Art et moi sommes face à face. Il est pâle et semble atterré.
— Gen ?
Il fait un pas vers moi à travers la futaie. Les brindilles craquent sous ses chaussures. Il s’arrête et pose la main sur un tronc d’arbre tout près de moi.
Le corps de Bernard surgit dans mon esprit. Je l’accuse dans un souffle.
— Tu l’as tué.
— Non.
Il secoue la tête.
— Non, Gen. Non, je n’ai pas fait ça.
— Si, tu as menti, tu as pris notre bébé et maintenant tu es un assassin.
Les yeux d’Art sont empreints de souffrance.
— Non, ce n’est pas ça. Oh ! Gen…
Il s’approche davantage. Le soleil disparaît derrière sa tête. Je tremble de tous mes membres.
— Écoute, supplie-t-il. S’il te plaît. Je sais que j’ai menti et que c’est impardonnable et…
Il prend une profonde inspiration.
— Ce qui compte, c’est maintenant. Je vais te dire la vérité. Écoute, c’est tout.
Je ne le crois pas. Je veux courir, mais mes jambes me clouent sur place.
— Bernard O’Donnell savait ce que tu faisais et tu l’as tué et…
La panique me submerge.
— Tu es là pour me tuer ? C’est ça ? Tu vas me tuer, moi aussi ?
— Non, Gen.
La détresse d’Art se lit sur les plis de son front, dans le tassement de ses épaules. Il porte une chemise que je lui ai offerte. Celle qui a un minuscule accroc sous le col. Comment puis-je connaître un détail aussi insignifiant de sa vie et ne pas savoir s’il s’apprête à essayer de me tuer ?
— Qu’est-ce que tu as fait, Art, bon sang ?
Il se frotte la tempe. C’est un geste familier et, pourtant, cet homme est désormais un inconnu pour moi.
— Je t’en prie, Gen, écoute-moi. Ce n’est pas moi. Je n’ai pas tué O’Donnell.
Je le dévisage.
— Mais tu sais qui l’a fait ?
— Oui.
Il doit parler de la femme avec qui il est… la garce qui a mon bébé.
— Qui est-ce ?
Art secoue la tête de nouveau.
— Je n’ai pas le temps.
— Je croyais que tu allais me dire la vérité.
J’ai conscience de m’être redressée. Art est peut-être changé, mais moi aussi, et je me sens forte face à son impuissance.
— Dis-moi pour qui tu as trahi absolument tout ce qu’il y avait entre nous ?
J’ai haussé le ton. Je crie presque. Je m’écarte de l’arbre contre lequel j’étais adossé. La lumière paraît comme argentée. Les nuages s’accumulent autour du soleil. L’air sent vaguement la pluie. Je le toise froidement.
— Tu as pris notre bébé. Tu as soudoyé le médecin et les autres pour qu’ils disent que c’était une fille et qu’elle était mort-née. Tu m’as menti sans état d’âme des années durant. Et tu as fait tout ça pour une autre femme.
Le vent tombe et les arbres se taisent. Art garde les yeux rivés sur moi. Ils sont pleins de honte.
— Oui, admet-il. C’est vrai.
J’attends qu’il se défende, j’attends l’inévitable « mais » à la fin de sa phrase. Il se contente de baisser la tête.
Un calme dévastateur s’installe en moi. Art a enfin avoué. Je ne suis pas devenue folle. Et pourtant il ne m’a toujours pas fourni d’explication à cette trahison, si absolue qu’elle en est à peine concevable.
— Qui est cette femme ?
— Peu importe.
Il se masse le front. Les premières gouttes de pluie tombent.
— Quoi ? Que veux-tu dire par « peu importe » ? Qui est-ce ? Sandrine ?
Je crie pour de bon à présent.
— Gen, je t’en prie.
— Charlotte West ?
— Je ne sais même pas de qui tu parles.
— La femme qui assiste à mes cours. Celle qui t’a appelé douze fois en une seule journée avant de débarquer chez nous. Tu as prétendu ne pas la connaître.
Art fronce les sourcils.
