. Des secrets. Et puis de fil en aiguille…
D’autres secrets.
— Vous étiez… vous avez… ?
— Non ! gémit Hen. Gen, comment peux-tu imaginer une chose pareille ? J’avais de grosses dettes et Art m’a aidée. Tu sais bien que j’étais toujours à court d’argent.
— Oui, mais pourquoi ne pas m’avouer tout ça quand je t’en ai parlé l’autre jour ?
— Parce que je ne t’en avais rien dit il y a huit ans. Et je ne t’ai rien dit il y a huit ans parce que…
Elle hésite.
— Pourquoi ?
Je me redresse sur mon siège, tremblante.
— Explique-moi pourquoi tu ne m’as pas avoué que tu avais des dettes aussi importantes, alors que j’étais ta meilleure amie ?
— Ce n’est pas évident ?
— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? Je ne…
— Pour l’amour du ciel, Gen. Ton bébé venait de mourir, enfin ! Tu ne pouvais pas regarder le mien sans te mettre à pleurer.
— Tu aurais pu m’en parler quand même.
— Vraiment ? rétorque-t-elle, d’une voix plus dure. Si mes souvenirs sont bons, personne d’autre n’avait le droit d’avoir des problèmes à l’époque.
— Tu es injuste !
— Non. Tu sais à quel point c’était difficile pour moi d’élever mon enfant seule… mon premier enfant… alors que ma meilleure amie avait coupé les ponts avec moi ?
— Je sais que je n’ai pas été là pour toi, mais…
— Je ne te fais pas de reproches, bon sang !
Hen se met à sangloter, et sa voix s’adoucit de nouveau.
— Je sais combien ç’a été dur pour toi et combien ça te faisait souffrir de voir Nat. J’essaie seulement de t’expliquer que je ne savais plus quoi faire et qu’Art m’a proposé de m’aider. C’est tout.
— Non.
Je me refuse à la croire. Hen m’a trahie, exactement comme Art. Et maintenant, je ne peux plus rien croire de ce qu’elle me dit. Il est possible que son histoire soit vraie. Mais n’est-il pas également possible qu’Art lui ait versé de l’argent pour une autre raison ? Aurait-elle pu découvrir qu’il avait volé notre bébé ? Était-elle au courant de l’existence de l’autre famille d’Art ?
— Tu le faisais chanter ?
— Non ! Oh ! Gen, je t’en prie. Il y a huit ans, c’était comme si tu étais morte, toi. Art était effondré, oui, mais il a continué à vivre. Toi… tu as arrêté. Pour être franche, je ne crois pas que tu aies recommencé. Pas comme il faut.
Un instant, je perçois la vérité que contiennent ses propos : le poids écrasant de ces dernières années ; non seulement la perte de mon bébé, mais tout ce qui a été abîmé ou détruit en conséquence.
— Il faut que j’y aille.
L’air dans l’habitacle me paraît lourd. Il ne sert à rien de parler à Hen. Je ne peux pas me fier à elle.
— Gen ?
— Au revoir.
Je coupe la communication et ferme les yeux. Comment en suis-je arrivée là ? Mon mari et ma meilleure amie ont des secrets pour moi ; je ne peux pas croire un mot de ce que l’un ou l’autre me raconte ; et l’être qui est à mes côtés à ce moment décisif de mon existence est un homme que je connais depuis moins d’une semaine.
— Qu’y a-t-il ?
— Ça n’a plus d’importance à présent.
Lorcan me regarde d’un air soucieux, son téléphone à la main.
— Tu as localisé le commissariat le plus proche ?
— Oui. Il est à Enshott, à environ huit kilomètres d’ici. Je t’ai appelé un taxi.
Je fixe la fenêtre de la maison où vit mon enfant. Je suis encore si loin de connaître toute la vérité.
Quelques minutes plus tard, le taxi arrive. Je lance un dernier coup d’œil à la maison derrière les grilles. Personne n’est entré ni sorti. Je me penche vers Lorcan et l’embrasse sur la joue.
— Sois prudent.
— Gen ?
— Je t’appellerai du commissariat.
En route pour Enshott, j’entends mon téléphone sonner de nouveau. Le nom de Bernard O’Donnell s’affiche à l’écran. Nous ne nous sommes pas parlé depuis que Lorcan et moi sommes partis pour Shepton Longchamp. La découverte d’Ed a éclipsé tout le reste.
— Bernard ? Je suis désolée de ne pas vous avoir rappelé. Nous sommes à Shepton Longchamp et…
— Moi aussi, coupe-t-il.
Je me tais, stupéfaite, redoutant aussitôt de nouvelles révélations.
— Votre mari est retourné au Wardingham Arms en début d’après-midi. Je l’ai vu en sortir pour se rendre, à pied, dans un autre pub, le… Princess Alice.
Art a dû arriver juste après notre départ pour le Somerset. Bernard parle précipitamment, si vite que les mots se télescopent.
— Il est monté dans une Volkswagen et je l’ai filé jusqu’ici. Il s’est arrêté devant des garages à la sortie de la ville. On dirait qu’il attend.
J’ai le vertige. Je jette un regard en arrière, mais déjà le taxi tourne au coin de la rue.
— Oh ! Mon Dieu, Bernard.
— Vous avez trouvé le magasin ?
— Oui, et…
Je baisse la voix pour que le chauffeur ne puisse pas m’entendre.
— Et nous avons trouvé mon petit garçon. Bernard, c’est un garçon, pas une fille. Votre femme… Lucy… elle le savait ?
Bernard prend une brève inspiration. À l’évidence, la nouvelle est un choc pour lui.
— Non. Mary avait seulement parlé d’un bébé. C’est seulement après, en regardant sur Internet, que nous avons vu qu’elle s’appelait Beth. Vous êtes sûre que c’est un garçon ?
— Oui.
J’essaie de me concentrer.
— Ces garages, où sont-ils ?
— Rushdown Road. Devant une sorte de petit bois. De l’extérieur, l’endroit a l’air plutôt délabré…
Il s’interrompt brusquement.
— Une minute. Une femme vient d’arriver – elle descend d’un taxi. Elle va vers M. Loxley.
En moi, la peur se mêle à une furieuse curiosité.
— Qui est-ce ? De quoi a-t-elle l’air ?
— Je ne sais pas. Elle porte un bonnet ou une casquette, quelque chose de bleu. Ça lui cache le visage. Elle a les cheveux blonds. Votre mari est sorti de sa voiture. Ils parlent.
J’ai la main crispée sur mon portable. Le chauffeur de taxi me regarde d’un drôle d’air dans son rétroviseur. Je me détourne, tenant l’appareil plus près de ma bouche.
— Y a-t-il un enfant avec eux ?
— Non. Ils vont entrer dans un des garages.
Mon pouls s’accélère. Est-il possible qu’Art soit avec celle qu’il fait passer pour son épouse – et qu’Ed soit sur le point de leur être amené ? Mais s’il avait quitté la maison, Lorcan s’en serait aperçu. Sauf que… mes pensées se bousculent. Lorcan surveille la rue. Il pourrait facilement y avoir une sortie derrière… et si elle menait au petit bois ? et qu’Ed soit passé par là… et qu’Art et la femme attendent son arrivée pour s’enfuir ?
Et si Lorcan, d’une manière ou d’une autre, était impliqué ? Je refoule cette idée. Je ne peux pas m’autoriser à douter de lui aussi.
— J’arrive.
Je coupe la communication et donne au chauffeur l’adresse de Rushdown Road.
— C’est loin d’ici ?
Il me jette un coup d’œil par-dessus son épaule.
— À cinq minutes.
— Faites le plus vite possible.
Le taxi atteint le petit bois dont Bernard a parlé et ralentit. Mon cœur se met à cogner quand j’aperçois l’endroit. Une voiture est garée juste un peu plus loin. Ce n’est pas la Volkswagen d’Art. Pourtant, je n’ai pas mis longtemps. Art et sa maîtresse doivent être là. Je les tiens enfin. Des images de violence me traversent la tête. J’imagine des gestes reflétant la fureur qui me consume… mes ongles qui labourent le visage de la femme… mes pieds qui la piétinent…
Et soudain, je revois les traits d’Ed. Mon bébé est le petit garçon de cette femme. Du moins, au bout de huit ans, c’est ce qu’il est devenu.