— C’était la vérité. Je reçois des tas de coups de fil, mais ça arrive de temps en temps depuis Jugement. Si elle a essayé de m’appeler, je ne m’en souviens pas. La seule fois que j’ai parlé à cette femme, c’est quand elle a sonné à la porte.
Je le fixe, presque sûre qu’il ment de nouveau. Je ne vais pas lui dire que Charlotte West m’a téléphoné tout à l’heure. Répondre reviendrait à discuter avec lui – il commencerait à penser que je crois ce qu’il me dit. Et je m’y refuse.
— Je veux la voir.
— Quoi ?
— La femme. Charlotte ou qui que ce soit. Ta maîtresse.
— Non, Gen. C’est de la folie.
— Comment oses-tu me dire ça alors que tu as voulu me faire croire que je devenais folle à cause de Beth ? Et maintenant, je découvre qu’elle est un garçon, pour l’amour du ciel ! J’ai le droit de savoir…
— Tu ne peux pas.
— Pourquoi ? Je la connais ?
Une autre option possible me vient à l’esprit. Elle me paraît impossible à formuler, mais il faut que je sache.
— C’est Hen ?
— Non, non !
— Mais elle sait qui c’est ?
— Gen, je t’en prie.
— Alors, si Hen ne sait rien, pourquoi as-tu réglé toutes ses dettes sans me le dire ?
Les yeux d’Art s’écarquillent de surprise.
— Parce qu’elle était au désespoir et que la dernière chose dont tu avais besoin, c’était de te préoccuper des problèmes de quelqu’un d’autre.
Je scrute son visage. Est-il sincère ?
— La vérité est bien différente de ce que tu t’imagines, Gen, insiste-t-il. Tu ne peux pas comprendre.
— Dans ce cas, explique-toi, bordel ! Parce que je crois avoir le droit de savoir qui elle est, cette femme que mon fils appelle « maman ».
— Je ne peux pas… mais nous ne sommes pas… Ça n’a jamais été… C’est… Tu es la seule femme qui compte pour moi.
La poitrine d’Art se soulève. Hormis le jour où sa mère est morte, je ne l’ai jamais vu si proche des larmes.
— Oh, Gen, je t’aime tant.
— Tu me mens depuis huit ans, tu as donné mon bébé à une autre femme et tu t’attends à ce que je te croie ?
Ma voix est aigre tant elle est méprisante.
— Je ne m’attends à rien du tout. J’essaie seulement d’expliquer que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour te protéger.
— Quoi ?
Il pleut plus fort maintenant, le clapotis des gouttes sur les feuilles étouffe le bruit lointain de la circulation.
— Comment tout ceci peut-il me protéger ?
— Je ne peux pas t’expliquer sans t’exposer davantage au danger. Les Renner, Bitsy et Bob… elle les a mis en garde contre toi. Et Kelly aussi.
— Ils savent que je suis ta femme ?
L’air honteux, il prend une profonde inspiration.
— On leur a fait croire que tu es mentalement instable, potentiellement dangereuse.
— Quoi ?
Je n’en crois pas mes oreilles.
— Quand on a su que tu avais vu le film, elle a eu peur que tu découvres l’existence d’Ed. Elle a montré ta photo à Bitsy et à Bob en leur demandant de l’avertir immédiatement s’ils te voyaient fouiner dans les environs de Shepton.
Je le regarde, abasourdie. Pour quelle raison Art a-t-il accepté d’entrer dans ce jeu ?
— Tu ne comprends pas ce que ça veut dire ? insiste-t-il. Elle sait que tu es là. Il faut que tu partes. Que tu retournes à Londres.
— Épargne-toi le mélo, s’il te plaît. Tu ne penses quand même pas sérieusement que je vais m’en aller sans rien faire ?
À le voir là, le visage défait et dégoulinant de pluie, j’ai peine à reconnaître mon mari, cet homme si fier, si ambitieux, qui a si bien réussi. Je frissonne. Une goutte d’eau coule le long de mon dos.
— Allons, Art. Si tu ne vas pas me tuer, pourquoi serais-je en danger ?
Après un silence, il jette un coup d’œil en direction du garage.
— Tu as raison. Elle… c’est elle qui a fait ça…
Malgré moi, je revois le corps tordu de Bernard. Nous nous taisons un instant. Un moteur de voiture résonne au loin. La pluie crépite autour de nous.