J’en ai la nausée, mais faire du mal à cette femme reviendrait à lui en faire à lui aussi. Une lutte âpre se livre en moi alors que le taxi s’arrête. Quand Ed n’était qu’un concept, c’était facile… c’était mon enfant et j’avais le droit de le reprendre. Maintenant que j’ai vu son école, sa maison et sa nounou, et surtout, que je l’ai vu, lui, tout est différent. C’est un être de chair et d’os, qui a une vie stable. Peut-être pas la vie qu’il devrait avoir, mais la sienne, celle à laquelle il est habitué. Et je suis sur le point de la faire voler en éclats. Je serre les dents. Il faudra que je résolve ça plus tard. Je suis sa mère. Il a le droit de me connaître… d’être avec moi, tout comme j’ai le droit d’être avec lui.
Le chauffeur se tourne vers moi.
— Quatre livres cinquante, s’il vous plaît.
— Ça vous ennuierait de m’attendre un instant ?
Tout en parlant, je cherche des yeux mon sac sur la banquette arrière et me rends compte avec horreur que je l’ai laissé dans la voiture de Lorcan. Je croise le regard de l’homme. Il paraît furieux.
— Quoi, vous alliez vous sauver sans payer ?
— Non. Ce n’est pas ça… oh, zut. Je suis désolée, écoutez, attendez-moi, s’il vous plaît. Je dois retrouver quelqu’un ici. Je suis sûre qu’il me dépannera.
Le chauffeur désigne la route.
— Dans ce cas, où est-il ? demande-t-il d’un ton agressif.
Je suis son geste. La rangée de garages commence à quelques mètres de nous, exactement comme Bernard l’a décrit. Cependant, il est invisible. Des voitures passent sur la route, mais une seule est garée – en face et, à l’évidence, inoccupée.
— Je ne sais pas…
Je plonge les mains dans mes poches dans l’espoir d’y trouver quelques pièces, mais n’en sors qu’un mouchoir en papier froissé.
— Dégagez, ordonne le chauffeur d’un ton brutal.
— Non, s’il vous plaît… attendez… comment vais-je aller au commissariat ? Il faut que…
— Foutez-moi le camp.
Je n’ai pas d’autre choix que d’obéir. En ouvrant la portière, je saisis le reflet de mon visage pâle et crispé dans le rétroviseur de côté. Quoi d’étonnant à ce que le chauffeur se méfie ? J’ai l’air d’une folle.
Je claque la portière, la voiture démarre aussitôt. Je me hâte d’avancer, cherchant Bernard des yeux. Rien. J’atteins les garages. Il y en a trois contigus, tous fermés par un rideau métallique mangé par la rouille. La moitié du mur de côté du premier s’est écroulée. Les lieux sont visiblement désaffectés.
Je reste immobile, pendant que deux voitures me dépassent à toute allure. Le soleil cogne. Où est passé Bernard, bon sang ?
Je regarde à gauche et à droite. La voiture en stationnement doit être la sienne. Pourquoi n’est-il pas resté à l’intérieur ? Et où est la Volkswagen d’Art ? J’essaie d’appeler Bernard et tombe sur sa boîte vocale.
Bon sang ! Je laisse un message lui disant que je suis arrivée et attends une minute, en espérant qu’il va rappeler.
Mon cœur bat si fort que je l’entends par-dessus le bruit de la circulation. Je continue à patienter, déchirée par l’indécision. Des secondes s’écoulent, qui me semblent être des minutes. Toujours aucun signe de Bernard. Diverses hypothèses m’assaillent, me paralysent.
Et si Bernard était parti ?
Et si Art et la femme aussi étaient partis ?
Et si, en fait, toute cette histoire n’avait été qu’une ruse visant à m’éloigner de la maison pour que je ne puisse pas voir Art emmener Ed ? Ou un piège pour m’attirer ici ?