— Tu veux dire qu’elle me tuerait, moi ?
— C’est possible, Gen.
Il me supplie du regard.
Le chagrin et la fureur me submergent.
— Tu crois qu’elle pourrait me tuer et tu refuses quand même de m’avouer son nom.
— Je ne suis pas sûr de ce qu’elle fera, avoue-t-il. Mais plus tu te rapproches de la vérité plus tu es en danger. Je l’ai vue tuer O’Donnell. Elle a deviné qu’il allait peut-être essayer de nous suivre. C’est pourquoi elle m’a donné rendez-vous au garage et non à la maison. En arrivant, elle était dans tous ses états parce qu’il l’avait vue… Elle s’est affolée et elle avait le revolver à la main… Écoute, Gen, c’est simple. Si tu continues dans cette voie, je ne pourrai plus te protéger.
— Art, il faut que tu ailles à la police.
Il ouvre grands les yeux, alarmé.
— Non.
— Il n’y a pas que Bernard O’Donnell, n’est-ce pas ? Cette garce a aussi tué Lucy, sa femme, et l’anesthésiste, Gary Bloode, c’est ça ? Et c’est elle qui a envoyé ce type m’agresser… pour me voler la clé qui contenait le film ?
— Je ne sais rien de Bloode ou de Lucy O’Donnell, affirme-t-il dans un murmure. Mais oui, elle s’est débrouillée pour récupérer le film. Je n’ai appris qu’après coup que Rodriguez l’avait avertie du vol et…
— Et maintenant, tu dis qu’elle va me tuer ?
— Elle est terrifiée à l’idée de tout perdre…
— Et prête à faire n’importe quoi pour m’empêcher de le reprendre ? De reprendre notre fils ?
Ces deux mots me percutent avec une violence inouïe. Notre fils. Ç’aurait dû être à Art et moi de l’emmener faire des courses le samedi, en le tenant par la main, d’aller le chercher à l’école. Au lieu de quoi une autre femme est devenue sa mère… m’a volé des années de sa vie. J’ai peine à digérer tout cela.
— Pourquoi as-tu fait ça, Art ?
Ma voix se brise, un raz-de-marée d’images déferle en moi : les lis aux obsèques de Beth, ma dispute avec ma mère au sujet des cendres – je voulais qu’elles soient répandues sur la côte sud, comme nous l’avions fait pour mon père ; elle voulait une messe au crématorium –, le saule que je voyais à travers la fenêtre de Fair Angel, la petite grenouillère blanche, douce et vide entre mes mains. Tout n’était qu’illusion – les lis pour une mort qui était une naissance, les cendres qui n’étaient que du bois et de la poussière, la douleur et les souvenirs. Tout cela pour rien.
— Comment as-tu pu me faire ça ? Je ne comprends pas… Pourquoi lui as-tu donné notre bébé ?
— J’y ai été forcé.
Sa voix est à peine audible.
La pluie a cessé à présent, mais nos vêtements sont détrempés.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui pourrait justifier le fait de prendre un enfant à sa mère ?
Je marque une pause.
— Justifier de détruire ma vie ?
— Je ne peux pas t’expliquer, Gen. Tu seras plus en sécurité si tu ne le sais pas.
Art se frotte les bras. Il ne porte qu’un mince pull-over par-dessus sa chemise. Il est sale autant que trempé.
— Je serai « plus » en sécurité ? Si je cours un si grave danger, pourquoi ne peux-tu pas l’empêcher ? Pourquoi ne peux-tu pas tout simplement alerter la police ?
— Ça ne marchera pas.
— Mais Art, c’est complètement dingue. Tu parles de cette femme comme si elle était au-dessus des lois. Tu viens d’admettre l’avoir vue tuer Bernard O’Donnell. Allons trouver la police et racontons-leur tout ça.
— Tu ne comprends pas. Ma parole n’aura aucune valeur une fois que les gens seront au courant pour Ed et tout le reste.
— Dans ce cas, il faut que tu expliques ça à la police aussi. Que tu leur dises comment elle t’a forcé à renoncer à notre bébé. Que tu me le dises, à moi.
Il y a un long silence tandis qu’une brise agite les branches au-dessus de nous, projetant une poignée de gouttes sur notre tête.
— Payer Rodriguez et les autres était le prix de ta sécurité. Mentir au sujet d’Ed l’est toujours.
— Que veux-tu dire ?
— À l’époque, quand Ed est né… elle a menacé de te tuer si je n’obéissais pas à ses ordres. J’ai dû choisir, dit-il lentement. Choisir entre Ed et toi, tout simplement. Je t’ai choisie, toi. J’ai décidé de te garder en vie et de renoncer à Ed, en sachant qu’il serait en sécurité, bien traité et que je pourrais venir ici, comme je le fais une semaine sur deux, passer quelques heures avec lui et quand même être son père.
— Mais moi, je ne serais pas sa mère ?
J’ai presque craché ces mots tant je suis en colère.
— À ce moment-là, je pensais que toi et moi pourrions avoir un autre bébé, répond-il. Je l’ai toujours pensé. Je n’ai jamais imaginé une seconde que tu ne retombes pas enceinte.
La douleur me tord l’estomac.
— Sauf que ça n’est plus arrivé, n’est-ce pas, Art ? Je ne suis jamais retombée enceinte. Je ne suis pas devenue mère. De toute manière, comment savais-tu que ta maîtresse – à qui tu étais tellement prêt à tout donner – n’exigerait pas le bébé d’après ou celui d’après encore ?
— C’était une expiation, murmure-t-il. J’avais une dette envers elle. Le bébé était le remboursement.
— Ce que tu dis n’a aucun sens. Le remboursement de quoi ?
Je tire mon téléphone de ma poche.
— Si toi, tu ne veux pas le faire, c’est moi qui vais appeler la police.
— Non, Gen. Je t’en prie, réfléchis. Si tu le fais, tu ne reverras jamais Ed.
— Tu dis n’importe quoi. Je sais où il habite… où il va à l’école.
— Elle l’emmènera loin d’ici. Elle t’empêchera de le voir, insiste Art. Écoute, elle et moi venons de nous disputer à ce sujet. J’ai dit que j’essaierais de te convaincre de renoncer. Que si tu acceptais, il n’y aurait aucun besoin de… de pousser les choses plus loin.
— Et qu’est-ce qu’elle a répondu ?
Les mots jaillissent de ma bouche, furieux.
— Elle ne s’est engagée à rien, mais je peux la persuader de te laisser tranquille. Ça peut s’arrêter là, si tu renonces.
— Sinon, elle va me tuer ?
— Je crois sincèrement que c’est une possibilité. Au début, j’ai cru que je pourrais la contrôler, mais maintenant, après O’Donnell… Je t’en prie, Gen, Ed va bien. On s’occupe de lui. Il a une vie stable. Il n’est pas maltraité, il ne manque pas d’amour. Je vais le voir quand je peux. Laisse tomber.
— Est-ce que tu entends ce que tu dis ?
J’élève la voix, les larmes me suffoquent.
— Tu me demandes d’oublier mon fils… de m’en aller. C’est impossible.
— C’est la seule solution qui garantisse ta sécurité. Si tu renonces, tout pourra continuer comme avant. La société marche à fond : je conseille le Premier Ministre sur sa politique et il m’écoute. Je fais partie de ses proches, Gen…
— Quel rapport ton travail a-t-il avec ça ?
Je suis écœurée. Cette femme est-elle d’une manière ou d’une autre liée à Loxley Benson et au contrat d’Art avec le gouvernement ? Je songe aussitôt à la jolie Sandrine.
— C’est elle, hein ? C’est Sandrine. Elle est venue à la soirée avec son mari…
— Non, martèle Art. Mon travail n’a rien à voir avec tout ça, mais il y a des raisons… Si tu persistes à vouloir pousser les choses plus loin, il faudra que j’arrête…
— Je ne pousse rien du tout. Et je me fiche complètement de ton travail ! Je viens d’apprendre que…
— Il faut que tu partes. Que tu rentres à la maison ou… même que tu ailles à l’étranger. Juste pour le moment, le temps que tout se calme un peu.