Sauf que… la voiture garée est un véhicule de location. Bernard est forcément ici. Peut-être est-il tout bêtement en train de jeter un coup d’œil dans un de ces garages. Si Art et la femme sont bel et bien partis, il se peut qu’il ait décidé de fouiner un peu. Il faut que j’en aie le cœur net. Ça ne prendra qu’une seconde, et puis je m’en irai.
J’inspire à fond et m’avance jusqu’au premier garage à l’abandon. Je vois tout de suite qu’il n’y a personne dedans : le mur écroulé laisse apparaître les arbres à l’arrière-plan. Le bois est dense et entoure les bâtiments sur trois côtés. Faire entrer ou sortir quelqu’un par-derrière serait un jeu d’enfant. Le deuxième local est condamné par des planches clouées. Il me semble impossible de venir à bout du cadenas et de la chaîne qui protègent l’entrée.
Je m’arrête devant le troisième et dernier. La porte en métal a été tirée, mais pas complètement fermée. Une poignée rouillée pend mollement à la hauteur de ma taille. Le silence règne, ponctué par le seul bruissement du vent dans les branches. Je pousse le battant qui grince et s’ouvre à moitié. Retenant mon souffle, je scrute la pénombre.
— Bernard ?
Pas de réponse.
Un véhicule passe à vive allure sur la route derrière moi. J’hésite une seconde avant de m’aventurer à l’intérieur. Suis-je d’une stupidité sans nom ? Si c’est un piège… que Bernard fait partie de tout le complot, et qu’Art et cette maudite femme s’apprêtent à s’emparer de moi et…
Il faut que je sache. Je n’ai pas le temps de me perdre en conjectures. Je ramasse un gros bâton qui traîne par terre. Il est lourd, solide et rassurant entre mes mains. Ce n’est pas une arme géniale, mais c’est mieux que rien. Le cœur battant, j’ouvre la porte en grand et franchis le seuil.
L’endroit est vide. Je suis sûre qu’il est vide. Il n’y a pas beaucoup de lumière et je ne distingue pas les coins, mais la porte à l’autre bout est grande ouverte et laisse passer assez de soleil pour que j’aperçoive des piles de cageots poussiéreux contre les murs. Les doigts serrés autour du bâton, je marche sur la pointe des pieds, à l’affût du moindre son, les nerfs tendus à craquer.
J’atteins la sortie. Devant moi s’étend un pan d’herbe aplatie qui scintille au soleil, et puis le bois. Une chaussure gît sur le sol, juste derrière la porte.
Il me faut un moment pour assimiler ce que je vois. Le sang tambourine à mes oreilles.
Pas seulement une chaussure. Un pied.
La sueur perle sur mon front. Un instant, je suis trop terrifiée pour bouger. Enfin, l’estomac noué, je fais un nouveau pas en avant. Le reste du corps apparaît.
C’est celui d’un homme : face contre terre, légèrement recroquevillé sur lui-même, les doigts crispés autour de quelque chose. Je m’approche tout doucement, sors du garage, marchant sur l’herbe, au soleil. Les oiseaux chantent dans les bois. Il n’y a personne alentour.
Hébétée, je m’accroupis et regarde le visage livide de Bernard O’Donnell.
Je pose deux doigts tremblants sur son cou, cherche son pouls. Rien. La tiédeur de sa peau, le regard fixe et absent de ses yeux ouverts me confirment ce qui est déjà évident.
Il est mort.
Au bout de quelques instants, je tends la main et lui ferme les paupières. Bizarrement, je me sens plutôt calme. Je l’observe. Sa chemise est tendue sur son estomac, un des boutons pend par un fil. Le sang s’écoule d’un trou dans sa veste. J’ignore tout de ces choses-là, mais on dirait qu’il a été fait par une balle. Les doigts de sa main droite sont refermés autour d’un petit objet noir. Je les ouvre soigneusement et prends le téléphone qu’il tenait. Je recule d’un pas et essaie d’aviser. Je suis toujours étrangement calme, mais je n’arrive pas à réfléchir d’une manière constructive.