— Tu as perdu la tête.
J’appuie sur le 9 une première fois.
— J’appelle la police.
— Lorcan peut t’aider à partir d’ici.
Mon doigt reste en suspens au-dessus du 9. Je lève les yeux, le cœur battant.
— Lorcan ?
— Je sais que tu es avec lui, grogne-t-il. Je sais qu’il t’a déjà aidée, alors autant qu’il te fasse sortir du pays.
Son expression devient farouche.
— C’est tout ce que tu devrais lui permettre de faire. Pour tout le reste, il n’est pas assez bien pour toi.
— Pourquoi ? Parce qu’il a couché avec la femme d’un client ? Je sais la vérité là-dessus maintenant, Art. C’est toi qui l’as fait.
Il rougit.
— C’était il y a longtemps.
— C’était un mensonge. Un mensonge de plus. Bon sang, Art, je ne sais plus qui tu es.
Il y a un long silence.
— Quoi qu’il soit arrivé par le passé, Lorcan n’est pas assez bien pour toi. Bon Dieu, je ne peux pas supporter de t’imaginer avec un autre homme, n’importe qui. Surtout lui. Mais l’important, c’est que tu t’éloignes. Deux semaines seulement… le temps de prouver que tu as renoncé à Ed. Je t’en prie, Gen. Si tu ne pars pas tout de suite, je ne pourrai pas garantir ta sécurité. Ni celle de Lorcan, d’ailleurs.
— Tu veux dire qu’elle pourrait s’en prendre à lui aussi ?
Il acquiesce.
— Il est en danger lui aussi.
J’ignore complètement dans quelle mesure Art me dit la vérité, mais je ne peux pas prendre le risque d’exposer Lorcan au danger. Et si elle l’avait déjà repéré ? J’annule le numéro à moitié composé et cherche le nom de Lorcan dans mes contacts.
Il répond à la première sonnerie.
— Gen ? J’étais sur le point de t’appeler. Tu es au commissariat ?
— Lorcan ? Ça va ?
Art recule.
— Va-t’en, murmure-t-il. Fais attention à toi.
Je presse l’appareil contre mon oreille, mais mon regard suit Art.
— Qu’y a-t-il ? demande Lorcan. La police ne t’a pas crue ?
— Tu es sûr que ça va ?
La pluie recommence à tomber – une bruine légère. Art regarde le ciel et se détourne.
— Oui, répond Lorcan, la voix empreinte d’inquiétude. Que s’est-il passé ?
— Tu es toujours devant la maison ?
Art disparaît derrière un arbre. Je fais un pas de côté pour ne pas le perdre de vue, en vain.
— Oui. Aucun signe du garçon ni de la nounou.
— D’accord.
Je m’avance jusqu’à l’orée du bois, mais Art est parti. Sans doute a-t-il traversé le garage désaffecté pour regagner la route.
— Bernard m’a appelée. Il m’a expliqué qu’il avait suivi Art jusqu’à Shepton ce matin et qu’il l’avait vu retrouver une blonde. Je suis venue le rejoindre et Art était là…
— Art ? répète Lorcan alarmé. Ça va ?
— Oui. Il a tout avoué, mais oh ! Lorcan, Bernard…
Je m’approche du garage, et le corps devient visible. Je m’arrête, envahie par la nausée.
— Quoi, Bernard ?
— Elle l’a tué. Art dit que la femme avec qui il est l’a tué.
Lorcan prend une brusque inspiration.
— Où es-tu exactement ?
Je lui donne l’adresse.
— C’est à deux pas de là où tu es. Je vais appeler la police.
— Non. Pas maintenant. Art et cette femme risquent de revenir à tout moment.
— Non, ça n’aurait aucun sens. Art affirme que c’est elle qui a tué Bernard. Elle est partie et Art veut que je m’en aille. Il a dit que tout ira bien si je renonce… que je m’éloigne pendant quelque temps. Mais je ne peux pas laisser Ed.
— Écoute-moi, Gen, ordonne Lorcan d’une voix tendue. Sois logique. Si Art t’a averti de garder tes distances, alors cette femme et lui vont vérifier que tu leur as obéi. Ils ne vont pas tout abandonner et disparaître avec ton fils à moins d’y être absolument forcés. Art a beaucoup trop à perdre en lâchant Loxley Benson. Par conséquent, la première chose à faire, c’est de t’éloigner de l’endroit où tu te trouves.
— S’il avait voulu me tuer, je serais déjà morte. Il veut seulement que je m’en aille.
— Dans ce cas, va-t’en. S’il te plaît, Gen. Je démarre. J’arrive.
— Et Ed ?
— Nous irons le chercher quand tu seras dans la voiture avec moi.
— D’accord.
Je fais demi-tour, et me dirige vers le garage. Je m’approche du corps de Bernard. Son téléphone doit toujours être là où je l’ai laissé tomber quand Art m’a fait sursauter. Peut-être y a-t-il des informations utiles stockées dessus. Je me raidis et baisse les yeux. Mais je ne le vois pas.
Je frissonne. Lorcan a raison. Art pourrait être caché à proximité, en train de m’observer.
J’ai toujours mon propre téléphone à la main.
— OK, dis-je à voix haute. Pas de police. À tout à l’heure.
Sans savoir au juste comment, je parviens à retraverser le local obscur et à ressortir de l’autre côté. Le soleil a percé et réchauffe mon dos à travers ma veste, mais j’ai les cheveux mouillés, et mon jean humide me colle aux jambes.
Deux minutes plus tard, Lorcan s’arrête dans un crissement de pneus, laissant tourner le moteur pendant que je monte. Nous démarrons en trombe et retournons aussitôt sur nos pas. Je suis soulagée de voir que la grosse voiture est toujours garée dans la cour. Je scrute les fenêtres de la maison dans l’espoir d’apercevoir Ed, en vain.
— L’arrière donne sur d’autres maisons, explique Lorcan en se garant un peu plus loin. Je ne crois pas qu’il y ait un accès au petit bois. Si quelqu’un sort, il ou elle devra passer par le portail.
Je me laisse aller contre le dossier, songeuse. Les paroles d’Art se résument à ceci : il veut que je fasse comme s’il ne s’était rien passé. Que je rentre à la maison et recolle les morceaux de notre vie – ou que je le quitte et reparte de zéro, seule ou avec Lorcan.
— Comment peut-il croire que je vais m’en aller ?
— D’après ce que tu dis, il est aux abois. Acculé.
Je ferme les yeux. Pourquoi cette femme a-t-elle tant de pouvoir sur lui ? Que voulait-il dire en parlant d’« expiation » ?
Que faire à présent ? Je suis tentée de m’introduire dans la maison et d’enlever Ed. Tout de suite.
Et pourtant, je sais que ce n’est pas une bonne idée. Si nous l’emmenons contre son gré, il sera inévitablement effrayé. De plus, même en admettant qu’Art ait dramatisé, agir par la force risque de nous mettre tous en danger – Ed, Lorcan et moi. En grand danger.
— On pourrait appeler la police, suggère Lorcan. Leur parler de Bernard… leur répéter ce que t’a dit Art.
— Dans ce cas, la police viendra fouiner autour de ce garage et Art saura que je les ai prévenus. Il emmènera Ed et elle « s’occupera de moi » avant que j’aie eu le temps de témoigner.
Je scrute la route et la maison d’Art. La maison de cette femme.
— Qui peut-elle être, Lorcan ?
— Bernard l’a décrite ?
— D’après lui, elle était blonde et mince. Ça ressemble à Charlotte West mais Art a nié qu’elle soit impliquée.
— Ça ne prouve rien.
Je prends une profonde inspiration.
— Bon. Tu as raison, il est temps d’alerter la police. Mais, en même temps, il faudrait qu’on fasse croire à Art que je me montre raisonnable et que je me plie à ses désirs.
— Comment comptes-tu y parvenir ?
En guise de réponse, je prends mon téléphone et appelle Art. Il répond à la première sonnerie.
— Gen, ça va ?
Il chuchote. J’ai la brusque certitude qu’il est de nouveau avec cette femme. Je tends l’oreille, à l’affût d’un bruit de voix, mais c’est comme s’il parlait dans le vide.
La fureur m’envahit. Un poing noué dans mes entrailles.