Bernard O’Donnell est mort. C’est tout ce que mon cerveau semble capable de me renvoyer. Pourquoi est-il entré dans ce garage ? Pour suivre Art et la femme ? Je baisse les yeux sur le téléphone. Mon appel de tout à l’heure doit y être enregistré. Une idée me vient : et si Bernard avait pris une photo de la femme avec qui Art avait rendez-vous ?
J’appuie sur les touches, sélectionne en tremblant l’album d’images. Les photos les plus récentes sont de Lucy O’Donnell. Il n’y a rien là qui date d’aujourd’hui.
Un frottement – comme celui d’un cageot qu’on pousse sur le ciment – me parvient.
Il y a quelqu’un dans le garage.
Je recule, les yeux rivés sur la porte.
Des pas traversent le local. Ils se dirigent vers moi.
La terreur jaillit en moi, m’étrangle. Mes pieds semblent bouger d’eux-mêmes et avant de savoir ce que je fais, je me suis retournée et je cours le plus vite que je peux, vers le bois derrière.
Je plonge dans la futaie. Les arbres sont proches les uns des autres, les branches basses se rejoignent au-dessus de ma tête. Je piétine le sol jonché de brindilles, encore boueux après la pluie. Hors d’haleine, je tends l’oreille, guettant le son d’un poursuivant. Je me jette derrière un gros arbre, m’aplatis contre le tronc.
J’écoute de nouveau. Aucun son, hormis le gazouillis des oiseaux, le murmure du vent, le bourdonnement lointain de la circulation.
Mon cerveau est en chute libre – c’est un tourbillon chaotique d’images et de pensées. Je vois Ed qu’on entraîne sur la route, le sourire de Lorcan, le corps disloqué de Bernard.
La nausée monte en moi, reflue et, enfin, une pensée claire et cohérente me vient. Il faut que j’appelle la police. 999. Le numéro d’urgence mémorisé depuis si longtemps. Le filet de sécurité de la nation.
Je baisse les yeux. Dans ma précipitation, j’ai lâché non seulement le bâton mais le téléphone de Bernard. Par chance, mon propre téléphone est toujours dans ma poche. Je plonge la main dans mon jean. Avant que j’aie le temps de l’en sortir, une brindille craque sur ma droite, je lève la tête et il est là.
Art.
Maman me disait tout le temps de faire attention aux Méchants. Mais ce jour-là, quand ils sont venus, je ne savais pas que c’étaient des Méchants, alors ce n’était pas juste que Maman soit fâchée quand je suis rentré à la maison. J’ai essayé de lui dire que je ne savais pas, mais elle criait trop fort pour m’écouter. Elle a dit que je devais toujours me méfier des inconnus surtout quand elle n’était pas là et que cette dame était une inconnue et donc pourquoi est-ce que je l’avais laissée me prendre en photo ? Après, Papa est arrivé et il lui a dit d’arrêter de crier et alors elle s’est mise à crier sur Papa en disant qu’il n’était Presque Jamais là et que Tout était sa Faute, et ils m’ont envoyé dans ma chambre.
Je me suis assis sur mon lit et j’ai regardé la robe de chambre que j’avais prise pour une Méchante Dame avant et puis Maman est venue et elle a dit ce que j’avais déjà deviné, que la dame devant l’école était une Méchante Dame dans la vraie vie, c’est pour ça que Kelly m’a tiré comme ça et que Maman était fâchée.
Maman a dit que Papa et elle s’occuperaient de la Méchante Dame, mais que, si jamais elle revenait, il faudrait que je sois son preux chevalier et que je sois vraiment malin. C’était une manière de parler un peu bébé, parce que les chevaliers comme ça n’existent que dans les contes de fées, mais j’étais encore petit. Maman a dit que la Méchante Dame me raconterait des mensonges et essaierait d’Empoisonner Mon Esprit contre elle et qu’il fallait que je me rappelle qu’elle est ma vraie maman, même si quelqu’un disait autre chose ou essayait de me tromper.
Et ensuite elle m’a expliqué son Plan spécial.