— Retrouve-moi quelque part, Art, dis-je, en me forçant à parler doucement.
À côté de moi, Lorcan hausse des sourcils interrogateurs.
— Retrouve-moi au pub, au Dog and Duck. Il faut qu’on parle. Je ne te poserai pas d’autres questions sur elle. Mais je ne comprends pas, Art. Je sais que tu veux que je m’en aille, mais je ne le ferai pas si je ne comprends pas ce qui se passe.
Il y a un long silence.
— D’accord, dit-il enfin. J’y serai dans dix minutes.
— Disons quinze. Il me faut du temps pour m’éloigner de Lorcan. Je ne veux pas qu’il sache que je vais te voir.
Un autre long silence.
— D’accord. Mais dépêche-toi.
La communication terminée, je me tourne vers Lorcan. Dehors, le ciel se couvre de nouveau. Le jour baisse.
— Ça, c’est vraiment une très mauvaise idée, commente Lorcan, incrédule. Tu ne peux pas…
— Je ne vais pas y aller. Je voulais juste gagner du temps, pour qu’il croie que j’ai accepté de renoncer… je ne veux pas qu’il s’affole… et qu’Ed soit emmené ailleurs.
— Et qu’est-ce que tu vas lui dire quand il t’appellera pour te demander où tu es ?
— Il ne le fera pas. On va persuader la police de nous accompagner. Il sera arrêté et ils le feront parler avant qu’il ait eu le temps de me recontacter.
— Bon. Dans ce cas, on ferait mieux de se dépêcher.
Il démarre.
C’est un déchirement pour moi de m’éloigner de cette maison qui abrite mon fils, mais je veux croire que la police va m’aider.
Dix minutes plus tard, nous arrivons à Enshott. Impossible de trouver une place de parking. Le commissariat est situé au milieu d’une rue commerçante fréquentée, et déjà remplie à ras bord de voitures en stationnement.
Je consulte ma montre. Je suis censée retrouver Art au pub dans quelques minutes. Il n’y a pas de temps à perdre.
— Laisse-moi ici. Je peux commencer pendant que tu cherches une place.
À regret, Lorcan s’exécute. Je me hâte vers le commissariat, à gauche d’un centre commercial. Cette fois, je n’ai pas oublié mon sac et, avant d’entrer, je jette un coup d’œil dans mon miroir de poche. Mes cheveux sont encore mouillés, et mon maquillage a coulé. Je passe quelques secondes à réparer les dégâts du mieux que je peux. Il faut que je persuade les policiers de me croire. Il ne faut pas qu’ils puissent douter que je suis aussi saine d’esprit qu’eux.
Le commissariat est exactement tel que je m’y attendais. Des murs en béton, des lumières crues, un comptoir sur la droite, quelques sièges en face. À l’accueil, un agent parle à mi-voix au téléphone. Il lève les yeux vers moi.
Je m’avance et attends qu’il ait terminé.
Deux femmes en uniforme apparaissent derrière lui. L’une d’elles tient une liasse de documents dans sa main.
— On vient de recevoir l’appel. Le corps a été retrouvé dans un petit bois à la sortie de Shepton Longchamp, dit la plus jeune.
Je lève les yeux, stupéfaite. Parlent-elles de Bernard O’Donnell ?
— Et cette femme est le suspect principal ? demande l’autre en désignant le papier. Ç’a été rapide.
Mon cœur manque un battement. Pourrait-il s’agir de la maîtresse d’Art ?
La plus jeune hausse les épaules.
— D’après un informateur anonyme, elle était sur place et a donné son nom, explique-t-elle en épinglant la feuille au panneau d’affichage.
J’aperçois une photo couleur, et quelques lignes imprimées à côté. Comme l’agent est toujours au téléphone, je m’approche et saisis les derniers mots des policières alors qu’elles franchissent les portes battantes.
— Ils sont déjà à sa recherche.
Je regarde le document, et la terreur me noue le ventre. Je connais bien cette photo – c’est celle de mon permis de conduire.
Je la fixe et la fixe encore, me forçant à assimiler la réalité.
La femme recherchée par la police pour le meurtre de Bernard O’Donnell, c’est moi.